IV. LES JURIDICTIONS POLYNÉSIENNES : UNE MISSION RÉGALIENNE AU DÉFI DES SPÉCIFICITÉS LOCALES

A. DES JURIDICTIONS JUDICIAIRES SOUS TENSIONS

1. Les spécificités de l'organisation judiciaire en Polynésie française

La Polynésie française compte une cour d'appel, dont le siège est à Papeete et qui comprend dans son ressort l'intégralité du territoire de la collectivité. Pour l'essentiel, elle est soumise aux mêmes règles que ses homologues métropolitaines.

Les juridictions du premier degré connaissent quant à elles des adaptations locales particulièrement marquées.

a) Une organisation particulière des juridictions de premier degré

À l'instar d'autres collectivités ultramarines (Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna), la Polynésie française dispose d'une juridiction du premier degré généraliste et aux compétences étendues : le tribunal de première instance.

Outre ses attributions pénales, classiques par rapport à celles des juridictions du premier degré de la métropole, le tribunal de première instance exerce les compétences dévolues en métropole au tribunal d'instance et au tribunal de grande instance. Cette organisation suppose une grande polyvalence des magistrats et des personnels de greffe, particulièrement lorsque les décisions sont prises, à juge unique, comme en matière civile et commerciale dans ces collectivités.

Un tribunal mixte de commerce existe en Polynésie française. À la différence des juridictions commerciales métropolitaines, il compte en son sein un magistrat professionnel, le président du tribunal de première instance, qui préside la formation de jugement. Les autres juges consulaires sont des non professionnels bénévoles élus, comme en métropole, par et parmi les commerçants et dirigeants d'entreprises.

L'échevinage existe également pour le tribunal du travail présent en Polynésie française. Le contentieux prud'homal est ainsi traité par une juridiction composée d'un magistrat professionnel, de deux assesseurs employeurs et de deux assesseurs salariés.

Le bâtonnier de l'ordre des avocats de Papeete a estimé devant vos rapporteurs que ces deux juridictions échevinées fonctionnaient correctement, rendant des jugements rapides et de qualité.

b) La prise en compte de l'éloignement : les sections détachées et la justice foraine

En Polynésie française, en raison de l'éloignement géographique de certains archipels, il existe des sections détachées du tribunal de première instance :

- l'une à Raïatea pour les îles Sous-le-Vent ;

- l'autre à Nuku Hiva pour les îles Marquises.

Constituée d'un seul juge, la section assure la quasi-totalité des fonctions du tribunal de première instance.

Les sections détachées ne forment pas une juridiction distincte du tribunal auxquelles elles se rattachent mais contribuent à rapprocher l'institution judiciaire des populations éloignées du siège du tribunal dans des proportions inconnues en métropole. Elles disposent néanmoins elles aussi d'un ressort étendu, malgré la faiblesse de leurs moyens humains et matériels. À cet égard, les sections détachées ne disposent pas de personnel d'encadrement de catégorie A pour appuyer les magistrats.

En outre, le juge peut tenir des audiences foraines, c'est-à-dire en dehors du palais de justice, particulièrement dans les îles Tuamotu-Gambier et Australes. La justice foraine se résume à un magistrat accompagné d'un greffier. Sa saisine est essentiellement orale avec parfois un interprète. Comme l'ont rappelé plusieurs magistrats à vos rapporteurs, le juge forain est, dans le cadre de sa « tournée », l'incarnation de l'État français dans des territoires reculés de la Polynésie française. Compte tenu des délais et du rythme des transports, les tournées, organisées selon un rythme généralement mensuel, peuvent nécessiter plusieurs jours de présence dans les îles.

Le coût de ces déplacements pèse sur le budget des juridictions puisqu'il représente près d'un cinquième de leurs dépenses annuelles. Toutefois, les montants engagés ne couvrent pas les frais réellement exposés par les magistrats et fonctionnaires affectés à la tournée. Exemples à l'appui, les représentants personnels de greffe rencontrés par vos rapporteurs les ont ainsi alertés sur la faiblesse et la longueur des remboursements. Vos rapporteurs ont été particulièrement sensibles à cette situation anormale qui conduit des magistrats et les fonctionnaires à devoir prendre en charge sur leurs fonds personnels des dépenses exposées au titre de leur activité professionnelle.

2. Un personnel fortement sollicité en raison de moyens matériels limités
a) Le personnel de justice

L'effectif total de magistrats localisés dans les juridictions de la cour d'appel de Papeete est de 41, dont 30 au siège et 11 au parquet. L'effectif réel était de 43 magistrats au 1 er septembre 2016.

Le contrat d'objectif et de moyens conclu en vue de l'installation du tribunal foncier a permis l'affectation en surnombre au tribunal de première instance de 2 magistrats non spécialisés pour diminuer le stock du contentieux foncier.

Juridictions

Siège

Parquet

Total

Effectif
localisé

Réel

Effectif
localisé

Réel

Effectif
localisé

Réel

CA de Papeete

8

8

5

6

13

14

TPI de Papeete

22

23

6

6

28

29

Total

30

31

11

12

41

43

L'exercice des fonctions de magistrat est délicat dans un contexte insulaire comme celui de la Polynésie française, notamment pour le traitement d'affaires médiatiques mettant en cause des personnalités politiques. Les moindres déclarations, par voie de presse, des responsables poursuivis et de leurs conseils ou des magistrats peuvent donner lieu à des polémiques préjudiciables à la sérénité dans laquelle la justice doit être rendue. Vos rapporteurs ont le sentiment que le dépaysement de ces affaires serait de nature à remédier à cette situation.

À cet égard, la longévité de magistrats judiciaires dans leur poste a été mise en cause par plusieurs personnes rencontrées par vos rapporteurs, qui n'ont pu cependant se forger une opinion définitive sur ce point. Comme l'a rappelé la directrice des services judiciaires, qu'ils ont ensuite rencontrée, cette situation n'est pas propre à la Polynésie française mais se retrouve en métropole.

C'est pourquoi vos rapporteurs estiment que l'exemple polynésien illustre l'intérêt de la mise en place, sur l'ensemble du territoire national, de durées minimale et maximale d'affectation dans une même juridiction pour tous les magistrats, comme l'a prévu le Sénat en adoptant, le 24 octobre 2017, une proposition de loi organique pour le redressement de la justice 14 ( * ) déposée par le président de votre commission, notre collègue Philippe Bas, suivant les conclusions d'un rapport d'information sur le redressement de la justice publié au mois d'avril 15 ( * ) .

Les personnels de greffe sont également fortement sollicités en Polynésie française. Comme l'indiquaient leurs représentants à la délégation, ils assument dans les faits une fonction de conseil pour aider les justiciables qui viennent se renseigner directement auprès du greffe. La présidente du tribunal de première instance a ainsi rendu hommage à leur patience pour exercer cette mission.

Les représentants des organisations syndicales de ces personnels ont également fait état, devant vos rapporteurs, de vacances prolongées de postes en cas d'épuisement de la liste du dernier concours de recrutement et en l'absence d'organisation de nouveau concours.

Le recrutement pour les agents de catégorie B et C est local. Ces personnels sont placés sous le statut des corps de l'État pour l'administration de la Polynésie française (CEAPF) régis la loi n° 66-496 du 11 juillet 1966 qui prévoient que « les fonctionnaires appartenant à ces corps sont recrutés en priorité en Polynésie française et ont vocation à y servir ». Toutefois, certains grades, existant dans les corps de droit commun de la fonction publique, ne sont pas offerts par la voie du concours, ce qui empêche tout avancement ou contraint ces fonctionnaires à se reporter, sans véritable formation préparatoire sur place, sur les concours de la fonction publique de droit commun, au risque d'être affecté hors de la Polynésie française. Dans ces conditions, plusieurs fonctionnaires renoncent à évoluer dans leur carrière. Ils ont ainsi fait état à vos rapporteurs du sentiment d'être « les oubliés de la fonction publique ».

Parallèlement, les agents contractuels sont des agents non fonctionnaires de l'administration (ANFA) régis par une convention collective. La qualification de droit privé de ces contrats a pour effet de les écarter des avancées législatives et réglementaires accordées aux agents contractuels de droit public.

Vos rapporteurs souhaitent que les administrations centrales étudient des réponses appropriées et équitables à la situation particulière des agents locaux de l'État, pénalisés par la spécificité de leur statut.

b) Des moyens immobiliers et matériels préjudiciables à l'activité

Le palais de justice de Papeete, ensemble immobilier composé de quatre bâtiments qui sont la propriété de l'État, héberge la quasi-totalité des services judiciaires. Deux locations viennent compléter les locaux judiciaires en ville. Ceux du tribunal de première instance et de la cour d'appel sont imbriqués, le personnel souffrant, comme l'ont rapporté leurs représentants syndicaux, de leur vétusté et de leur exiguïté renforcée par l'arrivée de nouveaux magistrats.

Depuis 2012, plusieurs projets de réunification des services au sein d'une cité judiciaire ont été étudiés puis abandonnés, malgré leur intérêt, en raison de leurs coûts globaux. Seul un nouveau bâtiment, situé à proximité du siège des juridictions mais endommagé lors du chantier par les intempéries de janvier 2017, a été construit pour accueillir le nouveau tribunal foncier.

Une plateforme régionale pour mutualiser les moyens matériels des juridictions, de la protection judiciaire de la jeunesse et de l'administration pénitentiaire a été mise en place. La cour d'appel ne dispose cependant pas des fonctions ressources, contrairement à ses homologues métropolitaines.

De manière générale, les juridictions judiciaires souffrent des mêmes difficultés matérielles que les autres services de l'État. Le débit faible pour la connexion internet rend difficile l'utilisation de plusieurs applications informatiques. Des projets de déploiement de la fibre optique sont prévus à Papeete et dans les îles Sous-le-Vent, mais son coût prohibitif le rend illusoire aux îles Marquises.

Les juridictions polynésiennes ne disposent également pas de certains outils pourtant banalisés en métropole. Ainsi, elles n'ont pas accès à l'application Cassiopée qui enregistre les informations relatives aux plaintes enregistrées par les magistrats dans le cadre de procédures judiciaires, faute de nomenclature - les codes NATINF en métropole - pour les infractions spécifiques à la Polynésie française. En matière foncière, il n'existe pas de fichier immobilier réel et le cadastre est seulement en voie de finalisation. Enfin, le casier judiciaire pour les personnes nées en Polynésie française est encore tenu sur support papier.

3. Un contentieux marqué par les affaires foncières

Le nombre d'affaires dont sont saisies les juridictions polynésiennes est important.

Le bâtonnier de l'ordre des avocats de Papeete a expliqué cette situation aux membres de la délégation par une formule imagée : « aller au tribunal est un sport local ».

Pour les affaires foncières, très nombreuses, les contestations trouvent leur origine dans des titres de propriété datant de l'époque coloniale avec un nombre spectaculaire de parties à l'instance du fait du maintien de l'indivision sur plusieurs générations. Il s'avère souvent difficile d'établir la généalogie des propriétaires. Comme la réglementation locale en matière de procédure civile rend, par exception, le ministère d'avocat facultatif pour ce contentieux, les magistrats éprouvent les plus grandes difficultés à les traiter.

Le retard pris dans le traitement des dossiers est devenu considérable puisque le stock de ces affaires représente 9,7 années d'activité et, en 2017, plus d'une soixantaine de mois étaient nécessaires pour obtenir une décision juridictionnelle.

C'est pourquoi un contrat d'objectif et de moyens a été conclu en octobre 2015 pour soutenir l'activité du tribunal de première instance. Il a permis d'affecter 2 magistrats en plus de celui déjà dédié au contentieux foncier, deux greffiers et quatre agents ainsi que huit mois de vacations dédiées à la numérisation des affaires foncières. Pour éviter le report d'un « goulet d'étranglement » au niveau de la cour d'appel, un magistrat a également été affecté pour le jugement des affaires foncières. Selon l'estimation des chefs de cour, un tiers des affaires foncières jugées en première instance fait l'objet d'une procédure d'appel.

Il a par ailleurs été décidé d'instaurer un tribunal foncier compétent pour les litiges civils en matière foncière (article L. 552-9-1 du code de l'organisation judiciaire).

La création de cette formation du tribunal de première instance, présidée par un magistrat et comprenant deux assesseurs, avait été prévue dès 2004 16 ( * ) . Les règles relatives à l'organisation et au fonctionnement du tribunal foncier ainsi qu'au statut des assesseurs auraient dû être fixées par une ordonnance, qui n'a cependant jamais été prise. Aussi l'ont-elles été finalement par l'article 23 de la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures.

La mise en place du tribunal foncier a longtemps achoppé sur la question de la présence d'un commissaire du gouvernement de la Polynésie française, censé faire bénéficier la juridiction de son expertise en matière foncière. Par la voix de notre collègue Thani Mohamed Soilihi, le Sénat avait, par deux fois, émis des doutes sur la constitutionnalité de ce dispositif. Finalement, sur la proposition de notre collègue Lana Tetuanui, cette fonction a été supprimée par la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique.

Les chefs de cour se sont par ailleurs inquiétés auprès de vos rapporteurs du nombre suffisant d'experts pour appuyer les juridictions, d'autant que ces derniers, s'ils sont nommés assesseurs des formations de jugement, ne peuvent plus remplir leurs fonctions d'expert pour ces affaires auprès de la juridiction.

Le décret n° 2017-1474 du 16 octobre 2017 a fixé les dernières règles d'organisation et de fonctionnement du tribunal foncier de la Polynésie française, dont l'activité devrait débuter à compter du 1 er décembre 2017, date à laquelle il sera saisi des affaires en instance devant le tribunal de première instance. Les sections détachées resteront compétentes pour les affaires foncières, également nombreuses, de leur ressort, en recourant éventuellement à des audiences foraines.

L'annonce de la création du tribunal foncier a eu un effet paradoxal puisqu'elle a incité les justiciables à introduire des recours. Ainsi, avant même sa création, le nombre de demandes en matière d'affaires foncières a été multiplié, avec 152 affaires nouvelles en 2016 contre 85 en 2015.


* 14 Cette proposition de loi organique est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl16-640.html

* 15 Cinq ans pour sauver la justice ! Rapport d'information n° 495 (2016-2017) de M. Philippe Bas, président-rapporteur, Mme Esther Benbassa, MM. Jacques Bigot, François-Noël Buffet, Mme Cécile Cukierman, MM. Jacques Mézard et François Zocchetto, fait au nom de la commission des lois, par la mission d'information sur le redressement de la justice, déposé le 4 avril 2017. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-495-notice.html

* 16 L'article 17 de la loi n° 2004-193 du 27 février 2004 complétant le statut d'autonomie de la Polynésie française prévoyait ainsi la création : « à Papeete un tribunal foncier compétent pour les litiges relatifs aux actions réelles immobilières et aux actions relatives à l'indivision ou au partage portant sur des droits réels immobiliers ».

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