III. DE FORTES INQUIÉTUDES DEMEURENT CEPENDANT

En dépit de l'ensemble des mesures prises par les pouvoirs publics pour contrer la menace terroriste, votre commission d'enquête, au cours de ses investigations, a pu constater que le risque terroriste continue de faire courir d'importants dangers à notre pays et à nos concitoyens.

Qu'il s'agisse du traitement de la menace, de la prise en charge de la radicalisation en prison et des détenus radicalisés, de la propagande islamiste et djihadiste en ligne ou encore des carences des contre-discours, il reste des marges de progression dans la lutte antiterroriste.

A. DES INSUFFISANCES DANS LE TRAITEMENT DE LA MENACE INTÉRIEURE

Les événements l'ont encore récemment démontré : la menace intérieure n'est pas suffisamment prise en compte. Non seulement, le manque de courage conduit trop souvent à fermer les yeux sur la place du salafisme en France, tandis que certains individus surveillés ne sont pas toujours empêchés de passer à l'acte.

1. La nécessité de lutter résolument contre le salafisme et le radicalisme musulman

L'inquiétante expansion du discours salafiste ne rencontre pas d'obstacles de la part des pouvoirs publics.

a) Le discours salafiste, en progression dans certains « quartiers », véhicule un message de rupture avec les valeurs républicaines

De nombreux domaines de la vie collective sont concernés.

Le danger représenté par l'idéologie salafiste ne réside pas seulement dans le risque de radicalisation violente. Son discours, qui normalise l'ultra-orthodoxie religieuse et se place en rupture avec le mode de vie occidental, constitue également une menace pour les valeurs de la République.

Ce discours est d'autant plus fortement véhiculé que le salafisme est souvent très démonstratif et se traduit de manière visible dans l'apparence physique comme dans les habitudes de vie de ses adeptes. Les institutions républicaines laïques peuvent ainsi se trouver fragilisées par les revendications collectives qu'il porte , qui vont des menus halal dans les cantines scolaires à la mise en place d'horaires non mixtes dans les piscines municipales.

Selon les observations relayées par les services de police, l'affirmation de cette doctrine s'étend à des champs de plus en plus nombreux de la vie en société. Sont ainsi concernés l'éducation - avec le développement d'établissements scolaires confessionnels -, la santé - avec le développement de médecines nouvelles -, les pratiques sportives et le secteur associatif - un certain nombre de responsables de ces structures étant surveillés pour des faits de prosélytisme, voire de radicalisation.

Certains témoignages recueillis par votre commission d'enquête sont aussi inquiétants qu'éclairants sur la progression de l'islam fondamental et de la radicalisation en certains points de notre territoire apparaissant comme « ghettoïsés ». Dans ces zones, l'implantation de l'islam dans sa version fondamentale est telle que les institutions religieuses donneraient parfois l'impression d'avoir remplacé les services et les pouvoirs publics . Certaines structures étatiques seraient ainsi fermées le vendredi après-midi 152 ( * ) , prenant acte de ce que cette période correspond à un moment de pratique religieuse ; d'une manière plus générale, les institutions publiques donneraient l'impression de « ne [travailler] que pour la population musulmane ». Dans certaines zones, la population s'adresserait à l'imam par préférence aux pouvoirs publics, tandis que les lieux non-mixtes (comme par exemple les salons de coiffure) prolifèrent. Et, pendant la période du Ramadan, la vie collective de certains quartiers tendrait à s'aligner sur le rythme religieux, avec une ouverture décalée des commerces.

La déscolarisation croissante des jeunes enfants constitue un bon exemple de ce phénomène.

Quoiqu'elle ne concerne qu'un nombre minime d'enfants au regard des 12 millions d'élèves scolarisés, l'instruction dans la famille 153 ( * ) fait l'objet depuis 2015 d'une attention particulière de la part des services du ministère de l'éducation nationale . Son évolution en nombre et ses caractéristiques, notamment le jeune âge des enfants et le nombre important de primo-inscriptions, attestent en effet de ce qu'il constitue un enjeu de plus en plus important qu'il s'agit de surveiller et de contrôler.

Une enquête portant sur l'année scolaire 2016/2017 révèle une augmentation importante du nombre d'enfants concernés par rapport à celle réalisée pour l'année 2014/2015. Cette augmentation est plus prononcée pour les enfants instruits dans la famille sans inscription réglementée au Centre national d'enseignement à distance (CNED) : cette configuration concerne près de 4 000 enfants supplémentaires sur la période, soit une progression des effectifs de 41,5 %.

Source : Ministère de l'éducation nationale.

Les services ministériels estiment que 75 % de ces enfants ne bénéficient pas d'une inscription auprès d'un organisme d'enseignement à distance en classe à inscription libre.

50 % des situations d'instruction dans la famille hors CNED se répartissent sur 24 départements, dont certains connus pour présenter des caractéristiques liées à la radicalisation (Ile-de-France, PACA, Nord). À l'exception de six départements, tous les autres sont par ailleurs concernés par une augmentation du nombre de situations d'instruction dans la famille hors inscription réglementée au CNED.

Parmi les 14 000 enfants concernés, environ 8 500 (61,5 %) sont âgés de 6 à 10 ans et environ 5 500 (38,5 %) ont entre 11 et 16 ans. Le nombre important d'enfants en bas âge dans cette seconde catégorie indique le choix affirmé très tôt par les familles de soustraire leur enfant au système ordinaire.

b) Face à cette situation, l'inaction coupable des pouvoirs publics

• Face à cette situation inquiétante, la réaction des pouvoirs publics se caractériserait, de l'avis de plusieurs des personnes entendues par votre commission d'enquête, par son immobilisme. Une personne auditionnée a ainsi dénoncé avec fermeté « l'inconscience, le déni voire la lâcheté de certains dirigeants politiques, qui s'accommodent de la situation alarmante voire explosive dans plusieurs territoires de la République ».

Cette situation tirerait ses racines du contexte des émeutes de 2005, à la suite desquelles certaines autorités locales auraient abandonné la gestion des « quartiers » à des « grands frères » - la préoccupation première des politiques étant alors de contenir les débordements et d'éviter leur propagation. Ces « grands frères »ont pu en certains lieux se substituer au travail auparavant effectué par les travailleurs sociaux, dans la progression de la radicalisation. À ces personnes non qualifiées pour l'encadrement des jeunes et des enfants, on aurait ainsi donné « un boulevard délaissé par la République », ce qui contribuerait à expliquer certaines des dérives communautaires constatées.

Depuis lors, les lois de la République demeurent par ailleurs insuffisamment appliquées en certains points de notre territoire . Alors même que l'on dispose d'un arsenal juridique important pour faire fermer les mosquées dans lesquelles sont diffusés des prêches et des messages violents, ces outils sont très peu utilisés, ainsi qu'en témoigne le faible nombre d'établissements cultuels effectivement fermés par les pouvoirs publics 154 ( * ) . De la même façon, les textes interdisant la dissimulation intégrale du visage dans l'espace public ne sont pas appliqués par les forces de police, qui se refusent bien souvent à verbaliser les femmes porteuses du niqab par crainte des réactions en chaîne, voire des émeutes qui pourraient en découler.

• Votre commission d'enquête souligne que l'action des pouvoirs publics n'a pas vocation à lutter contre les idées salafistes en elles-mêmes, qui ne peuvent être interdites en raison des principes constitutionnels de liberté de conscience et d'expression. Du reste, une telle interdiction serait probablement en partie contre-productive, dans la mesure où la rhétorique salafiste se nourrit de la victimisation de la communauté musulmane, et serait en tout état de cause dépourvue de portée opérationnelle. Pour autant, une déclaration politique forte, dénonçant clairement le salafisme comme l'ennemi des valeurs de la République, serait probablement la bienvenue.

Les autorités publiques peuvent et doivent cependant s'opposer avec fermeté aux expressions et actions qui peuvent être induites par la diffusion des idées salafistes - qu'il s'agisse de provocations quotidiennes à l'encontre des valeurs de la République ou d'incitations à la violence, à la haine, à la discrimination. Votre commission d'enquête considère en ce sens que l'ensemble de l'arsenal juridique existant doit être mobilisé pour lutter contre ces situations inacceptables.

Elle souligne par ailleurs que l'action publique en la matière se trouve compliquée par l'absence d'organisation de la communauté musulmane, dont il résulte un manque d'interlocuteurs faisant autorité. Pourtant, il est indispensable que ces acteurs, dans leur ensemble, dénoncent clairement la radicalisation et les actes terroristes qu'elle induit.

Elle relève enfin que, face à la diffusion des idées salafistes, voire radicales, l'ensemble de nos concitoyens doivent être mobilisés . Les services de renseignement ont en ce sens relevé à plusieurs reprises que le succès de la politique de lutte contre la radicalisation résultait en large partie de la vigilance des acteurs de la société civile, desquels ont émané un certain nombre de signalements très précieux.

2. Des doutes persistants sur l'efficience du renseignement

Les mutations des organisations terroristes, par nature protéiformes, obligent les services de renseignement à perpétuellement évoluer pour contrer ces menaces .

Les récents attentats commis sur le territoire français, à Trèbes et à Paris, mettent en doute l'efficacité des modes opératoires des services de renseignement.

a) L'impuissance des services à détecter la menace « inspirée »

Si le renforcement des possibilités légales de techniques de renseignement permet de déjouer un nombre significatif de projets d'attentats, organisés sur le territoire national ou projetés depuis l'extérieur, certains types d'actions terroristes restent difficiles à appréhender.

Ainsi, les menaces terroristes « inspirées » par la propagande djihadiste restent isolées et difficiles à prévoir, contrairement à la menace que représentant les individus frustrés ne n'avoir pas pu rejoindre le théâtre d'opérations irako-syrien et qui conçoivent l'action terroriste comme une alternative au départ sur zone. Si la « professionnalisation » de ces individus, par exemple dans la fabrication des explosifs, facilite leur repérage, à l'inverse, les passages à l'acte très impulsifs, en réaction à un message diffusé sur Internet par Daech , avec des moyens très rudimentaires, un simple couteau de cuisine par exemple,) ne peuvent que très difficilement être déjoués.

Or, la menace djihadiste semble désormais se traduire, sur le territoire national, par le passage à l'acte d'individus avec des velléités djihadistes récentes et présentant des fragilités psychologiques. Agissant de manière clandestine, l'utilisation de moyens d'anonymisation, et notamment de messageries cryptées telles que Telegram, par ces individus réduit les probabilités de leur détection par les services .

Dans ce contexte où la menace terroriste est principalement endogène et de basse intensité, votre rapporteure s'étonne que les services de renseignement ne s'appuient pas davantage sur les édiles : capables de remontées d'informations précises, ils sont également des capteurs précieux en raison de leur ancrage territorial. Pour cette raison, votre rapporteure recommande de faire des maires des acteurs à part entière du renseignement et de les convier, en conséquence, aux groupes d'évaluation départementaux (GED) , pour leur permettre d'accéder aux personnes signalées inscrites au FSPRT.

Votre rapporteure encourage également les services à poursuivre les processus de mutualisation entre services de renseignement, principalement la DGSI et la DGSE, concernant notamment leurs capteurs stratégiques et le développement de la capacité à surveiller le darkweb. Au regard des investissements colossaux que nécessitent la prise en compte de nouvelles technologies, il apparait nécessaire de décloisonner ces missions . Les capacités de déchiffrement du centre technique d'assistance (CTA) de la DGSI devraient également être renforcées.

Il convient de faire du renseignement une priorité budgétaire : en effet, les services spécialisés de renseignement doivent recruter des analystes, des mathématiciens, des interprètes de langues rares, des ingénieurs, mais, surtout, parvenir à les fidéliser. Or, en raison de la grille réglementaire de la fonction publique, il n'est pas toujours aisé de retenir les meilleurs éléments. De plus, les recrutements massifs de ces dernières années ont épuisé le vivier ; il convient d'encourager les formations « cibles » à élargir leurs nombres d'étudiants.

b) L'efficacité des modes opératoires des services de renseignement face à la menace endogène

Votre commission d'enquête s'est interrogée sur l'efficacité de nos services de renseignement à hiérarchiser les renseignements dont ils disposent . Selon les services entendus par votre commission, ils disposent aujourd'hui d'une abondance de renseignements. Or l'analyse de ces informations apparaît comme le maillon faible de cette organisation .

Nombre de passages à l'acte violents récents sont l'objet d'individus déjà détectés. Votre rapporteure s'est alors interrogée sur l'efficience des investigations effectuées (surveillance technique, physique et humaine, entretiens administratifs). Pour les services de renseignement entendus, les individus passés à l'acte récemment faisaient l'objet d'une surveillance suffisante, mais n'ont extériorisé aucun propos ou comportement laissant supposer un basculement dans la radicalisation violente, d'où l'absence de sollicitation de mesures d'entrave administrative.

Dans ce contexte, votre rapporteure s'interroge sur la pertinence des critères utilisés par la DGSI pour déterminer les individus qui relèvent du « haut du spectre » et du « bas du spectre », et qui relèvent donc d'un suivi par le renseignement territorial. On peut s'interroger sur l'efficience de ce dernier à suivre les individus désignés comme « faisant partie du bas du spectre » alors même que l'analyse de la menace djihadiste endogène démontre qu'un individu en apparence peu radicalisé peut très facilement et très rapidement devenir une menace réelle et donc un objectif du « haut du spectre ». Ce constat amène à s'interroger sur la pertinence d'un fichage massif et peu différencié des « cibles ».

Le nombre de personnes inscrits dans les fichiers, et en particulier le FSPRT, n'a jamais été aussi important. La massification de ce phénomène peut « noyer » les services de renseignement. En raison du secret entourant les modes opératoires des services de renseignement, votre commission d'enquête n'a pas pu déterminer dans quelle mesure des défaillances avaient pu être constatées. Elle encourage dès lors à renforcer les pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement, composée de sénateurs et de députés habilités ès qualité à connaître des informations classées « secret défense », afin de prévenir et d'enquêter sur de tels dysfonctionnements : sous réserve de ne pas entraver l'efficacité des services, la DPR devrait ainsi pouvoir avoir accès aux opérations en cours et aux méthodes opérationnelles. Un tel renforcement du contrôle parlementaire du renseignement a été récemment adopté au Sénat, dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense 155 ( * ) .

Il convient de noter que, le 4 juin 2018, l'état-major opérationnel (EMOP) du ministère de l'intérieur a été fusionné avec l'UCLAT afin de renforcer l'articulation entre les services centraux et les services déconcentrés.

Enfin, votre rapporteure s'interroge sur la plus-value de la transformation récente de la coordination nationale du renseignement (CNR) en une coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). Cette évolution cosmétique ne semble pas s'être traduite par de véritables nouvelles compétences de la structure. Votre rapporteure observe ainsi que le centre névralgique de la coordination de la lutte antiterroriste s'effectue au sein d'autres instances opérationnelles, et en premier lieu par la cellule Allat hébergée par la DGSI. Votre rapporteure n'a ainsi pas perçu, au sein des services de renseignements, la valeur ajoutée qu'apporte cette nouvelle structure.


* 152 Sur ce point, la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur cependant indiqué à votre commission d'enquête que « les services publics sont neutres : ils ne peuvent être assurés de façon différenciée en fonction des convictions religieuses des usagers. Cesserait d'être neutre l'État qui pourrait laisser à penser aux usagers du service public qu'il établit des distinctions, voire des préférences, selon les opinions religieuses. Dès lors, et de façon très claire, une décision d'une collectivité territoriale fondée explicitement sur des considérations religieuses serait illégale, qu'il s'agisse d'horaires, de jours de fermeture ou de pratiques périscolaires. »

* 153 Concernant les situations relevant de l'instruction dans la famille, il convient de distinguer deux types de situations : celles avec une inscription réglementée au CNED ; celles sans inscription réglementée au CNED, qui peuvent être avec ou sans inscription déclarée dans un autre organisme d'enseignement à distance.

* 154 Sur ce point, voir II-B-2 supra .

* 155 Ces dispositions s'inspiraient directement de la proposition de loi de MM. Philippe Bas, Christian Cambon et François-Noël Buffet tendant à renforcer le contrôle parlementaire du renseignement (n° 470 ; 2017-2018).

Page mise à jour le

Partager cette page