C. LES LIMITES DU TROISIÈME ALINÉA DE LA CONSTITUTION DE 1946 GARANTISSANT « À LA FEMME, DANS TOUS LES DOMAINES, DES DROITS ÉGAUX À CEUX DE L'HOMME »

Catherine Tasca, alors députée, commençait ainsi son rapport sur la révision constitutionnelle de 1999, qui allait faire entrer dans la Constitution de 1958 le principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats et fonctions électives 26 ( * ) : « La France, pays des droits de l'homme, serait-elle le pays du droit des seuls hommes ? ».

1. Une lente montée en puissance des droits des femmes depuis 1946

L'égalité de droits entre les hommes et les femmes s'impose en principe au législateur depuis le début de la IV e République, puisque le troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 dispose que « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ».

Intégrée au bloc de constitutionnalité par le préambule de la constitution de 1958, cette disposition a, « pour la première fois dans notre droit constitutionnel, reconnu le caractère sexué des individus », comme le relevait Catherine Tasca, alors députée, en 1999 27 ( * ) .

L'on pourrait conclure que l'emploi du verbe « garantir » aurait pu créer à l'égard du législateur l'obligation d'assurer une stricte égalité de droits entre femmes et hommes . Pourtant, force est de constater qu'il a fallu de nombreuses années pour que la loi française tire les conséquences de ce principe, comme le montrent les exemples suivants :

- 19 ans pour que les femmes mariées acquièrent le droit d'exercer la profession de leur choix sans autorisation du mari , de gérer leurs biens personnels et d'ouvrir un compte en banque à leur nom (loi n° 65-570 du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux) ; encore cette loi, pourtant présentée comme décisive pour l'accès des femmes aux droits civils a-t-elle continué à faire du choix de la résidence de la famille une prérogative exclusive du mari 28 ( * ) ;

- 24 ans pour que soit supprimée du code civil la notion de chef de famille et que soit confiée aux deux parents l'autorité parentale (loi n° 70-459 du 4 juin 1970 relative à l'autorité parentale) ;

- 26 ans pour que soit reconnu le principe d'égalité de rémunération (loi n° 72-1143 du 22 décembre 1972 relative à l'égalité de rémunération : « tout employeur est tenu d'assurer, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes ») ;

- 29 ans pour que le choix du domicile conjugal relève d'un commun accord des deux époux, pour que l' adultère soit dépénalisé et que l'adultère soit traité de manière identique, qu'il soit le fait d'un homme ou d'une femme - sous l'empire des articles 336 à 339 du code pénal abrogés en 1975, l'adultère de l'épouse était puni de peines de prison , celui du mari n'étant fautif que si celui-ci entretenait une concubine au domicile conjugal 29 ( * ) (loi n° 75-617 du 11 juillet 1975 portant réforme du divorce) ;

- 39 ans pour que les parents se voient confier conjointement la gestion des biens de leurs enfants mineurs , qui dépendait du seul père auparavant (loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l'égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs).

De même, le préambule de 1946 prévoit, dans son onzième alinéa, la protection de la maternité [La nation] garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. », mais le législateur n'a protégé l'emploi des femmes enceintes que vingt ans plus tard (loi n° 66-1044 du 30 décembre 1966 relative à la garantie de l'emploi en cas de maternité 30 ( * ) ).

2. Une formulation datée

La formulation retenue en 1946 pour graver dans le marbre de notre loi fondamentale le principe d'égalité entre les femmes et les hommes paraît aujourd'hui, à plusieurs égards, datée.

Marqué par son temps, le troisième alinéa du préambule de 1946 envisage les droits des femmes comme un « rattrapage [...] de droits qui ont été donnés en premier lieu, de manière naturelle, aux hommes » : ce point a été relevé dans une proposition de loi constitutionnelle déposée le 8 mars 2017 pour inscrire à l'article premier de la Constitution le principe d'égalité devant la loi sans distinction de sexe, et co-signée par de nombreux membres de la délégation aux droits des femmes 31 ( * ) .

Dans la logique du préambule de 1946, il ne paraît pas envisageable que la loi donne aux femmes un droit dont les hommes n'auraient pas déjà bénéficié antérieurement .

Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle précitée, dont fait partie votre rapporteure, constataient ainsi que la rédaction du troisième alinéa du préambule de 1946 « reflétait une logique comparable à celle qui a fait des femmes le ? deuxième sexe ? , alors qu'elles constituent la moitié de l'humanité », comme si les droits des femmes « [ne semblaient pas] aller de soi » 32 ( * ) .

Lors de son audition par la délégation, le 5 juillet 2018, Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de Droit public à l'Université de Bordeaux, a estimé que la formule du troisième alinéa du préambule de 1946 était « à l'image des concessions ou des droits "octroyés" dans les textes anciens ».

De surcroît, le préambule de 1946 inscrit l'égalité des droits entre femmes et hommes non pas parmi les « droits inaliénables et sacrés » que possède « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance », mais parmi les « principes politiques, économiques et sociaux » « particulièrement nécessaires à notre temps » 33 ( * ) . Cela a pu encourager certains auteurs éminents, selon Ferdinand Mélin-Soucramanien, à considérer que « le fait que ce principe figure dans le préambule de 1946 ne lui donnait pas tout à fait le même statut qu'aux différenciations fondées sur l'origine ou la "race " », même si le constituant de 1946 a inscrit l'égalité entre les hommes et les femmes devant la loi au sein de principes déterminants tels que le droit d'asile, le droit de grève, la liberté syndicale, le respect de la liberté des peuples et le refus des guerres de conquête.

Il n'en demeure pas moins que le préambule de 1946 semble ancrer l'égalité entre les femmes et les hommes dans la contingence : or ce qui était un indéniable progrès au lendemain de la Seconde Guerre mondiale paraît perfectible au regard des exigences actuelles , a fortiori dans la logique de la « grande cause du quinquennat ».

3. Un principe rarement invoqué dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Qu'il s'agisse des retraites ou de la parité, la jurisprudence du Conseil constitutionnel se réfère assez rarement au principe d'égalité entre femmes et hommes défini par le troisième alinéa du préambule de 1946 pour apprécier la conformité à la Constitution de lois comportant des mesures favorables aux femmes.

Comme le remarquait en 2004 Anne Levade, professeure de Droit public à l'université Paris XII et présidente de l' Association française des constitutionnalistes , le troisième alinéa du préambule de 1946 « n'a, curieusement, jamais servi de fondement à aucune décision du Conseil constitutionnel » 34 ( * ) .

Certes, ce constat n'est plus valable aujourd'hui et il existe désormais quelques décisions du Conseil constitutionnel qui s'appuient sur cette disposition 35 ( * ) .

Il est néanmoins éclairant de noter que, saisi de lois comportant des mesures correctrices, au profit des femmes , en matière de retraites , pour compenser les difficultés qui jalonnent leur parcours professionnel et qui, liées à la maternité , leur sont spécifiques , le Conseil constitutionnel ne s'est pas appuyé sur le troisième alinéa du préambule de 1946, mais sur le onzième alinéa du préambule de 1946 qui protège la « mère » et les « vieux travailleurs » 36 ( * ) .

Tel a été le cas dans deux décisions importantes sur la question des inégalités compensatrices attribuées aux femmes en matière de retraite, en 2003 puis en 2010 37 ( * ) .

Les remarques ci-dessus valent aussi pour les décisions relatives aux lois concernant la parité.

Rappelons que la révision constitutionnelle de 1999 avait été rendue nécessaire par une décision du Conseil constitutionnel qui, en 1982, avait annulé une disposition de la loi relative à l'élection des conseillers municipaux 38 ( * ) exigeant, dans les villes de plus de 3 500 habitants, la présence de 25 % au moins de candidates sur les listes, en proscrivant le dépôt de listes comportant plus de 75 % de candidats « du même sexe » (décision n° 82-146 du 18 novembre 1982). Le Conseil constitutionnel a alors considéré que le principe d'égalité ne permettait pas de différencier les citoyens en fonction de leur sexe 39 ( * ) et a estimé que les effets combinés de l'article 6 de la déclaration de 1789 40 ( * ) et de l'article 3 de la Constitution de 1958 41 ( * ) interdisaient toute autre distinction entre les électeurs - ou les éligibles - que l'âge, l'incapacité ou la nationalité .

Catherine Tasca, dans son rapport précité de 1998 sur le projet de loi constitutionnelle relative à l'égalité entre les femmes et les hommes, a observé que le Conseil constitutionnel ne s'était pas référé, en 1982, au troisième alinéa du préambule de 1946 : « il a refusé de conférer à l'alinéa 3 du Préambule une valeur pleine et entière, considérant qu'il était subordonné à la Déclaration de 1789 et au corps même de la Constitution ».

Cette démarche a été confirmée à l'égard d'une loi concernant l'élection des conseillers régionaux 42 ( * ) , en janvier 1999, soit avant l'adoption de la loi constitutionnelle de juillet 1999 sur la parité.

À deux reprises, le texte de la Constitution a dû être modifié pour rendre possibles des mesures législatives favorisant l'accès des femmes aux responsabilités : tout d'abord politiques (en 1999), puis professionnelles et sociales (en 2008) 43 ( * ) .

On observe que les décisions du Conseil constitutionnel concernant la parité , postérieures à la révision constitutionnelle de 1999, ne se réfèrent pas non plus, en la matière, au troisième alinéa du préambule de 1946.

En 2006 , le Conseil constitutionnel a mentionné le troisième alinéa du préambule de 1946 44 ( * ) dans une décision déclarant contraires à la Constitution les quotas de femmes prévus par la loi relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes (décision n° 2006-533 DC du 16 mars 2006). Cette référence innovante et inédite visait toutefois seulement, selon le commentaire paru aux Cahiers 45 ( * ) , à « marquer que les droits de l'homme s'entendaient de ceux de l'être humain et non de ceux des seules personnes de sexe masculin » et n'avait pas pour objectif de promouvoir les droits des femmes .

Il ne s'agissait donc pas d'autoriser le législateur à compenser, par des mesures spécifiques aux femmes, les désavantages constatés à leurs dépens pour l'accès aux instances concernées . La conclusion du Conseil constitutionnel était donc conforme à de précédentes jurisprudences : « Il serait contraire au principe d'égalité proclamé par l'article 6 de la Déclaration de faire prévaloir la considération de sexe sur celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ».

Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a relativisé la portée de l'égal accès aux mandats électoraux et fonctions électives inscrit dans la Constitution en 1999, à l'égard de la loi portant réforme de l'élection des sénateurs, en 2003. Il a considéré que l'objectif du constituant avait seulement été, en 1999, de lever le verrou institué par les jurisprudences antérieures pour empêcher l'adoption de mesures législatives encourageant l'accès des femmes aux mandats 46 ( * ) .

À cette occasion, selon le commentaire paru aux Cahiers n° 15 : « C'est dire que le dernier aliéna de l'article 3 de la Constitution [devenu en 2008 le second alinéa de l'article premier], s'il permet au législateur d'imposer des règles de parité pour l'accès aux mandats électoraux de caractère politique, ne lui impose pas d'imposer ».


* 26 Rapport fait par Catherine Tasca au nom de la commission des lois sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l'égalité entre les femmes et les hommes, Assemblée nationale, n° 1240, décembre 1998.

* 27 Rapport fait par Catherine Tasca au nom de la commission des lois sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l'égalité entre les femmes et les hommes, Assemblée nationale, n° 1240, décembre 1998.

* 28 Article 215 du code civil rédigé par l'article premier de la loi du 13 juillet 1965 : « Le choix de la résidence de la famille appartient au mari ; la femme est obligée d'habiter avec lui, et il est tenu de la recevoir ».

* 29 Selon l'article 337 de l'ancien code pénal, abrogé par la loi du 11 juillet 1975, l'épouse adultère encourait une peine d'emprisonnement pouvant aller de trois mois à deux ans, alors que l'infidélité du mari n'était punie que d'une peine d'amende (de 360 à 7 200 francs), dans la seule hypothèse où il aurait entretenu sa maîtresse au domicile conjugal.

* 30 Cette loi interdit le licenciement d'une salariée pendant sa grossesse et au cours des douze semaines suivant l'accouchement.

* 31 https://www.senat.fr/leg/ppl16-454.html

* 32 Exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle du 8 mars 2017, modifiant l'article premier de la Constitution pour y inscrire le principe d'égalité devant la loi sans distinction de sexe (Sénat, n° 454, 2016-2017).

* 33 Exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle du 8 mars 2017, modifiant l'article premier de la Constitution pour y inscrire le principe d'égalité devant la loi sans distinction de sexe (Sénat, n° 454, 2016-2017).

* 34 Anne Levade , « Discrimination positive et principe d'égalité en droit français », Pouvoirs , 2004/4 (n° 111), pp. 55-71. https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2004-4-page-55.htm

* 35 Voir par exemple : Décision n° 2006-533 DC du 16 mars 2006 sur la loi relative à l'égalité salariale, Décision n° 2013-360 QPC du 9 janvier 2014 (perte de nationalité française par acquisition d'une nationalité étrangère - égalité entre les sexes).

* 36 « [La nation] garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. »

* 37 Voir la note annexée au présent rapport sur le principe d'égalité femmes-hommes dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

* 38 Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales.

* 39 « Considérant que du rapprochement de ces textes il résulte que la qualité de citoyen ouvre le droit de vote et l'éligibilité dans des conditions identiques à tous ceux qui n'en sont pas exclus pour une raison d'âge, d'incapacité ou de nationalité, ou pour une raison tendant à préserver la liberté de l'électeur ou l'indépendance de l'élu ; que ces principes de valeur constitutionnelle s'opposent à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles ; qu'il en est ainsi pour tout suffrage politique, notamment pour l'élection des conseillers municipaux ».

* 40 Les citoyens « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents ».

* 41 « Le suffrage [...] est toujours universel, égal et secret. Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques ».

* 42 Loi relative au mode d'élection des conseillers régionaux et des conseillers à l'Assemblée de Corse et au fonctionnement des conseils régionaux.

* 43 Voir la note annexée au présent rapport sur le principe d'égalité femmes-hommes dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

* 44 « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ».

* 45 http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2006533DCccc_533dc.pdf

* 46 Les auteurs du recours contestaient l'augmentation du nombre de sénateurs élus au scrutin majoritaire, au motif qu'elle induirait une baisse du nombre de sièges auxquels s'applique l'obligation de présenter un nombre égal de candidat et de candidates et, par voie de conséquence, qu'elle faisait obstacle à l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats et fonctions électives alors inscrit à l'article 3 de la Constitution.

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