D. UNE DEMANDE DE LA DÉLÉGATION DEPUIS 2016 : INSCRIRE L'ÉGALITÉ DEVANT LA LOI « SANS DISTINCTION DE SEXE » PARMI LES DROITS FONDAMENTAUX DES CITOYENS

1. La modification souhaitée à l'article premier de la Constitution

Face à une Constitution faisant une place limitée au principe d'égalité entre les femmes et les hommes, il est important, pour la délégation, que ce principe figure au coeur-même de notre loi fondamentale.

La proposition de loi constitutionnelle précitée, modifiant l'article premier de la Constitution pour y inscrire le principe d'égalité devant la loi sans distinction de sexe, déposée le 8 mars 2017 par Chantal Jouanno, alors présidente de la délégation, avait ainsi proposé de faire figurer, au premier alinéa de l'article premier, l'égalité devant la loi « sans distinction de sexe », aux côtés de l'interdiction des distinctions à raison de l'origine, de la religion et de la race qui y est déjà inscrite.

Cette proposition - il est éclairant de le rappeler - avait constitué, dès novembre 2016, la conclusion d'un travail de la délégation entrepris en 2015-2016 sur le lien entre la laïcité et les droits et libertés des femmes 47 ( * ) . Ce rapport avait mis en évidence des comportements à l'égard des femmes incompatibles avec les valeurs de notre République. Face à l'obscurantisme qui les inspire, il avait insisté sur la nécessité de revaloriser dans tous les domaines l'égalité entre femmes et hommes, valeur essentielle de notre République , et de réaffirmer ce principe dans notre loi fondamentale et tout notre édifice juridique .

La délégation, plus que jamais convaincue de la nécessité de réaffirmer le principe d'égalité entre femmes et hommes, avait alors constaté que notre Constitution devait faire une place plus importante à l'égalité entre les femmes et les hommes en l'inscrivant à l'article premier de la Constitution, parmi les droits fondamentaux de la personne humaine .

Rappelant, lors de son audition par la délégation, le 5 juillet 2018, que l'article premier de la Constitution représentait la « carte d'identité constitutionnelle de la France », Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de Droit public à l'Université de Bordeaux, a confirmé l'intérêt d'inscrire l'égalité devant la loi « sans distinction de sexe » au sein d'un article fondateur de notre République.

« Le degré de civilisation d'une société se mesure d'abord à la place qu'y occupent les femmes » : cette phrase de Jacques Chirac, alors président de la République, prononcée le 17 décembre 2003 après la remise du rapport de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité, avait, en 2016-2017, guidé la réflexion de la délégation. Elle demeure à cet égard une référence et une source d'inspiration inégalées .

On notera qu'une telle modification rapprocherait la loi fondamentale française des constitutions d'autres pays européens , qui font figurer l'interdiction de toute discrimination à raison du sexe avec les autres causes de discrimination (race, religion, origine, opinion, etc.), comme le montrent notamment les exemples allemand, autrichien, suédois, finlandais, islandais, espagnol, italien, portugais (voir l'encadré ci-après).

CONSTITUTIONS DE PAYS EUROPÉENS PROSCRIVANT EXPLICITEMENT, AU CHAPITRE DES DROITS FONDAMENTAUX, TOUTE DISCRIMINATION À RAISON DU SEXE PARMI LES AUTRES CAUSES DE DISCRIMINATION - DIVERS EXEMPLES

- Constitution allemande 48 ( * ) (article 3-3) :« Nul ne doit être discriminé ni privilégié en raison de son sexe , de son ascendance, de sa race, de sa langue, de sa patrie et de son origine, de sa croyance, de ses opinions religieuses ou politiques. Nul ne doit être discriminé en raison de son handicap. » ;

- Constitution autrichienne 49 ( * ) (article 7-1) : « Tous les citoyens de la fédération sont égaux devant la loi. Les privilèges tenant à la naissance, au sexe , à l'état, à la classe et à la religion sont exclus. Nul ne peut faire l'objet de discriminations en raison de son handicap. La république (Fédération, Länder et communes) affirme son engagement à assurer l'égalité de traitement des personnes handicapées et non-handicapées dans tous les domaines de la vie quotidienne. » ;

- Constitution suédoise 50 ( * ) (article 2) : « [...] The public institutions shall promote the opportunity for all to attain participation and equality in society. The public institutions shall combat discrimination of persons on grounds of gender , colour, national or ethnic origin, linguistic or religious affiliation, functional disability, sexual orientation, age or other circumstance affecting the private person. »;

- Constitution finlandaise 51 ( * ) (deuxième alinéa de l'article 6) : « Nul ne peut sans raison valable faire l'objet d'une discrimination fondée sur le sexe , l'âge, l'origine, la langue, la religion, les convictions, les opinions, l'état de santé, un handicap ou tout autre motif lié à la personne. » ;

- Constitution islandaise 52 ( * ) (article 65) : « Everyone shall be equal before the law and enjoy human rights irrespective of sex , religion, opinion, national origin, race, colour, property, birth or other status. » ;

- Constitution espagnole 53 ( * ) (article 14) : « Los españoles son iguales ante la ley, sin que pueda prevalecer discriminación alguna por razón de nacimiento, raza, sexo , religión, opinión o cualquier otra condición o circunstancia personal o social. » ;

- Constitution italienne 54 ( * ) (article 3) : « Tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe , de race, de langue, de religion, d'opinions politiques, de conditions personnelles et sociales. » ;

- Constitution du Portugal 55 ( * ) (article 13-2) : « Nul ne peut être avantagé, défavorisé, privé d'un droit ou dispensé d'un devoir quelconque en raison de son ascendance, de son sexe , de sa race, de sa langue, de son territoire d'origine, de sa religion, de ses convictions politiques ou idéologiques, de son instruction, de sa situation économique, de sa condition sociale ou de son orientation sexuelle. » ;

- Constitution suisse 56 ( * ) (article 8-2) : « Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe , de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d'une déficience corporelle, mentale ou psychique ».

Une telle modification de l'article premier de la Constitution avait été débattue en 2008.

Robert Badinter, alors sénateur, était intervenu, le 18 juin 2008 pour commenter l'imperfection du premier alinéa de cet article relatif à l'« égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».

Il a rappelé que, héritée du préambule de 1946, cette énumération restait marquée par l'époque de la fin de la deuxième guerre et avait fait observer que « Depuis lors, la lutte contre les discriminations [avait] revêtu bien d'autres aspects très importants. Le premier est la lutte contre la discrimination sexiste . Cela s'est poursuivi avec d'autres discriminations, dont la dernière en date est la lutte contre la discrimination à l'encontre des orientations sexuelles ».

L'ancien garde des Sceaux avait ainsi estimé que « deux formulations possibles » étaient envisageables par le constituant :

- soit « compléter la liste, parce qu'il n'y a pas de raison d'oublier les autres discriminations et les fléaux qu'elles engendrent » 57 ( * ) ;

- soit « affirmer simplement l'égalité devant la loi de tous les citoyens » 58 ( * ) .

La délégation estime pour sa part que l'égalité entre hommes et femmes a toute sa place dans notre loi fondamentale car, concernant la moitié de l'humanité, sa portée est universelle .

Elle se félicite que l'Assemblée nationale ait modifié le projet de loi constitutionnelle dans le sens souhaité par la délégation 59 ( * ) .

2. Une mesure avant tout symbolique ?

La délégation en est consciente, l'inscription de l'égalité entre les femmes et les hommes dans le texte de la Constitution de 1958 devrait avoir une portée essentiellement symbolique.

À supposer que cette proposition aboutisse, il est clair que les inégalités aux dépens des femmes (discriminations professionnelles, violences, etc.) ne prendront pas fin du seul fait d'une telle modification de notre loi fondamentale.

La délégation attache pourtant beaucoup d'importance à cette évolution. Elle estime, avec les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle précitée, que « le constituant s'honorerait en donnant à l'égalité entre femmes et hommes la place qui lui revient dans notre loi fondamentale. Il n'en rendrait que plus légitime le travail du législateur pour continuer à faire progresser l'égalité entre femmes et hommes dans notre corpus juridique ».

De surcroît, cette nouvelle rédaction de l'article premier de la Constitution mettrait fin à une interprétation du principe d'égalité entre les sexes selon laquelle il n'aurait « pas tout à fait le même statut » que l'interdiction des discriminations fondées sur la race, l'origine, la religion ou les croyances, comme l'a relevé lors de son audition par la délégation Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de Droit public à l'Université de Bordeaux : « Voilà une raison supplémentaire d'inscrire le principe d'égalité entre les femmes et les hommes à l'article premier de la Constitution », a-t-il conclu.

3. Quelles conséquences pour les mesures destinées à compenser les inégalités entre hommes et femmes ?

Dans son rapport Pour une Constitution garante de l'égalité entre les femmes et les hommes 60 ( * ) , le Haut conseil à l'égalité (HCE) estime qu'en étendant le principe d'égalité devant la loi à l'égalité entre hommes et femmes, comme le souhaitait la proposition de loi constitutionnelle précitée du 8 mars 2017, le constituant pourrait prendre le risque d'affaiblir les mesures de différenciation législative qui permettent de compenser les inégalités dont pâtissent les femmes, par exemple dans le domaine social.

Le HCE suggère ainsi que l'égalité des citoyens « sans distinction de sexe » s'accompagne d'une disposition constitutionnelle garantissant la conformité à la Constitution des « mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à assurer concrètement une pleine égalité ou à compenser des désavantages subis par le sexe sous représenté ou discriminé ».

Cette rédaction est inspirée de la Constitution canadienne , qui prévoit que l'égalité « n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques » 61 ( * ) .

La délégation s'interroge sur cette analyse :

- le second alinéa de l'article premier de la Constitution prévoit expressément la constitutionnalité des mesures législatives destinées à faciliter l'accès des femmes aux mandats et aux responsabilités : le principe d'égalité entre les femmes et les hommes ne saurait rendre inconstitutionnelles les dispositions relatives à la parité prévues par la Constitution ;

- de surcroît, cette modification du premier alinéa de l'article premier de la Constitution ne viserait qu'à écrire dans la loi fondamentale un principe qui, adopté par le constituant de 1946, fait déjà partie notre bloc de constitutionnalité , avec l'ensemble du préambule de 1946 et la Déclaration des droits de 1789 62 ( * ) ;

- enfin, le principe de mesure correctrice des inégalités est conforme au droit européen : le traité d'Amsterdam prévoit ainsi que « pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle, le principe de l'égalité de traitement n'empêche pas un État membre de maintenir ou d'adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l'exercice d'une activité professionnelle par le sexe sous représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans leur carrière professionnelle ». Il est bien entendu qu'en France, ces mesures correctrices d'inégalités professionnelles concernent les femmes.

La délégation considère que le texte de la Constitution doit faire une place plus importante au principe d'égalité entre femmes et hommes.

Elle confirme donc la demande qu'elle avait exprimée dès novembre 2016, en conclusion de son rapport La laïcité garantit-elle l'égalité femmes-hommes ?, pour que ce principe soit inscrit au coeur de notre Constitution.

Sans méconnaître l'avancée qu'a représenté au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 qui « garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme », la délégation juge nécessaire que le premier alinéa de l'article premier de la Constitution soit modifié pour qu'y soit reconnue « l'égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction (...) de sexe ».

Elle est convaincue de l'importance de cette nouvelle rédaction, même si la portée de celle-ci est essentiellement symbolique.

Elle estime, avec les sénateurs et sénatrices qui ont pris l'initiative, le 8 mars 2017, de la proposition de loi constitutionnelle modifiant l'article premier de la Constitution pour y inscrire le principe d'égalité devant la loi sans distinction de sexe , que « le constituant s'honorerait en donnant à l'égalité entre femmes et hommes la place qui lui revient dans notre loi fondamentale. Il n'en rendrait que plus légitime le travail du législateur pour continuer à faire progresser l'égalité entre femmes et hommes dans notre corpus juridique ».

Elle se félicite que l'Assemblée nationale ait fait sienne une mesure qu'elle a longtemps été seule à réclamer et appelle le Sénat à maintenir ce principe lorsqu'il examinera le projet de loi constitutionnelle.


* 47 La laïcité garantit-elles l'égalité entre femmes et hommes ? , Rapport d'information fait par Chantal Jouanno au nom de la délégation aux droits des femmes, Sénat, n° 101 (2016-2017).

* 48 https://www.bundesregierung.de/Webs/Breg/FR/Dossiers/LoiFondamentale/loiFondamentale_dossier.html?nn=394010&docId=104084&docId=104084#doc104084bodyText3 (lien disponible sur le site du Conseil constitutionnel).

* 49 http://www.codices.coe.int/NXT/gateway.dll/CODICES/constitutions/FRA/EUR/AUT

* 50 http://www.parliament.am/library/sahmanadrutyunner/Sweden.pdf

* 51 https://www.finlex.fi/fi/laki/kaannokset/1999/fr19990731.pdf

* 52 https://www.government.is/Publications/Legislation/Lex/?newsid=89fc6038-fd28-11e7-9423-005056bc4d74

* 53 http://www.tribunalconstitucional.es/fr/tribunal/normativa/Normativa/CONSTITUCION.pdf

* 54 http://www.senato.it/documenti/repository/istituzione/costituzione_francese.pdf

* 55 http://www.tribunalconstitucional.pt/tc/conteudo/files/constituicaofrances.pdf

* 56 http://www.codices.coe.int/NXT/gateway.dll/CODICES/constitutions/FRA/EUR/SUI

* 57 On notera que la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations , transposant une directive européenne, a établi dans notre législation 23 causes possibles de discrimination. Ces diverses causes de discrimination sont définies par le premier alinéa de l'article premier de cette loi : « Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son état de santé, de sa perte d'autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses moeurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable ».

* 58 Didier Portelli, professeur de droit, alors sénateur, s'état pour sa part prononcé en faveur de la formule la plus globale et avait proposé de compléter la seconde formule de Robert Badinter, suggérant d'insérer au premier alinéa de l'article premier la phrase suivante : « Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens et combat toutes les formes de discrimination ».

* 59 Les députés ont, parallèlement, supprimé le mot « race » de l'article premier. Lors de son audition par la délégation, le 5 juillet 2018, Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de Droit public à l'Université de Bordeaux, a estimé que « laisser inoccupé l'espace ainsi libéré [était] dangereux et [envoyait] un mauvais signal » : il a appelé au remplacement du mot « race » par une autre expression qui soulignerait l'interdiction de toute discrimination fondée sur le racisme et l'antisémitisme.

* 60 http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/parite/actualites/article/revision-constitutionnelle-le-hce-appelle-a-faire-de-la-constitution-un-texte

* 61 Extrait de la Constitution canadienne :

« DROITS À L'ÉGALITÉ

« 15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe , l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

« (2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés , notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe , de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques . »

* 62 Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 sur la loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association.

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