N° 529

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 mai 2019

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la mission commune d'information sur les politiques publiques de prévention , de détection , d' organisation des signalements et de répression des infractions sexuelles susceptibles d'être commises par des personnes en contact avec des mineurs dans le cadre de l'exercice de leur métier ou de leurs fonctions (1),

Par Mmes Marie MERCIER, Michelle MEUNIER et Dominique VÉRIEN,

Sénateurs

Tome 2 : Comptes rendus des auditions

(1) Cette mission est composée de : Mme Catherine Deroche, présidente ; Mmes Marie-Pierre de la Gontrie, Françoise Laborde, M. André Gattolin, Mme Esther Benbassa, M. Dany Wattebled, vice-présidents ; MM. Stéphane Piednoir, Olivier Henno secrétaires ; Mmes Annick Billon, Maryvonne Blondin, MM. Bernard Bonne, Max Brisson, François-Noël Buffet, Mmes Catherine Conconne, Jacqueline Eustache-Brinio, Françoise Gatel, Véronique Guillotin, Corinne Imbert, Muriel Jourda, Florence Lassarade, M. Martin Lévrier, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier, Brigitte Micouleau, Laurence Rossignol, MM. Michel Savin, Jean-Pierre Sueur, Mme Dominique Vérien.

PROCÈS-VERBAUX DES AUDITIONS
DE LA MISSION D'INFORMATION

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Audition de M. Jean-Marie Delarue, conseiller d'État, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, président de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles (prévention, évaluation, prise en charge),
et du docteur Sabine Mouchet-Mages,
présidente de son comité d'organisation

(mercredi 21 novembre 2018)

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Mme Catherine Deroche , présidente. - Nous recevons aujourd'hui M. Jean-Marie Delarue et le Dr Sabine Mouchet-Mages, qui vont nous présenter les travaux qu'ils ont conduits pour la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS). Ces travaux ont débouché sur la publication d'un rapport en juin dernier, qui s'intitule Auteurs de violences sexuelles : prévention, évaluation, prise en charge.

Le champ d'investigation de notre mission d'information est plus ciblé que celui de votre étude, puisque nous nous intéressons uniquement aux violences sexuelles sur mineurs commises par ceux qui les encadrent en raison de leurs fonctions ou de leur métier. Je ne doute pas cependant que les réflexions que vous partagerez avec nous nous seront d'une grand utilité pour mieux cerner le profil des auteurs de violences sexuelles et mieux comprendre les modalités de leur prise en charge.

Je rappelle que vous êtes, M. Delarue, conseiller d'État, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, et un spécialiste reconnu de notre système carcéral. Le Dr Mouchet-Mages est chef du service de psychiatrie légale à l'hôpital Le Vinatier, près de Lyon, et responsable, depuis 2016, du CRIAVS Rhône-Alpes ; vous travaillez régulièrement avec des auteurs de violences sexuelles et vous pourrez donc nous faire partager votre expérience de terrain.

Nos rapporteures sont issues des commissions des lois, de la culture et des affaires sociales car le champ de nos investigations est très large. Elles vous ont fait parvenir quelques questions qui peuvent vous servir de fil conducteur pour votre intervention liminaire. Je pense que vous pourriez nous préciser, tout d'abord, dans quel cadre et selon quelles modalités vous avez réalisé votre rapport. Puis il nous serait utile de savoir quelle est votre évaluation de l'ampleur du phénomène, avant que vous nous apportiez votre éclairage sur les trois thèmes - prévention, évaluation et prise en charge - que vous avez choisi de mettre en exergue.

M. Jean-Marie Delarue, président de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles. - Merci de nous recevoir. Votre mission réunit les compétences de plusieurs commissions permanentes du Sénat. C'est important car le sujet est pluridisciplinaire et multifactoriel.

Le Dr Mouchet-Mages a présidé le comité d'organisation de l'audition publique à laquelle nous avons procédé. Je vous présenterai les principales conclusions de notre rapport, tandis que Mme Mouchet-Mages complètera mon propos plus particulièrement sur les questions médicales et vous présentera l'origine de l'audition publique et la méthode de travail retenue.

Dr Sabine Mouchet-Mages, présidente du comité d'organisation de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles. - Les centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) sont des structures de service public. Ils ont été créés par la circulaire du 13 avril 2006 relative a` la prise en charge des auteurs de violences sexuelles. Ils ont pour mission générale d'améliorer la prévention, la compréhension et la prise en charge des violences sexuelles sur les bases d'une réflexion éthique et pratique. On compte vingt-quatre CRIAVS en France, y compris en outre-mer. Ils remplissent six missions. Tout d'abord ils organisent des formations initiales pour les futurs professionnels de santé (médecins, psychologues, infirmiers) ou du champ social (travailleurs sociaux, éducateurs) afin de constituer un vivier de professionnels compétents au niveau local. Ils interviennent ensuite en matière de formation continue, dans le cadre notamment de diplômes universitaires ouverts à des professionnels des champs sanitaire, social ou judiciaire. Ils proposent aussi des catalogues de formation aux professionnels. Ils animent des réseaux locaux interdisciplinaires santé-justice pour garantir la coopération entre les champs judiciaires et sanitaires. L'interdisciplinarité, en effet, est fondamentale. Ils accompagnent aussi les équipes de terrain qui assurent la prise en charge soignante ou éducative des auteurs de violence, par le biais d'une supervision et d'une analyse de la pratique de prise en charge ; beaucoup de professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse en bénéficient. Ils assurent également une mission de prévention, tant primaire que secondaire ou tertiaire. Ils abritent des centres de documentation et un réseau documentaire national permet à tous les professionnels de disposer d'informations sur les violences sexuelles et leurs auteurs. Ils assument enfin une activité de recherche.

Les vingt-quatre CRIAVS sont regroupés au sein de la Fédération française des CRIAVS (FFCRIAVS). En 2016, celle-ci a souhaité élaborer des recommandations professionnelles qui tiennent compte des connaissances les plus récentes concernant la prise en charge des auteurs. Ainsi est née l'idée de l'audition publique. Il s'agissait de parvenir à un consensus professionnel large. En médecine, on a l'habitude d'utiliser les référentiels de la Haute Autorité de santé (HAS) lorsqu'il s'agit de définir une méthodologie. On s'est donc tourné vers la HAS, qui a mis à notre disposition un méthodologiste pour nous accompagner dans toutes les étapes du processus afin de vérifier que celui-ci était correctement mené, notamment en ce qui concerne la qualité de la littérature qui a été analysée, la manière dont les débats ont été menés et le caractère impartial des membres des commissions, notamment ceux de la commission d'audition, pour éviter les conflits d'intérêts.

La Fédération a contacté quatorze associations et structures professionnelles assurant la prise en charge des auteurs de violence parmi lesquels Santé publique France, la direction générale de la santé, la direction générale de l'offre de soins, l'association nationale des juges d'application des peines et des associations à vocation soignante, car nous avons voulu mener une réflexion pluridisciplinaire. Nous avons suivi les recommandations de la Haute Autorité de santé pour constituer un comité d'organisation, dont j'ai été élue présidente, composé d'un représentant de chacune des quatorze structures qui ont accepté de participer à ce comité.

La loi du 17 juin 1998 a été une loi majeure en France dans le champ de la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, puisqu'elle a mis en place le suivi socio-judiciaire dans lequel s'inscrit la possibilité d'une mesure d'injonction de soins. Il s'agit d'un suivi obligatoire qui prend effet à la sortie de la détention et qui impose à la personne de se soumettre, sous le contrôle du juge d'application des peines, à différentes mesures de surveillance et à une obligation de soins, sous réserve qu'un expert psychiatre ait conclu, préalablement au prononcé de la peine, à l'opportunité du dispositif. Cette loi se fonde donc sur l'articulation entre la justice et la santé.

Vingt ans après la loi du 17 juin 1998, nous avons le recul permettant d'évaluer la pertinence et la mise en oeuvre de ce dispositif novateur sur le plan national, mais également sur le plan international. En effet, en droit comparé, je ne connais pas d'équivalent à l'injonction de soins dans d'autres pays. Il s'agit d'un dispositif particulièrement original, notamment en raison de l'articulation entre le soin et la justice.

Outre cette perspective, nous devions aussi tenir compte de la conférence de consensus de 2001, qui s'intitulait Psychopathologie et traitements actuels des auteurs de violences sexuelles. En 2006, les CRIAVS ont été créés. En 2009, des recommandations de bonnes pratiques de la Haute Autorité de santé sont parues mais elles étaient circonscrites au traitement des auteurs d'infractions sexuelles sur mineur de quinze ans et ne couvraient pas tout le champ des auteurs de violences sexuelles. C'est pourquoi le comité d'organisation a choisi de ne pas revenir sur la question de la psychopathologie, considérant que la question avait été traitée en 2001, mais a mis l'accent sur la prévention, l'évaluation et la prise en charge, vingt ans après la loi.

Le comité d'organisation a rédigé les questions, a sélectionné des experts - il existe une communauté de recherche francophone très dynamique sur le sujet. Nous avons fait appel aussi à des experts internationaux en Suisse et en Belgique. Nous avons constitué des commissions, dont une commission d'audition, présidée par M. Delarue et le Docteur Alezrah afin de tenir compte de l'imbrication entre les soins et la justice.

Au total, trente-trois experts ont présenté un rapport qu'ils ont débattu au cours d'une séance publique les 14 et 15 juin 2018. La commission d'audition a ensuite rédigé le rapport que vous connaissez.

M. Jean-Marie Delarue. - J'évoquerai tout d'abord les statistiques. Il est vain d'espérer tirer quelque enseignement des statistiques pénales. Les dépôts de plainte et a fortiori les condamnations ne reflètent en effet qu'une petite partie de la réalité. On peut approcher celle-ci par le biais des enquêtes de victimation.

Trois ont été menées ces dernières années. La première est l'enquête sur les violences faites aux femmes de 2000 dans la foulée de la conférence mondiale de Pékin de l'ONU qui recommandait aux États d'enquêter sur ces violences.

Cette enquête a concerné 7 000 femmes en métropole, 1 400 à la Réunion, 1 000 en Nouvelle-Calédonie et 1 000 en Polynésie. Ainsi 3,3 % des femmes interrogées déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, seuil d'âge retenu en droit pénal, 0,9 % des tentatives de viol et 0,5 % des viols. Au total, 4,7 % des femmes ont donc subi une agression sexuelle avant quinze ans.

À la Réunion, 2 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, 0,8 % des tentatives de viol et 0,7 % des viols, soit un total de 3,5 %. En Nouvelle-Calédonie, 11,6 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, et 2,6 % des viols, soit un total de 14,2 %, le chiffre des tentatives de viol n'étant pas connu. En Polynésie, 5,1 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, 1,7 % des tentatives de viol et 1,3 % des viols, soit un total de 8,1 %. Ces chiffres sont effrayants et la différence entre la métropole et l'outre-mer considérable.

Il y a aussi eu l'enquête de l'Inserm et de l'Observatoire national de la délinquance en 2007, et l'enquête « Virage » de l'Institut national d'études démographiques (INED) de 2015 menée suite à la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique de 2011. Pour ces deux enquêtes on a interrogé des ménages en face à face, et non seulement des femmes par téléphone. D'après ces deux enquêtes, une femme sur 26 serait victime d'un viol au cours de sa vie, et une sur sept subirait une agression sexuelle. Parmi les femmes victimes de tentatives de viol, 40 % ont été agressées avant l'âge de quinze ans, et 16 % entre quinze et dix-sept ans. Au total, 56 % des femmes ayant subi une tentative de viol l'ont donc été alors qu'elles étaient mineures. Les données montrent que les agressions proviennent souvent du cercle familial. Ces enquêtes ont été critiquées car elles sont fondées sur l'interrogatoire d'adultes sur leur passé. Il serait toutefois périlleux d'interroger les enfants : les enquêteurs de police savent que les déclarations des enfants sont sujettes à caution, car les enfants ne comprennent pas nécessairement ce qui leur arrive. Il faut donc interroger les adultes sur la base de leurs souvenirs. Il y a donc un risque d'erreur. Les auteurs des enquêtes ont eu le sentiment que la parole se libérait. Mais nul ne connaît la marge d'erreur liée à la reconstruction de son passé.

La prévention est moins développée en matière de violences sexuelles qu'elle ne l'est dans d'autres domaines, dans le champ sanitaire, je pense à la lutte contre le sida par exemple, ou social. Je ne puis vous livrer d'explication simple à ce constat. Il est probablement plus difficile de recueillir la parole des agressés. En outre, il n'existe pas de public facile à cibler pour ce type de campagnes, rendues plus délicates par le fait qu'elles touchent à l'intime. La France est donc mal outillée en la matière malgré l'établissement, encore embryonnaire, d'un réseau de professionnels de santé - la fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) - auquel il conviendrait d'adjoindre des professionnels de l'éducation et de la justice.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS), rapprochant la santé sexuelle de la santé physique, distingue la prévention primaire, secondaire et tertiaire selon qu'elle porte sur la prévention du passage à l'acte, sur ses conséquences ou sur le risque de récidive. La loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs s'attache principalement à la prévention tertiaire concernant les auteurs de violences sexuelles.

Les autres formes de prévention demeurent à défricher, même si quelques associations se risquent à diffuser une information sur la pédophilie, comme l'association « Une Vie » et son projet PédoHelp, l'association « Colosse aux pieds d'argile », qui oeuvre dans le milieu sportif, ou « L'Ange bleu » et son système d'écoute proposé aux auteurs de violences sexuelles sur mineurs. La fédération des CRIAVS, avec son réseau d'écoute et d'orientation ouvert en 2016, permet également aux paraphiles de trouver une solution adaptée. Cette action nous est apparue utile et nous a inspiré l'idée d'installer une permanence téléphonique à destination des pédophiles qui ne seraient pas passés à l'acte pour leur offrir un point d'accroche anonyme. Un tel système existe déjà aux États-Unis avec Stop it now, en Irlande, en Grande-Bretagne et en Pologne. Sa mise en oeuvre nécessite le recrutement d'écoutants, la mise à disposition de moyens financiers et, surtout, l'existence d'un réseau d'orientation. À titre personnel, je crois fermement à la nécessité de développer la prévention en milieu familial, pour venir en aide aux familles confrontées à cette situation qui, comme les familles de schizophrènes, se trouvent démunies face à la douleur.

Il paraît, en outre, indispensable de dissocier l'injonction de soins du suivi socio-judiciaire des auteurs de violences sexuelles. La loi précitée du 17 juin 1998, qui a créé l'injonction de soins, doit certes être préservée, car elle permet d'apporter un traitement, même sans demande de l'intéressé. Mais l'injonction de soins apparaît trop liée à la durée du suivi socio-judiciaire décidée par le juge. Or, les pratiques en la matière ont évolué depuis 1998 : le suivi socio-judiciaire a été étendu à d'autres délits que la délinquance sexuelle et peut désormais être perpétuel, ce qui ne peut raisonnablement pas être le cas des soins. Il devrait donc être possible de demander au juge, le moment venu, de mettre fin à l'injonction de soins : la surveillance d'un individu ne poursuit pas la même finalité qu'une mesure thérapeutique.

Le sujet du secret professionnel et du secret partagé est délicat, compte tenu de sa dimension pluridisciplinaire, qui touche au secret médical et à celui de l'instruction. Trois dispositifs l'encadrent en droit français : l'article L. 3711-2 du code de la santé publique impose, dans le cadre d'une injonction de soins, au médecin intervenant en prison de transmettre ses informations au médecin coordonnateur ; la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a élargi la notion de secret partagé à des professionnels hors du milieu sanitaire ; enfin, l'article L. 6141-5 du code de la santé publique impose, en cas de risque sérieux en matière de sécurité, de partager les informations sur un détenu avec l'administration pénitentiaire. Ces différents dispositifs, bien qu'insuffisants, sont nécessaires. Ils pourraient utilement être complétés par l'application de principes simples : le maintien du secret médical sans qu'il ne constitue un obstacle à la circulation de l'information lorsque plusieurs médecins sont concernés par un dossier, la transmission des informations qui ne sont couvertes par aucun secret, ce que l'administration pénitentiaire se refuse hélas souvent à faire pour des motifs de sécurité, et l'établissement d'une circulation efficace et rapide des données entre les différents professionnels. La prise en charge des auteurs s'en trouverait notablement améliorée. À cet effet, le législateur devrait s'interroger sur les modalités de partage du secret, notamment médical.

Il nous semble enfin nécessaire de mieux préparer les sorties de prison. Il ne vous aura pas échappé que les pédophiles sont, en règle générale, condamnés à de plus lourdes peines que les agresseurs sexuels de victimes majeures. Ainsi, à la prison de Mauzac, l'un des vingt-deux établissements pénitentiaires spécialisés dans l'incarcération des auteurs d'infractions à caractère sexuels (AICS), 338 personnes étaient détenues en 2012, dont 245 AICS, soit 73 % de l'effectif, parmi lesquels 78 % avaient commis des actes sur des mineurs. Les établissements spécialisés bénéficient de moyens supplémentaires, mais encore insuffisants au regard des besoins, en psychiatrie. Il existe hélas un divorce redoutable entre les soins dispensés en prison et ce qui suit après la libération, souvent mal préparée, du détenu. Dans le meilleur des cas, la personne libérée attend plusieurs mois pour un simple entretien en centre médico-psychologique. Certains thérapeutes exerçant en prison avaient développé des consultations externes dans l'attente d'une prise en charge classique, offrant ainsi au patient une continuité des soins. Leur initiative, pourtant bienvenue, n'a pas hélas eu l'heur de plaire aux inspections qui s'y sont penchées en 2011. Il apparaît indispensable d'inventer de nouvelles mesures, éventuellement inspirées de celle-ci.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Du point de vue des professionnels, plusieurs propositions du rapport paraissent essentielles : la mise en oeuvre d'actions de prévention fondées sur des programmes validés et à destination de publics variés, le développement des structures pour mineurs auteurs de violences sexuelles, la recherche de facteurs de protection des AICS face au risque de récidive, l'augmentation des moyens d'expertise psychiatrique judiciaire à l'heure où la disparition du statut de collaborateur occasionnel du service public inquiète les professionnels - une expertise collégiale représente une condition nécessaire pour assurer une évaluation juste du risque de récidive et du niveau de dangerosité - et le renforcement des soins intersectoriels en appui de l'offre de soins de droit commun.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Nous menons avec vous la première audition de notre mission commune d'information. Quel conseil pourriez-vous nous donner concernant les orientations à donner à nos travaux ? Votre expertise sur cette question, comme sur celle des mineurs incarcérés que nous avons récemment évoquée au Sénat, est reconnue.

M. Jean-Marie Delarue. - Je vous conseillerais d'inventorier les expériences étrangères, quoique peu nombreuses, en matière de prévention primaire. Nous avons réalisé un travail similaire : quelques exemples existent, notamment aux États-Unis, mais ils sont ciblés sur les étudiants afin d'éviter les débordements dans les universités. De fait, peu d'expériences ont fait l'objet d'une évaluation scientifique. J'entendrais, en outre, les associations qui oeuvrent dans ce domaine sur les obstacles qu'elles rencontrent.

Dans notre société, les problèmes sont multifactoriels et nous y sommes, hélas, mal préparés. Réfléchissez aux moyens de mieux coordonner les professionnels et de les former aux modalités de cette coordination. Nous ne prêtons pas suffisamment attention à la prise en charge de la pédophilie, qui nécessite un travail interdisciplinaire approfondi.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - La pédophilie, terme clinique, ressort de la maladie psychiatrique. Le pédophile ne passe pas obligatoirement à l'acte. A contrario, les auteurs d'agressions sexuelles sur mineur ne sont pas tous pédophiles. Ne confondons pas une catégorie pénale avec une définition clinique, d'autant que les prises en charge diffèrent.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Dans votre exposé, vous estimiez, monsieur Delarue, que les soins ne pouvaient être dispensés indéfiniment et que certains agresseurs n'étaient d'ailleurs pas malades. Existe-t-il des traitements efficaces ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - La pédophilie est une maladie mentale, une pathologie appartenant, comme le sadomasochisme et l'exhibitionnisme, à la catégorie des paraphilies. Les pédophiles ressentent de façon récurrente des besoins sexuels et des fantasmes impliquant des enfants, sans toujours passer à l'acte. Il existe, par exemple, une association des pédophiles abstinents. Certains auteurs de violences sexuelles à l'encontre de mineurs ne sont pas pédophiles, comme souvent dans les cas d'inceste, où une relation privilégiée avec un enfant couplée à une attirance physique conduit, dans des circonstances particulières, à une abolition des barrières entre l'adulte et l'enfant.

En matière de prise en charge médicale, je préfère parler de traitement antihormonal plutôt que d'employer le terme de « castration chimique », que j'estime stigmatisant. Il faut savoir, par ailleurs, que ce traitement n'est indiqué que pour les populations qui présentent des paraphilies avec contact, dont la pédophilie, ou sans contact. J'ai pris tout à l'heure l'exemple des pères incestueux ; s'il n'y a pas de paraphilie associée, ce traitement n'est pas utile.

La prise en charge doit avant tout relever de la psychothérapie ; comme l'a montré l'audition publique, elle doit être axée sur des cibles thérapeutiques discriminantes. Ainsi, s'agissant des auteurs de violences sexuelles, le bien-être et la qualité de vie sont des facteurs moins pertinents que les difficultés de régulation émotionnelle, de gestion du comportement ou de lien à l'autre. Il faut faire varier les types de prise en charge ; aucune approche n'est supérieure aux autres.

La famille, en outre, doit elle aussi être prise en charge, et le traitement doit s'articuler en différentes séquences périodisées de façon opportune, avec la possibilité que, le moment venu, le sujet soit considéré comme guéri.

M. Jean-Marie Delarue. - En psychiatrie, il y a différentes écoles. Or, justement, une thérapeutique efficace mêle différentes approches ; elle impose donc aux psychiatres de rompre avec des barrières qu'ils connaissent eux-mêmes dans leurs pratiques professionnelles.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Dans votre rapport, vous mentionnez que les agresseurs sexuels d'enfants ont un taux de récidive globalement inférieur à celui des agresseurs sexuels de femmes. Une spécificité psychologique explique-t-elle cette différence, qui requerrait une prise en charge particulière ? Par ailleurs, pourriez-vous définir un profil type des auteurs d'infractions sexuelles commises à l'encontre d'enfants dans un contexte institutionnel ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Schématiquement, les auteurs d'agressions sexuelles sur des femmes adultes ont un profil marqué par la violence, la puissance et la recherche de domination. Il s'agit, pour certains, de personnes qui présentent un profil sociopathique et des distorsions cognitives en lien avec les stéréotypes masculins et une image dégradée de la femme. Les sujets concernés abusent également fréquemment de substances psychoactives, avec des troubles de l'humeur. Si l'on doit les classer dans un profil criminologique, ils correspondraient plutôt à une criminalité d'ordre général : ce sont des sujets qui peuvent aussi être amenés à commettre des infractions d'autres types.

Quant aux auteurs de violences sexuelles sur mineurs, il s'agit plutôt de personnes dont les habiletés sociales et l'estime de soi sont faibles, avec un sentiment d'impuissance ou d'incapacité, des problèmes d'attachement, des difficultés dans la relation avec les adultes, des problèmes sexuels et d'autres distorsions cognitives identifiées - par exemple, « l'enfant n'a pas dit non, donc il est consentant », ou « je contribue à son éducation sexuelle ».

S'agissant du passage à l'acte institutionnel, il est extrafamilial, mais se fait en même temps dans un cercle proche. Il a pu être décrit que les enfants victimes étaient parfois un peu plus vulnérables que d'autres ; il a pu être décrit également un lien particulier d'autorité, dans un contexte de solitude de l'enfant.

Concernant la typologie du passage à l'acte, on distingue souvent une préméditation, avec un contexte de confiance progressive et de manipulation émotive, des comportements de séduction de la part de l'adulte, des jeux, des cadeaux, des privilèges, des menaces, une coercition physique, parfois, mais, le plus souvent, essentiellement morale.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - D'où vient le financement des CRIAVS ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Du ministère de la santé.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - En vous lisant et en vous écoutant, j'ai l'impression qu'on s'est beaucoup penché sur le traitement de la personne identifiée, condamnée, sanctionnée, qu'on a identifié un processus, mais qu'on ne sait pas grand-chose sur le passage d'une étape à une autre de ce processus. Pourquoi les victimes ne savent-elles pas qu'elles sont des victimes ? Pourquoi, lorsqu'elles le savent, ne parlent-elles pas ? Pourquoi, lorsqu'elles parlent, ne les croit-on pas ? Les auteurs ne sont pas dénoncés, donc ne sont pas sanctionnés. Collectivement, ce qui domine, c'est le sentiment d'impuissance - c'est pourquoi nous avons souhaité travailler sur ce sujet.

Vous avez très bien noté l'absence de campagne de prévention nationale, alors qu'on en fait sur tous les sujets. Mettons de côté les raisons de cette absence ; la clé consiste-t-elle à faire en sorte que ces sujets soient identifiés et « appris », que ce soit aux enfants, aux parents, aux enseignants, aux prêtres ? Quelle serait votre préconisation ? Quel est selon vous le maillon manquant, la mesure qu'il faudrait mettre en place pour que la situation se débloque et pour que tout ce qui existe déjà puisse être mobilisé efficacement ?

M. Jean-Marie Delarue. - Il faut mesurer le chemin parcouru en quelques décennies. Quand j'étais enfant, dans les campagnes que je connais, l'inceste était monnaie courante et n'était nullement inquiété - il ne fallait pas toucher à la vie familiale.

On a cru trouver ensuite une réponse pénale à ces problèmes. C'est si vrai que, pendant des années, le « prédateur » sexuel a été l'archétype du criminel.

Ce faisant - c'est heureux -, on s'est préoccupé des victimes, et les associations d'aides aux victimes fleurissent. Mais les associations qui s'intéressent aux auteurs et aux familles sont beaucoup moins nombreuses.

Nous ne sommes pas impuissants : le docteur Mouchet-Mages vient de montrer que des thérapeutiques sont possibles. Il faut, au-delà et en-deçà de la condamnation pénale, trouver les interlocuteurs qui vont pouvoir accompagner l'auteur, la victime et la famille. Nous en sommes à un point où ce « joint » n'est pas fait ; votre commission doit contribuer à rétablir le chaînon manquant entre les choses qu'on ne sait pas encore et la pure solution pénale.

Les personnes compétentes existent. Mais travailler en réseau, dans ce pays, est extrêmement compliqué. On a l'impression que, une fois la personne condamnée, le problème est réglé, alors qu'on n'a rien réglé du tout. La loi de 1998 a ouvert la voie ; il faut maintenant aller plus loin en matière de prise en charge.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Les politiques publiques se sont beaucoup penchées sur la question de la prise en charge des victimes - c'est capital. L'impact traumatique explique en partie le manque de déclarations : les victimes ne sont pas capables de se reconnaître victimes et de parler.

Mais, dès lors qu'on a affaire à des victimes, c'est déjà trop tard. Pour qu'il n'y ait pas de victimes, il faut prévenir la survenue des auteurs. C'est ce qu'il faut entendre sous l'exigence de prise en charge des auteurs.

M. Jean-Marie Delarue. - Pour prendre en charge les auteurs, il va falloir s'intéresser à la vie familiale, celle où l'on n'osait pas aller dans les années 1950, et celle où l'on va désormais, mais seulement pour punir, alors qu'il faudrait aussi prévenir.

Ce que les Américains appellent la prévention « bystander », qui s'adresse au témoin, est donc absolument essentielle : il s'agit d'apprendre aux familles à discerner les signes extérieurs de ce que le docteur Mouchet-Mages décrivait à l'instant en termes cliniques.

Mme Esther Benbassa . - Docteur Mouchet-Mages, concernant le profil des pédophiles, vous avez donné des indications assez claires. Le profil du prêtre pédophile entre-t-il dans cette description que vous avez donnée du pédophile « type » ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Oui, à peu près. Je ne vois pas de caractéristiques spécifiques.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Notre mission d'information est orientée sur les actes commis dans l'exercice des métiers de ces « prédateurs ». Vous nous avez donné des statistiques intéressantes sur le nombre de personnes incarcérées ; existe-t-il des statistiques qui permettraient de savoir si ces actes, lorsqu'ils ont lieu hors de la famille, ont lieu plutôt dans le cadre du milieu sportif, du milieu éducatif, ou ailleurs ?

M. Jean-Marie Delarue. - Pour les personnes incarcérées, vous ne trouverez aucune statistique détaillant l'origine de l'infraction pour laquelle la personne est emprisonnée. Cela n'intéresse pas du tout l'administration pénitentiaire, et c'est bien dommage.

Les seules statistiques disponibles sont celles des enquêtes que j'ai citées. L'Institut national des études démographiques (INED) donne une répartition des lieux dans lesquels les faits se sont produits - ils ont massivement lieu dans la famille ou parmi les proches. Il faut chercher dans les enquêtes de victimation.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions tous les deux pour la qualité de nos échanges et les pistes de réflexion que vous avez ouvertes.

Audition conjointe de M. Éric Guéret,
réalisateur du documentaire "Enfance abusée",
à l'origine d'un appel citoyen pour une campagne de prévention en France contre la pédophilie,
et de Mme Christine Pedotti, directrice de la rédaction de Témoignage chrétien, à l'origine de l'appel pour une enquête sur la pédophilie dans l'Église

(mercredi 28 novembre 2018)

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Mme Catherine Deroche , présidente. - Pour la deuxième audition de notre mission d'information, nous avons le plaisir de recevoir Mme Christine Pedotti, qui est directrice de la rédaction de Témoignage chrétien et M. Éric Guéret, réalisateur. Vous avez tous les deux lancé un appel pour interpeller les responsables politiques et la société toute entière sur le problème de la pédophilie dans l'Église catholique, appel qui a recueilli des milliers de signatures et qui a incité l'Église de France à prendre plusieurs initiatives dans la période récente. Je tiens à préciser que votre appel a également été, indirectement, à l'origine de la création de cette mission d'information dont le but est d'étudier la question des infractions sexuelles sur mineurs dans un cadre institutionnel.

Monsieur Guéret, vous êtes l'auteur du documentaire intitulé « Enfance abusée », diffusé le 20 novembre dernier sur France 2, visible en replay pendant un mois encore. Ce documentaire présente le témoignage de huit personnes qui ont été victimes d'abus sexuels pendant leur minorité dans un cadre familial ou extra-familial. À la suite de sa diffusion, vous avez lancé un appel citoyen qui a été signé par une soixantaine de responsables politiques et de personnalités. Vous demandez notamment au Gouvernement de lancer une grande campagne de prévention contre la pédophilie.

Je précise que cette audition est publique et enregistrée.

M. Éric Guéret, réalisateur du documentaire « Enfance abusée » . - Je ne suis pas un expert mais j'exerce le métier de documentariste de sorte que je travaille de manière très approfondie sur les sujets dont je me saisis, souvent pendant une année entière, car je ne réalise, en moyenne, qu'un film par an. En ce qui concerne le documentaire que vous avez mentionné, le tournage a été très rapide mais nous avons passé neuf mois à enquêter et à rechercher les témoins, en rencontrant le milieu associatif mais aussi de nombreuses victimes susceptibles de témoigner. Je porte donc un regard transversal sur la question des infractions sexuelles commises sur les mineurs, moins informé que celui d'un expert, mais sans doute plus large.

Mes films portent de plus en plus souvent sur les violences, qu'il s'agisse des violences faites aux femmes, des discriminations ou des traumatismes, mais aussi sur la démarche de résilience, car j'essaie toujours de filmer les solutions plus que les problèmes et j'aime choisir des personnages tournés vers la lumière plutôt que vers l'autodestruction.

J'essaie ainsi de montrer par l'exemplarité comment certaines personnes pourraient trouver un avenir possible malgré les violences qu'elles ont subies. Tel a été l'objectif du documentaire « Les Insoumises » que j'ai réalisé pour Canal Plus sur les violences faites aux femmes à travers le monde, ou bien encore « Homos, la haine » sur l'homophobie, « Trans, c'est mon genre » sur les personnes transgenres et dernièrement « 13 novembre, vivre avec » qui suit la reconstruction de cinq personnes victimes des attentats de Paris.

Quant à mon documentaire « Enfances abusées », il a obtenu le record d'audience de la case « Infrarouge » de France Télévision, avec 650 000 spectateurs, malgré une heure de diffusion assez tardive à 23 heures 20. Nous attendons les chiffres du replay et j'espère que ce film sera vu par plus d'un million de personnes. Le film a fait l'unanimité chez les victimes, comme me l'a confirmé l'ancienne sénatrice Corinne Bouchoux qui a décidé de révéler son histoire dans ce film. À cela s'ajoute le succès de l'appel que nous avons lancé dans un article de Libération qui a été numéro un des articles téléchargés sur le site du journal, lorsqu'il a été publié le 20 novembre. La demande du public est donc forte sur ce sujet rarement traité.

Je tiens à vous remercier et à saluer l'initiative du Sénat. Les chiffres sont choquants, mais ce qui l'est plus encore c'est le déni généralisé que l'on constate face au nombre des victimes. L'absence totale de réponse organisée pour lutter contre ce type de violences est incompréhensible. Corinne Bouchoux en parle dans le film, et regrette que l'action qu'elle a tenté de mener durant son mandat de sénatrice n'ait pas abouti. Cette mission d'information soulève un énorme espoir, car chacun caresse le voeu que ce sujet devienne une urgence politique, avec le déploiement d'une campagne de prévention et la mise en place d'une grande politique publique impliquant la création d'un volet législatif. Il faudrait aussi cadrer la manière d'entendre et d'accueillir les victimes. Le champ de travail est large et nous sommes peut-être à l'aube d'un nouveau mouvement comparable à celui qui est à l'oeuvre en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.

N'oublions pas que les violences faites aux enfants sont comme la racine de toutes les violences. L'inceste en fait partie avec ses 4 millions de victimes en France. En évitant pudiquement de traiter le problème, on ignore 75 % des victimes. Pourquoi ne pas créer une seconde mission d'information spécifiquement consacrée à ce sujet ?

Mme Christine Pedotti, directrice de la rédaction de Témoignage chrétien . - À l'initiative de Témoignage chrétien, nous avons demandé qu'une commission parlementaire enquête sur les abus et leur dissimulation dans l'Église catholique. Pourquoi cette drôle d'idée ? Les scandales de pédophilie dans l'Église surgissent de façon permanente un peu partout dans le monde. Depuis la lettre du 20 août 2018 du pape François au peuple de Dieu, nous attendions que les évêques s'emparent de la question et réagissent, comme le leur suggérait le pape. Nos propositions de rencontre se sont heurtées à une fin de non-recevoir, voire à une absence de réponse, jusqu'au communiqué du 12 septembre émanant de la conférence des évêques, dont la teneur restait très en dessous de la lettre du pape. La France serait indemne et, tout comme le nuage de Tchernobyl, la pédophilie dans l'Église s'arrêterait à nos frontières !

Or de nombreux témoignages attestent que, partout dans l'Église de France, sévit ce que le pape appelle une « culture de l'abus » qui se décline en trois termes : abus de pouvoir, abus de conscience et abus sexuels. Il est donc clair que la pédophilie dans l'Église et sa dissimulation par l'institution ne relèvent pas de l'accident mais d'une crise majeure.

Faute d'être entendus par une institution muette et sourde, nous avons fait ce à quoi le pape nous encourageait, à savoir prendre nos responsabilités de baptisés, c'est-à-dire de citoyens et citoyennes ordinaires de l'Église. Et puisque nous avons le privilège de vivre dans un État de droit, nous avons considéré qu'il était nécessaire qu'une commission d'enquête parlementaire s'intéresse à ceux qui sont des enfants de la République avant d'être des catholiques. Nous avons été entendus puisque me voici, cet après-midi, devant votre mission d'information dont le champ ne se restreint pas à l'Église catholique mais qui la prend en compte.

L'appel que nous avons lancé a recueilli 30 000 signatures et un sondage a montré que 88 % des Français, dont 90 % des catholiques pratiquants, approuvaient l'idée d'une commission d'enquête extérieure à l'Église. C'est dire qu'il ne s'agit pas d'enquêter contre l'Église, mais pour sortir l'Église de l'ornière.

En quoi la question des abus sexuels dans l'Église est-elle spécifique ? Sans doute d'abord à cause des auteurs des faits. Nous ne savons pas si le taux de pédophilie chez les prêtres est supérieur à celui d'autres catégories professionnelles en contact avec les enfants, faute de cartographie réalisée en France. Cependant, selon la Commission royale d'Australie qui a mené d'importants travaux fondés sur des appels aux victimes, le taux de pédophilie des prêtres approche les 7 %. Aux États-Unis, la commission John Jay a établi en 2004 un taux de 4,5 %. Enfin, selon les chercheurs indépendants de la Commission allemande, qui reconnaissent cependant ne pas avoir eu accès à la totalité des sources et des archives, ce taux avoisinerait les 4,5 %. Nous pouvons donc établir une moyenne oscillant entre 4 et 7 %.

Nous ne disposons pas d'éléments comparatifs avec d'autres catégories professionnelles et nous ne pouvons pas déterminer par exemple si les maîtres-nageurs sont plus souvent coupables que les prêtres. En revanche, il est bien établi que 80 % des enfants qui sont agressés par des prêtres pédocriminels sont des garçons, dont 80 % encore ont plus de dix ans. Il s'agit donc d'une pédocriminalité spécifique visant des garçons qui ne sont plus tout à fait dans l'enfance, âgés de douze, treize ou quatorze ans, soit à l'aube de la puberté. Soyons clairs : l'argument développé dans les milieux catholiques conservateurs, selon lequel la pédocriminalité des prêtres serait liée à l'homosexualité relève d'une grande absurdité, car les homosexuels normalement équilibrés ne violent pas les enfants.

En revanche, la particularité de la pédocriminalité dans l'Église tient au rôle symbolique très particulier que jouent le prêtre et l'évêque, rôle de paternité spirituelle que l'on ne retrouve dans aucune autre institution. Elle tient aussi à la sacralité des prêtres qui représentent Dieu, savent ce que Dieu veut, connaissent ce qui est bien ou mal, peuvent pardonner les péchés, et vont jusqu'à faire Dieu quand ils célèbrent la messe. J'ai été stupéfaite de voir très récemment sur YouTube le Padre Amar, jeune prêtre de 35 ans, expliquer que le prêtre devient Jésus et est lui-même le corps de Jésus, lorsqu'il célèbre la messe. C'est théologiquement faux et cela ouvre la voie à toutes les formes d'abus. Les victimes le disent : « Le curé, c'est comme si c'était le bon Dieu.» Il se fait appeler « Mon père ». Or le père c'est symboliquement celui qui dit la loi.

À côté de ceux qui ont commis les crimes, il y a ceux qui les ont dissimulés, à savoir les évêques qui disent aussi qu'ils sont « les pères » de leurs prêtres. Dans un entretien publié le 30 octobre 2018 dans le journal La Croix, l'évêque de Gap, Xavier Malle, s'explique ainsi à propos de la dénonciation des prêtres pédophiles : « Le pape m'avait dit après mon ordination : `soyez un père pour vos prêtres.' Comment un prêtre peut-il aller dénoncer son fils à la police ? J'ai discuté avec un évêque émérite qui m'a dit : `Tu es aussi le père des victimes' et cela m'a éclairé. » On nage en plein délire symbolique, car si l'on pousse jusqu'au bout la logique selon laquelle le père est celui qui dit la loi, il peut aussi devenir celui qui brandit l'intérêt de son fils, prêtre criminel, en le faisant prévaloir sur celui du fils qui n'est pas prêtre, quand bien même il serait la victime.

La lettre de félicitations que le cardinal Castrillon Hoyos, préfet de la Congrégation pour les évêques, adresse à l'évêque Pierre Pican, condamné en septembre 2001 pour non-dénonciation dans l'affaire du prêtre Bissey à Caen est particulièrement explicite. Il le félicite de ne pas avoir dénoncé le prêtre en arguant du lien sacré de protection entre l'évêque et son prêtre. La citation est glaçante.

Une autre particularité de la pédocriminalité dans l'Église tient au lien particulier qui unit les évêques entre eux selon le principe de la succession apostolique qui dispose qu'un évêque est ordonné par l'imposition des mains de trois autres évêques appelant l'Esprit Saint sur sa tête.

Selon la tradition catholique, les mains et les fronts se succèdent dans ce geste depuis les origines de l'Église. Cette idée, très belle d'un point de vue spirituel, a un revers terrible, dès lors que tout évêque intimement, profondément et spirituellement lié à son prédécesseur, jugera bon de ne pas dénoncer un cas de pédophilie dont son prédécesseur n'aura pas fait état, car ce serait juger son propre père qui l'aura fait évêque.

Il faut en outre prendre en compte le regard extrêmement péjoratif que la doctrine catholique porte sur la sexualité presque toujours entachée par le péché, puisqu'elle n'est licite que dans le cadre d'un mariage unique, stable et ouvert sur la procréation. Le péché est partout ailleurs, y compris dans le simple acte de masturbation. Dès lors qu'il n'existe pas de principe de gradualité, il est difficile de comprendre que certains actes peuvent tomber sous le coup du péché alors que d'autres, qualifiés de crimes, sont redevables du régime de la justice et non de celui de la pénitence et du pardon. Cette confusion a été longtemps entretenue dans l'Église de France, notamment par le cardinal Barbarin qui disait encore au début du mois de novembre, dans une interview à Radio Notre-Dame, à propos de l'affaire Preynat dont il doit répondre devant la justice le 7 janvier : « Dès que j'ai su, j'ai dit à Rome, et Rome m'a répondu. J'ai fait ce que Rome avait dit. » Le cardinal Barbarin est-il redevable à Rome ? Ne doit-il pas être soumis à la justice française, en tant que citoyen français ? De fait, il va l'être. Cependant, l'idée même d'un régime du droit canonique dépendant de Rome explique l'impossibilité longtemps entretenue dans l'Église de faire la lumière sur cette question.

Les évêques ont décidé de réunir une commission indépendante confiée à Jean-Marc Sauvé dont nous connaissons la droiture. Nous attendons de voir ce qu'il en sortira. Souhaitons que cette commission soit à l'image de la vôtre, publique et enregistrée, et que les travaux que les évêques entreprendront aient ce caractère de publicité, puisque c'est précisément le silence qui a été à l'origine de tant d'abus.

Vous m'avez demandé quelles mesures il faudrait prendre. Je suis navrée d'entendre des évêques nous expliquer qu'on formera mieux les séminaristes et que l'on invitera des familles à leur table pour qu'ils voient ce que c'est qu'une vraie famille. Les séminaristes ne sont-ils pas eux-mêmes issus de familles, de sorte qu'ils ont sans doute une vague idée de ce qui s'y passe ?

Une mesure efficace consisterait à renforcer l'éducation des enfants, chaque début d'année scolaire, dans les institutions qui les accueillent, catéchisme ou scoutisme. Après tout, qui peut mieux défendre les enfants qu'eux-mêmes ? C'est en les éveillant à l'idée qu'ils ont un corps auquel personne ne doit toucher qu'on les rendra capables de se protéger eux-mêmes. Autant vous dire qu'une telle mesure ne sera pas facile à faire passer dans l'Église catholique où l'on tient qu'il ne faut pas parler de ces choses-là aux enfants innocents sous peine de leur donner des idées.

Je ne suis pas juriste mais je suis une observatrice de ce monde particulier dont je crois pouvoir dire sans prétention que je le connais très bien. Ce qui est certain, c'est que les prêtres et les évêques ne peuvent pas juger eux-mêmes de la prescription de ces crimes. La commission Christnacht a été réunie en 2016 dans le but d'éclairer les évêques sur la conduite à tenir à l'encontre des prêtres ayant purgé leur peine et sur les cas où il y aurait prescription. De toute évidence, les cas prescrits doivent être présentés à la justice car c'est à elle d'établir si la prescription s'applique ou pas.

Une autre question reste de savoir ce que nous devons faire des innombrables témoignages que nous avons reçus. Je ne suis que la directrice d'un microscopique journal et je n'ai aucune compétence pour accueillir tous ces mots, toutes ces souffrances, toutes ces confidences.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je voudrais tout d'abord vous féliciter tous les deux pour vos témoignages. Évaluer le nombre exact des victimes est un objectif de notre travail. La France ne dispose pas d'un chiffre officiel, mais selon les travaux des associations, près de 20 % d'une tranche d'âge seraient victimes de violences sexuelles chez les mineurs. D'où la nécessité absolue et impérieuse d'en faire une cause nationale et de disposer de chiffres précis pour répondre aux victimes et prendre en charge les auteurs. Votre préconisation concernant l'éducation des enfants et la prévention correspond aux mesures de la proposition de loi qui a été votée au Sénat à l'unanimité au mois de mars. Quand l'enfant saura que son corps lui appartient et doit être respecté complètement et entièrement, il aura en lui la possibilité de se protéger. D'autant que les violences peuvent être intrafamiliales, devenant ainsi une sorte de normalité pour l'enfant.

S'il est vrai que dans l'Église catholique le mariage est d'abord fait pour la procréation, il ne se réduit pas à cela. Sinon, les prêtres ne marieraient pas des personnes âgées qui manifestement ne peuvent plus être parents. Les chiffres australiens à 7 % sont énormes. Cependant, il reste 93 % des prêtres qui exercent leur mission en leur âme et conscience. Votre travail consiste aussi à les mettre en lumière.

En vous écoutant, je pensais à une phrase toute simple : la loi avant la foi. Effectivement, les petits enfants sont des enfants de notre République avant d'être catholiques, ou bien avant d'être gymnastes ou basketteurs, et avant de suivre des cours à l'école. Cette phrase, si elle était martelée, finirait peut-être par frapper l'imaginaire collectif.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous nous avez parlé de ce tabou, de cette omerta et de la loi du silence qui protègent les auteurs de crimes sexuels et qui malheureusement étouffent les victimes. Avec vos documentaires, vos articles de presse et l'appel que vous avez lancé, vous sensibilisez l'opinion.

Nous autres, législateurs, nous tentons de vous faire écho pour que le problème soit reconnu. Vous nous demandez que faire de tous les témoignages qui vous arrivent. Il faut les porter haut et fort pour que la situation ne puisse plus se reproduire. Pour l'instant, c'est certainement une utopie, mais pas à pas nous y parviendrons.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Monsieur Guéret, pensez-vous que le témoignage des victimes libèrera la parole d'autres victimes ? Parmi ceux que vous avez rencontrés, vous avez choisi de mettre en lumière des résilients. Constituaient-ils une majorité ? Comment sont-ils devenus résilients ?

Le 119 a besoin d'être renforcé selon vous. Quels éléments vous laissent penser qu'il serait sous-doté ?

Madame Pedotti, y a-t-il un lien entre la spécificité de l'Église et le fait que les prêtres ne peuvent pas se marier ? Croyez-vous que dans les cas de pédophilie avérés, c'est le prêtre qui est devenue pédophile ou bien le pédophile qui est devenu prêtre ?

M. Éric Guéret . - Toutes les questions butent sur le manque de données statistiques fiables en France. Une société qui ne veut pas voir un problème se débrouille toujours pour ne pas le quantifier. Il n'y a jamais eu d'enquête fiable en France pour déterminer le pourcentage d'incestes intra-familiaux, ni le nombre de crime pédophiles commis par les entraîneurs sportifs, les prêtres, etc. Il est indispensable de mieux cerner les problèmes si l'on veut mettre en place une politique de prévention et d'accompagnement des victimes qui feront que la France sera non seulement le pays des droits de l'homme mais aussi celui des droits de l'enfant.

Je me suis appuyé sur plusieurs sources, dont la plus officielle est le baromètre santé et sexualité de l'Agence de santé publique. Il distingue les violences sexuelles que les gens ont subies, puis celles que les gens ont subies avant dix-huit ans. Si l'on fait une règle de trois, on en déduit qu'il y a 4 millions de victimes de viol et tentative de viol en France avant dix-huit ans, 3 millions de femmes et un million d'hommes, soit 6 % de la population.

Le Conseil de l'Europe va jusqu'à dire qu'un enfant sur cinq est victime d'une forme de prédation sexuelle, ce qui donnerait en France une estimation à 12 millions de victimes. Outre les 4 millions de victimes de viol et tentative de viol, les études s'accordent à chiffrer entre 6 et 7 millions le nombre des victimes de violences sexuelles, ce qui revient à dire que trois enfants sur une classe de trente élèves sont touchés. Si l'on inclut les prédateurs sur Internet, on atteint les 12 millions de victimes.

Ces chiffres donnent le vertige et pourtant rien n'est fait. Il faudrait commencer par mener des études. Certaines associations en font, l'Association internationale des victimes de l'inceste (AIVI) par exemple, mais leurs moyens sont limités et il faudrait que les pouvoirs publics s'emparent du problème comme ils le font pour d'autres fléaux.

Face aux 4 millions de victimes de viol et tentative de viol, soit 1,8 enfant par classe sur une classe de trente, on constate le déni le plus complet. J'ai des enfants à l'école. Personne ne m'a prévenu de la situation. On ne peut qu'être en colère lorsqu'on apprend que 6 % de cette population est victime d'abus sans que personne n'en parle ni ne s'y intéresse.

Les victimes sont dans un sentiment d'abandon et de solitude extrêmes qui pousse certaines d'entre elles à se suicider ou à garder le silence. Elles partagent le sentiment que les institutions ne leur viennent pas en aide.

Le déni a pour conséquence que les parents ne décèlent pas les signes, lorsqu'un enfant de cinq ans se remet à faire pipi au lit, ou bien lorsqu'un enfant commence à se masturber à un âge précoce. Ce sont pourtant des signes forts qui indiquent la possibilité d'une forme d'attouchements. Il faudrait informer davantage les parents pour qu'ils puissent identifier le problème. Ceux que j'ai filmés étaient désespérés de découvrir que leur enfant avait été abusé pendant parfois dix ans sans qu'ils aient rien vu. Or personne ne leur a dit ce qu'il aurait fallu voir, ni ne les a guidés dans la manière d'identifier le problème. Ce silence est criminel, car il ne donne pas aux parents, à l'encadrement scolaire ou sportif les moyens de lire ces petits signes qui sont des alertes.

Il ne peut y avoir ni politique de prévention, ni politique publique, en l'absence de chiffres. Par conséquent, vous nous offrez un énorme espoir. Lorsqu'on constate que les accidents de la route font 3 500 morts par an, on passe toutes les routes de France à 80 kilomètres à l'heure. Et on ne ferait rien alors que l'on sait qu'il y a 4 millions de victimes de la pédophilie ? Pas une affiche dans le métro, pas un spot à la télévision, pas un petit fascicule de formation pour les enseignants, pour les prêtres, pour les accompagnateurs sportifs, pour les colonies de vacances, absolument rien ou si peu.

Enfin, énorme écueil, la loi « Villefontaine » impose au ministère de la justice de transmettre les fichiers des membres du personnel de l'Éducation nationale, condamnés pour pédocriminalité. Cependant, les recteurs sont seuls avec ces informations, sans que personne ne leur indique comment réagir. Faut-il renvoyer, réintégrer, ou bien éloigner ces personnes des enfants ? Il serait intéressant que vous entendiez un recteur à ce sujet. On a fait une loi sans donner aux recteurs les clés pour l'appliquer.

Autre problème considérable, cette loi concerne le personnel de l'Éducation nationale, mais pas les personnels de mairie et de cantine qui exercent une activité dans les écoles. Ces personnes peuvent donc avoir été jugées pour pédocriminalité et continuer à être proches des enfants. C'est la même chose pour les personnes qui exercent dans le monde du sport. Dans mon documentaire, l'un des témoins, Kévin, a été violé pendant dix ans par son entraîneur sportif à la Fédération française de football. Cet homme va sortir de prison dans quatre ans. Il changera de district et il aura le droit d'entraîner des gamins au foot en toute impunité. De mon point de vue, une personne qui a été jugée pour pédocriminalité doit être écartée des enfants dans tous les milieux et de toutes les manières possibles. Mais ce n'est pas ce que dit la loi.

Enfin, le 119 est un numéro indispensable. Il devrait figurer sur les pages de garde des manuels scolaires, comme le préconise l'AIDI. Il devrait être inscrit partout, puisque c'est un numéro d'urgence à destination des enfants victimes de violence. Cependant, le 119 ne fonctionne qu'avec 45 personnes. Nous les avons rencontrées et elles savaient qu'après la diffusion du film, elles risquaient d'être submergées d'appels et de ne pas pouvoir faire face. Le 119 manque de moyens pour former les écoutants et pour pouvoir intervenir en cas de situation d'urgence. Puisqu'il s'agit de la première main tendue aux victimes, donnons des moyens au 119. Les personnes qui y travaillent sont les acteurs d'une possible libération de la parole.

Mme Catherine Deroche , présidente . - L'Institut national d'études démographiques (Ined) a accepté d'étudier, à notre demande, les chiffres de leur grande enquête de victimation, afin de quantifier les violences sexuelles sur mineur en dehors de la famille. Ils devraient nous rendre leurs conclusions d'ici deux mois.

Mme Christine Pedotti . - Dans l'Église catholique, nous ne disposons d'aucun chiffre. J'espère que la commission Sauvé travaillera comme la Commission royale australienne qui a invité les victimes à témoigner. Il est essentiel de faire parler les victimes. Le suicide est parfois la porte de sortie de celles qui ne trouvent pas d'autre issue. C'est un constat terrible que de découvrir que les témoignages des victimes sont souvent très anciens, car les abus sexuels placent la victime dans un état de sidération, de sorte qu'elle va oublier pendant très longtemps ce qui lui est arrivé, et qu'elle s'en souviendra parfois des dizaines d'années plus tard.

Je ne sais pas s'il faut lever la prescription. Pour autant, ce n'est pas parce qu'on a été victime d'un crime prescrit, que ce que l'on a subi ne doit pas être pris en compte. La prescription ne doit pas empêcher que les victimes soient entendues.

Madame Mercier, les prêtres innocents sont évidemment au coeur de mes préoccupations. Au mois de septembre, deux prêtres innocents, dont l'un était un ami, se sont suicidés, victimes du soupçon.

Quant au célibat des prêtres, la question est très délicate. La pédocriminalité n'est pas une sexualité de substitution. Cependant, la solitude liée au célibat des prêtres a des conséquences sur leur structuration psychique. Il faut une sacrée dose de sainteté pour rester un homme généreux, ouvert et humain dans cette situation-là. Un livre remarquable intitulé Le Nouveau visage des prêtres a été publié chez Bayard, en 2007, par Donald Cozzens, un Américain. Il procède à un inventaire de la situation des prêtres américains après que les grands scandales de pédophilie ont surgi aux États-Unis.

Le témoignage du prêtre d'Orléans, qui vient d'être condamné, et qui a dit qu'il avait commis ces abus dans un moment où il était dépressif et se sentait très seul, pose des questions. Il y a sans doute un rapport indirect.

Question plus difficile : les prêtres deviennent-ils pédophiles ou sont-ce des pédophiles qui deviennent prêtres ? Évidemment, nous n'en savons rien. J'espère que la commission présidée par Jean-Marc Sauvé aura le courage de se pencher sur cette question.

M. Jean-Pierre Sueur . - Je n'ai pas vu votre documentaire mais vous m'avez donné envie de le faire, monsieur Guéret. Et je suis signataire de votre appel, madame Pedotti. Votre témoignage a été très important pour nous. Il ne faudrait pas que le refus d'une commission d'enquête par la majorité sénatoriale contribue à « noyer le poisson » : nous devons parler de ce qui, dans la structure, le fonctionnement, l'inconscient même de l'Église catholique, a abouti à une sorte d'omerta ou de dissimulation sur ce sujet. La confession, par exemple, dit « ne pêche plus et part en paix ». Mais quid de la victime ? De la loi de la République ?

Le procès qui a eu lieu à Orléans a bien montré que, pour certaines personnes - dont l'évêque - la priorité est de défendre l'institution, et donc de ne pas faire de publicité négative. Préférer la défense de l'institution à la défense des victimes est une manière de se soustraire à la loi et à la justice. Les éléments que vous nous donnez doivent nourrir notre réflexion, indépendamment de la commission présidée par Jean-Marc Sauvé - pour lequel nous avons un immense respect - dont la mise en place a été suscitée par l'Église catholique, alors qu'il aurait été préférable de s'en remettre à une instance comme la nôtre, où tous les groupes politiques sont représentés et qui est donc forcément impartiale, pluraliste et indépendante.

Mme Laurence Rossignol . - Dans le propos de Madame Pedotti, j'ai entendu pourquoi il était légitime de demander une commission d'enquête spécifiquement tournée vers la question de la pédocriminalité au sein de l'Église catholique : il y a effectivement une spécificité, à la fois dans l'âge des victimes et dans cette prévalence des garçons, sans parler des mécanismes de protection de l'institution. Même si j'ai la plus grande confiance dans le travail que notre mission d'information va conduire, une commission d'enquête aurait été préférable.

Madame Pedotti, pensez-vous que l'Église catholique est à même de mettre en place des mécanismes de prévention de la pédocriminalité sans procéder à un aggiornamento ni revisiter son rapport et à la sexualité et au péché ? L'une des difficultés est que tout est égal dans le péché : la gourmandise, la pédocriminalité, l'adultère ou la masturbation sont mis sur le même plan.

Je ne crois pas tellement aux pervers sexuels, ni aux malades. Je pense que les abus sexuels sont avant tout un abus de pouvoir, et qu'ils surviennent parce qu'ils sont possibles. C'est l'absence de limites qui fait le délinquant, qu'il s'agisse des limites intérieures, morales, ou des limites collectives. Puis, n'y a-t-il pas un lien entre le fait d'être le représentant d'un tout-puissant et d'être soi-même dans la toute-puissance ?

Enfin, vous avez évoqué la dépression, la solitude. Les femmes aussi sont dépressives, les femmes aussi sont seules. Pour autant, elles commettent rarement des actes de pédocriminalité !

Mme Annick Billon . - Merci pour votre témoignage très éclairant, notamment sur les particularités de la pédophilie dans l'Église. L'Église va-t-elle réussir à nommer les crimes et les abus sexuels ? Il sera plus facile alors de trouver des solutions.

La difficulté, avec les violences faites aux femmes, c'est que la justice, la police, la gendarmerie ont du mal à entrer dans les maisons. De même, on a du mal à entrer dans l'Église. On ajoute une autre maison à la maison familiale et, dans cette maison, il y a de surcroît l'autorité, le Dieu suprême !

Vous dites qu'il va falloir éduquer et former, mais ce sera difficile pour l'Église. Si c'est trop difficile pour elle, il est urgent de mettre en place des politiques publiques pour assurer cette formation ailleurs que dans l'Église, pour tous les enfants.

Le secret de la confession vient ajouter une difficulté pour les enfants victimes, qui hésitent à le remettre en question. De plus, on a trop tendance à mettre en doute la parole de l'enfant, et peu de personnes sont formées pour la recueillir comme il convient.

Mme Maryvonne Blondin . - Dans un récent article, la sociologue Danièle Hervieu-Léger interpelle l'Église catholique et dit que, si celle-ci veut survivre aux affaires de pédophilie, elle doit se réformer en renonçant au contrôle de la sexualité des croyants par les prêtres et en prenant acte de l'émancipation des femmes. Elle ajoute qu'il faut déconstruire et reconstruire l'Église catholique où, pendant longtemps, la sexualité des prêtres avait été envisagée sous l'angle de la tentation. Les affaires de pédocriminalité sont maintenant exposées en plein jour. L'Église a-t-elle réellement pris la mesure de ce scandale ? Comment doit-elle se reconstruire ?

Vous avez évoqué la difficulté de trouver des chiffres, monsieur Guéret, et vous rappelez le slogan de la campagne « un sur cinq », promue par le Conseil de l'Europe, qui veille à l'application de la convention de Lanzarote. Souvent cela se passe au sein du cercle de confiance, plus large que la famille. Nous avons construit des outils d'information, de sensibilisation et d'information auprès de l'Éducation nationale et des autres acteurs de ce cercle de confiance. Il faut les utiliser.

Mme Christine Pedotti . - Ce n'est pas principalement dans le cadre de la confession que des abus ont été dénoncés mais, dans le droit de l'Église, ces délits ont longtemps été enregistrés comme fautes et abus autour de la confession. Or, il y a un grand interdit en droit canonique : on ne peut pas confesser le complice. L'Église était davantage intéressée par le risque de violer un sacrement en transgressant cet interdit que par la prise de conscience du fait qu'il y avait une victime.

Cela dit, ce n'est pas la confession qui empêche aujourd'hui le dévoilement. Mais comme le prêtre est celui qui, au nom de Dieu, pardonne ou ne pardonne pas, dès lors qu'il commet lui-même le mal sur un enfant, le trouble qu'il met dans son psychisme et dans la vie spirituelle de celui-ci est désastreux.

Oui, l'Église éprouve des difficultés à établir une gradation entre les actes sexuels. Si elle marie des époux inféconds, c'est parce qu'elle considère que c'est la nature qui les rend inféconds et que tout autre moyen qui viendrait empêcher la fécondité est condamnable.

Je suis d'accord avec Mme Hervieu-Léger : il y a des choses à changer, et je me bats pour cela depuis plus de dix ans. Je suis une de ces maudites féministe de l'Église ! Car je considère que l'Église est ma maison. Hélas, le système ne s'oriente pas dans la bonne direction, on voit des stéréotypes de genre se réinstaller, ce qui me désole : ainsi, de ces jeunes prêtres qui interdisent aux femmes l'accès au sanctuaire au motif de je ne sais quel impureté rituelle, sur un principe archaïque dont le christianisme, dès ses origines, s'est débarrassé. Moi, voir un jeune clergé vouloir n'être entouré que de jeunes garçons, cela m'inquiète. Je crois avec Mme Rossignol que la perversité n'est pas une maladie préalable, mais qu'elle survient lorsque tout est possible.

Sur ce point, la lettre du pape est d'un courage absolument inouï. Après quelques paragraphes sur la nécessaire pénitence, le jeûne et la prière, on y trouve une analyse d'une lucidité implacable sur ce que le pape appelle la culture de l'abus. Dans le catholicisme, de nos jours, il y a des abus de conscience extrêmement graves dans un certain nombre de jeunes communautés mal surveillées et dans lesquelles des adultes sont dans des situations d'emprise extrêmement graves. Quand il y a une culture de l'abus, il faut faire une révolution culturelle ! Pour ma part, je pense que la question des femmes est centrale - comme presque toujours : dans ce monde, s'il y avait davantage de femmes, tout fonctionnerait un peu mieux. Je suis convaincue que les sociétés où l'un des deux sexes est absent sont structurellement malades.

M. Éric Guéret . - Je comprends qu'on soit tous passionnés par l'Église mais, en matière de pédophilie, c'est peut-être l'arbre qui cache la forêt. Je rappelle que 80 % des actes délictueux ou criminels ont lieu dans la famille ou dans l'entourage proche. Nous n'avons pas les chiffres, mais les prêtres ne compteront que pour quelques points de pourcentage. Ne nous trompons donc pas de cible ! Pour moi, la mécanique est exactement la même dans toutes les situations : c'est le phénomène de l'emprise. Il faut absolument essayer de le comprendre, qu'il s'agisse d'un père de l'Église ou d'un père tout court - ou d'un entraîneur sportif. Il y a toujours le rapport d'une autorité à un enfant décelé comme fragile, vulnérable et qui tombe sous emprise.

La prévention doit passer par la sortie de l'enfant de l'emprise. Il faut lui expliquer qu'il ne doit pas y avoir de secret entre un enfant et un adulte, sauf ses parents ; que personne ne doit toucher certaines parties de son corps, dès qu'il sait se laver seul. Il faut lui apprendre à parler et à dire non. Un enfant vulnérable peut être fragile face à son père, son enseignant, n'importe qui. Il faut éduquer les enseignants, les soignants à dépister, à signaler et à libérer la parole. C'est vrai dans tous les milieux car le mécanisme est le même partout.

M. Martin Lévrier . - Merci pour votre témoignage. Être parent n'est pas un métier, c'est un art. Souvent, en tant que parent, on délègue son autorité, pour un temps, à un autre adulte, qui peut être un prêtre, un éducateur, un enseignant. L'enfant ne sait pas comment signaler les faits à cause de cette délégation d'autorité ; comme parent, on n'est pas non plus capable de l'entendre pour cette même raison. Comment trouver le chemin ? Dès qu'il y a délégation de l'autorité, il y a une zone de danger. Comment, aussi, déculpabiliser le parent qui a emmené son enfant là où il ne fallait pas ?

Mme Florence Lassarade . - Merci pour vos interventions. Je suis mère, grand-mère, pédiatre. Comment éviter tous ces écueils aux enfants et cette souffrance aux adultes qui sont passés, plus jeunes, par des épreuves extrêmement douloureuses ?

La société a évolué. J'avais l'idée que l'éducation idéale, pour un enfant, était d'être élevé par tout un village, parce que je suis issue d'un milieu rural. La question de la protection de l'enfant donne le vertige : il doit à la fois être dans un milieu de confiance et obéir à l'autorité. Comment apprendre à l'enfant à distinguer lui-même ce qui dépasse l'autorité légitime ? Sur ce point, je signale que les éditions Bayard ont publié, le 20 novembre dernier, un livret destiné aux jeunes enfants qui peut être un outil très intéressant.

Enfin, je rappelle que si l'on a parlé de chiffres, celui qui est abusé l'est toujours à 100 %.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Avant d'achever cette audition, il est nécessaire de mettre un terme à l'ambiguïté soulevée par M. Guéret. Non, nous n'avons pas écarté la pédocriminalité intrafamiliale. Notre mission s'est fixé comme périmètre l'ensemble des situations de pédocriminalité dès lors que l'enfant se trouve en relation avec un adulte en situation d'autorité.

J'ai été signataire, comme Laurence Rossignol, de l'appel de Témoignage chrétien. Nous avons voulu, au nom du groupe socialiste, faire usage de notre droit de tirage pour demander une commission d'enquête sur les situations de pédocriminalité dans l'Église et le système qui a mené à ce que ce soit caché et non sanctionné. La majorité sénatoriale a bloqué notre demande mais souhaité une mission d'information dont le champ serait élargi au-delà de l'Église à toute situation de délégation d'autorité.

Monsieur Guéret et madame Pedotti, vous avez tous les deux formulé des propositions très utiles qui nous aideront à avancer, puisque le but de nos travaux est d'émettre des préconisations.

Dans tous les champs où il y a délégation d'autorité, des organisations publiques ont mis en place des mécanismes de sanction ou d'identification des comportements inacceptables, délictuels ou criminels. Vous avez évoqué à juste titre l'Éducation nationale : des choses ont été faites. Mais une institution n'a rien fait, ou très peu : l'Église. On voit encore aujourd'hui apparaître des procédures ; certains prêtres sont aussi des victimes collatérales car suspectés, sans que l'on sache si c'est à tort ou non. Nous sommes face à ce que certains ont qualifié d'omerta. Comment peut-on identifier les dysfonctionnements internes à l'Église ? Pourquoi n'a-t-elle pas tenté d'améliorer la situation, comme d'autres institutions, publiques, ayant à traiter avec des enfants ? Pourquoi l'a-t-elle même niée ? L'appel de Témoignage chrétien et notre demande de commission d'enquête pourraient avoir poussé la Conférence des évêques à nommer une commission qui ne soit pas interne comme la commission Christnacht, qui a eu, je le rappelle, à connaître de dix-sept cas en trois ans. Personne ne savait qu'elle existait ni à quoi elle a servi.

J'ai été baptisée ; je ne suis pas pratiquante mais je me sens forcément interpellée.

Il y a des campagnes annuelles en faveur de la sécurité routière ou contre le tabac ou le VIH. Ce n'est jamais le cas contre la pédocriminalité.

Mme Catherine Conconne . - Le champ de la pédophilie est très large. Dans mon département de la Martinique, elle représente 80 % des agressions sexuelles sur mineurs, pour des raisons parfois culturelles ou mystiques ; elles sont perpétrées par des proches, amis, ascendants, en particulier les pères. J'auditionnerai des structures de ma circonscription pour enrichir nos débats.

Mme Catherine Deroche , présidente . - M. Delarue, que nous avons auditionné, nous a appelés à nous intéresser à l'outre-mer.

L'objectif de notre mission est de formuler des préconisations, des solutions, en pensant avant tout aux victimes.

En ce moment, on constate une sensibilisation, avec le documentaire de M. Guéret, mais aussi avec le film « Les chatouilles » qui vient de sortir en salles. Un débat a attiré dernièrement un public nombreux à Angers, avec notre ancienne collègue Corinne Bouchoux. Beaucoup des propos évoquaient le secteur de l'éducation, des victimes ou des enseignants se plaignant du manque de réponses qui leur étaient apportées lorsqu'ils rapportaient des faits. C'est le « pas de vague » que l'on retrouve dans beaucoup d'institutions.

M. Michel Savin . - Quatre millions de victimes seraient recensées. Il y a sûrement plus d'enfants sur les terrains de sport, dans les gymnases et les piscines qu'à l'église. Sans ignorer la problématique de l'Église, je souhaite poser une question sur le sport. Monsieur Guéret, avez-vous constaté que des mesures avaient été mises en place par des fédérations et des clubs pour prévenir et informer ? Le suivi ne me semble pas à la hauteur.

Les parents confient leurs enfants à un entraîneur plusieurs fois par semaine en imaginant que l'encadrement est irréprochable. Les enfants ont beaucoup de mal à dénoncer les comportements car ils craignent celui qu'ils doivent écouter et respecter dans leur discipline sportive.

M. Éric Guéret . - Malheureusement, je n'ai pas connaissance de mesures mais je n'ai pas enquêté sur tous les milieux sportifs. L'agresseur de Kévin, qui témoigne dans mon film, appartenait à la Fédération française de football. La police a voulu saisir les ordinateurs mais n'avait pas le bon mandat. Lorsqu'elle est revenue, le contenu de tous les ordinateurs avait été effacé. Quand l'agresseur sortira de prison, il pourra retourner au sein de la Fédération française de football, dans un autre district, sans qu'il y ait d'échange d'informations.

Votre interlocuteur en la matière pourrait être M. Sébastien Boueilh, de l'association Colosse aux pieds d'argile.

Concernant le périmètre de votre mission, je voulais rappeler la proportion de cas intrafamiliaux et extrafamiliaux. C'est d'autant plus important que les mécanismes de l'emprise et de l'autorité sont les mêmes. Je suis extrêmement heureux que cette mission d'information existe. Le champ de l'inceste est si colossal qu'il pourrait être intéressant d'y consacrer de futurs travaux. Vous apportez de l'espoir en entamant ce travail, qui est un premier pas. Quand j'ai dit aux victimes qui témoignent dans mon film que je venais devant vous, toutes m'ont assuré que votre travail était fondamental.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci. Nous ne voulons pas écrire un énième rapport mais formuler des propositions concrètes pour aider les victimes.

Audition de M. Georges Picherot, pédiatre,
ancien chef de service de pédiatrie au CHU de Nantes,
membre du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE)
et du comité d'experts du jeune public
au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)

(mardi 4 décembre 2018)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous sommes heureux de vous accueillir, monsieur Picherot ; vous êtes pédiatre, ancien chef du service de pédiatrie du CHU de Nantes, et membre du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) ainsi que du comité d'experts du jeune public au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).

Vous connaissez le périmètre de notre mission commune d'information : il s'agit des violences sexuelles sur les mineurs commises par des adultes ayant une forme d'autorité sur l'enfant en raison de leurs fonctions ; nous excluons donc les violences sexuelles commises dans le cadre familial ou commises par des mineurs. Notre mission cible les infractions commises dans la sphère publique - par exemple l'éducation nationale - ou au sein d'organisations privées - Église, clubs de sport, ou autres.

Nous souhaitons mieux comprendre comment détecter si un enfant est victime de violences sexuelles et déterminer les modalités de prise en charge les plus adaptées pour surmonter le traumatisme vécu par l'enfant.

Les trois rapporteurs de cette mission sont Michelle Meunier, membre de la commission des affaires sociales, Marie Mercier, membre de la commission des lois, et Dominique Vérien, membre de la commission de la culture et de l'éducation.

Je propose que vous commenciez votre intervention par un propos liminaire, puis les rapporteurs et les membres de la mission vous poseront des questions.

M. Georges Picherot, pédiatre, membre du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) et du comité d'experts du jeune public au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) . - Je vous remercie de votre invitation. Ce sujet regroupe plusieurs situations de maltraitance, qui peuvent avoir lieu dans différents milieux ou dans différentes situations, mais qui présentent des points communs.

Pour structurer mon propos liminaire, je partirai des questions que vous m'avez transmises.

Votre première question porte sur ma carrière, qui a été longue et qui est derrière moi. Cette question me conduit à distinguer deux périodes. Avant 1990, le thème des violences sexuelles sur mineurs était peu abordé dans le milieu médical. Le milieu pédiatrique avait une grande expérience de la maltraitance physique, psychologique et de la maltraitance institutionnelle secondaire à des soins - on a ainsi révélé au cours des années 1980 le problème posé par la douleur -, mais on abordait peu les violences sexuelles.

Deux voix ont fait évoluer la communauté médicale à ce sujet. Il y a d'abord eu une voix internationale, portée par les équipes canadiennes, qui avaient plus d'expérience en matière d'accueil des enfants victimes de violences sexuelles et avec lesquelles nous sommes d'ailleurs restés en contact. Il y a ensuite eu une voix ministérielle, le ministère de la santé ayant organisé un grand colloque sur les violences sexuelles, qui a beaucoup troublé la communauté médicale, peu habituée à entendre parler de ce sujet - je parle ici surtout de la médecine somatique, que je représente, la médecine psychiatrique étant probablement mieux informée, même si elle n'avait pas vraiment organisé ses soins en conséquence.

À partir des années 1990, j'ai travaillé essentiellement sur la coordination de l'action de la justice, de la santé - psychologique et somatique - et du travail social. Mes plus belles rencontres dans l'organisation des soins ont été celles que j'ai faites avec deux procureurs chargés des mineurs, qui ont fait preuve d'une ouverture extraordinaire sur ces sujets complexes. À la suite de l'émergence de cette question, j'ai organisé deux unités médico-judiciaires pédiatriques, à Saint-Nazaire et à Nantes.

A la fin des années 1980, la plupart des prises en charge d'enfants se faisaient encore dans des services médicaux non adaptés - principalement les urgences -, où ils étaient suivis par des médecins non spécifiquement formés. Cela a pu être très traumatisant. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que soient mises en place des unités plus spécialisées, répondant aux besoins médicaux des enfants.

Votre deuxième question porte sur la formation des médecins en matière de violences sexuelles et sur la détection. La formation des médecins aux violences subies par les enfants n'a pas cessé d'augmenter, mais elle demeure notoirement insuffisante. Le risque pour un médecin de rencontrer un cas d'enfant victime de maltraitance n'est pas du tout proportionnel au nombre d'heures de formation.

Si l'on compare cela à la formation en matière de détection de la méningite bactérienne de l'enfant, c'est troublant. Que l'on me comprenne bien, il est très important que le médecin sache repérer une méningite bactérienne, mais le risque pour lui d'en rencontrer une est très faible. Il y a 400 cas par an en France ; cela est donc très inférieur au risque de rencontrer une situation de maltraitance, sexuelle ou autre, qui équivaut au risque de rencontrer une crise d'asthme dans sa patientèle.

Le nombre d'heures de formation reste donc trop limité ; même dans les CHU sensibilisés, comme celui de Nantes, cela représente moins de dix heures dans tout le cursus médical, même dans un cursus spécialisé comme la pédiatrie.

La question est la suivante : à quoi doit-on former les médecins ? Il ne s'agit pas de les former à l'examen gynécologique de la petite fille, afin d'en faire des experts ; c'est illusoire. Il faut former les médecins à deux choses : à la reconnaissance des signes de violences sexuelles subies et aux conséquences des violences sexuelles, quel que soit le contexte - intra ou extrafamilial. Ce deuxième aspect, qui me tient particulièrement à coeur, devrait donner lieu à un important effort de formation, car il concerne des médecins de nombreux exercices.

Des travaux sur les conséquences à long terme de ces maltraitances ont été publiés, et leurs conclusions sont révolutionnaires : le fait d'avoir subi ces maltraitances entraîne une vulnérabilité chronique, qui se rapproche de celle des erreurs diététiques, et constitue un déterminant de pathologies cardiovasculaires, de troubles du comportement alimentaire et, évidemment, de troubles psychiatriques ou psychologiques.

Une telle formation doit s'adresser aux médecins généralistes et aux pédiatres de première ligne, mais également aux spécialistes qui disent passer régulièrement à côté de problèmes de violences sexuelles ; je pense en particulier aux gynécologues obstétriciens, aux neurologues et aux algologues.

Cela dit, on ne peut envisager de formation sans clarifier au préalable ce qu'il convient de faire lorsque l'on repère un cas de violence, sans quoi on envoie médecins et éducateurs à l'échec. Pour nous, c'est très important, et c'est là que l'on voit à quel point toutes vos questions sont liées entre elles - la formation dépend de l'existence de structures d'accueil adaptées. Ces formations ne peuvent être organisées que par des acteurs travaillant en lien les uns avec les autres. Les acteurs de la justice doivent expliquer ce qu'ils attendent des soignants. Il faut améliorer les formations à double ou à triple entrée, dans un processus qui doit être global et continu.

J'en viens au repérage, aux signes, puisque les enfants ne parlent pas spontanément, la plupart du temps, de ce qu'ils ont vécu, soit parce qu'ils n'ont pas accès au langage, soit parce qu'il est difficile de parler de la famille ou des institutions -d'autant que les violences sexuelles institutionnelles arrivent souvent à des enfants ayant déjà subi des violences en famille.

Si la détection est importante, on a longtemps fait une erreur à ce sujet : on pensait trouver des signes physiques qui induiraient ou, au moins, renforceraient un soupçon. En réalité, chez l'enfant, on ne trouve de signes physiques qui confirment ces violences sexuelles que dans 10 % des cas. Dans 90 % des cas, l'examen gynécologique expertal n'apporte pas de signe direct. Les repères relèvent donc non pas de l'examen clinique, mais de l'étude du comportement de l'enfant, de ses propos et de ses signes indirects. Je ne les listerai pas tous, mais il faut les connaître.

Le premier signe indirect est le suicide ou la tentative de suicide ; cela doit majoritairement faire penser à la possibilité d'une agression sexuelle. Autre signe : la grossesse chez l'adolescente ; c'est un signe indirect fondamental, qui ne donne pourtant pas toujours lieu à une enquête. Ensuite, il y a toutes les pathologies de régression, notamment autour de la sphère génitale - perte de propreté, par exemple -ou encore les refus d'examen physique. Ces signes indirects sont nombreux et très bien décrits dans de nombreuses publications de médecine.

Il faut une formation pour détecter ces signes et pour procéder à la démarche associative qui conduira à ce diagnostic. Une telle formation entraînera, si j'ose dire, la banalisation de ce diagnostic, qui sera envisagé comme tout autre diagnostic.

Enfin, pour terminer sur ce volet, je tiens à souligner qu'il ne peut y avoir de formation au repérage sans protection des auteurs de signalements, de ceux qui donnent une information préoccupante. Cela ne signifie pas qu'il faut les protéger lorsqu'ils disent n'importe quelle bêtise, mais leur protection doit être importante.

Il faut notamment rappeler aux instances médicales que cette protection est inscrite dans la loi n° 2015-1402 du 5 novembre 2015 tendant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé, car on m'a rapporté des faits graves. En effet, si le Conseil national de l'ordre des médecins a produit des documents intéressants sur le signalement, certains conseils locaux de l'ordre des médecins ont oublié cette loi. Ainsi, lors d'un signalement récent, l'ordre local a proposé une confrontation entre le signalant médical et la personne mise en cause. C'est très grave pour moi ; un médecin ou un travailleur social confronté à ce genre de situation ne le refera pas de sitôt...

J'en arrive aux dispositifs de prise en charge et aux unités d'accueil pédiatrique d'enfants en danger. J'ai beaucoup travaillé sur ce sujet ; de telles unités doivent absolument réunir trois éléments : le soin, la protection et l'expertise. Le meilleur exemple réside dans les unités médico-judiciaires pédiatriques, inspirées des child advocacy centers aux États-Unis. On ne peut pas dissocier une expertise de haut niveau d'un soin immédiat : si on laisse un enfant sans soins après l'expertise, il subira un traumatisme. C'est très différent de ce que l'on pense habituellement en matière de médecine légale - on fait un examen de haute qualité, puis le juge décidera du soin. Le temps passe vite pour un enfant, et le temps de la justice est long. Si un enfant subit une expertise pour une violence sexuelle en institution et que le procès a lieu deux ou trois ans après, quel soin lui sera donné dans ce laps de temps ? Il sera passé de sept à dix ans, de dix à treize ans ou de treize à seize ans... La différence est considérable pour lui, l'évolution est majeure. Durant cette période de grande vulnérabilité, son développement se fera sans prévention des séquelles. C'est là que réside l'intérêt de ces structures qui abordent les trois aspects en même temps.

Il est éthiquement impossible pour moi de faire une expertise sur un enfant sans savoir ce qu'il adviendra de lui immédiatement après. Tout le monde n'est pas d'accord avec ce point de vue, mais c'est ce qui se pratique largement en France. La Société française de pédiatrie médico-légale est aussi sur cette ligne.

Je serai plus rapide sur les autres questions. Les relations entre justice et éducation nationale sont essentielles ; cette relation doit être un axe important du travail du CNPE. Il est possible pour un médecin d'avoir des relations avec la justice, tout en respectant son code de déontologie. Il faut simplement que les choses soient clairement établies. Le médecin n'est pas là pour juger ; le juge n'est pas là pour faire de la médecine ; mais ils doivent pratiquer ensemble la pluridisciplinarité, en toute transparence. Les unités que j'évoquais sont en lien, quand elles fonctionnement bien, avec la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP), les structures juridiques de signalement, les brigades de police et de gendarmerie ; on réunit le plus possible les acteurs. Ce dispositif interprofessionnel doit être soutenu lorsqu'il fonctionne.

Il faut distinguer les violences institutionnelles et les violences en institution, car l'institution peut être maltraitante dans les soins ou lors de phénomènes de harcèlement par exemple. Le déni de ces violences est encore plus important que celui des violences intrafamiliales, sans doute à cause de modes de fonctionnement qui restent opaques. La culpabilité qui pèse sur celui qui serait tenté de faire des révélations est aussi prégnante.

Les signes indirects, comme la régression scolaire, peuvent être des indicateurs. Il est évident qu'il faut mettre en place une prévention, notamment vis-à-vis des institutions qui ne respectent pas l'égalité des sexes, qui ne sont pas ouvertes sur l'extérieur, car ce sont des lieux à haut risque. Des violences sexuelles institutionnelles continuent de s'exercer alors que l'on pensait que le problème était réglé.

On gagnerait à travailler avec des institutions comme l'Union nationale des associations familiales (Unaf) pour informer les parents et éviter qu'ils ne placent leurs enfants dans des structures parasectaires. Le dialogue avec les familles n'est pas forcément facile, car mon expérience m'a montré que les enfants ayant subi des violences sexuelles dans les institutions ont souvent commencé par en subir dans leur famille, ou dans une famille d'accueil.

Je participe au comité d'experts du CSA, qui travaille essentiellement sur les contenus de diffusion inopportuns. Le CSA couvre un champ plus large que celui des structures télévisuelles ou radiophoniques, puisqu'il s'intéresse aussi aux contenus diffusés sur les réseaux sociaux et aux jeux vidéo. Le travail interdisciplinaire que nous menons avec les producteurs porte ses fruits. Même si le CSA reste une structure lourde, il permet le dialogue.

La prise en charge totale par l'assurance maladie des enfants victimes de violences sexuelles avec un panier de soins est une autre piste à creuser. La prise en charge à 100 % ne suffit pas car il faudrait y ajouter la prise en charge psychologique et celle des soins de psychomotricité, qui ne sont pas remboursés par la sécurité sociale.

Enfin je suis également membre du CNPE qui s'intéresse naturellement beaucoup à la question des violences sexuelles sur mineurs et qui réfléchit notamment aux notions de discernement et de majorité sexuelle.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Combien y a-t-il d'unités médico-judiciaires pédiatriques dans la région Pays de la Loire ?

M. Georges Picherot . - Il y en a trois, à Angers, Saint-Nazaire et Nantes. Elles traitent environ 1 200 cas par an, dont 400 à Saint-Nazaire et autant à Angers.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous avez parlé du déni. Il a été manifeste que, sur ce sujet, personne ne voulait voir ni savoir. On donne libre cours au silence et à l'omerta dans les institutions religieuses, l'éducation nationale, le milieu du sport et les centres de loisirs. Avec quarante ans de recul, considérez-vous que la situation a évolué ?

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Nous souhaitons travailler sur le volet prévention. En tant qu'expert auprès du CSA, quel impact l'exposition précoce aux films pornographiques ou aux réseaux sociaux peut-elle, à votre avis, avoir sur un jeune cerveau ? Avez-vous des suggestions sur la prévention à mettre en place pour contrôler l'accès à de telles images ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - On a beaucoup débattu de l'obligation de signalement pendant l'examen du projet de loi sur les violences sexuelles. Est-il, selon vous, important de l'instituer pour les médecins, voire pour l'ensemble des professionnels ?

L'institution prend souvent en charge des enfants qui ont été retirés de leur famille. Ne les remet-on pas en danger en les plaçant ainsi avec d'autres enfants ? Dans quelles structures les place-t-on ?

Enfin, en quoi les médias peuvent-ils modifier le comportement des enfants en matière d'approche de la sexualité ?

M. Georges Picherot . - Le déni est très lourd sur tout ce qui concerne la maltraitance. Chacun préfère croire que le monde est merveilleux et que tout y est fait pour protéger les enfants. Découvrir qu'il en va autrement ne peut être que douloureux. Le déni simplifie les choses. Pour lutter contre, il faudrait clarifier le circuit, de sorte que chacun soit en mesure de trouver une structure où il sera rapidement entendu. Le déni se construit sur l'illusion que l'on pourra régler la situation tout seul. L'une de ses manifestations dans les institutions consiste à optimiser sans cesse les relations humaines. Le déni est constant et touche toute la chaîne.

L'organisation hospitalière est dans le repérage et l'accompagnement immédiat. Elle est relayée par le système de soins. Pour éviter le déni, il faut que les deux actions s'articulent le mieux possible. Dans le département du Maine-et-Loire, une gynécologue vient de publier une thèse où elle montre que, sur les 100 cas de symptômes non expliqués qu'elle a rencontrés au cours de sa carrière, 90 concernaient des femmes ayant été abusées dans leur enfance. Une autre manière de combattre le déni consiste à ne pas laisser le soignant seul face à la situation.

Je reste ébahi par le nombre de collégiens ayant eu accès à des films pornographiques. C'est terrible. Les conséquences sont connues et le CSA les met en avant dans sa campagne d'information. Bien sûr, rien n'empêche d'aller voir l'Origine du monde de Courbet avec ses enfants, mais ce n'est pas la même chose que de les laisser seuls face à un écran devant des images terrifiantes. Le rôle des parents est de les accompagner. Les enfants les moins vulnérables s'en sortiront. La rupture tient aux modes de vie. Dans les milieux vulnérables, où les enfants ont subi des maltraitances, le phénomène est déstabilisant. Le CSA s'y intéresse beaucoup, tout en reconnaissant que l'exercice d'un contrôle reste très difficile.

Pour les médecins, ce que prévoit la loi en matière de signalement est à mon avis suffisant. Introduire une obligation pourrait se heurter à certaines règles de déontologie. Mieux vaut inciter les médecins à adhérer au parcours de soins proposé.

Les médias pourraient constituer un moyen d'information intéressant en matière d'apprentissage de la sexualité, dès lors qu'ils développeraient un contenu positif et adapté. La diffusion de contenus non contrôlés et inadaptés aux enfants est la source des difficultés.

Le placement en institution n'est pas la seule solution pour prendre en charge les enfants victimes de violences, mais c'est une possibilité. Les institutions ont encore beaucoup de progrès à faire. La vulnérabilité des enfants qu'on y place est chronique. Il faut développer l'accueil des enfants en leur prodiguant des soins. Une réflexion est en cours à ce sujet, au niveau européen. Les enfants ne pourront se sentir bien dans les institutions que si on en adapte les structures. Des efforts restent à faire, par exemple, sur la stricte surveillance somatique. Pour autant, beaucoup d'institutions fonctionnent bien.

Mme Florence Lassarade . - Je suis pédiatre de profession et j'ai exercé en région bordelaise. Mon activité a été transformée par l'ouverture de la cellule d'accueil d'urgences des victimes d'agressions (Cauva). Auparavant, les gendarmes m'amenaient des enfants pour que je rende mon diagnostic - viol, pas viol ? - dans des délais très courts. J'ai sans doute fait plus de signalements que je n'aurais dû, mais sur ces sujets, mieux vaut être excessif que timide. La prise en charge par la Cauva a vraiment amélioré la situation.

Dans les institutions, trop d'éducateurs sont livrés à eux-mêmes et pas assez formés. Le médecin qui reçoit les enfants aura du mal à détecter le problème. On a de moins en moins de pédopsychiatres. Qui mettra donc en oeuvre le panier de soins que vous proposez ?

M. Georges Picherot . - C'est une question importante. Le manque de pédopsychiatres pourrait conduire à faire intervenir des psychologues, ce qui engendrerait des frais supplémentaires. Il conviendrait aussi de sensibiliser les pédopsychiatres à l'intérêt du travail social.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions d'avoir répondu avec précision à nos questions.

M. Georges Picherot . - Je vous transmettrai le dossier du Concours médical auquel nous avons participé, ainsi qu'une étude que nous avons menée sur les unités d'accueil.

Audition de M. Édouard Durand,
juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny,
membre du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE)
et membre du Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh)

(mercredi 12 décembre 2018)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons aujourd'hui M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny. Monsieur Durand, vous avez été, par le passé, juge aux affaires familiales ; vous êtes également coordonnateur de formation à l'École nationale de la magistrature (ENM).

Vous êtes depuis longtemps engagé en faveur de la protection de l'enfance. Vous siégez, à ce titre, au sein du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE). Vous êtes également mobilisé par le combat pour l'égalité entre les femmes et les hommes ; vous êtes d'ailleurs membre du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes.

Votre nom circule pour exercer les fonctions de haut-commissaire à la protection de l'enfance. Ce poste serait créé afin de proposer une nouvelle stratégie et d'organiser un meilleur pilotage de cette politique, dans un esprit de décloisonnement entre les différents professionnels concernés.

Nous aimerions que vous nous fassiez partager votre expérience et vos réflexions, en tant que juriste et praticien, concernant le sujet qui intéresse notre mission commune d'information, à savoir les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions.

M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny. - Je suis très honoré de votre décision de m'associer à vos travaux. Il est très important, pour le juge des enfants que je suis, d'y participer. J'intitulerais volontiers mon propos par les mêmes mots que le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes avait utilisés pour plusieurs de ses rapports : « En finir avec l'impunité ».

Voici sans doute le défi le plus difficile, à la fois pour le juge et pour le législateur : arriver à faire primer la protection et, tout particulièrement, celle des enfants, dans un système qui, malgré tout, garantit une certaine impunité aux agresseurs, aux auteurs de violences sexuelles et aux pédocriminels.

Ma pratique professionnelle et ma fonction de juge des enfants m'ont confronté très souvent à des situations de violence sexuelle infligée à des enfants, qu'ils soient petits ou proches de leur majorité. Ces violences se déroulent essentiellement dans le cadre familial. Ma pratique m'a permis de penser la violence à partir du huis clos familial.

Vous m'avez posé plusieurs questions, par écrit, sur les mécanismes de protection dans les dispositifs d'assistance éducative. Le dispositif de protection de l'enfance est assez binaire : soit on maintient l'enfant au domicile familial, où interviennent des éducateurs, soit on l'en extrait pour qu'il soit protégé dans une institution, à charge pour le juge et les autres professionnels de garantir que cette protection est effective.

Il m'est arrivé d'être saisi en assistance éducative pour des enfants victimes de viols hors de chez eux. Il m'a semblé que la protection judiciaire pouvait, dans ces cas, avoir un effet de survictimation de la famille, en la culpabilisant. Parents comme enfants se voyaient confrontés à l'institution judiciaire alors qu'il n'y avait pas eu de défaillance dans la protection par l'autorité parentale. Les dispositifs institutionnels de protection de l'enfance interviennent à titre subsidiaire par rapport au rôle de protection dévolu aux parents.

Il est essentiel de rappeler que les mesures éducatives et les mesures de protection ne sont efficientes, s'agissant d'enfants victimes de violences sexuelles, que si nous mettons en oeuvre des soins adaptés aux traumatismes psychologiques. Il ne suffit pas de mettre en place des mesures éducatives si l'on n'offre pas également ces soins.

Vous m'avez invité à préciser le profil des agresseurs et celui des victimes. Je ne suis pas le mieux placé pour le faire. S'agissant des agresseurs, cela relève de la psychopathologie. Je vous invite sur ce point à recevoir une psychologue remarquable, Mme Linda Tromeleue.

En tant que juriste, je considère que, quels que soient les profils que l'on peut discerner chez les agresseurs, la violence est toujours un choix. C'est la condition même des poursuites pénales et de la sanction. L'élément intentionnel de l'infraction vient signifier que, quels que soient l'histoire du sujet, les traumatismes qu'il a pu subir et les circonstances de l'agression, il aurait toujours pu ne pas passer à l'acte.

Le second élément qui me paraît important quant au profil des agresseurs est ce que Marie-France Casalis, Emmanuelle Piet et Ernestine Ronai ont coutume d'appeler la « stratégie de l'agresseur ». C'est très important de l'avoir présente à l'esprit quand on rencontre des enfants victimes ou qu'on essaie de comprendre les mécanismes du passage à l'acte des pédocriminels.

Les histoires des femmes ou des enfants victimes de violences sexuelles sont toujours singulières, mais les victimes décrivent toujours la même stratégie, définie par Mme Casalis en cinq points : d'abord, l'agresseur recherche sa proie, la cible dans un contexte vulnérabilisant et la met en confiance ; puis il isole la victime ; il la dévalorise ; il inverse la culpabilité ; enfin, il verrouille le secret. Cela me paraît extrêmement éclairant, en particulier dans le cadre de votre mission, qui porte sur des violences commises par des personnes ayant autorité.

On a tendance à oublier ces dimensions du choix de l'agresseur et de la stratégie qu'il met en oeuvre pour garantir son impunité. Il faut, dans le contexte de votre mission, porter une attention particulière à toutes les personnes qui, de par leur engagement ou leurs fonctions, ont un accès direct au corps de l'enfant. C'est un élément très déterminant. Je vois des enfants tous les jours, mais je n'ai pas un accès direct à leur corps.

En principe, le juge des enfants est toujours assisté d'un greffier qui assure la légalité de la procédure. Il m'est donc impossible d'être seul avec l'enfant. Vous vous intéressez à des professionnels qui ont cet accès, ce qui doit impliquer une précaution supplémentaire.

Ce qui est vulnérabilisant, c'est que les parents conduisent leurs enfants dans ces institutions avec un a priori de confiance. Cela a aussi pour effet de produire, chez l'enfant, une distorsion de sa perception de l'interdit et du possible.

Il n'existe pas de profil de victime. Nous pourrions tous avoir été victimes de quelqu'un qui fait le choix de la violence et obtient le pouvoir sur le corps par le passage à l'acte. Je peux observer que les victimes éprouvent toujours de la honte et de la culpabilité, mais certains sujets sont plus vulnérables que d'autres. Certains enfants le sont, de par leur milieu familial ou leur style d'attachement. Un directeur de maison d'enfants m'avait exposé le cas d'une petite fille confiée à ses soins qui, du fait de son histoire, avait tendance à suivre toute personne qui venait vers elle, sans mécanisme de défense. Un agresseur repère une telle vulnérabilité. Une forme de violence sexuelle est extrêmement préoccupante : la prostitution des enfants. Les proxénètes savent très bien que, aux abords des institutions de protection de l'enfance, ils peuvent trouver des jeunes filles vulnérables et fragiles. Là encore, des précautions particulières s'imposent.

S'agissant du traitement judiciaire de ces violences, les questions posées mettent au défi ma capacité de protection et interrogent les erreurs judiciaires que j'ai commises dans ma carrière. Je parle de système d'impunité ; c'est dur, pour un juge, de le faire, mais c'est nécessaire. Il faut discerner ce qui fragilise les capacités de protection qu'offrent les institutions et la société dans son ensemble.

Le premier obstacle est constitué par les mécanismes de déni des violences, notamment sexuelles, faites aux enfants. Le concept d'aliénation parentale conduit ainsi à dévier la compétence et la perception des professionnels pour inverser la culpabilité et s'autoriser à ne pas voir la violence. Charles Péguy écrivait : « ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit ». Pour se défaire de cette difficulté, on s'autorise à ne pas voir.

Plus généralement, il faut relever le taux très important de classement sans suite des affaires de violences sexuelles. Très peu de victimes révèlent les violences qu'elles subissent ; en tout cas, elles disent moins que l'horreur du réel effectivement éprouvé ; pourtant, même quand elles le font, le classement sans suite reste très important.

On dit, dans ces affaires, que c'est la parole de l'un contre la parole de l'autre, notamment dans le champ familial. Peut-être faudrait-il examiner la part du déni dans cette formule. Je suis souvent saisi de faits de vols, qui ne sont pas classés, et je déclare coupable le prévenu dans des dossiers où, de fait, on pèse la parole de l'un contre celle de l'autre, sans que cela pose problème aux professionnels ou à la société dans son ensemble. Quand on passe dans le champ de l'intime, du sexuel, c'est alors qu'on utilise cette expression. Nous pouvons faire progresser nos compétences pour l'audition des enfants victimes, qu'il s'agisse de protocoles d'audition, des salles utilisées, ou du travail sur la prise en compte de la voix de l'enfant.

Un autre élément constitutif de ce système d'impunité est la tendance consistant à plus s'interroger sur la victime que sur les moyens mis en oeuvre par l'agresseur. On a récemment modifié la loi qui détermine les éléments constitutifs de l'agression sexuelle ou du viol, pour faire référence d'abord aux mécanismes et aux actes mis en oeuvre par l'agresseur : la violence, la contrainte, la surprise ou la menace. On a toujours tendance à interroger d'abord le comportement de la victime. Un adolescent jugé pour sa participation à un viol collectif avait déclaré : « Mais elle ne disait rien ! ». La société, elle aussi, a tendance à rechercher les éléments constitutifs de l'infraction dans l'attitude de la victime plutôt que dans le comportement de l'agresseur. C'est pourquoi le Haut Conseil avait préconisé la modification de la loi et la mise en place d'une présomption de contrainte s'agissant des violences sexuelles commises contre les enfants en deçà d'un certain âge. Ce sujet est difficile ; les arguments visant à assortir cette présomption de nombreuses précautions sont extrêmement solides, même si je soutiens sans réserve cette préconisation.

Mme Françoise Gatel . - On en a en effet beaucoup parlé !

M. Édouard Durand. - Nous voyons que, dans ce domaine, nous sommes en difficulté pour articuler nos principes fondamentaux. D'un côté, on énonce le principe de protection des enfants au nom de l'ordre public. De l'autre, on rappelle les principes fondamentaux de la procédure pénale. Il faut les mettre en cohérence sans faire primer l'un sur l'autre. Ces principes fondamentaux procèdent de la raison, principe qui leur est supérieur. Or il me paraît conforme à la raison de dire que, quand un adulte a un rapport sexuel sur un enfant de moins de treize ans, il l'a obtenu par la contrainte.

Le déni et l'impunité s'expliquent aussi par le concept de majorité sexuelle. On a coutume de dire des enfants de quinze à dix-huit ans qu'ils sont sexuellement majeurs. Ce n'est pas conforme à l'état du droit et c'est presque pervers. Un individu est mineur jusqu'à dix-huit ans ; en tant que tel, il est protégé par ses parents et, subsidiairement, par la société. Les parents ont une responsabilité de protection de leur enfant dans toutes les dimensions de son existence et de son développement : ils doivent se préoccuper de sa scolarité, de ses fréquentations et de ses activités. Il me paraît inconcevable d'affirmer que les parents n'ont rien à dire de la sexualité une fois que l'enfant a atteint quinze ans. La protection doit intervenir dans ce domaine, comme pour des cas d'absence de soins ; si tel n'est pas le cas, la protection institutionnelle doit intervenir.

C'est une difficulté très lourde, pour le législateur, que de formuler cette articulation entre des principes qui ne sont pas contradictoires.

Nous manquons de recherche et d'éléments statistiques sur les violences sexuelles faites aux enfants. Dans la stratégie de protection de l'enfance, recherche et statistique constituent pourtant un axe essentiel. Travailler sur la violence faite aux enfants, qu'elle se déroule dans la famille ou au sein des institutions censées les protéger, nous met aux prises avec nos représentations de la masculinité, de l'enfance, de la sexualité et du développement sexuel de l'enfant. Il y a une manière de faire en sorte que nos représentations soient protectrices de l'enfant : injecter du savoir dans nos pratiques.

Cela inclut la formation des professionnels. Pour en avoir été chargé, je peux en dire un mot. J'ai eu l'honneur de lancer, avec Ernestine Ronai, une session de formation continue à l'ENM sur les violences sexuelles. Il faut que le niveau de compétence des professionnels monte, quelle que soit leur fonction. Une chaîne ne vaut que ce que vaut son maillon le plus faible.

Il faut réunir deux choses indissociables, quelle que soit la forme de violence abordée : d'une part, permettre aux professionnels de voir ce qu'ils ont sous les yeux, c'est-à-dire de comprendre les mécanismes de la violence et la stratégie de l'agresseur ; d'autre part, leur donner des outils pour agir. Si un professionnel est chargé de repérer la violence sans être doté d'outils pour agir, il se mettra en danger et se défendra naturellement par le déni. À l'inverse, même s'il a des outils, s'il ne sait pas repérer les mécanismes d'agression, il ne s'en servira jamais.

Il nous faut donc développer des protocoles, des dispositifs et des outils de protection. Le repérage est absolument fondamental : les enfants victimes de violences sexuelles présentent rarement des traces corporelles, génitales ou anales, de violences. Il faut les repérer par d'autres signes traumatiques, tels qu'un excès d'agitation, un repli sur soi, ou des troubles du sommeil, soit tous les signes qu'une institutrice, un éducateur, voire un juge peuvent relever.

On peut progresser encore plus par un repérage systématique de la violence. On dit souvent aux victimes qu'elles doivent parler, alors que c'est à la société de parler, aux parents et aux professionnels mandatés pour la protection de l'enfant. Il faut donc ouvrir des espaces où l'enfant pourra percevoir qu'il est en présence d'un adulte capable de supporter la révélation des violences sexuelles et où sa parole sera donc libre. Les enfants perçoivent le degré d'attention du professionnel par des signes même très faibles.

Mme Laurence Rossignol, quand elle était ministre des familles, de l'enfance et des droits des femmes, a mis en place le premier plan de protection des enfants contre les violences. J'ai repris le sommaire de ce plan ; vous y trouverez beaucoup d'idées de nature à renforcer les compétences des professionnels et à sensibiliser la société entière à ces violences.

On peut aussi dire un mot du signalement des faits de violence sexuelle contre les enfants. Il serait très protecteur pour les enfants comme pour les professionnels de systématiser l'obligation de signalement. C'est par l'automatisation des réflexes professionnels qu'on parviendra à un taux de classement sans suite inférieur à 70 % et qu'on mettra fin à ce système d'impunité !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Lors de notre première audition, un psychiatre affirmait que le profil psychologique de l'agresseur sur une femme adulte est fondé sur le pouvoir et le mépris de la femme, et diffère de celui d'un agresseur d'enfant, reposant sur une certaine fragilité. Comme juge pour enfant et membre du Haut Conseil à l'Égalité hommes-femmes, partagez-vous ce constat ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Lors d'une audition précédente, un pédiatre estimait que la loi de 2015 était suffisante et qu'il n'y avait pas besoin d'introduire une obligation pour les médecins de faire des signalements. A priori vous pensez le contraire, pour quelles raisons ? Je pense aussi à la protection de ceux qui signalent.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Merci de vos propos empreints d'humanité, tout en gardant votre position de juriste. Nous avons voté une loi protégeant les mineurs - de moins de dix-huit ans - victimes d'infractions sexuelles. Nous avions souhaité instaurer une présomption de contrainte, mais on nous avait dit qu'une présomption irréfragable était fragile constitutionnellement. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Il y a des profils de victimes, mais y a-t-il des profils d'agresseurs ? Les enfants placés dans des institutions sont souvent plus vulnérables, et les prédateurs viennent davantage roder autour. Quelles mesures sont prises pour s'en prémunir ?

M. Edouard Durand . - Je regrette de ne pas avoir gardé la parole plus longtemps, car ces questions sont très délicates ; il m'est difficile d'y répondre.

Je ne répondrai pas à la question sur le profil des agresseurs : je ne veux pas m'immiscer sur le terrain de la psychopathologie, ce serait déborder de mes compétences. Je ne sais pas s'il est possible de distinguer différents profils, mais la violence n'est qu'un instrument pour obtenir le pouvoir sur l'autre, quel que soit son âge. Je récuse l'idée qu'il y ait une volonté de sexualité avec la personne, il y a toujours captation du corps de l'autre. Ce pouvoir réduit la personne à un corps, c'est l'objet de la violence, y compris par la possession sexuelle. C'est la même chose, que cela soit commis par un enfant ou un adulte.

Dans mon activité civile, j'ai à connaître de la violence sexuelle d'un adulte ou d'un enfant sur un enfant, dans mon activité pénale, seulement de la violence sexuelle commise par un mineur. Selon mon expérience, il est rarissime qu'une expertise conclue à l'altération ou à l'abolition du discernement de l'agresseur : la violence est donc bien un choix.

Il est protecteur, pour les enfants, que la législation soit cohérente et claire. La loi du 5 mars 2007 a créé le concept d'information préoccupante : les professionnels doivent transmettre cette information s'ils estiment qu'une infraction a été commise sur un enfant.

Je salue les efforts du législateur et de la secrétaire d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes, qui ont abouti à l'adoption de la loi du 3 août 2018. La présomption de contrainte est un sujet complexe par rapport aux droits fondamentaux. Vous connaissez mieux que moi la Constitution. Le Conseil constitutionnel a déjà fait exception à ce principe constitutionnel en matière de contravention, dans le cadre pénal. Il me semble donc qu'il serait possible de le faire pour la protection des enfants - mais je ne suis pas constitutionnaliste. Le Haut Conseil à l'Égalité a préconisé un seuil de treize ans. En dessous de cet âge, il n'est pas possible qu'il existe une relation consentie avec un adulte.

Les institutions de protection de l'enfance sont vigilantes sur les enfants les plus vulnérables, et je suis régulièrement informé d'éléments transmis au procureur de la République quant à des suspicions ou des cas avérés de passage à l'acte. Certes, il reste des angles morts, mais la systématisation de la transmission de l'information serait le plus protecteur. Mais j'atteins mes limites de compétences avec les autres professionnels et le législateur.

Mme Annick Billon . - Merci pour vos propos. Avec la Délégation aux droits des femmes, nous avions eu grand plaisir à travailler avec vous, et nous vous remercions de votre grande disponibilité et de votre expertise. Nous vous avons écouté religieusement, même si ce terme n'est pas très bien choisi au regard du débat de cet après-midi en séance publique, qui porte sur un texte sur les funérailles républicaines...

Nous avons du mal à nommer et à décrire la violence, encore plus quand elle s'exerce à l'encontre des enfants, car elle est difficile à imaginer.

La proposition de loi de notre collègue Marie Mercier a été largement adoptée, et le projet de loi sur les violences faites aux femmes adopté le 3 août 2018 a permis des avancées, certes insuffisantes. Ces deux textes visaient à mieux protéger les femmes victimes de violences, mais également les enfants. C'est le même objectif, avec des stratégies différentes.

La Délégation avait proposé un seuil de treize ans, car les critères du viol - violence, menace, contrainte, surprise - ne sont pas adaptés aux enfants. Nous nous étions heurtés à l'argument de l'inconstitutionnalité présumée d'une telle mesure.

Vous avez rappelé les cinq étapes de la stratégie de l'agresseur, qui sont toujours les mêmes, mais qui se déroulent sans doute plus rapidement quand un enfant est victime. Quelles sont les différences dans ces étapes entre un agresseur d'adultes ou d'enfants ? L'enfant présente une vulnérabilité et une confiance plus grande dans l'adulte.

Vous proposez des espaces réservés pour entendre la parole des enfants. Il existe des espaces d'écoute pour les femmes, mais comment organiser les espaces pour entendre les enfants s'exprimer, en sécurité, avec leurs mots ? Cela se passerait dans quelles institutions, et avec quel personnel médical ou judiciaire ?

Mme Maryvonne Blondin . - L'actualité illustre l'objet de notre mission, avec le procès du coach de deux championnes de roller, qui a appliqué la stratégie en cinq points que vous nous décriviez. Les victimes ont été confrontées au secret et à la culpabilisation pendant de longues années.

Dans ces espaces de parole, faut-il que l'adulte écoutant soit seul ou avec d'autres personnes pour ne pas effrayer l'enfant ?

M. Michel Savin . - Lors des précédentes auditions, il a été rappelé que c'est dans le cadre familial qu'ont lieu la majorité des agressions. Y a-t-il un lien entre les enfants subissant des violences sexuelles et les violences au sein de la cellule familiale, notamment les violences conjugales ? Ce phénomène est-il important ? Par ailleurs, existe-t-il un lien entre les agressions sexuelles dont sont victimes des enfants et un futur passage de ces enfants à la délinquance ?

Mme Muriel Jourda . - Par vos fonctions, vous avez surtout à connaître d'enfants victimes dans le cadre familial, mais vous confiez parfois ces enfants à des institutions ou à des familles d'accueil qui peuvent aussi leur nuire. Êtes-vous attentif à ce type de risque, faut-il améliorer les procédures pour l'être davantage ?

M. Edouard Durand . - Je ne récuse pas l'adverbe « religieusement », qui figure dans le serment de magistrat. Nous devons assumer notre héritage, pour savoir où l'on va, et ce mot signifie « lien ». Le pape François a dénoncé récemment la « culture de l'abus ». J'ai trouvé cela très juste : il faut nommer précisément les choses. On abuse de quelque chose de possible, en allant un peu trop loin, et la frontière est floue. Il faut parler de violences sexuelles et non d'abus.

L'autorité se distingue, selon Hannah Arendt et le pédopsychiatre Daniel Marcelli, de la violence et de la séduction. Tout adulte, parent mais aussi tout adulte exerçant une autorité, doit se contraindre à n'être ni dans la violence, ni dans la séduction. Les psychiatres mettent notamment en garde contre le fait de parler des faits de manière déplacée ou obscène. Les espaces de parole ne doivent pas être un espace de séduction ni d'effraction dans l'intime de l'enfant.

Pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Alain Peyrefitte, nous devons vivre dans une société de confiance mais certaines personnes transgressent ce principe de confiance. Nous devons nous en prémunir. Le film Mon corps, c'est mon corps, consultable sur internet, peut être un bon outil pédagogique.

Les violences conjugales sont d'une extrême gravité pour le développement de l'enfant : 80% des enfants qui y sont confrontés sont dans un état de stress post-traumatique ; 40 % à 70 % des enfants témoins de violences conjugales sont par ailleurs eux-mêmes victimes de violences physiques. La fille d'un violent conjugal a 6,5 fois plus de risques qu'une autre d'être victime de violences incestueuses. En effet, celui-ci veut obtenir un pouvoir physique, psychique ou sexuel sur les femmes avec lesquelles il vit.

Je suis également sensible au risque de délinquance chez les enfants victimes. Chez les enfants victimes de violences, trois grands types de troubles sont détectés : un état de stress post-traumatique, une atteinte à soi-même - retard de développement, du langage, rupture scolaire, tendances suicidaires, toxicomanie... - et des atteintes à autrui, notamment des violences. Deux tiers des enfants les plus violents ont été témoins de violences conjugales.

D'après mon expérience, souvent les enfants victimes de viol reproduisent le viol sur leurs petits frères et soeurs, par modèle appris et distorsion du rapport à la loi. Sortons de ce modèle d'impunité. Dans la manière d'aborder les conduites, ayons un discours clair sur les conséquences pénales.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie. Nous vous contacterons si besoin pour des informations complémentaires.

Audition de Mme Geneviève Avenard,
défenseure des enfants

(mercredi 12 décembre 2018)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous avons le plaisir de recevoir Madame Geneviève Avenard. Depuis 2014, vous occupez le poste de Défenseure des enfants et travaillez à ce titre auprès du Défenseur des droits, M. Jacques Toubon, qui n'a pu être présent aujourd'hui. L'année dernière, vous avez été élue à la tête du réseau européen des Défenseurs des enfants. Au cours de votre carrière, vous avez exercé des responsabilités dans des conseils généraux, d'abord en Eure-et-Loir, puis en Côte-d'Or, ce qui vous a permis d'avoir une connaissance très concrète des politiques menées en faveur de la protection de l'enfance. Vous avez également travaillé dans le secteur associatif en dirigeant notamment l'Acodège, une association basée dans le Dijonnais qui gère vingt-six établissements et services sociaux et médico-sociaux. Vous avez également été membre du conseil scientifique de l'Observatoire national de la protection l'enfance. Avec ce parcours diversifié, vous faites partie des meilleurs spécialistes de l'enfance dans notre pays. Nous avons souhaité bénéficier de vos réflexions sur le sujet qui intéresse notre mission : la lutte contre les infractions sexuelles commises sur des mineurs par des adultes, dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions -ce qui exclut donc les infractions commises dans un cadre familial. Vous êtes accompagnée de Mme Marie Lieberherr, cheffe du pôle « Défense des droits de l'enfant ».

Mme Geneviève Avenard, défenseure des enfants. - Merci de votre invitation. Je souhaite, au nom du Défenseur des droits et en mon nom propre, saluer la mise en place de cette mission d'information, puisque ce sujet de la prévention et de la répression des infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs par des adultes ayant une responsabilité ou une autorité sur ces mineurs, notamment dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, est un sujet important, trop peu traité actuellement. Nous déplorons le manque de visibilité de ce problème, lié notamment à un manque de connaissance de ces réalités. Alertons les pouvoirs publics, faute de disposer de données chiffrées consolidées à l'échelle nationale, car il y a de très nombreux acteurs, et les systèmes d'information, de recueil et de remontée des données sont cloisonnés. Lorsqu'on ne peut pas identifier, quantifier ou qualifier un phénomène, il a peu de chance d'être traité...

Lors de la publication du plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants de 2017-2019, nous avions regretté qu'il ne concerne que les violences intrafamiliales.

Dans le cadre de cette mission, il s'agit de s'interroger, en observant et en comprenant les mécanismes à l'oeuvre dans les différentes situations dans lesquelles un adulte abuse de sa fonction auprès d'un mineur pour l'agresser sexuellement, sur les moyens d'améliorer la protection des enfants.

La piste principale, qui doit être déclinée par tous, qu'il s'agisse du législateur, des autorités publiques, des institutions, ou des professionnels, nous est dictée par l'article 3 de la Convention internationale et droits de l'enfant : l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale dans toute décision le concernant.

Ce problème est peu visible car il se produit dans des établissements scolaires, des associations sportives, de loisirs, des foyers d'hébergement, des lieux de garde d'enfants... Le poids de l'institution, en tant que tel, peut entraîner une forme d'omerta qui va faire obstacle à la révélation des faits. Plusieurs phénomènes risquent de se conjuguer, dans une dynamique systémique, pour aboutir au silence, à commencer par celui de l'enfant qui va se trouver en état de sidération du fait des violences commises à son encontre. Il osera d'autant moins révéler les faits que l'adulte a une position d'autorité, peut-être même valorisée par ses parents. Les adultes témoins ou qui ont des doutes n'oseront pas non plus faire part des faits par crainte de se tromper, de faire du tort, ou des conséquences pour leur propre carrière. La hiérarchie craint aussi de causer du tort à l'un de ses salariés ou de ses bénévoles, et doit gérer l'équilibre entre les droits de l'enfant à être protégé contre toute forme de violence et l'ensemble des législations qui concernent les adultes, en particulier le code du travail. Ce phénomène est donc largement sous-estimé, faute de remontées d'informations suffisantes.

Depuis le début de l'année 2018, nous avons traité 1 817 réclamations relatives aux droits de l'enfant, dont 1 000 ont été traitées par le pôle « Défense des droits de l'enfant » que dirige Marie Lieberherr. Seulement 90 de ces allégations concernent de la maltraitance, dont 18 des violences sexuelles. C'est donc très peu. C'est aussi lié au fait que nous ne sommes pas un acteur de première ligne : nous n'intervenons pas dans l'urgence.

Il faut aussi pointer un manque de remontées. Dans l'enquête sur l'accès au droit publiée en 2016 par le Défenseur des droits, basée sur une étude auprès de 5 000 personnes, un volet portait sur les droits de l'enfant. Les répondants étaient interrogés sur les démarches engagées en cas de constat d'atteinte à ces droits. Une minorité s'en abstenait, notamment en cas de violences sexuelles, en alléguant le manque de preuves, le fait qu'ils n'étaient pas concernés, ne savaient pas vers qui se tourner ou ne voulaient pas commettre un acte de délation. Ces informations doivent vous permettre d'identifier des leviers d'action.

La grande majorité des signalements intervient dans le cadre intrafamilial, mais nous avons aussi été saisis d'infractions en foyer d'aide sociale à l'enfance (ASE) et en famille d'accueil, commises par d'autres mineurs.

Nous avons aussi constaté une augmentation des saisines mettant en cause des agents de l'Éducation nationale pour des violences ou des comportements inadaptés, mais pas d'ordre sexuel.

La protection des enfants contre toute forme de violence passe d'abord par la reconnaissance de l'enfant, dès sa naissance, comme un sujet de droit à part entière, conformément à la Convention des droits de l'enfant. Il faut sensibiliser la société à la place de l'enfant, pour qu'il grandisse en développant assurance et estime de soi - donc en le protégeant des violences.

Dans le rapport 2018 intitulé « De la naissance à six ans : au commencement des droits », nous avons recommandé des campagnes nationales et locales portant le message que tous les enfants ont des droits et sensibilisant le public à la place de l'enfant comme personne à part entière.

Les campagnes de communication dédiées à la prévention contre les violences, notamment sexuelles, doivent être renforcées et multipliées, mais en veillant à les appuyer sur une évaluation des précédentes. Il est très difficile pour les enfants de s'exprimer s'ils ont le sentiment que les adultes sont potentiellement dangereux ; et tout autant s'ils se sentent coupables des mesures qu'une dénonciation pourrait provoquer. Or il arrive que les campagnes contiennent en germe des difficultés de cet ordre. Nous avons soutenu la campagne « Stop aux violences sexuelles faites aux enfants », lancée avec la coopération de Bayard Presse et de France Télévisions. Ne mettons pas les enfants dans une situation de responsabilité, qu'ils parlent ou qu'ils ne le fassent pas.

Le Défenseur des droits conduit également un travail de sensibilisation aux droits des enfants grâce à une équipe d'ambassadeurs constituée de cent deux volontaires en service civique qui, au cours de l'année scolaire 2017-2018, ont rencontré plus de 62 000 enfants dans les écoles et les centres de loisirs. La différence d'âge étant faible, ils leurs tiennent un langage plus accessible et nouent une relation de confiance, qui permet aux enfants de libérer une parole qu'ils n'auraient pas forcément exprimée avec leur enseignant par exemple.

Dans notre rapport annuel de 2017 consacré au suivi des recommandations du Comité des droits de l'enfant de l'ONU, nous constatons que l'éducation à la sexualité n'est pas systématiquement mise en oeuvre dans les écoles ; or elle est indispensable à une approche globale intégrant les aspects affectifs, psychologiques et sociaux. L'éducation à la sexualité, dans le cadre scolaire, peut aider un enfant ou un adolescent à mettre des mots sur des comportements déviants d'un adulte et à les dénoncer.

Nous défendons également la prohibition des châtiments corporels, comme nous l'avons précisé dans notre avis sur la proposition de loi présentée par la députée Maud Petit. Notre rapport annuel 2018 rappelle que la notion de droits autonomes de l'enfant n'est pas encore acquise, aussi bien chez les pouvoirs publics que chez les parents.

La loi du 14 avril 2016, adoptée à la suite de l'affaire de Villefontaine, qui organise la communication entre l'autorité judiciaire et l'administration au sujet des personnes en contact avec des mineurs dans le cadre de leurs fonctions, est une réelle avancée. Elle énonce que le respect de la présomption d'innocence, avec toutes les garanties nécessaires, peut souffrir dans le cadre de la primauté donnée aux droits de l'enfant, et pour prendre des mesures de prévention. Il faut toutefois évaluer l'application de cette loi, et notamment déterminer si les administrations s'en saisissent.

Concernant la détection et le signalement, détecter les infractions sexuelles n'est possible que si l'on est à l'écoute de l'enfant, de sa parole, de son comportement, de ses attitudes. Il faut développer pour cela un climat bienveillant et sûr dans les institutions et lieux d'accueil, qui encourage les enfants à poser des questions. La détection des violences sexuelles ne s'improvise pas mais doit s'inscrire dans une éducation plus globale aux droits de l'enfant, à commencer par le droit énoncé par l'article 12 de la Convention internationale des droits de l'enfant : celui « d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ». J'ajouterais même que son opinion doit être prise au sérieux. Enseigner ce principe dans les institutions et faciliter son appropriation par les professionnels dans leurs pratiques facilitera l'expression des enfants sur les sujets les plus graves.

Il convient aussi que les professionnels soient formés à la détection des changements de comportement et à leur compréhension, en équipe et avec les parents et les autres professionnels intervenants. L'échange d'informations, la coordination sont primordiaux : il s'agit de mettre en commun les doutes, les signaux faibles, pour que chaque professionnel constatant un comportement inadapté chez un collègue le partage. Il faut donc développer cet aspect de la formation pour libérer la parole des professionnels.

Autre point essentiel, la connaissance par les enfants des numéros à appeler. Le 119 est assez largement affiché dans les établissements scolaires, à la différence de la Convention internationale des droits de l'enfant ou du 3020 contre le harcèlement scolaire. Il faut en poursuivre la promotion, et surtout s'assurer que des suites rapides seront données à un appel. Si un enfant qui appelle le 119 doit attendre pour être mis en contact avec un professionnel, ou s'il lui est demandé de rappeler plus tard, il abandonnera. Il faut donc mettre en oeuvre les moyens d'une réponse rapide.

Nous avons affirmé dans une décision de 2017 l'importance de prendre en compte la parole de l'enfant au sein de l'école lorsqu'il dénonce des actes de maltraitance, quelle que soit la réalité des faits. Ainsi nous avons eu à connaître un cas où des enfants avaient allégué des violences de la part d'un agent territorial spécialisé des écoles maternelles, mais l'école avait imputé ces accusations à un conflit entre les parents et l'établissement. Nous avons recommandé qu'une formation complémentaire soit organisée au profit du personnel pour favoriser une éducation bienveillante et rappelé l'interdiction du recours à des violences soi-disant éducatives.

Dans le cadre d'une affaire de violences exercées par une directrice d'école maternelle sur plusieurs enfants, le Défenseur des droits a rappelé devant la cour d'appel que le droit positif n'impose pas qu'un mineur soit capable de discernement pour que sa parole soit prise en considération dans le cadre d'une procédure pénale ; et que les éléments non-verbaux du comportement des enfants doivent eux aussi être pris en compte. En l'espèce, on avait observé un changement massif de comportement des enfants de l'école, avec des phénomènes d'encoprésie et d'énurésie, de désinvestissement des activités, de trouble du sommeil entraînés par les comportements inadaptés de la directrice, également enseignante de la petite section.

L'enfant doit donc être écouté par les professionnels, sans que ces derniers se laissent paralyser par l'existence de procédures pénales. Nous avons en effet constaté que la procédure avait un effet de sidération sur l'ensemble des personnes impliquées, comme dans cette affaire où le déclenchement de l'enquête de police avait suspendu l'action éducative auprès de l'enfant, qui alléguait des violences sexuelles commises par un proche de la famille. Nous avons rappelé qu'une enquête pénale sur des faits de violence ne devait pas, sauf instruction contraire du procureur de la République, empêcher les professionnels d'évoquer les paroles de l'enfant avec lui, ne serait-ce que pour l'entourer, l'encadrer et le réconforter. La médecine scolaire et les services de protection maternelle et infantile (PMI) jouent un rôle capital dans le repérage des violences, or les services de PMI souffrent d'un manque très dommageable de ressources. Ces services doivent être confortés dans leur mission. Infirmiers et médecins scolaires peuvent, quant à eux, jouer un rôle de confident auprès de l'enfant pour détecter des violences.

Nous constatons aussi que les réactions des professionnels sont parfois freinées par des considérations étrangères à l'intérêt supérieur de l'enfant, notamment en cas de doute sur un adulte dont le métier le met en contact avec les mineurs. Or il convient d'engager des démarches dès qu'existent des éléments suffisants rendant vraisemblables les faits dénoncés. Concernant la directrice de maternelle, nous avions recommandé aux services départementaux des mesures de protection des enfants au-delà de la procédure pénale, mais nous n'avons pas été suivis. Nous sommes confrontés à ces réflexes dans toutes les administrations qui accueillent des enfants. Ainsi, nous instruisons actuellement un cas d'agression sexuelle d'une jeune fille par un surveillant de nuit dans un foyer de l'aide sociale à l'enfance, où le fait que l'agresseur était un salarié protégé l'a emporté sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Nous allons proposer des réformes dans ce domaine.

Nous déplorons également les réticences de certains professionnels à signaler des informations préoccupantes par crainte de se tromper, par méconnaissance du dispositif ou par crainte de perdre la confiance de la famille. La priorité doit être donnée au besoin de protection de l'enfant ; tout doute sur un danger potentiel doit donner lieu à une mesure de protection.

La loi du 14 mars 2016 institue au sein des conseils départementaux un médecin référent pour la protection de l'enfance, chargé de coordonner l'action des professionnels de santé. La désignation d'un référent dans chaque établissement hospitalier est recommandée par le plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants. Or deux ans et demi après la loi, l'installation des référents départementaux n'est que partiellement effective, tandis que celle des référents hospitaliers tarde également faute d'un décret rendant la désignation obligatoire.

Enfin, il faut renforcer la formation des professionnels intervenant dans le champ de l'enfance, qu'ils soient professionnels de santé, intervenants sociaux, magistrats, pour les sensibiliser aux signes d'alerte. Il est également important que les professionnels eux-mêmes soient accompagnés, supervisés et soutenus par leur hiérarchie.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Merci pour cet exposé extrêmement précis. Savez-vous combien de départements ont mis en place un médecin référent ?

Mme Geneviève Avenard. - D'après une enquête menée au mois de mai 2018, 45 départements sur les 79 qui ont répondu avaient mis en place un médecin référent, soit 56 %. Mais il faudrait connaître les missions qui leur sont confiées, et savoir s'ils sont déchargés de leurs autres fonctions.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous avez donné un exemple d'agression sexuelle par un veilleur de nuit ; en avez-vous d'autres, et quelles lacunes législatives avez-vous éventuellement repérées ?

Mme Geneviève Avenard. - Nous n'avons pas eu d'autres saisines de ce type, mais votre mission pourrait justement faire la lumière sur ces situations. Ayant moi-même une expérience de trente ans dans la protection de l'enfance, j'ai pu constater que les remontées d'agressions sexuelles étaient très faibles, et s'arrêtaient souvent au directeur de structure. Il faut que l'ensemble des professionnels bénéficient d'une supervision et d'un soutien. La sidération que nous ressentons tous face aux violences sexuelles touche aussi les travailleurs sociaux : c'est un sujet encore tabou.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Comment vos ambassadeurs sont-ils formés ?

Mme Geneviève Avenard. - Ils suivent d'abord un mois de formation initiale, puis participent à des séquences de regroupement à Paris tout au long de l'année, en particulier pour des formations aux publics spécifiques : prisons, hôpitaux, centres éducatifs fermés ou renforcés. Ils ont aussi un tuteur délégué par le Défenseur des droits. C'est une très belle mission qui, malheureusement, n'est pas déployée sur tout le territoire. Elle crée les conditions de la confiance et peut aussi faire évoluer les adultes.

Mme Florence Lassarade . - Pédiatre, je m'interroge sur les techniques de communication avec les enfants en fonction de leur développement. Le livret édité par Bayard Presse, par exemple, est destiné aux enfants en âge de lire. Entre un enfant de maternelle et un lycéen, la différence est grande : les lycéens savent reconnaître quels adultes sont dangereux pour eux. Qu'en est-il de la toute petite enfance ?

Mme Geneviève Avenard. - Notre rapport annuel de 2018 aborde la question des violences faites aux tout-petits. Le Conseil de l'Europe a développé des outils pour ce public, sous la forme d'un livret illustré que les parents peuvent lire à leurs enfants, sur la question de l'intimité. Il décline le fameux principe : « Mon corps c'est mon corps ». Il convient de réfléchir aux outils les plus appropriés - car il ne faut pas non plus alimenter la crainte des enfants vis-à-vis des adultes. Dans le train, j'ai récemment entendu des enfants demander à leur tante s'ils avaient le droit de partir avec papy lorsque celui-ci venait les chercher à l'école... Le plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants apporte lui aussi des outils.

Gardons-nous de réponses trop hâtives ; évaluons ce qui a été fait dans d'autres pays, et identifions, en fonction de l'âge des enfants, les dispositifs les plus adaptés.

Si, très tôt, les enfants sont considérés comme des sujets dignes d'intérêt ; si on leur explique les choses ; si, dans les pratiques des professionnels, les enfants sont réellement informés, associés, consultés, invités à participer, un climat de confiance générale sera créé, et il sera plus facile de faire remonter les difficultés.

Cette recommandation relève certes de la prévention très en amont, mais il me semble nécessaire de la mettre en oeuvre. C'est pourquoi nous pensons que les droits de l'enfant sont, en la matière, un merveilleux levier.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci beaucoup. L'objectif est en effet de construire autour des enfants, où qu'ils évoluent, un vrai maillage de protection, de telle sorte que le « prédateur sexuel » ne sente plus nulle part aucun espace d'impunité.

Audition de M. Mathias Lamarque, sous-directeur de l'éducation populaire, et de Mme Sandrine Ottavj, adjointe du chef du bureau de la protection
des mineurs en accueils collectifs et des politiques locales,
de la direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (Djepva) du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse

(mercredi 19 décembre 2018)

__________

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Je rappelle que la Direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (DJEPVA) du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse, que vous représentez, est chargée d'élaborer la réglementation relative à l'accueil des mineurs en dehors du domicile parental - pendant les temps de vacances et les temps de loisirs - et de mettre en oeuvre les contrôles de ces structures d'accueil.

Il serait utile que vous nous rappeliez pour commencer quelles structures entrent dans votre champ de compétences. Qu'en est-il par ailleurs du recrutement des professionnels, de leur formation, du contrôle des structures d'accueil et des signalements auprès de vos services ? Nous essayons d'identifier ce qui se passe et ce qui pourrait être amélioré.

M. Mathias Lamarque, sous-directeur de l'éducation populaire. - Les accueils collectifs de mineurs à visée éducative, en dehors de l'école et la famille, se répartissent en trois catégories.

La première concerne les accueils de loisirs sans hébergement - centre de loisirs, centres aérés, etc. -, organisés pour l'essentiel par des collectivités territoriales, mais aussi par des associations, soit directement, soit par délégation. Ils disposent de 3 millions de places. Il s'agit des accueils du mercredi, des petites vacances et des accueils périscolaires avant et après la classe, déclarés en tant que tels, les garderies scolaires étant exclues de ce type de séjour.

La deuxième catégorie est constituée des accueils associatifs, comme les clubs sportifs ou les écoles de musique. Ceux-ci ne sont pas contrôlés au titre du code de l'action sociale et des familles.

La troisième catégorie est celle des accueils avec hébergement, tels que les colonies de vacances et les séjours sportifs. Tous les séjours de plus d'une nuit qui relèvent d'un cadre spécifique ou général font l'objet d'une déclaration auprès du préfet. Ces déclarations sont gérées par les directions départementales de la cohésion sociale. Ils gèrent 1,4 million de places, dont 130 000 places au titre des accueils de scoutisme.

L'ensemble de ces accueils fait l'objet d'un contrôle particulier de la part des services préfectoraux. Le contrôle de l'État porte sur l'ensemble des personnes intervenant régulièrement dans ces structures, quel que soit leur statut - bénévoles, salariés ou travailleurs indépendants.

L'organisateur, à l'occasion d'un séjour, déclare l'ensemble des intervenants permanents - nom, prénom, date de naissance, qualifications -, qui sont dès lors inscrits dans le Système d'information relatif aux accueils collectifs de mineurs (Siam). Le contrôle porte sur l'inscription au fichier des cadres interdits (CADINT), le casier judiciaire et le Fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles et violentes (FIJAISV). Ce contrôle est opéré de manière automatisée. Lorsqu'une personne figure sur le fichier des cadres interdits, l'organisateur ne peut saisir son nom.

L'administration reçoit de son côté une notification automatique. L'objectif est ici la prévention de la récidive : l'administration a ainsi connaissance du fait que ces individus souhaitaient à nouveau être en contact avec des mineurs.

1,5 million de contrôles automatisés sont opérés par an. Ils touchent 500 000 à 700 000 personnes, certains animateurs pouvant travailler dans plusieurs lieux au cours de l'année. Ces intervenants sont contrôlés chaque fois qu'ils sont présents sur un lieu de séjour.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Comment pouvez-vous être sûr que la liste que l'on vous donne est complète ? Que se passe-t-il après ?

M. Mathias Lamarque. - On ne peut pas en être certain. Nous procédons cependant à un contrôle sur pièces et des contrôles sur le terrain peuvent également être organisés, avec vérification des diplômes des intervenants, des qualifications et des identités. Il ne s'agit évidemment pas d'un contrôle systématique.

D'une manière générale, les organisateurs sont cependant très attentifs au fait que tout leur personnel soit déclaré. Ce sont des acteurs de ce contrôle au même titre que l'administration car ils ne souhaitent évidemment pas, par rapport aux familles, employer des individus présentant un risque avéré pour les enfants.

Le contrôle des cadres interdits est un dispositif relevant d'un pouvoir de police spéciale du préfet. Ce dispositif existe depuis 1960 : « Toute personne dont la participation à un accueil de mineurs présenterait des risques pour la santé et la sécurité physique ou morale des mineurs accueillis peut faire l'objet d'une interdiction temporaire ou permanente d'exercer une fonction particulière auprès de ces mineurs, d'exploiter des locaux, de participer à l'organisation des accueils ou à l'encadrement ». Dès lors que le préfet éprouve un doute, il peut prononcer une interdiction par arrêté préfectoral.

Autrefois, cette liste des cadres interdits était publiée au bulletin officiel de la jeunesse et des sports. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais si un organisateur entre dans le système d'information un nom figurant sur la liste des cadres interdits, il est immédiatement informé que cette personne ne peut exercer une fonction d'encadrement, sans toutefois être en mesure de savoir pourquoi.

Pourquoi a-t-on automatisé ces tâches ? En premier lieu, cela permet de contrôler tout le monde. Les individus qui ont des intentions malveillantes contre les mineurs sont très mobiles : faute d'une information convenablement relayée, on risque de retrouver l'individu qui a été exclu d'une structure dans une autre structure ; les organisateurs ont, de ce point de vue, une responsabilité non seulement pénale, mais aussi morale.

Le cas échéant, l'autorité publique, informée par l'organisateur, saisit l'autorité judiciaire et l'affaire suit son cours en dehors de la sphère administrative.

Depuis la loi du 14 avril 2016, les services déconcentrés de l'État reçoivent des parquets des informations sur les procédures en cours ou sur les condamnations. Ce n'est pas systématique, mais les choses s'améliorent. L'idéal serait que les personnes concernées figurent dans un fichier spécifique. Lorsque les faits sont très graves, ils peuvent être inscrits au FIJAISV.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Qui en décide ?

M. Mathias Lamarque. - L'autorité judiciaire.

Mme Sandrine Ottavj, adjointe du chef du bureau de la protection des mineurs en accueils collectifs et des politiques locales. - Un article du code de procédure pénale précise les infractions pouvant donner lieu à inscription au FIJAISV : cela va de l'acte de torture et de barbarie jusqu'aux agressions sexuelles sur mineurs, soit des infractions extrêmement graves.

M. Mathias Lamarque. - Vient ensuite la question du signalement des infractions sexuelles commises dans le cadre de ces structures par des individus non récidivistes. Il existe une procédure administrative de signalement en parallèle de la procédure pénale.

L'organisateur informe la Direction départementale de la cohésion sociale, qui peut être amenée à entamer une enquête administrative. Si les faits apparaissent suffisamment graves, le préfet peut prendre une mesure de suspension d'urgence, par exemple dans le cas d'attouchements sur mineur. Celle-ci ne se substitue bien évidemment pas à la procédure pénale, mais permet de sortir immédiatement la personne de la structure d'accueil collectif de mineurs. On revient dans le cadre de la procédure que j'indiquais précédemment dès lors que cette personne voudrait intervenir ailleurs.

Cette procédure, traitée au niveau départemental, fait par ailleurs l'objet de remontées des services à l'échelon central. Ceci n'est toutefois pas systématique, il faut bien le reconnaître. Ce qui est important, c'est que le niveau départemental traite le sujet en premier lieu. Nous donnons tous les ans instruction de faire remonter à la DJEPVA l'ensemble des éléments, de façon à pouvoir en informer le ministre qui doit, en tant que responsable de cette administration, être au courant de ce qui se passe.

Il arrive parfois que l'on obtienne des informations via internet et que l'on tienne les services au courant.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Les responsables ont-ils obligation de relayer les informations qu'ils détiennent ?

M. Mathias Lamarque. - En effet.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Ces personnes reçoivent-elles une formation particulière ?

M. Mathias Lamarque. - Une information est dispensée dans le cadre des formations au brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur (BAFA). Un temps beaucoup plus important y est consacré dans le cadre de la formation au diplôme professionnel de l'animation et au brevet d'aptitude aux fonctions de directeur de l'accueil collectif (BAFD). Les personnes qui dirigent ces structures ont donc reçu une formation, les animateurs y étant quant à eux sensibilisés. Un animateur qui a connaissance de tels éléments doit en référer à son directeur ou à sa directrice. Cela paraît assez évident.

Quant au scoutisme, ce domaine relève de formations spécifiques. On veille à ce que ces informations soient transmises aux chefs scouts.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Existe-t-il une législation particulière concernant l'accueil dans le domaine du scoutisme ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure. - Le signalement est-il obligatoire ? Comment expliquez-vous que des personnes soient passées « au travers des mailles du filet » ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Les réponses écrites que vous nous avez adressées font état de cas de suspicion d'infraction sexuelle. S'agissait-il de faits nouveaux ou de personnes en situation de récidive ? Vous indiquez que près de la moitié des infractions commises sur des mineurs en accueil collectif seraient perpétrées par d'autres mineurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur le sujet ?

Enfin, je crois savoir que, si la loi de 2016 précise que le parquet a la possibilité et non l'obligation de signaler les cas existants, les structures d'accueil en ont en revanche l'obligation...

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Vous avez évoqué le chiffre de 3 millions de places dans le secteur périscolaire, 1,4 million avec hébergement et 130 000 places dans les activités de scoutisme. Tout n'est-il pas soumis à votre contrôle ? Par ailleurs, de quels effectifs disposez-vous, et quelle est votre capacité de contrôle par rapport à tout ce que vous évoquez ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Les bénévoles sont-ils déclarés sur Siam ?

M. Mathias Lamarque. - Les activités de scoutisme s'exercent avec ou sans hébergement, selon qu'il s'agit de regroupements durant le week-end ou de camps d'été. Ce cadre particulier explique le statut hybride du scoutisme dans ce domaine.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Les associations sportives peuvent aussi avoir des activités sans hébergement durant la semaine et offrir des stages avec hébergement...

M. Mathias Lamarque. - C'est exact mais on a simplifié le système pour les scouts, dont l'activité est hybride par nature.

Un centre de loisirs qui fonctionne tous les mercredis et qui organise un camp durant les petites ou les grandes vacances, doit effectuer deux déclarations. Chez les scouts, l'activité est hybride par nature. On n'a pas voulu complexifier le système. En revanche, les scouts organisateurs sont censés déclarer tous les intervenants.

Quant aux activités culturelles qui ne relèvent pas de l'accueil collectif de mineurs, elles n'ont pas d'obligation en matière de déclaration d'honorabilité des intervenants. C'est une vraie faille dans notre dispositif.

Mme Sandrine Ottavj. - En matière d'obligation de signalement, les organisateurs sont tenus d'informer sans délai le préfet aux termes de l'article R. 227-11 du code de l'action sociale et des familles. Néanmoins, aucune sanction n'est prévue si l'organisateur n'opère pas de signalement. Cela constitue une lacune dans notre réglementation.

M. Mathias Lamarque. - Pour le reste, le statut des intervenants importe peu. Qu'ils soient bénévoles, salariés, travailleurs indépendants, tout le monde doit passer par l'obligation de déclaration, contrairement aux éducateurs sportifs, qui ne sont déclarés et ne passent à ce type de contrôle qu'à partir du moment où ils détiennent la carte professionnelle d'éducateur sportif et sont rémunérés. Pour les accueils collectifs de mineurs, un animateur est contrôlé quel que soit son statut.

Mme Sandrine Ottavj. - J'exerce au sein de ce bureau depuis quelques années maintenant : les cas recensés depuis 2015 ne constituent pas des récidives. Si tel avait été le cas, on les aurait en effet repérés au moment de la déclaration, notamment grâce au fichier des auteurs d'infractions sexuelles et au bulletin numéro 2 du casier judiciaire.

L'objectif de ce contrôle a priori est d'empêcher les personnes ayant commis des infractions d'être employées dans le cadre d'un accueil de mineurs.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Ma question était en fait de savoir s'il existait des trous dans le filet, auquel cas vous auriez pu avoir des récidives.

Mme Sandrine Ottavj. - En l'espèce, il n'y en a pas eu.

M. Mathias Lamarque. - Concernant les cas constatés, quatre-vingt-deux intervenants ont été mis en cause, ainsi que soixante-dix mineurs. Il existe en effet des cas d'infractions sexuelles entre mineurs. Le nombre d'infractions depuis 2015 - 166 cas - étant relativement faible, il est difficile d'en tirer des conclusions sur le plan statistique. Cela ne veut pas dire qu'il n'en existe pas beaucoup plus. Les cas qui nous sont signalés ont été traités : sur quatre-vingt-deux personnes, cinquante-sept arrêtés de suspension d'urgence ont été prononcés. Dans les autres cas, les personnes étaient déjà incarcérées.

Depuis deux ans, on demande aux préfets de prendre des arrêtés de suspension même dans le cas des personnes incarcérées, pour parer à toute éventualité. À partir du moment où la procédure pénale est terminée et où l'intéressé est mis hors de cause, l'arrêté de suspension tombe automatiquement.

Les garderies scolaires, les clubs sportifs ne sont pas soumis au contrôle, pas plus que les activités culturelles ou cultuelles, sauf dans le cadre d'un accueil collectif de mineurs.

Les contrôles relèvent des directions départementales de la cohésion sociale et de la protection des populations, qui sont placées sous l'autorité des préfets. On compte un à deux inspecteurs par département. De deux à quatre conseillers d'éducation populaire et de jeunesse peuvent être mobilisés durant l'été ou le mercredi, dans le cadre de cette mission de contrôle.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Vous dites que 166 cas représentent peu de chose. Je trouve que c'est déjà trop ! C'est en toute confiance que les parents laissent leurs enfants dans des accueils avec ou sans hébergement. Il s'agit de structures censées offrir un cadre rassurant. Le nombre de cas peut paraître peu élevé, mais la victime prend perpétuité ! Un seul cas est toujours un cas de trop !

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - La suspension est-elle assortie d'une obligation de soins ?

M. Mathias Lamarque. - Ma réponse est certes statistique et peut paraître froide, mais il faut néanmoins se féliciter que les signalements aient permis d'éloigner des mineurs les auteurs de ces infractions.

On sait qu'une part importante des infractions sexuelles sur mineurs a lieu dans le cadre familial : ce n'est pas pour autant que les familles sont des espaces qui ne sont pas sûrs. Ces suspicions d'infraction sont des cas de première infraction. On vérifie le casier judiciaire, le fichier des cadres interdits, le fichier des délinquants sexuels. Je ne vois pas comment on pourrait en faire davantage.

Quant à la suspension, il s'agit d'un acte administratif. Seul le juge peut prendre une décision d'obligation de soins. Quand le préfet prononce une suspension d'urgence, les services de l'État saisissent le procureur. Il appartient ensuite à la justice d'agir. On ne peut administrativement obliger quelqu'un à se soigner.

Mme Sandrine Ottavj. - Seule une suspension d'exercer est prise jusqu'à l'intervention de la décision de justice si la personne est poursuivie, ou durant six mois. En cas de procédure judiciaire parallèle, si la personne est condamnée, elle sera dans la plupart des cas incapable d'exercer en accueil collectif de mineurs, ce que l'on vérifie à travers nos contrôles et que l'on notifie à la personne concernée.

Il se peut également que cette personne ne soit pas déclarée incapable. L'enquête administrative se poursuit une fois que la décision de suspension est tombée. Certains préfets peuvent décider d'interdire à une personne d'exercer définitivement si elle représente un danger pour la sécurité des mineurs.

Mme Maryvonne Blondin . - Les mineurs placés au titre de la protection de l'enfance ne semblent pas dépendre de votre direction. Existe-t-il une direction similaire à la vôtre au ministère des affaires sociales ? Certains abus ont lieu dans ce secteur également, parfois du fait même du personnel.

M. Michel Savin . - Vous avez estimé que les éducateurs sportifs bénévoles pouvaient passer au travers des mailles du filet. Or beaucoup d'abus sur des mineurs sont commis dans le milieu sportif. Quelles propositions pourrait-on faire pour y remédier ?

Par ailleurs, les éducateurs sportifs qui interviennent dans les écoles maternelles et élémentaires sont-ils soumis à la même réglementation ?

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - On est un peu décontenancé par les failles que vous avez évoquées. Sans vouloir vous mettre en difficulté, avez-vous des suggestions pour améliorer les choses ?

Par ailleurs, vous n'avez pas parlé des activités organisées dans un contexte religieux, en dehors du secteur du scoutisme. Même si je ne fais pas d'amalgame, il me semble que certaines formes de rassemblement d'enfants échappent à votre périmètre...

M. François-Noël Buffet . - On a besoin de vous entendre à propos de la manière dont on peut améliorer les choses. Quels sont selon vous les outils que le législateur peut mettre en place pour améliorer la protection des mineurs ?

M. Mathias Lamarque. - Les mineurs placés relèvent soit de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui dépend du ministère de la justice, soit de l'aide sociale à l'enfance (ASE), gérée par les conseils départementaux dans le cadre fixé par la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) du ministère des affaires sociales. Je ne pense pas que leur système de contrôle soit aussi organisé que le nôtre.

Mme Sandrine Ottavj. - Nous sommes depuis peu en relation avec la DGCS, qui souhaite s'inspirer de notre système pour opérer un contrôle sur les assistantes maternelles et les gens qui vivent à leur domicile.

M. Mathias Lamarque. - La force de notre système vient du fait qu'il est totalement intégré au sein de l'État. La responsabilité des enfants accueillis en accueil collectif de mineurs avec hébergement ou sans hébergement relève du préfet, alors que la protection des mineurs est une compétence du président du conseil départemental.

C'est parce qu'on est dans des systèmes totalement intégrés que les choses sont beaucoup plus simples. Cela permet d'avoir le même progiciel pour l'ensemble des préfectures. Un des blocages de la DGCS est venu du fait que les départements, fort légitimement, avaient constitué leurs propres outils. Les mettre en phase au regard de la libre administration des collectivités territoriales peut être compliqué, sauf si la loi le leur impose. Notre système est quant à lui totalement intégré au sein de l'appareil d'État. Ceci facilite l'organisation, c'est indéniable.

Concernant les éducateurs sportifs bénévoles et ceux qui interviennent en milieu scolaire, toute autorité publique - maire, directeur d'école - peut demander au préfet de vérifier l'inscription des personnes au FIDVJAIS, mais il s'agit d'une procédure lourde. Je n'ai pas d'informations à ce sujet. Il faudrait demander à la Direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO).

Les éducateurs de clubs sportifs ou de structures culturelles posent questions. Un certain nombre de fédérations sportives ont souhaité s'inspirer de notre cadre. C'est techniquement complexe, mais ce n'est pas insurmontable. Ils pourraient créer un logiciel ad hoc s'inspirant de notre logiciel, ou utiliser le logiciel qu'ils emploient pour le contrôle des éducateurs sportifs professionnels en y intégrant les bénévoles. C'est tout à fait faisable. Il faudrait cependant que ce soit obligatoire au plan législatif.

Cela pourrait faire d'abord l'objet d'expérimentations dans quelques départements, ce qui permettrait d'identifier des problèmes particuliers. Lorsque je travaillais pour les services déconcentrés de l'État, la présidente du Comité départemental olympique et sportif (CDOS) des Landes, qui était enseignante, souhaitait soumettre tous les bénévoles de clubs à ce contrôle, mais cela s'était révélé compliqué.

J'estime que les activités avec des mineurs, qu'elles soient sportives, culturelles, environnementales, cultuelles, pourraient faire l'objet du même type de contrôle. Quand on évoquait cette question il y a quelques années, on recevait des réponses plutôt négatives. L'évolution de la société montre bien que les attentes des familles ont changé et qu'il existe une volonté légitime de sécurité, d'autant que les personnes en cause peuvent continuer à exercer leur activité, mais sûrement pas avec des mineurs. Il s'agit de protéger les enfants avant tout. On pourrait donc à présent envisager une évolution.

Quant aux activités pratiquées dans un contexte religieux, s'exercent-elles ou non dans le cadre familial ? À partir du moment où on en sort, qui est l'organisateur ? Comment le déterminer ? Dans le champ associatif, c'est très facile. Dans le cas d'activités cultuelles, c'est parfois moins évident, car ce sont les parents qui y emmènent leurs enfants. Il faut donc déterminer qui est l'organisateur et fixer des obligations.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Qu'il s'agisse d'un club sportif ou d'activités dans une paroisse, ce sont les parents qui y emmènent leur enfant ! Ce n'est donc pas le critère : il n'y a pas de différence de nature.

M. Mathias Lamarque. - Je pensais à des activités cultuelles ayant lieu en présence des parents. Dans l'hypothèse que vous indiquez, c'est bien évidemment exactement la même chose.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Dans ce cas, pourquoi cela ne figure-t-il pas dans votre périmètre ?

M. Mathias Lamarque. - Le cadre du contrôle des colonies de vacances a été pensé, depuis les années 1960, comme un cadre sécurisé. Les acteurs de l'éducation populaire sont très sensibles à ces questions et n'ont d'ailleurs jamais nié leurs responsabilités.

Je n'ai jamais entendu un mouvement d'éducation populaire affirmer : « Pas de cela chez nous ! ». Ces mouvements cherchent plutôt à sécuriser les choses au maximum à travers la qualité des animations et le contrôle d'honorabilité. Ce n'est pas un sujet dans nos relations avec ces organisateurs.

Les colonies de vacances, à l'origine, duraient trois semaines. Il était donc logique de vérifier ce qui pouvait s'y passer. Dans les années 1960, on comptait peu de stages sportifs. On est parti de là. Ce cadre a été élargi petit à petit aux accueils sans hébergement. La question est de savoir s'il est temps de l'élargir à d'autres.

Audition de Mme Nathalie Ancel,
directrice adjointe des affaires criminelles et des grâces,
M. Nicolas Hennebelle, chef du bureau de la politique pénale générale,
Mme Laetitia Costantini, cheffe du bureau de l'exécution des peines et des grâces,
et de M. Yann Taraud, chef du bureau des fichiers spécialisés et des échanges internationaux de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG)
du ministère de la justice

(mercredi 19 décembre 2018)

__________

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Nous recevons Mme Nathalie Ancel, directrice adjointe des affaires criminelles et des grâces, M. Nicolas Hennebelle, chef du bureau de la politique pénale générale, Mme Laetitia Costantini, cheffe du bureau de l'exécution des peines et des grâces, et M. Yann Taraud, chef du bureau des fichiers spécialisés et des échanges internationaux.

Je rappelle que la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) est en charge de l'élaboration de notre droit pénal. Avez-vous aujourd'hui le sentiment de disposer des outils suffisants pour agir dans les domaines que nous explorons, en tenant compte des récentes modifications introduites par la loi « Schiappa » de 2018 ? Identifiez-vous des pistes de progrès ? Comment appréciez-vous l'application de la loi dite de « Villefontaine » sur l'échange d'informations entre l'autorité judiciaire et les administrations ? Pratiquez-vous des échanges d'informations internationaux ?

Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur le volume des poursuites pénales, le nombre de condamnations, etc. ?

Mme Nathalie Ancel, directrice adjointe des affaires criminelles et des grâces. - La DACG élabore les textes en matière pénale, mais conduit et suit aussi les politiques dans les divers domaines en matière pénale. Elle travaille également sur le champ de l'exécution des peines et sur le casier judiciaire national. Ce sont toutes ces missions qui sont représentées ici aujourd'hui.

Nous sommes à la disposition de votre mission d'information pour vous apporter tout élément complémentaire dont nous ne disposerions pas aujourd'hui.

De notre point de vue, l'arsenal juridique est vaste et relativement complet. Les marges de progression, à notre sens, se situent essentiellement sur le terrain pratique, notamment celui de l'articulation entre les différents acteurs concernés, qu'il s'agisse des acteurs judiciaires, des professionnels de santé ou des membres de l'administration pénitentiaire.

Notre droit s'articule autour de deux notions essentielles, celle de circonstances aggravantes, la qualité de mineur de moins de quinze ans de la victime, comme l'abus d'autorité de l'auteur constituant des circonstances aggravantes au regard du quantum de la peine encourue.

Il existe également des peines complémentaires, soit à titre définitif, soit pour une durée de dix ans au plus selon les cas, portant sur l'interdiction d'exercer une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact habituel avec des mineurs. Ce sont ces deux aspects qui constituent des « marqueurs » de l'arsenal répressif destiné à traiter la problématique des infractions sexuelles sur mineurs commises par des personnes ayant autorité, dans le cadre de leur mission vis-à-vis de ces mineurs.

Dans le détail, il s'agit du viol, crime qui, lorsqu'il est aggravé par les deux circonstances aggravantes que je viens d'évoquer, est puni de vingt ans de réclusion criminelle, avec inscription de plein droit au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violents (FIJAISV).

Les auteurs d'agressions sexuelles, qui sont habituellement punis de cinq ans d'emprisonnement, sont passibles de sept ans d'emprisonnement lorsque ces agressions sont commises par des personnes ayant autorité sur la victime, et de dix ans s'agissant d'un mineur de quinze ans.

De la même manière, la peine encourue pour atteinte sexuelle est de sept ans. Lorsqu'elle est commise par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions ou par toute personne ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait, le quantum encouru passe à dix ans. La loi Schiappa du 3 août 2018 a fait passer les peines encourues pour le délit d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans de cinq à sept ans et, s'agissant de l'amende, de 75 000 euros à 100 000 euros.

Peut-être serait-il fastidieux que je décline ici de la même manière les autres infractions, puisqu'on a bien compris le mécanisme des circonstances aggravantes et de la peine complémentaire. Sont en jeu selon nous, concernant le champ de votre mission, les infractions de harcèlement et de chantage sexuel, la corruption de mineur, l'exhibition sexuelle, la proposition sexuelle à un mineur de quinze ans par communication électronique, la fabrication et la diffusion de messages pornographiques perceptibles par un mineur, la diffusion, la fixation, l'enregistrement ou la transmission de l'image d'un mineur qui présente un caractère pornographique. En termes d'incrimination, le champ de l'arsenal répressif est vaste. Il couvre un champ de faits important et, de notre point de vue, par le biais des circonstances aggravantes et des peines complémentaires, traite largement du sujet imparti.

La loi du 3 août 2018 a eu pour effet d'élever le quantum encouru, mais une mesure phare de cette loi réside dans le fait d'avoir fait passer de vingt ans à trente ans le délai de prescription courant à compter de la majorité de la victime pour certains crimes violents ou de nature sexuelle commis sur des mineurs, dont le viol fait naturellement partie. C'est une mesure capitale à mes yeux, car elle permet de mieux prendre en compte le phénomène de l'amnésie traumatique, et d'éviter l'impunité des auteurs de ces faits.

D'un point de vue concret, cet allongement de la prescription prévue par la loi Schiappa s'applique immédiatement aux crimes commis sur des mineurs nés à compter du 6 août 1980 et qui ont atteint leur majorité après le 6 août 1998, soit moins de vingt ans avant l'entrée en vigueur de la loi, le 6 août 2018.

Dans votre questionnaire, vous nous interrogez sur la question fondamentale, d'un point de vue opérationnel, de l'obligation de signalement. On est là dans la détection, qui va permettre de mettre concrètement en oeuvre l'arsenal répressif. L'obligation de signalement incombe aux personnes qui ont connaissance ou qui soupçonnent qu'un mineur a été victime d'une infraction sexuelle.

Le dispositif juridique est relativement complexe. Il implique de manipuler diverses dispositions du code pénal et du code de procédure pénale qui doivent s'articuler entre elles. De façon générale, une personne qui a connaissance ou qui soupçonne qu'un mineur est en danger doit aviser la cellule de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP). Nous ne sommes pas encore dans le champ pénal, bien qu'il ne faille pas à mon sens, au regard de la protection de l'enfance, négliger ce qui ne relève pas encore du pénal : en effet, plus une situation préjudiciable aux mineurs est détectée tôt, notamment dans le cadre de personnes qui ont autorité, plus une prise en charge pourra être réalisée, avant un passage à l'acte dévastateur pour le mineur en construction.

Si le danger résulte d'une infraction pénale, il convient évidemment d'aviser directement les services de police ou de gendarmerie ou le procureur de la République en vue d'une enquête pénale. On a tous en tête l'article 40 du code de procédure pénale : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit, est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». L'article 40 a pour effet de délier tous les fonctionnaires du secret professionnel face à tout crime ou délit.

Cependant, l'article 40 ne prévoit pas de sanction pénale en cas de manquement à cette obligation de dénonciation. Des dispositions du code pénal punissent le fait de ne pas informer les autorités judiciaires ou administratives. Il en existe deux, qui concernent plus particulièrement le champ de votre mission. En premier lieu, l'article 434-1 du code pénal punit celui « qui a connaissance d'un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés ». En second lieu, l'article 434-3 du code pénal prévoit l'obligation de porter à la connaissance des autorités judiciaires administratives les actes « de privations, de mauvais traitements ou d'agressions ou d'atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger, en raison notamment de son âge ».

L'article 434-1, tout autant que l'article 434-3, prévoient que l'obligation de dénonciation qu'ils sanctionnent pénalement ne s'applique pas aux personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l'article 226-13, qui punit « la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire, soit par son état ou par sa profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire ».

Toutefois, dans son article 226-14, la loi autorise la révélation du secret dans certaines circonstances. Ainsi, l'article 226-13 n'est pas applicable à celui qui informe les autorités judiciaires ou administratives de privations ou de sévices, etc.

Ceci concerne les personnes visées à l'article 434-3, qui punit le fait de ne pas informer les autorités judiciaires ou administratives. C'est aussi le cas pour le médecin ou pour tout professionnel de santé qui, avec l'accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République ou de la CRIP les sévices qu'il a pu constater dans l'exercice de sa profession.

Je ne sais s'il s'agit d'une marge de progression envisageable, mais on a là un dispositif d'obligation de signalement relativement complexe, qui nécessite de manipuler différentes notions. Certaines jurisprudences prennent en compte la clause de conscience propre à chaque médecin.

Par ailleurs, le signalement aux autorités compétentes ne doit pas négliger les notions de responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de l'auteur de la dénonciation, sachant que le signalement ne permet pas d'engager la responsabilité, sauf bien sûr si celui-ci est réalisé à des fins dilatoires ou de mauvaise foi.

Compte tenu de la complexité du dispositif, la DACG, estimant que son rôle est aussi de venir en aide aux praticiens des juridictions, a élaboré un guide relatif à la prise en charge des victimes mineures. Elle recommande aux parquets, hôpitaux, services d'enquête, d'entretenir des relations étroites afin de favoriser et de simplifier les révélations, dans le cadre du pacte de confiance que permettent des relations étroites, en insistant sur le rôle des professionnels de santé dans la détection des mineurs victimes de maltraitance.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - L'obligation de signalement est un sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé avec Marie Mercier, qui est par ailleurs médecin. On en a également largement débattu dans l'hémicycle. La complexité du texte ne doit guère aider les professionnels de santé à s'y retrouver.

Mme Nathalie Ancel. - J'insiste sur le fait que j'ai utilisé à dessein le terme de « pacte de confiance », car il est important de procéder en partenariat très étroit, dans le respect du rôle de chacun et des contraintes professionnelles de tous. Cela peut permettre de dédramatiser ces articles un peu complexes, sans toutefois entraver les révélations, cruciales pour la détection et la mise en oeuvre des outils de protection, afin que la justice passe sur le terrain. La sanction est en effet capitale dans ces domaines.

Vous nous interrogez également sur les dispositifs particuliers mis en place pour recueillir la parole de la victime lorsqu'il s'agit d'un enfant. Les dispositifs sont toujours perfectibles et peut-être d'une qualité inégale sur l'ensemble du territoire national, mais les efforts des différents acteurs sont réels et destinés à professionnaliser l'écoute et le recueil de la parole de l'enfant. Ceci passe par une spécialisation des enquêteurs, avec des actions de formation et de professionnalisation mises en place par les services de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) et de la Direction générale de la police nationale (DGPN). Ces formations, qui durent vingt-neuf jours et portent sur les aspects psychologiques et techniques de l'audition d'un mineur, comportent également des fiches métiers.

Pour les magistrats, l'École nationale de la magistrature (ENM), conduit des actions de formation importantes dans le cadre de la formation initiale, tout comme en matière de formation continue, qu'il s'agisse de l'enfance maltraitée, des enjeux juridictionnels, de la construction de la personnalité, de la parole de l'enfant devant la justice, ou de l'entretien judiciaire. Certes, on pourrait estimer que tout ceci est générique et ne porte pas directement sur la question des infractions sexuelles commises par des personnes dans le cadre de leurs fonctions, mais c'est la même attention qui est portée à la parole de l'enfant.

Le code de l'organisation judiciaire prévoit d'affecter à chaque domaine de spécialité des parquets des magistrats chargés spécialement des affaires concernant les mineurs. L'introduction de l'enregistrement audiovisuel a également constitué un grand progrès. Il permet de réduire le nombre d'auditions, de les limiter dans leur durée, de se rendre compte de ce que traduit le corps de l'enfant. On recourt pour ce faire à des lieux d'audition spécifiquement aménagés - comme les « salles Mélanie », au nombre d'une cinquantaine sur le territoire national - et à des unités d'accueil médico-judiciaire pédiatriques adaptée aux spécificités des enfants, qui constituent des structures pluridisciplinaires dans un cadre sécurisant et aménagé.

L'ENM préconise par ailleurs que les magistrats instructeurs adoptent une méthodologie d'entretien bien particulière s'agissant du recueil de la parole de l'enfant victime d'infractions sexuelles, et de procéder par étapes successives, avec des phases de mise en confiance, un récit libre et une phase de questionnement en clôture.

L'attention des procureurs de la République, dans le cadre de leur direction d'enquête et des réunions qu'ils tiennent régulièrement avec les brigades spécialisées, est également attirée sur le fait qu'il est nécessaire d'investiguer sur le contexte de la révélation des faits, de mener des investigations sur l'environnement, de vérifier l'exactitude du déroulement des faits, les événements marquants, afin de permettre d'orienter au mieux l'affaire et permettre à la juridiction de juger au mieux.

Vous avez également posé une question sur le bilan du suivi sociojudiciaire et de l'injonction de soins. Le suivi sociojudiciaire a connu depuis sa mise en place, en 1998, un élargissement de son champ d'application assez considérable, bien au-delà des infractions sexuelles - terrorisme, trafics d'armes par exemple. Il peut désormais être assorti d'un placement sous surveillance électronique mobile. D'autres mesures de sûreté peuvent être ordonnées à défaut ou à la suite d'un suivi sociojudiciaire.

L'injonction de soins elle-même a vu son champ s'étendre. Ce dispositif est devenu possible dans le cadre d'autres peines ou mesure. Il est applicable de droit. Peu d'études ont cependant été effectuées sur ces mesures. L'une d'elles, qui est en cours, est plus particulièrement suivie par la DACG, mais ses conclusions ne sont pas encore connues.

Je dispose ici de quelques éléments statistiques, mais ils sont à considérer avec prudence, car ils fournissent une photographie bien plus large que ce que l'on veut examiner.

On sait que le nombre de peines de suivi sociojudiciaire prononcées est en hausse : en 2017, 1 382 condamnations à des peines de suivi sociojudiciaire ont été prononcées, dont 569 avec injonction de soins, mais ceci concerne l'ensemble du champ des infractions sexuelles.

De notre point de vue, des évolutions normatives ne sont pas nécessaires, mais des améliorations opérationnelles nous paraissent possibles et souhaitables. C'est souvent le manque de moyens en personnel de santé qui compromet la mise en oeuvre effective et efficiente du suivi sociojudiciaire et de l'injonction de soins. Il existe là aussi une marge de progression sur la coordination et la circulation d'informations entre professionnels de santé, autorité judiciaire et administration pénitentiaire.

La présence de psychiatres au sein des établissements pénitentiaires nous paraît par ailleurs insuffisante, ainsi que le suivi médical et psychologique en détention. Toutes ces problématiques sont à l'ordre du jour de travaux interministériels dans le cadre de la stratégie santé concernant les personnes placées sous main de justice.

S'agissant de la loi « Villefontaine », les procureurs de la République en ont dressé le bilan dans le cadre du rapport annuel du ministère public pour 2017. Les procureurs et les parquets veillent à la mise en oeuvre effective de l'information obligatoire et facultative par l'organisation de réunions, la diffusion d'instructions, la désignation de magistrats référents, mais on entrevoit de véritables difficultés sur le terrain. Selon les procureurs de la République, « l'identification de l'administration ou de la collectivité employant les personnes poursuivies demeure souvent complexe, compte tenu de la diversité des régimes et de l'évolution de la situation professionnelle de la personne mise en cause ou intéressée ».

Les procureurs de la République font également état d'une lourdeur liée au suivi des dossiers, au risque d'oubli, tant dans l'information initiale que dans le suivi d'une information préalablement transmise.

Une autre difficulté vient du fait que la loi ne permet plus d'informer une administration au stade de l'enquête ou de l'alternative aux poursuites dans les cas graves, urgents, ou de faits répétés mettant en péril la sécurité des mineurs. Il faut bien évidemment concilier ceci avec la présomption d'innocence, mais les procureurs de la République font remonter ces éléments.

Ils proposent d'étendre l'obligation d'information pour les personnes en contact avec les mineurs, sans qu'elles soient nécessairement employées par la personne morale concernée. Est ici visée par exemple l'hypothèse des salariés de restauration privée travaillant au sein d'un établissement scolaire, mais aussi le conjoint de l'assistante maternelle ou toute personne vivant autour des personnes visées par le dispositif de la loi Villefontaine de 2016. C'est aussi le cas dans les sociétés privées, notamment dans le domaine de la sécurité.

M. Taraud pourra vous apporter son éclairage s'agissant de la question du FIJAISV.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - La parole est aux rapporteurs.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Je ferai trois remarques.

Tout d'abord, les salles Mélanie constituent un apport indéniable, mais elles sont cependant loin d'être toutes équivalentes. Il existe en effet un problème de personnel pour les faire fonctionner. Les enquêteurs nous ont expliqué être obligés de retranscrire tout l'enregistrement, alors que seule une courte partie est parfois essentielle à la compréhension du dossier. Ne pourrait-on travailler autour de cette question ?

En second lieu, le suivi en détention des auteurs d'agressions sexuelles est très préoccupant. On peut craindre que les récidives se produisent faute d'un suivi correct par des professionnels.

Enfin, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le FIJAISV concernant les cas d'agressions sexuelles ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure. - J'atteste que les choses sont complexes pour qui n'a pas fait un peu de droit. Vous avez estimé le dispositif juridique suffisant, tout en déplorant le manque de coopération sur le terrain. Celui-ci ne risque-t-il pas de permettre aux auteurs de violences sexuelles de passer à travers les mailles du filet et de s'en sortir mieux que les victimes ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Selon la loi, le ministère public peut informer par écrit l'administration des décisions rendues contre une personne qu'elle emploie. Le fait qu'il y soit obligé ne permettrait-il pas aux informations de mieux circuler ?

Par ailleurs, 70 % des affaires ne font l'objet d'aucune poursuite. Cela me paraît énorme ! Quel est votre avis sur le sujet ?

Mme Nathalie Ancel. - Vous avez relevé que nous estimons le dispositif juridique suffisant, mais qu'il existe selon nous des voies d'optimisation. Cela concerne tous les acteurs. Le ministère de la justice constitue un segment du continuum de sécurité. Nous nous efforçons d'y prendre toute notre part, au niveau central comme dans les juridictions.

L'administration centrale travaille autant qu'elle le peut avec la direction de l'administration pénitentiaire, la direction de la PJJ et les ministères de la santé et de l'intérieur. Dans les juridictions, on développe les partenariats santé-justice que les magistrats référents souhaitent faire vivre.

S'agissant des « salles Mélanie », la DACG ne peut que partager votre constat. Ce dispositif relève davantage du ministère de l'intérieur : ni l'autorité judiciaire ni le ministère de la justice ne peuvent en dire plus.

M. Yann Taraud, chef du bureau des fichiers spécialisés et des échanges internationaux. - Le FIJAISV a été mis en place en 2005. L'objectif est de prévenir le renouvellement des infractions, notamment des agressions sexuelles, mais également de permettre d'identifier les auteurs des infractions.

Le FIJAISV est géré par le magistrat qui dirige le service du casier judiciaire, situé à Nantes. Ce fichier contient les identités, les condamnations, le quantum prononcé et les adresses des personnes condamnées pour des infractions listées à l'article 706-47 du code de procédure pénale.

Toutes les atteintes sexuelles sur mineurs, depuis l'alourdissement de la peine prévu par la loi du 3 août 2018, ont vocation à être enregistrées dans le FIJAISV. L'inscription, dans ces conditions, est obligatoire. L'autorité judiciaire ne peut y déroger.

En pratique, une personne condamnée pour ces faits sera donc inscrite dans le FIJAISV. Celui-ci a une durée de conservation des données particulièrement longue qui, s'agissant de faits graves, varie entre vingt ans et trente ans.

Le FIJAISV constitue aussi une mesure de sûreté. Ce n'est pas simplement une base de renseignements. Lorsqu'une personne est inscrite dans le FIJAISV, elle doit régulièrement justifier de son domicile auprès de la gendarmerie ou de la police et, en cas de déménagement, en informer les autorités. Si elle omet volontairement de le faire, une alerte automatique est lancée en direction des services de police et de gendarmerie.

Ce faisant, on déclenche une enquête, avec intervention d'un magistrat du parquet, et inscription au fichier des personnes recherchées si la personne est en fuite. Cela peut donner lieu à une condamnation pouvant aller jusqu'à deux ans de prison.

Les administrations peuvent également consulter le FIJAISV, notamment lorsque les personnes concernées s'occupent d'activités ou de professions en contact avec des mineurs. Le décret liste un certain nombre d'administrations - éducation nationale, PJJ, directions du travail, ARS. Celles-ci ont la possibilité de consulter les données. L'éducation nationale, par exemple, soumet la liste des personnes qui travaillent pour elle au FIJAISV, de façon à savoir si quelqu'un y figure. Il appartient ensuite à l'autorité chargée du recrutement ou du contrôle de l'activité de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que la situation ne perdure.

Nous publions tous les mois un rapport statistique qui détaille les consultations du FIJAISV réalisées par les autorités pénales et administratives, qui dépassent le chiffre de 6 millions, qu'il s'agisse d'enquêteurs ou de services employant des personnes en contact avec des mineurs.

Mme Nathalie Ancel. - Les infractions sexuelles sur mineurs par des personnes ayant autorité ou abusant de leur autorité dans l'exercice de leurs fonctions font l'objet d'une inscription au bulletin numéro 2 du casier judiciaire, et ne peuvent être effacées.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - Qu'en est-il du chiffre de 70 % qu'évoquait Dominique Vérien ?

M. Nicolas Hennebelle, chef du bureau de la politique pénale générale. - Il s'agit d'affaires non poursuivables, parce que l'infraction n'est pas suffisamment caractérisée ou parce que l'auteur est inconnu.

Les affaires poursuivables sont celles dans lesquelles on a suffisamment d'éléments pour caractériser l'infraction lorsqu'un auteur est identifié. Le taux de réponse pénale pour les infractions à caractère sexuel s'élève à 85 %.

Lorsqu'on étudie l'ensemble des affaires, 69 % ou 70 % d'entre elles ne sont pas poursuivables, en grande partie parce que l'infraction n'est pas suffisamment caractérisée à l'issue de l'enquête.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - C'est bien là le problème ! En matière d'infractions sexuelles, le doute ne permet-il pas de considérer trop facilement que l'affaire n'est pas poursuivable ?

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - On parle du coup de signalements ou de faits révélés qui, faute d'éléments, ne sont jamais qualifiés d'infractions.

M. Nicolas Hennebelle. - Cela peut également tenir au fait qu'on ne peut identifier l'auteur de l'infraction. En matière d'atteinte aux biens, le nombre d'affaires qui ne peuvent être poursuivies est bien supérieur.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente. - La question est importante : à partir de quand considère-t-on que la parole de la victime mérite qu'on engage une enquête ?

M. Nicolas Hennebelle. - Les infractions à caractère sexuel représentent moins de 1 % de l'ensemble des affaires traitées par les procureurs. Or ce sont précisément des affaires dans lesquelles il faut investir des moyens d'enquête et d'investigation importants. On ne classe pas une affaire parce qu'elle est un peu trop compliquée. Contrairement aux cambriolages, où il existe des éléments matériels, c'est souvent, surtout dans les affaires anciennes, la parole de l'un contre la parole de l'autre, lorsqu'il n'existe pas de témoin. Il s'agit d'infractions occultes, où les mis en examen font tout pour ne pas dévoiler les faits. C'est une banalité de le dire, mais il faut le rappeler : il s'agit d'enquêtes très compliquées.

Mme Nathalie Ancel. - D'où la nécessité de bénéficier d'investigations sur l'environnement et le contexte, au-delà du recueil des déclarations de l'auteur et de la parole de la victime. Il faut recueillir autant d'éléments que possible pour étayer cette parole.

M. Nicolas Hennebelle. - Pour répondre à l'interrogation de Mme Vérien, je précise que, en matière d'infractions sexuelles, le procureur de la république a obligation d'informer les administrations, comme le prévoit l'article 706-4-1 du code de procédure pénale.

Mme Laurence Rossignol . - J'ai observé pendant plusieurs années la manière dont les affaires de violence sexuelle sont traitées par la justice. Vous avez dit que celles-ci représentent 1 % des affaires que poursuivent les procureurs, mais ce sont les trois quarts des affaires qui passent aujourd'hui en cour d'assises. Le décalage n'est donc pas inintéressant. En gros, 10 % des infractions sexuelles font l'objet de plaintes et 10 % des plaintes font l'objet de condamnations, soit 1 % des infractions sexuelles estimées.

Vous avez employé la formule - d'ailleurs très dissuasive pour les victimes - de « parole contre parole ». Dans un système judiciaire organisé autour de la présomption d'innocence, cela revient à mettre en doute la parole de la victime.

Vous dites qu'il faut rechercher des éléments de preuve et investiguer : vous savez comme moi qu'il n'existe parfois pas d'éléments de preuve supplémentaire. Les victimes n'arrivent pas toutes avec un prélèvement de sperme et un certificat médical !

Je suis également frappée par la manière dont fonctionne la justice familiale ou pénale, et par la suspicion terrible que rencontre la parole des femmes et des victimes. Je tiens à vous faire remarquer - parce que cela relève de vos services - que l'on continue à trouver dans les décisions des juges pour enfants et surtout des juges aux affaires familiales des références au « syndrome d'aliénation parentale ». Je croyais pourtant qu'une circulaire avait clairement établi que celui-ci n'existe pas et n'est pas identifié ! J'ai relu le document que vous avez rédigé à ce sujet : il n'est pas à la hauteur de ce qu'on en attend.

Ce sont des affaires dans lesquelles la parole des enfants victimes d'infractions sexuelles est considérée comme une manipulation d'un des parents - en général la mère. Dans les affaires d'infractions sexuelles, qu'elles concernent des femmes ou des enfants, la justice a un énorme problème avec la parole des victimes !

Mme Marie-Pierre de la Gontrie , présidente . - Je remercie notre collègue pour cette contribution au débat, ainsi que l'ensemble des intervenants pour la qualité des informations qu'ils nous ont fournies.

Audition de Mme Marie-Louise Kuntz,
vice-présidente du Conseil départemental de la Moselle,
et M. Ludovic Maréchal, adjoint au sous-directeur de l'aide sociale à l'enfance
du Conseil départemental de la Moselle,
représentant l'Assemblée des départements de France (ADF)

(mardi 15 janvier 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous reprenons aujourd'hui nos travaux après l'interruption liée aux fêtes de fin d'année.

Nous avons le plaisir d'auditionner cet après-midi l'Assemblée des départements de France (ADF), représentée par Mme Marie-Louise Kuntz, vice-présidente du conseil départemental de la Moselle, et par M. Ludovic Maréchal, adjoint au sous-directeur de l'aide sociale à l'enfance (ASE) du même département.

Les conseils départementaux jouent un rôle essentiel en matière de protection de l'enfance, par l'intermédiaire de leurs services d'aide sociale à l'enfance, de leurs services de protection maternelle et infantile (PMI), mais aussi par le biais des cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP). Ce sont également les départements qui délivrent les agréments aux assistants maternels et familiaux, qui contrôlent les établissements d'accueil des jeunes enfants et qui mettent à disposition des collèges certains personnels non enseignants.

Dans tous ces domaines, la prévention des violences sexuelles sur mineurs est une question centrale. Il serait intéressant que vous nous indiquiez quelles précautions sont prises pour éviter que les professionnels mis au contact des enfants soient susceptibles de commettre des abus sur mineurs. Comment fonctionnent les CRIP et quelles suites sont données aux informations préoccupantes qu'elles recueillent ? Comment est pris en compte l'entourage d'une assistante maternelle au moment de délivrer l'agrément ?

Il serait également utile que vous nous indiquiez si beaucoup de mineurs victimes de violences sexuelles sont pris en charge par l'ASE et si un suivi spécifique est alors organisé.

Nos rapporteurs, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Vous pourrez bien sûr nous adresser des éléments de réponse par écrit afin de compléter vos interventions si vous le souhaitez.

Mme Marie-Louise Kuntz, vice-présidente du conseil départemental de la Moselle . - Depuis 2011, le département de la Moselle a fait de l'enfance son cheval de bataille. Environ 1 800 enfants nous sont confiés et 3 000 enfants sont suivis. Nous sommes très vigilants au moment des embauches. Nous vérifions le casier judiciaire et une enquête est menée. En cas d'incident, la personne n'est pas directement licenciée, car elle pourrait bien sûr être innocente, mais elle est reclassée.

Dans tous les départements, le casier judiciaire fait l'objet d'un examen attentif et des psychologues rencontrent les assistants familiaux.

M. Ludovic Maréchal, adjoint au sous-directeur de l'aide sociale à l'enfance (ASE) de la Moselle . - Nous sommes effectivement très vigilants lors du recrutement des personnels de l'aide sociale à l'enfance. Comme pour tous les fonctionnaires, leur casier judiciaire doit être vierge. Par ailleurs, une attention particulière est accordée à la posture professionnelle. Les assistants familiaux passent par une procédure d'agrément délivrée par la protection maternelle et infantile (PMI). Lors de l'embauche, des entretiens ont lieu, notamment avec un psychologue. Nous questionnons également l'environnement familial élargi du candidat.

Idem pour le milieu associatif habilité. Comme tous les départements, nous avons mis en place une procédure de recrutement : nous examinons aussi bien le casier judiciaire que le déroulé de la carrière des candidats. La Moselle a mis en place des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM) avec l'ensemble des associations. Il existe ainsi des « fiches actions » qualitatives, reprenant notamment la qualification des professionnels. De la sorte, nous connaissons exactement le taux de personnel qualifié et formé. C'est pour nous une mesure de protection.

En cas de difficulté, il existe une fiche d'incident grave. Les milieux associatifs habilités doivent ainsi nous informer des incidents à caractère sexuel, mais pas uniquement. Nous transmettons alors l'information au parquet et au préfet. Dans la semaine, l'association doit remettre un rapport d'enquête interne sur les événements. Nous procédons bien sûr à la mise à pied à titre conservatoire du professionnel incriminé le temps que l'enquête préliminaire diligentée par le parquet suive son cours.

En ce qui concerne les assistants familiaux du département, une commission ad hoc a été créée. De la même manière, en cas de suspicion, nous retirons par précaution immédiatement les enfants aux assistants familiaux.

Mme Marie-Louise Kuntz . - De ce point de vue, les employeurs sont très mal protégés.

M. Ludovic Maréchal . - Effectivement, les employeurs, qu'il s'agisse du département ou du milieu associatif, ne sont pas protégés. Il y a quelques années, nous avons dû licencier une personne à cause de son conjoint.

Mme Marie-Louise Kuntz . - C'est souvent le cas...

M. Ludovic Maréchal . - En première instance, le conjoint a été condamné, mais il a été relaxé en appel. Nous avons été obligés de rembaucher la professionnelle, mais sans lui confier d'enfants. Dans nos métiers, le principe de précaution devrait s'imposer. Pour ce faire, il est nécessaire que les employeurs soient protégés...

En Moselle, la CRIP joue à plein son rôle pour que nous puissions travailler avec les familles. Concrètement, le nombre des informations préoccupantes est en augmentation - nous repérons mieux -, mais le nombre des signalements diminue. Nous atteignons donc en partie les objectifs de la loi de 2007, renforcés par la loi de 2016.

En ce qui concerne les situations de violences sexuelles faites aux enfants, lorsque les choses sont claires, le dossier est immédiatement transmis à l'autorité judiciaire. Néanmoins, bien souvent, nous disposons d'un faisceau d'indices, mais pas d'une parole claire de l'enfant. Dans ce cas de figure, les psychologues et les équipes dédiées au traitement des informations préoccupantes doivent accomplir un vrai travail d'investigation pour recueillir la parole de l'enfant et de son entourage.

Mme Marie-Louise Kuntz . - J'insiste sur le manque de protection des employeurs. Nous avons créé une commission ad hoc réunissant des élus, des représentants syndicaux et des représentants des assistants familiaux. Or, malgré cela, nous avons dû rembaucher une personne.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - S'agit-il d'une commission paritaire ?

Mme Marie-Louise Kuntz . - Tout à fait.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Tous les départements ont-ils le même mode de fonctionnement ?

Mme Marie-Louise Kuntz . - Oui, c'est la loi.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Avez-vous pu comptabiliser le nombre d'enfants concernés par des violences dans votre département ?

M. Ludovic Maréchal . - Le nombre des infractions est difficile à quantifier. Un certain nombre de ces enfants ont subi des violences sexuelles dans leur famille et présentent des troubles du comportement. La mission des établissements est donc difficile. Quoi qu'il en soit, ces violences sont heureusement extrêmement rares de la part des professionnels.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Elles sont rares en Moselle, mais aussi ailleurs.

M. Ludovic Maréchal . - Nous assistons aujourd'hui à une désertification. Les établissements ont de plus en plus en mal à embaucher des professionnels qualifiés. Ces derniers doivent être courageux et motivés, car ils sont confrontés à des enfants présentant des troubles du comportement. Par ailleurs, ils doivent travailler en soirée et sont amenés à mélanger cadre familial et cadre professionnel. Notre département a lancé une campagne de recrutement massif qui est en train de produire ses effets. À notre sens, une des pistes à creuser est l'apprentissage.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Peu de jeunes sont tentés aujourd'hui par ce métier, d'où notre idée de mettre l'accent sur l'apprentissage. Le Grand-Est y consacre des crédits. Il importe d'être sûr des vocations, car il s'agit d'un métier dur : l'enfant est présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il part avec vous en vacances, etc... Il est dommage que ce métier ne soit pas assez reconnu. Il faudrait notamment envisager une formation supplémentaire au moment de la séparation.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Avez-vous noté une évolution à la baisse du nombre d'enfants victimes de violence sexuelles ? Le système de protection mis en place porte-t-il ses fruits ?

M. Ludovic Maréchal . - Nous disposons de peu d'éléments comparatifs chiffrés, même si le système présente aujourd'hui plus de points de sécurité que dans le passé. La fiche d'incident joue son rôle et met l'accent sur l'importance qu'il y a à signaler la moindre difficulté. En revanche, les troubles des enfants pris en charge sont plus complexes. Certains d'entre eux peuvent aller jusqu'au fantasme : ils ont certes été victimes de violences, mais ils vont cibler d'autres personnes. Il importe donc de protéger les enfants, mais aussi de sécuriser les professionnels.

Mme Marie-Louise Kuntz . - On manque également de psychologues et de psychiatres.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - En ce qui concerne le douloureux procès que vous avez évoqué, la relaxe a-t-elle été prononcée faute de preuves ?

Mme Marie-Louise Kuntz . - Tout à fait.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - La loi votée en août 2018 permettrait-elle, si le procès avait lieu maintenant, une autre conclusion ?

M. Ludovic Maréchal . - Oui. Au fond, l'enfant s'en fiche si celui qui lui a fait du mal est condamné au civil ou au pénal : ce qui lui importe, c'est que des sanctions soient prises !

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - La procédure est-elle la même en ce qui concerne les personnels qui travaillent auprès des collégiens et des collégiennes ?

M. Ludovic Maréchal . - Non, le niveau de vérification n'est pas le même. Il s'agit de personnels techniciens, ouvriers et de services (TOS) et non de professionnels de la prise en charge.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Cependant, nous contrôlons bien le bulletin n° 2 du casier judiciaire des personnels TOS.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous souhaitez mettre l'accent sur l'apprentissage. De nombreuses formations dans le secteur se font en alternance. Comment envisagez-vous les choses pour les assistants familiaux ?

M. Ludovic Maréchal . - L'apprentissage concernerait davantage les éducateurs d'internat.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Pour les assistants familiaux, nous envisageons plus d'heures de formation sur des sujets bien précis.

M. Ludovic Maréchal . - Oui, via une formation continue pour les sécuriser et les accompagner. Souvent, ces derniers préfèrent ne pas signaler leurs difficultés. Il convient de travailler avec eux la confiance. La présence de psychologues dans nos équipes peut constituer une aide. Dans ce métier, la sphère privée et la sphère professionnelle sont en quasi-fusion et tout entre en collision.

Il est beaucoup plus facile de contrôler ce qui se passe lorsqu'il y a quarante enfants dans un établissement du milieu associatif habilité que lorsque vous avez 280 jeunes répartis chez 220 assistants familiaux. La question de l'accompagnement est alors forcément plus délicate.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Le problème tient aussi aux budgets des départements qui sont loin d'être extensibles. La formation continue des assistants familiaux fait souvent l'objet de réductions, voire de suppressions.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Les départements doivent travailler avec les régions. C'est le cas chez nous, dans le Grand-Est, pour la formation.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Je voudrais revenir à la question du personnel : je pense aux collèges ou aux conservatoires, où des agents travaillent aux côtés des enfants, même s'ils n'ont pas de missions éducatives.

Lors de l'embauche, vous demandez le casier judiciaire des candidats, avez-vous dit. Réitérez-vous cette demande régulièrement ?

Quel accompagnement spécifique offrez-vous aux enfants victimes de violences sexuelles ?

M. Ludovic Maréchal . - Lorsque nous recevons un enfant qui a été victime de violences sexuelles dans un établissement ou dans une famille d'accueil, un process est immédiatement mis en place avec un accompagnement psychologique.

En outre, nous utilisons de nouvelles méthodes de travail, comme l'intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires, couramment appelée méthode EMDR, pour traiter les traumas. À Metz, nous avons la chance de disposer d'un centre qui a recours à ces techniques innovantes. D'ailleurs, même les micro-traumas peuvent laisser de fortes traces. Toutes les maisons d'enfants à caractère social (MECS) disposent de psychologues. Les centres médico-psychologiques (CMP) suivent les enfants et les psychologues de l'aide sociale à l'enfance interviennent également. N'oublions pas non plus qu'un enfant peut ne pas avoir envie de parler ; il nous faut respecter le temps de l'enfant. En outre, il pourra avoir envie de se confier à une personne qui travaille dans l'établissement mais qui n'est pas directement impliquée. Il faut donc rappeler à tout le personnel, quel qu'il soit, qu'il ne travaille pas dans un lieu neutre : il a donc un rôle à jouer vis-à-vis des enfants.

En revanche, nous n'avons rien prévu pour les professionnels qui travaillent dans les bibliothèques.

Les professionnels qui interviennent dans les établissements sont suivis régulièrement : nos dialogues de gestion avec les établissements nous permettent de revenir chaque année sur toutes les questions, y compris la qualification des professionnels. Nous sommes informés systématiquement des causes des licenciements et nous mettons une alerte pour que les personnes licenciées ne soient pas embauchées dans un autre établissement.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Vous est-il arrivé de recevoir des enfants maltraités qui ont, par la suite, révélé qu'ils avaient subi des violences sexuelles ?

M. Ludovic Maréchal . - C'est notre coeur de métier. Lorsque nous recevons des enfants, le centre départemental de l'enfance observe, évalue et oriente. Lors de la phase d'observation, nous prenons en compte tous les signes verbaux et non verbaux des enfants. Nous les traitons ensuite avec les décisions judiciaires qui s'imposent.

Mme Maryvonne Blondin . - Dans les hébergements conventionnés par les départements, il arrive que des surveillants de nuit procèdent à des attouchements, voire des viols. Il est toujours difficile d'apporter des preuves, car la parole des jeunes - souvent fragiles - peut être mise en cause.

Les assistants maternels sont agréés par le département. Malheureusement, on se heurte parfois à des comportements déviants du conjoint ou du fils aîné. La procédure du comportement préoccupant s'applique-t-elle à ces cas ?

M. Ludovic Maréchal . - Il s'agit là du travail de la PMI : il peut effectivement arriver que l'entourage de la professionnelle soit en cause.

L'institutionnel ne peut, à lui seul, sécuriser le système. Notre maxime en matière de protection de l'enfance est que s'il faut tout un village pour éduquer un enfant, il faut aussi tout un village pour le protéger. N'attendons pas tout du champ professionnel ! Autour des assistants maternels et familiaux, il existe des voisins, des familles, des écoles, des clubs sportifs. Tous ces acteurs ont un rôle à jouer en matière de prévention.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Dans les maisons d'assistantes maternelles (MAM), les enfants sont protégés, mais aussi les assistantes maternelles, car elles travaillent à trois ou quatre dans un même lieu, et il n'y a ni mari, ni fils. En outre, cela professionnalise le métier. Je suis donc tout à fait favorable à la multiplication de ces maisons, qui concourent à la prévention.

Mme Corinne Imbert . - J'ai été vice-présidente chargée de la protection sociale dans mon département.

Mme Marie-Louise Kuntz . - C'est une belle délégation : on peut y mener des actions importantes !

Mme Corinne Imbert . - Les MAM, qui se développent en Charente-Maritime, sont un bel outil : elles permettent de protéger les professionnelles. Quoi de pire en effet de perdre son travail alors que l'on n'est pas responsable de la faute ? Pour avoir présidé la commission paritaire pour les assistants familiaux et maternels, je connais la difficulté d'avoir à décider dans certains cas.

Le recrutement des assistants familiaux et maternels est-il centralisé dans votre département ? Demandez-vous le casier judiciaire des maris et des garçons de la famille ?

Le code de l'action sociale et des familles prévoit, en cas de problème, une suspension de quatre mois du professionnel. Est-ce suffisant ? Le temps de la justice est bien différent... Le législateur doit-il revenir sur ce délai ?

Enfin, contrôlez-vous les séjours de vacances que vous financez ?

M. Ludovic Maréchal . - Nous disposons d'un service centralisé pour le recrutement, la formation et l'accompagnement des assistants familiaux. Nous avons séparé le suivi professionnel du projet pour l'enfant qui est porté par les équipes de territoires. C'est une bonne chose quand des difficultés se présentent, car lorsque le même service porte le projet pour l'enfant et l'accompagnement du professionnel, il est difficile de gérer les conflits.

Les quatre mois de suspension sont bien trop courts : nous sommes régulièrement obligés de prolonger ce délai, car le temps de la justice est bien différent et les enquêtes tardent à démarrer : il peut parfois s'écouler plus d'un an avant qu'elles ne s'enclenchent. Il nous arrive de licencier pour suspicion de danger pour l'enfant alors que l'assistant familial n'est pas directement mis en cause, puisqu'il s'agit de son entourage. C'est un drame humain, mais le principe de précaution doit s'appliquer.

Mme Marie-Louise Kuntz . - La situation peut parfois être très difficile lorsque nous recevons la personne en commission ad hoc...

Mme Françoise Laborde . - Il ne faut pas confondre prévention et délation, et dans le doute, on a souvent envie de regarder ailleurs. En outre, il y a toujours un risque de se tromper : une rumeur peut détruire une famille ou un enseignant...

On a souvent tendance à dire que les MAM sont faites pour les petites communes qui n'ont pas les moyens de financer des crèches. Mais les deux structures sont loin d'être comparables !

Mme Marie-Louise Kuntz . - Tout à fait !

Mme Françoise Laborde . - Il faut à la fois prendre en compte la sécurité des parents, des enfants, mais aussi des professionnels. Dans le cas des assistantes familiales, c'est toute la famille qui est partie prenante.

Mme Marie-Louise Kuntz . - Vous avez raison. Et lorsque l'on sent que le mari ou les enfants ne sont pas d'accord, l'agrément n'est pas délivré.

M. Ludovic Maréchal . - L'agrément est bien sûr donné au professionnel, mais le contexte familial est scruté de près. Un psycho-sociologue belge m'a dit en 2012 que notre procédure d'information préoccupante pouvait s'apparenter à un système vichyste. Je ne le crois pas : nous devons prendre toutes les précautions possibles pour le bien de l'enfant.

Nous avons créé un groupe de parents qui s'appelle « parole de familles » pour avoir leur sentiment sur notre politique de protection de l'enfance. Les parents sont les premiers protecteurs de l'enfant. Ainsi, nous leur avons montré la lettre que nous adressons aux parents lorsque nous disposons d'une information préoccupante et dans laquelle nous leur disons que nous allons venir les rencontrer. Lorsque nous l'avons montrée au groupe de parents, ils nous ont dit que les familles refuseraient d'ouvrir leur porte aux enquêteurs, alors même que nous pensions notre rédaction très douce ! Avec eux, nous l'avons donc modifiée, car notre but est de travailler avec les familles, et non pas de les menacer de leur retirer leur enfant.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci de nous avoir parlé de votre expérience. Nous vous souhaitons un bon retour en Moselle.

Audition de Mme Violaine Blain,
directrice du Groupement d'intérêt public Enfance en danger (Giped)
et de Mme Agnès Gindt-Ducros,
directrice de l'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE)

(mardi 15 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Pour cette deuxième audition, nous avons le plaisir de recevoir plusieurs représentants du Groupement d'intérêt public Enfance en danger (Giped). Ce groupement rassemble, d'une part, l'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE), d'autre part, le service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger (Snated), c'est-à-dire le service qui gère le numéro national d'urgence 119. Le Giped a donc, à la fois, un rôle d'étude et de diffusion des bonnes pratiques, mais aussi un rôle opérationnel de recueil de la parole des victimes.

Nous souhaitons que vous nous expliquiez comment fonctionne ce service et la façon dont sont traités les appels reçus.

Vous nous préciserez quelles sont les activités de l'Observatoire et si vous avez mené des travaux sur le sujet qui intéresse notre mission d'information, à savoir la lutte contre les infractions sexuelles commises contre des mineurs par les institutions et hors de la sphère familiale. Nos trois rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont envoyé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition.

Mme Violaine Blain, directrice du Groupement d'intérêt public Enfance en danger (Giped) et directrice par intérim du Service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger (Snated) . - Le Service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger (Snated) a acquis au fil du temps un certain nombre de données et de connaissances sur les violences faites aux enfants, ce qui nous a permis de construire des études statistiques annuelles sur les différents types de dangers auxquels sont exposés les enfants.

Il compte une cinquantaine de personnes, dont vingt-six écoutants qui assurent un service 24 heures sur 24, sept jours sur sept, 365 jours par an. Ces écoutants sont tous des professionnels de la protection de l'enfance. Ils sont tous salariés. La plupart sont psychologues de formation, d'autres sont juristes et d'autres, travailleurs sociaux. Ils bénéficient tous d'une formation initiale de soixante-dix heures, composée de modules théoriques, sur les bases juridiques, le développement de l'enfant et les clignotants de la maltraitance, et de modules pratiques pour acquérir la technicité de l'écoute téléphonique en protection de l'enfance.

Notre équipe est donc formée à la conduite de l'entretien téléphonique ainsi qu'à la détection et au repérage des paramètres de la situation de danger. Elle formalise chaque appel par une fiche d'appel qui comprend une partie de restitution écrite de l'entretien, et une partie où il s'agit de cocher des items qui, agrégés, permettent d'élaborer l'étude annuelle statistique. Bien sûr, cette étude se fonde sur des éléments déclaratifs tels qu'ils sont analysés par les écoutants.

En 2017, les écoutants ont traité un peu plus de 33 000 appels sur un total de 450 000 appels entrants - soit environ 1 200 appels par jour ! Un appel traité fait l'objet de deux orientations possibles : une aide immédiate, c'est-à-dire une mesure de conseil, d'assistance ou de soutien, ou bien une transmission, lorsqu'il s'agit d'une information préoccupante, qui doit donc être transmise aux cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP).

Mme Catherine Deroche , présidente . - Comment expliquer une telle différence entre le nombre d'appels reçus et le nombre d'appels traités ?

Mme Violaine Blain . - Beaucoup de ceux qui appellent le 119 le confondent avec d'autres numéros, comme le 115 ou le 39 19. Nous avons donc un système de filtrage, à la fois par des messages d'accueil téléphonique qui rappellent les missions du service, et par une équipe de pré-accueil, qui filtre les appels, ce qui nous donne un taux de décroché assez bon : 94,5 % des appels sont décrochés en moins de dix-sept secondes. C'est au niveau du pré-accueil que certains appels sont réorientés vers les services compétents ou, dans les situations d'urgence, que les services de police et de gendarmerie sont immédiatement saisis pour intervention. Les autres font l'objet d'un patientage avant d'être transférés vers la plateforme d'écoute, où les écoutants se relaient 24 heures sur 24.

Nous avons aussi une équipe d'encadrement pour accompagner à la fois techniquement et hiérarchiquement les écoutants, qui effectuent également des astreintes la nuit et le week-end.

Mme Catherine Deroche , présidente . - L'activité fluctue-t-elle en fonction des tranches horaires, y a-t-il des pics ?

Mme Violaine Blain . - Les phases intenses se situent entre 11 heures et 23 heures. Les périodes qui précédent les vacances scolaires sont aussi plus actives, quand les phases estivales le sont moins. En week-end, il y plus d'activité le samedi matin que le dimanche matin. Bien sûr, nous adaptons la couverture-plateau aux besoins du public, notamment lorsque nous faisons des campagnes de communication.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Quel est l'âge moyen des appelants ? Leur sexe ?

Mme Violaine Blain . - Nous pouvons savoir si les appelants sont mineurs. C'est le cas de 15 % d'entre eux - soit environ 5 000 appels - et 12,2 % appellent pour eux-mêmes - part qui est en hausse. L'âge des enfants concernés varie selon le type de danger envisagé, mais il est en moyenne de huit ans et demi. La répartition entre garçons et filles est à peu près équilibrée, sauf en matière de violences sexuelles, qui concernent à 65 % les filles.

Le profil des auteurs qui nous sont désignés, que nous appelons auteurs présumés, varie lui aussi selon le type de danger. Les violences sexuelles sont plutôt commises par des personnes issues de l'entourage de l'enfant - à ne pas confondre avec la famille proche, qui sont les parents, les grands-parents, les oncles et tantes. L'entourage désigne les voisins, le petit-ami, les camarades - et aussi les professionnels.

Ces derniers sont les principaux auteurs des violences psychologiques - 37,8 % des cas - et physiques - 32 %. Ils sont aussi responsables de 16,2 % des négligences lourdes, de 5,6 % des faits compromettant les conditions d'éducation et de 8,4 % des violences sexuelles, qui sont plutôt le fait de l'entourage. Il s'agit de professionnels d'accueil de l'enfance, d'enseignants ou de toute autre personne de l'Éducation nationale, de professionnels qui exercent en institution...

L'examen des fiches d'appel montre une forte hétérogénéité sur la question des violences sexuelles : on va des personnels de crèche aux enseignants et aux éducateurs sportifs en passant par des chefs scouts... Aucune profession n'est particulièrement concernée.

Entre les deux orientations possibles, les violences sexuelles font le plus souvent l'objet d'une aide immédiate de nos écoutants, car dans la plupart des cas une procédure est déjà engagée et l'appelant a surtout besoin d'être réassuré.

Un appelant mineur évoque beaucoup moins qu'un majeur une situation en lien avec des violences sexuelles subies. Il est vrai qu'il y a sur ce sujet une certaine difficulté à faire parler les personnes concernées, et le support téléphonique n'est pas forcément le plus adapté à un dévoilement souvent assez long. D'où l'intérêt de la formation des écoutants, qui apprennent à capter et à repérer entre les lignes des choses indicibles, notamment au travers de symptômes physiques.

Mme Agnès Gindt-Ducros, directrice de l'Observatoire national de la protection de l'enfance (Onpe) . - L'observatoire a été créé en 2004 sous le nom d'Observatoire national de l'enfance en danger (Oned), avant de devenir en 2016 l'observatoire national de la protection de l'enfance (Onpe). Son objectif, qui est de mieux connaître la protection de l'enfance pour mieux prévenir et mieux prendre en charge, se décline en trois missions.

D'abord, une mission de recensement, de mise en cohérence et de développement de données chiffrées, et donc d'études et de recherche, pour laquelle nous avons des contacts très forts avec les conseils départementaux pour la transmission des informations relatives à la protection de l'enfance. Nous avons aussi une mission de recensement, d'analyse et de diffusion des pratiques de prévention et d'intervention en protection de l'enfance évaluées comme étant concluantes. Troisième mission : le soutien à la mise en réseau des acteurs de la protection de l'enfance, par un travail important d'animation de réseau avec les observatoires départementaux de la protection de l'enfance et les services d'aide sociale à l'enfance dans les conseils départementaux.

Nous sommes une équipe de quatorze personnes, dont quatre ont des fonctions dites supports et dix des fonctions de production de connaissances et de publication : sociologues, statisticiens, démographes, experts en sciences médicales, juridiques ou politiques... Trois chargés de mission sont mis à disposition ou en détachement par leur ministère pour couvrir des fonctions transversales. Ils connaissent très bien la protection de l'enfance. Des chargés d'études sont davantage dans des fonctions d'opérationnalité, de traitement et d'analyse de données.

La grande force de notre travail est l'intrication de chacune de ces missions : les données chiffrées brutes n'ont pas de sens si elles ne sont pas mises en rapport avec des pratiques professionnelles et avec des connaissances cliniques. Nous faisons aussi un gros travail de lien avec les conseils départementaux et les observatoires départementaux de la protection de l'enfance, par le biais de l'animation de groupes de travail, de journées d'études ou de séminaires. Ainsi, nous menons une enquête tous les deux ans pour savoir où en sont les observatoires départementaux de la protection de l'enfance. Cela nous donne une connaissance précise de ce qui se passe dans les départements.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Chaque département a-t-il son observatoire ?

Mme Agnès Gindt-Ducros . - Pas tout-à-fait : soixante-quatorze en ont un, il en manque donc environ vingt-cinq. Mais leur nombre augmente à chaque enquête et, alors qu'auparavant ces observatoires étaient souvent intégrés dans d'autres observatoires ayant des périmètres plus larges, on a de plus en plus d'observatoires vraiment dédiés à la protection de l'enfance, et on voit augmenter aussi le nombre de personnes qui y travaillent, qui peut aller jusqu'à plusieurs équivalents temps plein dans des grands départements. Les responsables de ces observatoires, souvent d'anciens travailleurs sociaux, ont de vrais besoins de formation.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Votre expérience vous a-t-elle fait repérer des manques ou des failles dans le dispositif législatif autour de la protection de l'enfant ? Peut-on l'améliorer, qu'il s'agisse du repérage, de la prise en charge ou des sanctions contre les agresseurs ?

Mme Agnès Gindt-Ducros . - Ce que nous voyons dans les départements, et ce que les magistrats nous disent, c'est que nous disposons d'un arsenal législatif complet, qui permet vraiment d'agir et de protéger les enfants - mais que sa mise en oeuvre pose parfois problème, et notamment son appropriation par les professionnels. Ainsi, la question du secret professionnel, avec l'idée de secret partagé, figure bien dans les textes réglementaires sur la protection de l'enfance, mais les médecins ont du mal avec cette notion, même si la construction législative les protège. Le secret professionnel peut être aussi une forme d'alibi. Bref, les magistrats nous disent que la question est au niveau de la mise en oeuvre. La notion d'information préoccupante, aussi, n'est pas toujours bien comprise, même si elle porte bien son nom. Certains la confondent avec un signalement devant conduire au placement des enfants.

Pour les violences sexuelles exercées par des professionnels, se pose la question des personnes qui ont été jugées : comment informer les institutions qui accueillent des enfants ? Des procédures existent à l'Éducation nationale, notamment.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Par le casier judiciaire.

Mme Violaine Blain . - Et sa consultation périodique.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Vous dites que 15 % des appels au 119 sont passés par des mineurs. Les autres, je suppose, le sont par la famille et les proches. En cas d'urgence, vous contactez la police. Sinon, l'appel est orienté vers la plateforme d'écoute. En ce cas, quelles suites sont données ?

Mme Violaine Blain . - Il peut arriver - c'est le cas environ un jour sur deux - qu'un écoutant appelle lui-même, pendant l'appel, les services de premiers secours. En 2017, 250 appels ont été passés aux services de première urgence. Il s'agit par exemple de cas où l'enfant est barricadé chez lui parce qu'il a peur de recevoir des coups, ou du passage à l'acte de la mère, qui va jeter son enfant par la fenêtre, ou d'un enfant en fugue dans une rue et qui demande de l'aide.

Dans notre convention constitutive, à laquelle tous les départements ont dû adhérer, figure l'obligation pour les départements de nous communiquer dans les trois mois qui suivent la transmission d'informations préoccupantes les suites qui leur ont été données. Dans six cas sur dix, il s'agit d'un suivi de secteur, dans deux cas sur dix, il y a une transmission à l'autorité judiciaire et dans les deux autres cas, un suivi administratif est mis en place.

Lorsqu'on adresse une information préoccupante à un département, dans six situations sur dix la situation n'était pas connue pour des faits de maltraitance par celui-ci. C'est que certaines personnes ne souhaitent pas forcément s'identifier auprès des services sociaux locaux. Pour notre part, nous assurons une certaine confidentialité des appels : la personne n'est pas obligée de décliner son identité lorsqu'elle nous appelle.

Nous avons en effet 15 % d'appels de mineurs, mais aussi presque 5 % d'appels de professionnels, alors même qu'il existe des protocoles dans leurs institutions. Il arrive tout simplement qu'ils soient en questionnement sans avoir envie de l'exposer à leurs collègues ou à leur hiérarchie, avec laquelle ils peuvent être en opposition. Du coup, ils ont besoin d'échanger avec un professionnel de la protection de l'enfance pour voir si leurs doutes et leurs inquiétudes sont réellement constitutifs d'une information préoccupante. Bref, le public auquel nous avons affaire est très hétérogène.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quelle est la proportion d'appelants qui refusent de donner leur identité ?

Mme Violaine Blain . - La part des personnes qui refusent de donner leur identité est de plus en plus faible, et n'est plus que de 8 %, contre 22 % en 2012. C'est que nous avons beaucoup communiqué sur le fait qu'appeler le 119 était un acte citoyen.

Nous ne pouvons pas garantir un anonymat total car nous avons une obligation légale de transmission, et ces transmissions peuvent faire l'objet d'un signalement au procureur de la République et donc d'une enquête : en cas de réquisition judiciaire, les services de police et de gendarmerie peuvent nous demander de donner le numéro de téléphone de la personne.

Mme Corinne Imbert . - Quelles sont vos relations de travail avec la Défenseure des enfants ?

Mme Agnès Gindt-Ducros . - Nous avons des groupes de travail communs, par exemple dans le cadre du Conseil national de la protection de l'enfance. Selon les rapports sur lesquels nous travaillons, nous pouvons aussi nous rencontrer sur des sujets donnés.

Ainsi, la Défenseure des enfants vient de publier un travail sur le droit de la petite enfance, et nous allons publier très prochainement une étude sur la protection des enfants placés de zéro à six ans. Nous faisons aussi partie de réseaux européens, notamment le réseau des observatoires de l'enfance, présidé actuellement par la Défenseure des droits française.

Mme Violaine Blain . - Le Snated est accompagné d'un comité technique composé de membres issus des ministères et des départements, mais également de personnes qualifiées, parmi lesquelles la Défenseure des enfants. Celle-ci contribue de ce fait à un certain nombre de travaux, comme la co-construction d'un 119 au service des droits de l'enfant, dans le cadre d'une labellisation qu'elle a lancée ; chaque article de la Convention internationale des Droits de l'enfant a été illustré par un appel réel au 119, pour montrer comment s'incarnent les droits de l'enfant. A la prochaine réunion de service du Snated, dans dix jours, une chef de bureau de la Défenseure des enfants viendra présenter sa mission, parce que les écoutants peuvent être amenés à orienter les appelants vers ses services.

Mme Florence Lassarade . - Avez-vous une politique d'évaluation des appels ? Les appels sont-ils enregistrés ?

Mme Violaine Blain . - Les appels au 119 ne sont pas enregistrés car il s'agit d'une intervention sociale, qui requiert une certaine confidentialité. Toutes les informations préoccupantes qui sont transmises passent par la validation d'un encadrant, ce qui garantit une certaine harmonisation et une certaine qualité de travail.

Nous travaillons certaines thématiques, comme le traitement des appels d'enfants, ou la loi Schiappa sur les violences sexuelles dans des réunions de coordination.

Les écoutants bénéficient également de quatre heures par mois de supervision avec un psychologue extérieur au service, notamment pour travailler la distanciation nécessaire à l'exercice de leur activité.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Le turnover est-il important chez les écoutants ? Des campagnes spécifiques ont-elles été menées, ou sont-elles envisagées, pour diffuser la connaissance du 119 ? La bande dessinée contre les violences sexuelles faites aux enfants, éditée par Bayard, mentionne ce numéro. Elle a été distribuée dans toutes les écoles d'Angers.

Mme Violaine Blain . - Il y a peu de turnover parmi les écoutants depuis 2015, l'année de ma prise de fonctions, en dehors des départs pour raisons personnelles - un déménagement par exemple. Nous investissons dans la formation du personnel et dans l'accompagnement pour ménager aux écoutants des moments de distanciation et de réflexion ; nous cherchons à installer un climat de bienveillance et de bientraitance.

Le code de l'action sociale et des familles assigne au Snated l'obligation d'affichage du 119 dans les lieux qui accueillent des mineurs, mise en oeuvre dans le cadre de conventions avec, entre autres, le ministère de l'éducation nationale. Ainsi, tous les ans, 120 000 affiches sont envoyées aux 65 000 établissements scolaires sur la question des violences. Nous avons récemment créé une plaquette pour les enfants, mise en ligne sur le portail Eduscol du ministère.

Les campagnes de communication grand public incluent le livret que vous mentionnez, auquel nous avons contribué. Nous essayons de participer à toutes les initiatives en ce sens. Le message que nous souhaitons diffuser est positif, avec le slogan suivant : « Le mieux, c'est d'en parler ». La communication sur les violences sexuelles est délicate : il faut éviter d'être anxiogène pour les enfants et stigmatisant pour les professionnels. Nous avons été associés à la dernière campagne en date du ministère de l'éducation nationale, lancée le 20 novembre, du moins dans sa phase initiale.

L'impact de ces actions est réel : le nombre d'appels au 119 augmente, tout comme les informations préoccupantes. Ainsi, ces dernières ont augmenté de 40 % sur la durée de la campagne lancée en 2017 à l'occasion du plan de lutte contre les violences faites aux enfants.

Au-delà de ces retombées immédiates, ces actions doivent également provoquer une maturation chez les victimes et leur entourage, qui peut prendre plus de temps.

Ces campagnes réclament des moyens, or notre budget pour la communication est relativement faible. De plus, il faut également prévoir le recrutement d'écoutants pour absorber leur impact.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Travaillez-vous avec les associations d'élus comme l'Association des maires de France ? Les bulletins municipaux sont un vecteur de diffusion et de communication à moindre coût.

Mme Violaine Blain. - Cet outil figurait dans le plan de lutte contre les violences faites aux enfants lancé en mars 2017, dans le cadre de conventionnements. Nous n'avons pas encore passé de convention avec l'AMF. C'est en projet avec la caisse nationale des allocations familiales, pour une diffusion via ses supports de communication que l'on trouve notamment dans les salles d'attente des caisses d'allocations familiales. En revanche, nous avons déjà passé des conventions avec le ministère des sports et la direction de la protection judiciaire de la jeunesse.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci pour votre présentation et la précision de vos réponses.

Audition de M. Jean-Philippe Vinquant,
directeur général de la cohésion sociale (DGCS)

(jeudi 17 janvier 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Jean-Philippe Vinquant, directeur général de la cohésion sociale (DGCS) au ministère des Solidarités et de la Santé. Vous êtes accompagné de Mme Laure Neliaz, adjointe à la cheffe de bureau « protection de l'enfance et de l'adolescence ».

Compétente en matière de protection de l'enfance, votre direction est concernée, à ce titre, par la question de la lutte contre les infractions sexuelles commises sur des mineurs. Votre audition complète celle de l'Assemblée des départements de France (ADF), à laquelle nous avons procédé mardi, les conseils départementaux étant également en première ligne en matière de protection de l'enfance.

L'objet de notre mission est de s'intéresser aux infractions sexuelles sur les mineurs commises dans le cadre des institutions qui les accueillent, notamment l'école, les familles d'accueil, ou encore l'Église. Nous sommes donc en dehors de la sphère familiale.

Nous cherchons à identifier s'il existe des lacunes dans notre règlementation et si certaines procédures pourraient être renforcées ou généralisées, afin d'améliorer la protection des enfants et des adolescents.

Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Vous pouvez commencer à y répondre dans le cadre de votre intervention liminaire puis les rapporteures et l'ensemble de mes collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points. Vous pourrez bien sûr nous adresser des éléments de réponse par écrit afin de compléter votre intervention si vous le souhaitez. Monsieur le directeur général, je vous cède la parole.

M. Jean-Philippe Vinquant, directeur général de la cohésion sociale. - La direction générale de la cohésion sociale (DGCS), placée sous l'autorité de la ministre des solidarités et de la santé, contribue à la protection des personnes vulnérables, bien que la plupart des compétences concernées aient été décentralisées, dans la mesure où elle pilote la mise en oeuvre des dispositions législatives et réglementaires et accompagne la prise en charge. La protection des personnes vulnérables vise les enfants maltraités, mais aussi les violences faites aux femmes, aux personnes âgées ou handicapées.

Sur ces sujets, il y a une continuité de l'action du Gouvernement, au-delà des alternances politiques. Concernant la protection de l'enfance, la DGCS pilote ainsi le premier plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants pour les années 2017 à 2019.

Nous le pilotons avec l'ensemble de parties prenantes : ministères concernés, associations familiales et associations de professionnels de l'enfance. Dans le cadre de ce plan, nous veillons à la mise en oeuvre des dispositions adoptées dans le cadre des différentes lois promulguées ces dernières années et qui concernent aussi bien la répression des auteurs que des mesures d'accompagnement.

Nous intervenons également sur un deuxième champ, celui de la mise en oeuvre de politiques actives visant à former les professionnels. Nous sommes par ailleurs responsables, aux côtés du groupement d'intérêt public pour l'enfance en danger (Giped), de l'accueil téléphonique « 119 » pour les enfants maltraités.

Nous menons en outre des actions plus transversales à destination de l'ensemble des publics vulnérables. Elles consistent à formuler des recommandations aux professionnels et aux gestionnaires des établissements afin que les évaluations professionnelles et le contrôle interne des établissements sociaux et médico-sociaux prennent en compte le sujet de la maltraitance. Il s'agit d'une mission autrefois exercée par l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), agence qui a disparu au profit de la Haute Autorité de santé (HAS).

La HAS travaille également en direction des établissements et des professionnels. L'objectif est de mettre en place des référentiels permettant de mesurer la qualité de la bientraitance des usagers des établissements sociaux et médico-sociaux. Il nous faut donc renforcer la vigilance sur la qualité des interventions des établissements sociaux et médico-sociaux.

Sur le périmètre de votre mission, des dispositions législatives ont récemment renforcé l'arsenal juridique de manière positive. Nous sommes dorénavant dans la mise en oeuvre de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant. Elle concerne principalement les conseils départementaux mais l'État est associé à sa mise en oeuvre, en particulier les services déconcentrés sous l'autorité du préfet et ceux de la protection judiciaire de la jeunesse. D'autres professionnels sont aussi associés, dont ceux du système de santé car ils jouent un rôle majeur en matière de détection et d'accompagnement des victimes identifiées. Le plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants mobilise d'ailleurs ces professionnels de santé, en particulier avec le développement, à titre expérimental, de centres spécialisés pour la prise en charge de victimes de psycho-traumas.

S'agissant de la prévention primaire des phénomènes de violences, pour qu'un auteur ne soit pas à nouveau en contact avec des enfants, nous nous inscrivons dans la mise en oeuvre de la loi dite de « Villefontaine ». Il est apparu en effet nécessaire, au-delà des mesures de vérifications du casier judiciaire, d'avoir une information plus précoce sur les personnes mises en cause dans le cadre d'une information judiciaire ou d'une mise en examen. Les professionnels de l'aide sociale à l'enfance (ASE) des départements, les gestionnaires d'établissements devaient pouvoir être informées sur ces personnes. La mise en oeuvre de ces dispositions pose encore quelques difficultés d'ordre opérationnel car la consultation des bases de données judiciaires n'est pas accessible à tous les services qui le demandent. C'est aussi le cas du fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) qui n'est pas si aisé à consulter.

Nous travaillons avec la direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (Djepva), qui a conçu un système d'informations pour déclarer les encadrants des établissements d'accueil de mineurs. Nous souhaitons nous inspirer de ce système d'informations pour voir comment, pour d'autres types de séjours, nous pourrions créer ce type de fichier, notamment pour les séjours d'adaptation pour enfants handicapés.

Concernant la répression des auteurs d'infractions sexuelles, la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes est venue compléter le code pénal, notamment sur l'extension de la prescription. Elle offre ainsi un cadre renforcé pour l'action publique.

Dans le cadre de notre action, nous sommes également mobilisés sur l'identification précoce des auteurs de violences en exploitant davantage les signaux faibles. Le Giped doit permettre cette détection précoce par la plateforme téléphonique « 119 », de même que la remontée des informations par le biais des cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP), qui doit être renforcée. Nous savons que l'exploitation de signaux plus faibles permettrait de mieux prévenir les phénomènes de violences. Une mission inter-inspections a été récemment conduite sur les décès d'enfants à la suite de violences, en étudiant 323 cas d'enfants décédés. Ces travaux font ressortir l'intérêt qu'il y aurait à faire remonter davantage d'informations pour mieux détecter, à partir d'un faisceau d'indices, un risque devant déclencher un certain nombre d'actions préventives.

À cet égard, la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, a lancé une campagne de communication sur les violences faites aux enfants dont le slogan est « dans le doute, agissez ». Le doute doit profiter à la protection de l'enfant. Dans cette logique, il faut mieux sensibiliser les professionnels pour savoir quand signaler et que dire. Les professionnels de santé sont bien informés sur ce sujet, avec un régime particulier de levée du secret professionnel s'agissant des violences sexuelles. Pour d'autres professionnels, il faudrait mieux préciser le cadre éthique du signalement et nous travaillons sur ce sujet, sur la base de cette mission inter-inspections relative aux enfants décédés à la suite de violences.

La loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement est venue renforcer les obligations de signalement des gestionnaires d'établissements pour personnes âgées ou handicapées auprès des autorités de tutelle en cas de suspicion de maltraitance à l'égard des résidents. Lorsque l'autorité est le département, celui-ci doit également informer les services de l'État, en l'espèce l'Agence régionale de santé (ARS). Nous constatons toutefois que ces remontées aux ARS concernant les personnes âgées et handicapées ne sont pas satisfaisantes. Des évènements qui ne méritaient pas d'être signalés nous remontent, par exemple le décès en établissement d'une personne âgée souffrant d'une grave maladie. En revanche, une violence commise sur une personne âgée dans un établissement doit faire l'objet d'une remontée d'information. Nous sommes donc conscients des progrès à faire pour affiner la remontée d'informations. C'est pourquoi j'ai demandé à l'inspection générale des affaires sociales (Igas) de conduire une mission d'audit interne sur les procédures de signalement des évènements graves dans les établissements sociaux et médico-sociaux.

Pour les directeurs d'établissements qui ne remonteraient pas ces informations, il faut que la procédure qualité conduise au déclenchement d'un contrôle afin d'aller voir ce qui se passe dans ces établissements. Ces faits peuvent en effet être révélateurs de dysfonctionnements systémiques et il faut pouvoir les identifier pour améliorer la situation.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ces procédures existent-elles pour les établissements d'accueil des mineurs ?

M. Jean-Philippe Vinquant. - Dans le champ de la protection de l'enfance, les remontées se font via le conseil départemental, qui informe le représentant de l'État dans le département, mais il n'y a pas de remontée d'informations au niveau national. Les informations agrégées au niveau national en matière de protection de l'enfance sont plutôt des données statistiques.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Le reportage diffusé hier soir sur France 3 « Enfants placés : les sacrifiés de la République » a montré que les assistants maternels ou familiaux qui faisaient l'objet d'un retrait d'agrément dans un département pouvaient être ensuite agréés dans un autre département, faute de fichier national ou d'échange d'informations entre départements. Pourriez-vous confirmer le fait qu'une assistante maternelle dont l'agrément serait retiré pourrait en obtenir un nouveau dans un autre département ?

M. Jean-Philippe Vinquant. - Le ministère rencontre des difficultés dans la constitution d'un fichier national ou d'une « liste noire ». À titre d'illustration, nous sommes en train de constituer ce type de fichier pour les mandataires judiciaires à la protection des majeurs et nous avons rencontré des difficultés importantes de mise en oeuvre, dans un champ relevant pourtant de la compétence de l'État.

Il n'existe pas actuellement de système d'informations permettant à un conseil départemental de s'assurer, lorsqu'il délivre un agrément à un assistant maternel ou familial, que la personne en question ne s'est pas vue retirer son agrément dans un autre département. C'est un sujet de réflexion pour nous mais c'est très complexe à mettre en oeuvre d'un point de vue technique et le déploiement d'un tel fichier nécessitera un travail étroit avec les départements.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ces « trous dans la raquette » sont insupportables pour l'opinion publique. L'État sait mettre en oeuvre des fichiers et des systèmes d'informations performants, par exemple en matière fiscale. On a donc du mal à entendre que des obstacles techniques ne permettent pas d'engager de tels échanges d'informations.

M. Jean-Philippe Vinquant. - Avec les conseils départementaux volontaires, nous avons mis en place la « base de données nationale agrément » (BDNA) en matière d'adoption, qui permet d'enregistrer les familles souhaitant adopter un enfant. Cette base repose sur des critères communs permettant l'agrément des familles en vue de l'adoption et renforce la connaissance statistique de cette politique. Aujourd'hui, une trentaine de conseils départementaux utilise ce fichier, ce qui signifie qu'une majorité d'entre eux n'a pas voulu inscrire dans la BDNA les familles faisant une demande d'adoption.

Il y a donc des difficultés à mettre en place ces échanges d'informations. Une majorité des départements fait remonter des données à l'Observatoire de la protection de l'enfance (ONPE) et nous travaillons avec l'ONPE pour préciser les informations utiles à faire remonter. La création d'une base de données interdépartementale en matière de protection de l'enfance nécessiterait de mettre d'accord une centaine d'interlocuteurs qui ont développé des outils propres et qui n'utilisent pas tous les mêmes systèmes d'informations. Chacun devrait donc se conformer à des outils identiques, ce qui peut être source de difficultés mais nous sommes prêts à oeuvrer pour cette convergence et ces partages d'informations.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ce ne sont pas des réponses qu'on peut admettre au regard du sujet qui nous occupe, à savoir les violences commises sur des mineurs.

M. Bernard Bonne . - Je suis étonné de votre intervention, il devrait y avoir une obligation de transmission des informations pour les départements. Dans le cas de la BDNA, on demande simplement aux départements de fournir des informations. Pour avoir été président de conseil départemental et auparavant conseiller départemental chargé des affaires sociales, j'aurais trouvé très utile de disposer de ces informations pour s'assurer qu'une famille adoptante n'a pas été condamnée par la justice par exemple.

M. Jean-Philippe Vinquant. - Dans le cas d'une condamnation, l'information est accessible grâce au casier judiciaire.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Il n'est sans doute pas si compliqué pour les conseils départementaux de communiquer des noms pour alimenter un fichier.

M. Jean-Philippe Vinquant. - Il faut non seulement un fichier commun et que les acteurs concernés l'alimentent pour qu'il puisse être consulté.

M. Bernard Bonne . - C'est pourquoi il faut rendre la transmission obligatoire !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Il apparait en effet souhaitable de rendre obligatoire la transmission d'informations et de rendre ces informations accessibles. Là encore, on constate une forme de silence, cela rejoint l'idée « d'omerta » que l'on entend parfois. Les départements doivent s'engager en tant que responsables de la protection de l'enfance.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Dès lors qu'il y a une volonté, on parvient à réaliser un objectif. Dans une mairie, lorsqu'une prise électrique n'est pas bien placée au centimètre près, l'autorisation d'ouverture au public n'est pas délivrée. Par conséquent, nos concitoyens ne comprennent pas quand une obligation d'une telle importance n'est pas imposée.

Lorsque nous avons voté la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, le volet de la prévention a été méconnu. Or, la prévention est essentielle. Il faut par exemple la développer dans les maternités et dans les pôles de parentalité, car elle constitue un levier de réduction des violences faites aux enfants. Dès lors que le volet de la prévention n'a pas été bien traité par cette loi, il y a selon moi une volonté politique mal identifiée s'agissant de la protection des mineurs.

M. Jean-Philippe Vinquant. - La prévention est essentielle et ne nécessite pas forcément de modifier la loi. La sensibilisation prénatale et des jeunes parents est très importante, de même que le soutien à la parentalité. Dans ce dernier cas, des moyens supplémentaires sont prévus dans le cadre de la convention d'objectifs et de gestion pour les années 2018 et 2022 signée entre l'État et la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf).

S'agissant de la protection maternelle et infantile (PMI), il y a une mission parlementaire en cours et il pourrait être proposé de recentrer le rôle de la PMI sur l'accompagnement des familles les plus fragiles, afin de l'alléger d'autres tâches qui sont d'ordre procédural. C'est le cas de l'agrément des établissements d'accueil du jeune enfant dont le contrôle pourrait être effectué par d'autres personnels que les médecins de la PMI. Nous travaillons sur ce sujet avec l'ADF, la Cnaf et la direction générale de la santé pour proposer de recentrer la PMI sur ses missions prioritaires.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Je souhaiterais revenir sur les procédures de signalements effectués par les départements. Vous évoquiez des évènements graves qui surviennent dans les établissements, en indiquant que ceux-ci étaient transmis au représentant de l'État. Il s'agit donc des préfets, qui ne font ensuite pas remonter ces informations au niveau national ?

M. Jean-Philippe Vinquant. - Pour être plus précis, en matière de protection de l'enfance, la communication aux services de l'État s'effectue auprès des directions départementales de la cohésion sociale, placées sous l'autorité des préfets de départements. À la différence des ARS qui font remonter des informations graves concernant la maltraitance des personnes âgées ou handicapées hébergées en établissement, il n'y a pas de remontée d'informations au niveau national sur l'ASE. Le traitement de ces informations s'effectue à l'échelon local, sauf cas très graves. C'est pourquoi j'ai demandé une mission d'audit de l'Igas pour voir si, au-delà de l'information au président du conseil départemental et au représentant de l'État dans le département, il y aurait un intérêt à faire remonter les signalements au niveau national.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Lorsqu'un conseil départemental retire à un assistant maternel ou familial son agrément, le représentant de l'État dans le département en est-il informé ?

M. Jean-Philippe Vinquant. - Non, car la délivrance de ces agréments relève de la compétence du conseil départemental, il s'agit d'une compétence décentralisée.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Les services déconcentrés de l'État, s'ils étaient informés par les conseils départementaux, ne pourraient-ils pas remplir eux-mêmes un fichier national ?

M. Jean-Philippe Vinquant. - C'est une piste de réflexion mais il serait sans doute plus logique que les conseils départementaux alimentent directement un fichier national.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Quels sont les contrôles effectués sur les structures d'aide sociale à l'enfance ? Par qui sont-ils menés ?

M. Jean-Philippe Vinquant. - La responsabilité du contrôle relève de la collectivité chargée de la tutelle des établissements. En matière d'ASE, ce sont les présidents de conseil départemental qui sont responsables des contrôles. Le préfet n'a pas le pouvoir de contrôler ces structures. Il peut toutefois agir en cas de péril immédiat au titre des compétences générales de l'État. Par ailleurs, les corps d'inspection de l'État peuvent conduire des missions sur place et la Cour des comptes peut également s'intéresser à ces sujets.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Pourriez-vous préciser l'état d'avancement du projet de centre de prise en charge des victimes de psycho-traumas que vous évoquiez ?

Mme Laure Neliaz, adjointe à la cheffe de bureau « protection de l'enfance et de l'adolescence ». - Dix unités d'accueil ont été sélectionnées au début du mois de novembre 2018 et leur installation est effective depuis le 1 er janvier 2019.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Le hasard du calendrier fait qu'un reportage sur la protection de l'enfance était diffusé hier sur France 3, comme l'indiquait la présidente Catherine Deroche. Ce que ce reportage nous montre est saisissant.

Je pense qu'en termes de signalement et de prévention, l'échelon national est essentiel. Même si les présidents de conseil départemental sont responsables, il faut un cadre national. Notre ancienne collègue Muguette Dini avait procédé à la revue des politiques de protection de l'enfance dans différents départements. Elle avait constaté d'importantes disparités selon les territoires, ce qui est regrettable.

Le reportage diffusé hier soir est insoutenable, car on assiste à des graves faits de violences. Le réalisateur, Sylvain Louvet, a fait embaucher un acteur sans diplôme, sans titre, sans référence, dans une structure d'accueil pour mineurs. Le lendemain de son embauche, cette personne se voyait confier l'encadrement d'activités au contact des mineurs. C'est la réalité ! On y voit aussi des directeurs d'établissements qui expliquent avoir témoigné de violences qui ont été révélées et classées sans suite.

Il est temps d'aller de l'avant et de procéder différemment. J'en viens à me poser la question de la compétence des conseils départementaux en matière de protection de l'enfance. Sont-ils les mieux placés pour assurer cette mission ? Les conseils départementaux sont plus ou moins engagés dans cette politique. Or, faut-il le rappeler, ce sont des enfants qui sont en danger. Cette situation doit nous amener à réfléchir.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Je préside un établissement de l'ASE depuis vingt-cinq ans, j'ai donc une certaine expérience sur ces sujets. Existe-t-il, au niveau national, des statistiques sur le nombre d'enfants placés parce qu'ils sont victimes de violences sexuelles ? D'expérience, il me semble que les mineurs victimes de violences sexuelles sont souvent accueillis pour d'autres raisons et on découvre ultérieurement qu'ils ont été victimes de ces agressions.

Dispose-t-on de statistiques sur le nombre de demandes et de refus auprès des structures d'accueil de l'ASE ? Ces établissements reçoivent des appels tous les jours pour accueillir des mineurs et ils sont bien souvent contraints de refuser ces demandes, faute de places disponibles.

Pour rejoindre ce que disent mes collègues, il y a des départements où il n'y a pas d'accueil d'urgence pour enfants. Par exemple, il n'y a pas d'établissements de ce type en Seine-Saint-Denis, parce que ce département a fait d'autres choix politiques. Les départements voisins sont donc sollicités pour accueillir des mineurs de Seine-Saint-Denis. Par conséquent, la cartographie des établissements est un enjeu majeur. Il existe une réalité : ces établissements ont un coût et les collectivités doivent arbitrer et définir leurs priorités. Dans l'établissement que je préside, l'accueil d'un enfant en urgence coûte 200 euros par jour. Les départements doivent assumer leurs choix politiques.

De manière plus générale, je souhaiterais évoquer le rôle des professionnels du secteur associatif ou de la santé. Des efforts ont été faits pour accroitre les signalements et les échanges d'informations mais il demeure une certaine omerta entre tous ces services qui ne travaillent pas toujours ensemble dans l'intérêt des enfants.

Dès qu'il y a un doute il faut signaler, selon la ministre des solidarités et de la santé. C'est exact mais ce n'est pas le cas sur le terrain. On forme ces professionnels au secret professionnel, à la libre adhésion et il y a encore dans l'esprit de beaucoup d'entre eux l'idée qu'un signalement est une délation. Or c'est une mesure de protection.

Mme Annick Billon . - Vous avec parlé de guides, de recommandations, de prévention. Ce sont de bonnes mesures mais le sujet n'est pas là. Il y a tellement d'intervenants dans ce secteur qu'on ne sait plus qui est responsable. Il faut identifier les services responsables et on ne peut pas laisser les départements seuls. On ne peut pas annoncer qu'une politique de protection des enfants s'engage au niveau national et laisser les collectivités ou les établissements se débrouiller seuls. Il faut donc décloisonner les intervenants et renforcer la communication entre tous ces acteurs.

Mme Maryvonne Blondin . - Tous les décrets d'application de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ont-ils été pris ? Faire la loi c'est bien, l'appliquer c'est mieux.

Il est nécessaire d'harmoniser les pratiques et le recueil d'informations sur tout le territoire et entre les différentes institutions. Dans mon département, un guide de recours aux CRIP a été élaboré avec toutes les institutions et structures accueillant des enfants. Toutes ces structures disposent du même guide très précis pour effectuer un signalement au CRIP.

L'école est un lieu essentiel de la vie de l'enfant qui y est accueilli dès trois ans. Or, la médecine scolaire est sinistrée. Les examens, les informations préoccupantes sont plutôt remontés par les enseignants et les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem). Je me bats depuis longtemps sur ce sujet car pour douze millions d'élèves, il y a à peine 950 médecins scolaires.

Les médecins et infirmiers scolaires sont à l'écoute de tous les enfants et ils renseignent un logiciel appelé « SAGESSE » permettant de faire remonter au rectorat des informations préoccupantes. Sauf que rien n'est fait de ces informations. C'est incompréhensible !

M. Bernard Bonne . - Je ne suis pas là pour défendre les départements mais on ne peut pas aller jusqu'à dire que les départements ne sont pas à même de gérer l'aide sociale à l'enfance. Comme souvent dans les reportages télévisés, on montre seulement les dysfonctionnements. Lorsque j'étais élu dans le département de la Loire, la protection de l'enfance a été la priorité des actions menées. Des juges pour enfants ont été très actifs et beaucoup de places d'accueil pour mineurs ont été créées. Les difficultés ne sont pas toujours liées à un manque de moyens. Il faut aussi reconnaitre que les élus départementaux sont responsables et engagés. Je fais personnellement confiance à une gestion de proximité pour ce type de politique publique.

J'évoque à nouveau la mise en place d'un fichier national. Il faut agir rapidement pour que les départements se mettent d'accord ou, à défaut, leur imposer la transmission d'informations sur la délivrance et le retrait d'agrément des professionnels de l'enfance. Cette obligation de transmission et l'accès au fichier ne lieront pas forcément la décision d'un autre département sur la délivrance d'un agrément mais l'information sera au moins disponible.

Il faut certes des contrôles mais ceux-ci sont trop souvent annoncés et ils n'ont pas beaucoup d'effets. Lorsque j'étais élu local, j'ai mis en place des contrôles inopinés et c'est la seule façon de constater de réels dysfonctionnements. J'ai souvent constaté que des enfants victimes de traumatismes dans leurs familles étaient de nouveau traumatisés dans la structure qui les accueillait. J'avais par exemple pris une mesure visant à ce que les éducateurs dans ces établissements ne soient pas uniquement des hommes, ce qui peut limiter le risque d'abus et de violences.

Il n'y a donc pas de raison, selon moi, de retirer la compétence de protection de l'enfance aux départements ou alors on supprime toutes les compétences du champ social aux départements.

M. Jean-Philippe Vinquant. - Sur cette dernière question de compétence, elle ne relève pas de l'opinion d'un directeur d'administration centrale. Je travaille avec plusieurs types d'acteurs territoriaux et dans tous ces réseaux, il y des acteurs très mobilisés et d'autres qui ont des difficultés de moyens et d'organisation. Évidemment, le reportage diffusé hier a révélé des faits choquants et l'expression d'une parole insoutenable. Sauf que ces reportages sont souvent très partiels et on ne rencontre pas ce type de difficultés partout.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Heureusement !

M. Jean-Philippe Vinquant. - Ce reportage était partiel car il ne prenait pas en compte l'histoire et le passé des enfants et des familles concernés. Si un juge décide le placement d'enfants, c'est pour une bonne raison. De même, des jeunes filles dénonçaient d'intolérables violences commises par des professionnels. La violence qu'elles avaient pu exercer à l'égard des professionnels ou à l'égard d'autres enfants était en revanche largement passée sous silence.

Sur l'adéquation des missions et des moyens, il faut accélérer la mise en oeuvre des décisions de justice. J'ai travaillé avec un conseil départemental qui vient de remodeler son offre d'assistance éducative, de foyers et de familles d'accueil pour réduire le délai d'exécution des décisions de placement par le juge. Ce travail sur l'organisation territoriale est important pour améliorer cette politique sans passer forcément par la création de places supplémentaires.

Certaines associations, par exemple la fondation Apprentis d'Auteuil, ont expérimenté des modes alternatifs d'accueil avec des offres d'appartements foyers. Ce sont des solutions qui permettent notamment d'éviter le placement à l'hôtel qui n'offre pas un accompagnement satisfaisant.

Le reportage diffusé hier a montré un important défaut de scolarisation des enfants placés, ce qui est choquant. La ministre des solidarités et de de la santé et la ministre de la justice travaillent à une feuille de route de la protection de l'enfance, qui aborde la question de la re-scolarisation de ces mineurs, afin que le passage à l'ASE ne produise pas un retard scolaire et par la suite des difficultés d'accès à l'emploi.

Vous avez parlé du rôle de l'école, qui doit agir en lien étroit avec l'ASE. Ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons dans le cadre d'une stratégie de protection de l'enfance afin que la bientraitance soit au coeur des interventions et pour multiplier les modes d'interventions alternatifs au placement.

Concernant les statistiques, l'ONPE a la responsabilité d'agréger les données mais elles sont imparfaites. Il faudrait conduire des enquêtes de victimation pour disposer d'informations plus complètes.

Sur le partage d'informations, des travaux sont menés sur le secret professionnel partagé, notamment par les CRIP, afin que les informations pertinentes soient communiquées aux bonnes personnes. Il y a une forte exagération sur l'impératif de secret professionnel, qui ne concerne que certaines professions.

Concernant l'application de la loi du 3 août 2018, elle relève des services du ministère de la justice. Sur la loi du 14 mars 2016, tous les textes d'application ont été pris et nous procédons à l'évaluation de sa mise en oeuvre avec un travail de fond pour donner plus de leviers et d'outils aux différents acteurs.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie.

Audition du docteur Jean-Philippe Cano, vice-président,
et de Mme Ingrid Bertsch, secrétaire de la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS)

(jeudi 17 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous avons le plaisir de recevoir deux représentants de la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS) : le Dr Jean-Philippe Cano, psychiatre, praticien hospitalier, vice-président de la fédération, et Mme Ingrid Bertsch, psychologue, secrétaire de la fédération.

Nous avons déjà eu un aperçu de l'activité des CRIAVS grâce à l'audition de M. Jean-Marie Delarue et du Dr Sabine Mouchet-Mages qui nous ont parlé de l'audition publique qu'ils ont conduite en 2018.

Il nous serait utile d'avoir votre point de vue sur la manière dont les auteurs de violences sexuelles sont pris en charge dans notre pays et sur l'apport des CRIAVS auprès des professionnels de santé. La question des moyens est posée ainsi que celle de l'efficacité des thérapeutiques à notre disposition.

Vous pouvez bien sûr, au-delà de votre implication au sein de la fédération des CRIAVS, nous faire part des leçons que vous retirez de vos expériences professionnelles respectives en ce qui concerne le sujet qui nous occupe, à savoir les violences sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions.

Nos rapporteures vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Vous pouvez commencer à y répondre dans votre intervention liminaire puis nous vous poserons des questions complémentaires.

Dr. Jean-Philippe Cano, vice-président de la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS). - Les CRIAVS ont un peu plus de dix ans. Leur création avait eu lieu à la suite des difficultés rencontrées dans l'application de la loi du 17 juin 1998, notamment s'agissant de l'injonction de soins et de la nomination de médecins coordinateurs. Sur le modèle des centres ressources autisme, ils sont conçus comme des équipes ressources transversales.

Mme Ingrid Bertsch, secrétaire de la FFCRIAVS . - Les CRIAVS sont des structures publiques, dont la création résulte d'une circulaire du 13 avril 2006, et qui ont pour mission d'ame'liorer la pre'vention, la compre'hension et la prise en charge des violences sexuelles.

À l'origine interrégionaux, les CRIAVS se sont régionalisés pour mieux faire face aux besoins. Ils n'interviennent pas directement en matière de soins mais auprès des professionnels, tant dans le domaine sanitaire que judiciaire.

La circulaire précitée leur fixe six missions : la documentation, la prévention, la formation, la recherche, le développement des réseaux professionnels et le soutien aux professionnels.

Les CRIAVS, ce sont deux cents professionnels de santé issus de quinze disciplines. On aime parler d'un « alliage complexe au service d'une valeur ajoutée ». Les CRIAVS se sont réunis depuis dix ans au sein de la fédération que nous représentons. Celle-ci a pour vocation de soutenir les CRIAVS dans leurs partenariats, d'offrir une formation continue à leurs membres, de mutualiser leurs moyens, de développer un réseau documentaire commun, de représenter les CRIAVS devant les institutions publiques et, enfin, d'organiser des évènements nationaux, à l'instar de l'audition publique de juin 2018, ou internationaux.

Dr. Jean-Philippe Cano. - Qui sollicite les CRIAVS ? En premier lieu, les professionnels de la santé : psychiatres, professionnels des centres médico-psychologiques (CMP) ou exerçant en libéral, structures médico-sociales. Les CRIAVS leurs proposent de la formation, des conseils sur un signalement ou des conseils plus techniques, comme l'accompagnement dans la définition d'une stratégie de soins, ou encore des analyses de pratique.

Les CRIAVS interviennent également au profit des services de la justice, notamment les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Nous avons à cet effet conclu des conventions avec l'école nationale de la magistrature (ENM) et la direction de la PJJ.

Un travail partenarial est également réalisé avec l'Église. Certains diocèses, comme celui de Bordeaux, ont sollicité le CRIAVS pour effectuer un travail de sensibilisation et d'information auprès des prêtres, aumôniers et séminaristes. À Montpellier, le diocèse et le CRIAVS ont mis en place une cellule d'écoute et d'accompagnement pour les victimes et auteurs d'actes pédophiles, dotée d'une ligne téléphonique dédiée.

D'autres CRIAVS interviennent également au profit des lycées ou de publics étudiants. Il existe une diversité importante d'interlocuteurs et d'interventions selon les centres.

Les CRIAVS interviennent essentiellement dans la formation continue des professionnels. Je ne peux que déplorer la faiblesse de la formation initiale des professionnels de la santé, dont les volumes horaires et les maquettes de formation sont très insuffisants.

Enfin, les CRIAVS participent à l'information du grand public, en intervenant auprès des médias ou du public. Dernièrement, des professionnels des CRIAVS ont participé à des soirées-débats, à l'occasion de la projection du film « Les Chatouilles ».

Mme Ingrid Bertsch . - Vous nous avez demandé notre appréciation des dispositifs de suivi socio-judiciaire et d'injonction de soins. Nous avons mené un projet de recherche visant à établir un état des lieux sur l'injonction de soins (ELIS), en partenariat avec l'ONDRP, en étudiant un échantillon très large de dossiers.

Si nous pouvons connaître ainsi les caractéristiques de ces faits - plus de 70 % des victimes sont mineures et dans 70 % des cas, la victime connaissait l'auteur - il n'existe, à ce jour, aucune étude qualitative permettant d'apprécier l'efficacité ou les effets de l'injonction de soins.

S'agissant des échanges d'informations entre la justice et la santé, les CRIAVS sont au coeur du travail partenarial entre ces deux institutions. L'audition publique en a été une illustration puisque la Haute Autorité de santé (HAS) n'a pas souhaité en endosser les conclusions, au motif que l'avis de la ministère de la justice aurait été nécessaire. Dans ces domaines, la question du secret est très présente et complique les échanges d'informations. Force est de constater que les règles applicables ne sont pas très claires pour les professionnels eux-mêmes. Pour ces raisons, la deuxième recommandation de l'audition publique est la conception d'un livret sur le secret professionnel des intervenants auprès des personnes placées sous main de justice.

Dr. Jean-Philippe Cano. - Le médecin coordonnateur a une forte plus-value pour les patients, par sa connaissance des réseaux de soins. Il permet une évaluation dans la durée des personnes condamnées, qu'il peut transmettre au juge comme à l'intéressé. Il joue un rôle de conseil et d'interface entre les professionnels de la justice et ceux de la santé, notamment en cas de difficulté. S'il n'existe aucun fondement juridique à la communication entre le médecin coordonnateur et le SPIP, cela ne l'empêche pas d'avoir lieu dans les faits.

Qui sont les médecins coordonnateurs ? Il s'agit très souvent de psychiatres, essentiellement du service public. Ils bénéficient de formations ad hoc dispensées par les centres ressources. Des médecins généralistes peuvent également être médecin coordonnateur, sous réserve d'avoir suivi une formation de psychiatrie médico-légale. Si cette dernière solution répond à la pénurie de psychiatres, elle peut présenter des difficultés car ces médecins n'ont pas les mêmes connaissances en matière de psychothérapie ni un réseau aussi étoffé.

Vous nous avez demandé si les professionnels étaient suffisamment formés à la détection des infractions sexuelles, en particulier sur les mineurs, et à l'accompagnement des auteurs d'infractions. La réponse est non. Mais il s'agit d'un travail de longue haleine auquel les CRIAVS participent.

Permettez-moi d'ajouter qu'un simple temps de formation ne suffit pas : il s'agit d'un sujet complexe nécessitant une formation adaptée, interactive, qui s'enrichit au fil du temps.

Mme Ingrid Bertsch . - S'agissant de la législation relative au traitement et à l'accompagnement des auteurs d'infractions, qui a lieu dans un contexte d'obligation ou d'injonction de soins, il convient de souligner qu'elle est complexe à mettre en oeuvre, du fait de la pénurie de médecins coordonnateurs comme de l'évolution rapide du cadre législatif.

Nous identifions deux lacunes principales. La première est la systématisation des soins pour les auteurs de violences sexuelles. Ces derniers ne souffrent pas tous de troubles psychiatriques sévères. Pour éviter la récidive, les soins ne suffisent pas toujours : il faut mener également un travail sur les conditions socio-économiques. L'efficacité des thérapies prescrites est également très variable selon les patients, chacun ayant des besoins différents en matière de rythme ou d'approche.

Notons que les attentes envers les soins diffèrent selon les intervenants. Pour les médecins et les professionnels de santé, les soins ont d'abord pour objet que le patient aille mieux. Pour les professionnels de la justice, il s'agit avant tout de s'assurer que ce dernier ne récidive pas. C'est pourquoi nous avons recommandé, à l'issue de l'audition publique, de dissocier la durée du suivi socio-judiciaire de celle de l'injonction de soins.

La deuxième lacune, que mon collègue a déjà évoquée, est l'absence de fondement réglementaire aux interactions entre le médecin coordonnateur et le SPIP.

Dr. Jean-Philippe Cano. - Vous connaissez les enjeux de la prévention primaire, consistant en des actions d'ordre éducatif à destination du public, champ qui compte de nombreux acteurs

Le renforcement de la prévention tertiaire, c'est-à-dire la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, passe par une réflexion sur les conditions de sortie de détention et la prise en charge à l'issue de celle-ci. J'ai en tête l'exemple d'une personne fraîchement libérée et qui était sans hébergement.

Il nous semble important que la prévention secondaire, plus ciblée sur les publics à risque, soit renforcée. Les pédophiles abstinents, les personnes ayant des tendances pédophiles ont beaucoup de mal, pour des raisons évidentes, à en parler et ne savent pas vers qui se tourner.

La prévalence de la pédophilie au sein de la population est mal connue. Certaines études estiment que 1 % de la population présente des symptômes, comme des fantasmes ou une attirance envers les enfants. Tous ne passent pas à l'acte, loin de là, la personnalité agissant comme un filtre.

Force est de constater que peu de dispositifs existent dans ce domaine : une association, l'Ange bleu, qui reçoit entre 50 et 300 appels par mois ; un site Internet dédié, Pedo.help ; enfin, certains CRIAVS participent au réseau écoute orientation (REO) mis en place par la fédération, à destination des personnes souffrant de fantasmes ou de comportements déviants. Nous pensons qu'il faut aller plus loin, en s'inspirant notamment de ce qui se fait en Allemagne.

Mme Ingrid Bertsch . - En 2005, un institut de sexologie à Berlin a mis en oeuvre le dispositif Dunkenfeld à destination des personnes présentant des symptômes pédophiles. Il consiste en un service d'écoute téléphonique et une plateforme Internet permettant aux personnes concernées de s'informer et de prendre la mesure du caractère problématique de leurs symptômes. Son déploiement s'est accompagné d'une campagne publicitaire importante en direction du grand public. Entre 2005 et 2018, la plateforme téléphonique a reçu plus de 9 000 appels, qui ont donné lieu à l'évaluation de 2 900 personnes, dont 1 550 se sont vues proposer des soins.

Sur ce modèle, la FFCRIAVS propose de développer un numéro d'appel reposant sur les CRIAVS, adossé à un site Internet, où les personnes intéressées trouveraient des informations et la possibilité d'une auto-évaluation. Cela permettrait le cas échéant de les rediriger vers un CRIAVS en vue du soin.

Un dispositif plus ambitieux serait la mise en place d'une plateforme permanente, fonctionnant sept jours sur sept et 24 heures sur 24, et qui aurait l'avantage de pouvoir prévenir des crises aigües. Cela ne pourra se faire sans des financements adaptés.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je partage votre point de vue sur la nécessité de créer un numéro d'appel unique en direction des personnes présentant des tendances pédophiles, qui constitue un enjeu majeur. Des financements doivent être trouvés.

Pouvez-vous nous rappeler la différence entre un pédocriminel et une personne commettant un inceste ? Autrement dit, l'inceste est-il la quintessence de la pédocriminalité ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Connaissez-vous la part de pédocriminels traités ayant été eux-mêmes victimes d'atteintes sexuelles ? Les victimes font-elles en conséquence l'objet d'un suivi spécifique ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous avez évoqué le partenariat entre des CRIAVS et certains diocèses. Dans quelle mesure sont-ils développés ? Comment intégrez-vous la problématique liée à l'Église dans votre action ?

Mme Catherine Deroche , présidente . - Pouvez-vous nous rappeler les différents profils de pédocriminels ? Qu'en est-il des prêtres ?

Dr. Jean-Philippe Cano. - Aux États-Unis, l'inceste est considéré par les psychiatres comme une sous-catégorie de la pédophilie. En France, l'on tend à considérer que les mécanismes en jeu dans l'inceste diffèrent de ceux de la pédophilie, ce qui explique les différences observées en ce qui concerne le taux de récidive : très faible pour l'inceste, lorsqu'il a été réprimé, il est plus élevé chez les pédophiles. Le taux de récidive, mesuré cinq ans après une condamnation, diffère également selon que les pédophiles masculins sont attirés par des garçons, où il est de l'ordre de 40 % à 50 %, ou sont attirés par des filles, pour lesquels il est plus faible, de l'ordre de 20 %.

La pédophilie se définit comme une attirance sexuelle pour les enfants, qui peut prendre la forme de fantasmes, de pensées sexuelles ou des comportements qui, quoique répréhensibles comme la consultation de sites pédopornographiques, ne constituent pas en soi des passages à l'acte sous forme d'agression. La personnalité fait le filtre de ces comportements.

Mme Ingrid Bertsch . - Dans l'inceste se pose la question du lien avec la victime. Il est souvent lié à une relation de pouvoir au sein de la famille et à l'organisation de celle-ci.

Dr. Jean-Philippe Cano . - Je rappelle que la majorité des pédophiles sont non exclusifs, c'est-à-dire qu'ils combinent une sexualité adulte, normale, et une sexualité déviante. Il y a peu de cas de pédophiles exclusifs.

Mme Ingrid Bertsch . - Un tiers environ des auteurs d'actes pédophiles auraient eux-mêmes fait l'objet d'abus sexuels dans leur enfance. Mais si l'on prend en compte toutes les formes de violence, c'est 100 % des auteurs qui seraient concernés. En particulier, l'humiliation constitue un dénominateur commun, très présent dans les traumatismes invoqués par ceux que je rencontre.

Dr. Jean-Philippe Cano . - Cela dessine des axes de prise en charge spécifiques. Il faut bien souvent commencer par s'intéresser à leur histoire personnelle avant de s'attaquer à leur comportement déviant. Dans des thérapies de groupe, le témoignage de l'auteur-victime permet aux autres de prendre conscience de la portée de leur geste.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Qu'en est-il pour les prêtres qui n'ont, en théorie, pas de sexualité ?

Dr. Jean-Philippe Cano . - La sexualité dépasse la seule pratique sexuelle et peut prendre la forme de fantasmes notamment.

La pédophilie est une attirance pour le corps de l'enfant prépubère. Certains auteurs la distinguent de l'attirance spécifique pour les jeunes adolescents, âgés de onze à quatorze ans, qu'ils nomment l'hébéphilie.

S'agissant de l'Église, nous avons été sollicités et nous avons rencontré monseigneur Ribadeau-Dumas à cet effet il y a deux ans environ. Des contacts locaux ont été noués entre les diocèses et les CRIAVS ; j'ai cité Bordeaux et Montpellier mais il doit y en avoir ailleurs. Ces partenariats, formalisés sous forme de convention, fonctionnent bien.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - J'en reviens à ma question sur les victimes : la prise en charge dont ils font l'objet a-t-elle pour objectif d'éviter qu'ils deviennent auteurs à leur tour ?

Mme Ingrid Bertsch . - Des soins spécialisés leur sont bien sûr proposés. Les CRIAVS travaillent avec les associations pour les sensibiliser à la question du devenir des victimes. C'est un sujet évidemment très délicat, toute personne abusée ne devenant pas forcément auteur.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Avez-vous été sollicités par d'autres cultes ?

Dr. Jean-Philippe Cano . - Pas à ma connaissance. On invoque souvent le célibat des prêtres pour expliquer la spécificité de l'Église catholique mais, comme je vous l'ai dit, la grande majorité des pédophiles ne sont pas exclusifs et peuvent avoir une vie de couple. Ces difficultés ne sont donc pas le propre de l'Église catholique.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Observe-t-on une différence entre le profil des auteurs de violences sexuelles selon qu'ils ciblent des enfants ou des adultes ?

Mme Ingrid Bertsch . - Les études sur le sujet, plutôt nord-américaines, font apparaître une dichotomie claire entre les auteurs de violences sexuelles : ceux qui ciblent les adultes se caractérisent par des comportements plus antisociaux, quand ceux qui agressent des enfants sont plus fragiles et présentent des difficultés d'interaction sociale plus importantes.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions de cet échange très intéressant.

Audition d'associations de défense de l'enfance en danger :
Mme Martine Brousse, présidente de La voix de l'enfant,
Mme Muriel Salmona, présidente de Mémoire traumatique et victimologie,
Mme Homayra Sellier, présidente de Innocence en danger,
Mmes Violaine Guérin, présidente, et Muguette Dini, représentante
du groupe multidisciplinaire « Politique et institutions »,
de l'association Stop aux violences sexuelles

(mercredi 23 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi, à l'occasion d'une table ronde, les représentants de plusieurs associations : Mme Martine Brousse, qui préside l'association La Voix de l'enfant ; Mme Muriel Salmona, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie ; Mme Homayra Sellier, présidente de l'association Innocence en danger ; et Mmes Violaine Guérin et Muguette Dini, qui représentent l'association Stop aux violences sexuelles.

Je vous remercie, Mesdames, d'avoir accepté notre invitation. Il est essentiel pour nous d'entendre votre point de vue sur la question des violences sexuelles sur mineurs. Je précise que notre mission d'information s'intéresse aux violences sexuelles commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, à l'exclusion donc des violences intrafamiliales.

Nous aimerions connaître votre analyse et vos réflexions sur les mesures qui pourraient être prises pour mieux prévenir et pour mieux sanctionner ces infractions sexuelles sur mineurs. Nous aimerions également vous entendre sur la question de la prise en charge des victimes : quel accompagnement peut les aider à surmonter le traumatisme qu'elles ont subi ?

Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition.

Je vous propose de procéder à un premier tour de table qui va vous permettre de prononcer une intervention liminaire. Je suggère que cette première intervention ne dépasse pas une dizaine de minutes, afin que nous conservions du temps pour le débat et pour les questions de mes collègues. Nous avons environ deux heures devant nous ce qui devrait nous permettre d'aborder au fond l'ensemble des sujets.

Vous avez bien sûr la possibilité de nous faire parvenir une contribution écrite si vous souhaitez préciser ou compléter votre intervention orale.

Mme Homayra Sellier, présidente de Innocence en danger . - Je suis la présidente fondatrice de l'association Innocence en danger dont la création remonte à 1999. Cette année-là, la coopération entre quatorze pays dont la France avait permis le démantèlement d'un vaste réseau cyber-pédo-criminel concernant plusieurs centaines d'adultes et d'enfants. Le directeur général de l'Unesco, Federico Mayor avait alors souhaité lancer un grand mouvement mondial de lutte contre l'exploitation des enfants sous toutes ses formes. Il m'a appelé auprès de lui, compte tenu en particulier de mon engagement en faveur de l'éducation des filles en Asie. En un an, nous avons fait beaucoup de conférences et réalisé beaucoup de publications. Puis, souhaitant avant tout agir sur le terrain, j'ai créé Innocence en danger, d'abord en France sous une forme d'association loi de 1901. Aujourd'hui, nous sommes aussi présents en Allemagne, en Belgique, en Autriche, en Suisse, en Colombie et aux États-Unis. Chacun de nos bureaux est indépendant dans son organisation et dans ses projets, car il faut s'adapter au contexte de chaque pays. En France, nous espérons compléter notre présence à Paris et à Toulouse par la création de deux nouveaux bureaux, en région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) et dans le Nord. Pour l'instant, je rappellerai que notre action porte sur :

- la sensibilisation, la mobilisation, l'éducation et l'information de la société, à travers des publications, des conférences, des campagnes de communication, et des interventions dans les écoles privées et dans les entreprises, à leur demande ;

- l'accompagnement des victimes et des parents protecteurs dans leurs besoins juridiques, médicaux et thérapeutiques. Nous disposons d'une permanence juridique composée de juristes et d'avocats pénalistes. Ces derniers aident l'association à se constituer partie civile ;

- l'activité éducative sur les dangers d'internet et des réseaux sociaux. Dans ce domaine, nous espérons adapter en France un programme de prévention qui est utilisé dans les écoles en Allemagne et en Autriche.

Enfin, depuis 2017, Innocence En Danger mène une activité auprès des scientifiques. Grâce aux avancées de la recherche biogénétique, nous savons que le corps n'oublie rien et que les problèmes psychiques se doublent donc de difficultés somatiques. En outre, on sait désormais que l'ADN du cerveau des enfants victimes de violences se modifie, mais nous savons aussi qu'il a la faculté de se réparer, notamment par l'art.

Je reviendrai plus tard sur un autre aspect de notre action.

Mme Muriel Salmona, présidente de Mémoire traumatique et victimologie . - Je suis psychiatre et je prends en charge des victimes de violences depuis plus de vingt-cinq ans. En 2009, j'ai fondé l'association Mémoire traumatique et victimologie dans le but de sensibiliser et de former les professionnels mais aussi d'informer le grand public sur les conséquences psychotraumatiques des violences. Nous participons en outre à la lutte contre ces violences.

Notre site internet reçoit plus de 440 000 visites par an et nous réalisons de nombreuses publications, de même que nous essayons d'être très présents sur les réseaux sociaux. Chaque année, nous organisons 80 à 90 journées de formation des professionnels du secteur médical, médico-social mais aussi de la justice, de la police, de l'éducation nationale, des associations, de la protection de l'enfance, de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), etc. Nous intervenons dans la formation initiale et continue des magistrats et des professionnels de la justice à l'École nationale de la magistrature (ENM). L'association travaille avec des ONG, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l'Unicef, avec le soutien de laquelle, nous avons monté une grande enquête sur l'impact des violences sexuelles de l'enfance à l'âge adulte, pour évaluer les violences qui ont été subies, le parcours de vie, le parcours de soins, la prise en charge et les conséquences sur la santé des victimes. Les résultats de cette enquête, portant sur 1 214 victimes, ont été présentés en 2015 dans le cadre d'un colloque.

Parmi nos nombreuses actions et campagnes, je souhaiterai évoquer notre partenariat avec l'Éducation nationale. Dans les Hauts-de-France, nous travaillons sur un projet de protocole destiné à tous les professionnels susceptibles de prendre en charge des enfants. Ce document sera mis à disposition sur le site de l'Éducation nationale et recensera des bonnes pratiques. En effet, notre grande enquête révèle que l'Éducation nationale vient en tête des institutions où les enfants subissent des violences sexuelles. Avec la gendarmerie, nous créons une mallette de protocoles et nous formons actuellement des policiers de la plateforme de signalement. Nos projets de formation des différents intervenants (police, PJJ, ASE de Paris...) visent à leur donner le maximum d'informations car il y a une réelle méconnaissance de la réalité des violences. Où, quand, comment ces violences se produisent-elles ? Il faut aussi prendre en compte le fait que les enfants vont présenter des troubles psychotraumatiques très déstabilisants pour les professionnels voire paradoxaux, notamment par une manifestation de survie appelée la dissociation traumatique. Les enfants sont comme anesthésiés, déconnectés ; ils peuvent alors ne pas paraître crédibles ou ne pas sembler si atteints que cela. Cela complique l'évaluation de la gravité des faits et des dangers. Il y a un enjeu réel d'élaboration de protocoles et d'échelles d'évaluation du danger que courent les enfants car dans notre enquête, plus de 85 % des victimes disent qu'elles n'ont été ni reconnues, ni protégées. C'est encore plus vrai lorsqu'elles sont vulnérables, que l'on songe notamment aux personnes handicapées et à toutes les structures d'accueil médico-social. J'insiste : il faut vraiment être capable d'évaluer le danger. Les professionnels oublient de poser des questions précises notamment sur le risque suicidaire, sur le risque de réitération des violences. En France, on a très peu de culture de la protection et de l'évaluation du danger.

Il y a aussi la problématique du dépistage. Les enfants ont toutes les raisons du monde d'être dans l'incapacité de parler et nous devons aller vers eux. Il faut donc un dépistage universel et des enquêtes. Or ces dernières, que l'OMS réclame aussi, sont trop peu nombreuses en France.

Enfin, l'association a fait partie du groupe de travail responsable de l'élaboration du cahier des charges des unités traitant du psychotraumatisme. Dix unités sont mises en place mais nous avions prévu, avec la Direction générale de l'offre de soins (DGOS), qu'il en faudrait une centaine.

Nous nous sommes battus pour que les enfants fassent partie des personnes prises en charge par ces unités, ce qui n'était pas prévu au départ. Nous avons aussi élaboré un cahier des charges pour la formation de tous les fonctionnaires en matière de psychotraumatismes.

Mme Martine Brousse, présidente de La voix de l'enfant . - La Voix de l'enfant a trente-huit ans d'existence et son originalité est d'être une fédération. Elle regroupe quatre-vingt associations, dont plus de la moitié interviennent à l'international. Nous intervenons dans 103 pays en nous adaptant bien entendu aux situations locales : dans un pays, les enfants-soldats ; dans un autre, les enfants victimes de la traite des êtres humains, etc. En France, nous développons notamment la prise en charge des mineurs non-accompagnés.

Concernant les violences, cela fait plus de vingt ans que La voix de l'enfant se porte partie civile. Au-delà de la dénonciation des dysfonctionnements, La Voix de l'enfant a aussi pour principe de faire des propositions. C'est dans ce cadre qu'il y a vingt ans, nous avions fait la proposition à Elisabeth Guigou, garde des sceaux, d'aménager des lieux de recueil de la parole de l'enfant. Le temps de la révélation des faits est à la fois essentiel et très violent pour l'enfant. Dans nos constitutions de parties civiles, nous voyons souvent des enfants qui ont déjà parlé trois fois, cinq fois, six fois, dix fois devant des enquêteurs ! Or redire c'est revivre et polluer sa parole, c'est polluer sa mémoire. Dans la cadre de la loi de 1998, nous avons pu ouvrir trois lieux protecteurs et sécurisants où l'on pouvait recueillir la parole de l'enfant. Aujourd'hui il y en a soixante ; ils ont pu se déployer ces deux dernières années grâce au plan d'action de la ministre Laurence Rossignol, dont il faudrait mesurer aujourd'hui l'impact. Les auditions, les lois c'est bien mais quel bilan faisons-nous de ce plan d'action qui va prendre fin en 2019 ? ll contenait des mesures très fortes, notamment en matière de formation et d'information. Il a confié à La Voix de l'enfant l'application de la mesure n° 16, à savoir le déploiement de ces unités d'accueil et la formation des professionnels en tant que formateurs de formateurs. La formation des professionnels est en effet essentielle pour le repérage et le recueil de la parole de l'enfant.

Par ses constitutions de parties civiles, la Voix de l'enfant connaît de nombreuses affaires de violences sexuelles hors du cadre familial. Il faut bien sûr parler de l'Éducation nationale mais il faut remettre les chiffres en proportion et rappeler que c'est l'institution qui reçoit quand même le plus d'enfants. Il y a aussi les structures religieuses sans oublier les clubs sportifs, ni le milieu très fermé des conservatoires de musique. Apprendre à un enfant à jouer au violon, au violoncelle ou au piano, c'est un corps à corps...Et puis, si l'école est à une certaine distance des parents, c'est moins vrai du curé. A la campagne, on l'invite dans la famille. Idem pour le moniteur sportif avec lequel on partage des moments conviviaux. Dans ces situations, l'enfant ne peut pas parler.

La Voix de l'enfant est un facilitateur. Notre but est avant tout de permettre que l'enfant puisse parler. Or les outils dont disposent les professionnels pour ce faire sont encore rares ou peu adaptés. Comment se fait-il qu'après la mission menée par Marie Mercier, la majorité des enfants qui font des révélations de violences sexuelles soient encore conduits dans un commissariat de police ou une gendarmerie. Allez à la brigade de protection familiale de Melun, où j'étais hier ; ils vous accueilleront à bras ouverts. Face à l'escalier, ils ont été obligés de tirer des filets pour que les enfants ne passent pas par-dessus, et quand ils entendent un enfant c'est entre deux bureaux... C'est La Voix de l'enfant qui y prend en charge l'installation d'une salle d'audition. Il est rare que ce soit dans un commissariat de police, mais il n'y a pas d'autres solutions pour cause de discordes entre les hôpitaux de Fontainebleau et de Melun !

Tout ce qui avait été engagé par Laurence Rossignol en tant que ministre perd aujourd'hui de la force. Il faut remettre l'enfant au coeur du dispositif, faire passer ses besoins en priorité.

Comprendre l'enfant permet de repérer les violences et après, si l'affaire doit aller en justice, l'enfant doit être accueilli dans un lieu sécurisant. L'enfant dit sa vérité, parce qu'il dit sa souffrance. Ce n'est pas à lui d'apporter la preuve qu'il y a culpabilité. C'est aux enquêteurs et aux magistrats d'aller chercher la vérité judiciaire.

Le combat de La Voix de l'enfant est complémentaire de celui d'Innocence en danger et du travail de recherche mené par l'équipe de Muriel Salmona. Nous avons aussi mis en place un comité scientifique avec des chercheurs en neurosciences, dont le Professeur Martinot qui a participé à la mission interministérielle sur les violences faites aux enfants. Nous venons aussi de mettre en place un collège de juristes composé notamment de magistrats et de chercheurs. Nous ferons des propositions qui ne viseront pas tant à voter des lois supplémentaires qu'à évaluer l'existant. Évaluons et travaillons ensemble !

Mme Muguette Dini, représentante du groupe multidisciplinaire « Politique et institutions », de l'association Stop aux violences sexuelles . - Je voulais simplement rappeler que nous avions, avec Michelle Meunier, été à l'origine de la proposition de loi sur la protection de l'enfance et que grâce à Laurence Rossignol, elle a prospéré. Je crains cependant qu'en province, elle ne soit parfois mal appliquée, pour ne pas dire pas appliquée du tout.

Mme Violaine Guérin, présidente de l'association Stop aux violences sexuelles . - Je suis endocrinologue et gynécologue médicale, et présidente de Stop aux violences sexuelles (SVS) qui a été créée en 2013 par trois médecins. Ce n'est donc pas une association de victimes mais une structure qui porte une stratégie de santé publique. Elle comprend treize groupes de travail qui nous permettent d'avoir une approche transversale du problème. Plus de 500 personnes interviennent au sein de la structure nationale dont l'action est complétée par celle de quarante structures départementales, régionales et aussi internationales.

Il faut souligner que nous sommes une organisation indépendante de l'État, apportant un regard indépendant des institutions. Le périmètre de nos réponses inclura les domaines de l'éducation nationale, du sport, de la culture, des activités périscolaires et des loisirs, des structures dépendant de l'aide sociale à l'enfance (ASE), des institutions pour les enfants présentant un handicap, des institutions religieuses et également des institutions psychiatriques. Je précise que nous avons un statut d'expert externe reconnu par la Commission européenne et par le Conseil de l'Europe.

Je commencerai par votre question sur l'évaluation de la proportion des mineurs victimes d'infractions sexuelles dans le cadre des institutions. En France on a beaucoup de mal à regarder la violence sexuelle sur mineurs. Le Conseil de l'Europe rappelle qu'un enfant sur cinq est victime de ces violences sexuelles et je dois à Muguette Dini d'avoir réalisé que cela fait treize millions de personnes touchées dans notre pays. Or la France ne fait pas d'études épidémiologiques sur le sujet ! On sait que la famille représente environ 80 % des agressions mais dès lors que l'on se sera penché sur les institutions et que la parole aura commencé à s'ouvrir, alors vous verrez que les chiffres sont plus catastrophiques qu'on ne veut bien le dire.

Nous conduisons nous-mêmes des études dont une qui a déjà été publiée et communiquée lors des assises que nous avions tenues dans les locaux du Sénat. A l'heure actuelle notre groupe de recherche médicale conduit une étude épidémiologique avec des sociologues auprès des mineurs. Je pense que nous disposerons des résultats pour les assises 2020, en particulier s'agissant des institutions.

Nous sommes sollicités tous les jours sur notre site internet par des parents, par des fédérations de parents d'élèves, parfois par des chefs d'établissements ou des enseignants au sujet de la violence sexuelle. Cela tient notamment à la libération de la parole et à l'augmentation des violences entre mineurs.

Soyons clairs : toutes les structures qui accueillent des enfants sont touchées. On a beaucoup stigmatisé le sport, mais le monde du sport travaille avec nous depuis 2013 d'une façon extrêmement efficace. Cela avait commencé avec la ministre Valérie Fourneyron, qui avait bien compris que l'intérêt de consulter le Fijais (fichier national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes) était limité en raison du cloisonnement entre les départements. Le ministère des sports a alors très vite mis en place un fichier national. Nous avions aussi prévenu le monde de la culture et l'Éducation nationale dès 2014 mais ça n'a pas été pris en compte. Or, on dispose là d'un gros levier d'action. Par exemple, dans le domaine de la culture, il n'existe pas de carte professionnelle des éducateurs. Il faut absolument y instaurer ce qui existe déjà dans le monde du sport ou de la protection de l'enfance.

Nous avons été obligés de gérer une affaire que l'État aurait dû traiter. Il s'agissait d'un enseignant de musique classique qui partait en Chine avec une délégation d'enfants. On a protesté avec suffisamment de vigueur pour que l'on finisse par arrêter cet enseignant à l'aéroport. Comment en est-on arrivé là ? Parce que l'enseignant n'était pas inscrit au Fijais, malgré ses condamnations, à cause de la correctionnalisation des viols.

Il faut arrêter de correctionnaliser les viols et rendre systématique l'inscription au Fijais, en particulier pour les personnes qui travaillent dans les structures accueillant des enfants. Nous avons fait beaucoup d'autres recommandations, reprises dans les documents que nous vos remettons.

Les professionnels sont-ils assez formés ? Non, c'est évident, la plupart des personnes en contact avec les mineurs ne connaissent pas le sujet des violences sexuelles. Ils ne savent pas dépister les mineurs victimes, ils ne savent gérer les situations, ils ont peur du sujet, et en plus ils ne sont pas soutenus par leur hiérarchie !

Lors de nos assises tenues à l'Assemblée nationale au mois de janvier, une enseignante de sciences de la vie et de la terre (SVT) nous disait avoir essayé d'organiser une conférence sur les violences sexuelles dans son établissement. Elle s'est heurtée à une opposition assez ferme de son proviseur. Elle ajoutait que l'Éducation nationale est un milieu fermé, qui protège les agresseurs. Cette enseignante rappelait que dans son équipe, elle voyait des collègues qui sortaient avec des élèves de seize ans. Interpelée par une avocate, qui était dans la salle, sur le fait qu'elle n'avait pas signalé, elle a expliqué qu'elle n'en avait pas eu le courage. Elle avait fait un jour le signalement d'une élève et cela lui avait valu deux mois d'ennuis. Elle a aussi confié que la personne qui l'avait violée pendant des années était un enseignant de mathématiques très bien vu, aujourd'hui en exercice dans un lycée français d'Abu-Dhabi.

Pour notre part, nous délivrons des formations dont une de deux jours dénommée Les bases de la connaissance en matière de violences sexuelles, ou encore une formation sur les démarches à accomplir lors des signalements. En effet, nous nous sommes aperçus aussi que beaucoup de gens ne savaient tout simplement pas signaler. Nous proposons plusieurs programmes de prévention. Je pense en particulier à un programme de prévention en périnatalité avec les sages-femmes libérales et celles des hôpitaux. Ce travail en commun permet de fortes synergies. De même, le CHU de Strasbourg a annoncé le 19 novembre dernier qu'il s'engageait à former tous ses soignants sur le sujet des violences sexuelles. Il faudrait pouvoir le faire partout.

Nous faisons aussi un gros travail de prévention en direction des enfants d'âge scolaire. Ce programme consiste en trois interventions par an et il répond à ce que la loi prévoit. Il a été présenté maintes fois au ministère de l'éducation nationale. On nous a dit que c'était formidable mais...toujours aucun agrément. Nous sommes intervenus avec des chefs d'établissement courageux, qui étaient très concernés par ces sujets mais il demeure un blocage au niveau de l'État. En revanche, la fédération des écoles Montessori a décidé de former tous ses enseignants et tous ses chefs d'établissement grâce à notre programme. Dans notre dossier, vous trouverez une intervention de la sociologue Nathalie Dupin qui a suivi le programme lorsqu'il est mis en place au lycée de Longperrier. Le suivi de 262 enfants sur une année a conduit à deux signalements pendant nos interventions, trois signalements après la fin de l'année scolaire et douze interventions dans des familles.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Oui, beaucoup de choses existent au plan législatif et il nous faut repérer où sont les blocages. Où sont « les trous dans la raquette » ? Comment sera-t-il ensuite possible de rappeler chacun à ses obligations ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous nous avez confirmé qu'aucune institution ni aucun milieu n'est indemne de ces violences, même si l'on sait bien sûr qu'il y a des facteurs aggravants comme les misères sociale et économique ou l'isolement. Mais, pourriez-vous davantage développer ce qui se passe dans les institutions liées à la protection de l'enfance ou en charge des enfants handicapés ? Même question pour la sphère des religions. Enfin, s'agissant des outils, une audition précédente laissait entendre que le Fijais était mal utilisé voire inutilisé dans bon nombre de métiers pourtant à risques.

Mme Homayra Sellier . - Avec un nombre de 20 000 violences sexuelles sur mineurs en 2016, qui a augmenté de 11 % en 2017, force est de constater que tous les secteurs sont concernés, l'école, la religion, les sports...

On parle depuis hier d'un ex-champion de natation accusé de plus de cent agressions sexuelles sur enfants. Le Comité international olympique a confirmé que le problème concernait tous les sports. Mais, on sait aussi que les institutions préfèrent étouffer ces affaires pour ne pas ternir leur image. Dans le monde sportif, il y a des milliers de victimes qui n'osent pas parler car cela causerait la fin de leur carrière. Quant au Fijais, il ne concerne que les personnes condamnées à plus de cinq ans de prison. Or, il est rare qu'une telle peine soit prononcée, surtout depuis que l'on correctionnalise le viol !

Ensuite, même avec une condamnation, l'inscription sur le fichier n'est pas systématique. Il faudrait qu'elle le devienne.

Enfin, les personnes qui peuvent demander au préfet la consultation de ce fichier ne le savent pas toujours. Dans l'affaire de la petite Angélique violée par un chauffeur de bus inscrit au Fijais, le maire ignorait qu'il aurait pu consulter ce fichier avant de procéder à l'embauche. Il faudrait donc rendre la consultation du fichier obligatoire et informer toutes les personnes concernées.

En outre, il faudrait que ce fichier comprenne tous les délits et tous les crimes, tant au niveau de l'instruction qu'au niveau du jugement, et non seulement les condamnations à plus de cinq ans. Il n'y en a peut-être que deux par an.... Je souhaiterais également qu'existe un fichier national des enfants qui ont été signalés à un moment ou à un autre et un fichier national des parents qui sont suivis par les travailleurs sociaux parce que si on l'avait eu ce type de fichier, peut-être que Marina, Inaya et d'autres enfants seraient en vie aujourd'hui !

Ce fichier devrait être obligatoirement consulté par les écoles lors de l'inscription pour s'assurer qu'il ne s'agit pas de parents fuyant la commune voisine. Idem à l'hôpital. Evitons que l'on emmène un enfant avec dix-huit fractures à hôpital et qu'on le laisse repartir trois semaines après au bras de sa mère sans savoir que cette famille est signalée. Voilà ce qui a conduit à la mort de Marina Sabatier ! Il ne s'agit pas de voter une nouvelle loi, mais juste de mieux utiliser l'outil informatique.

Rappelons que seuls 2 % des signalements proviennent des médecins. Il faudrait une campagne d'information pour leur rappeler leur devoir de signalement. Signaler, ce n'est pas accuser ni condamner ; c'est juste apporter une information. Il faut les rassurer sur le fait qu'ils ne seront pas poursuivis si leur signalement se révèle infondé. Il faut lever le secret médical pour les médecins et dissiper le flou des législations. Le devoir de signalement doit aussi être étendu à tous les médecins, au-delà de la seule fonction publique.

M. Bernard Bonne . - J'ai été maire pendant pas mal de temps et je suis médecin, mais je n'ai jamais eu connaissance du Fijais...

Mme Catherine Deroche , présidente . - Dans nos travaux, nous reviendrons sur ce fichier : que recouvre-t-il ? Qui peut le consulter ? Comment informer ceux qui ont la possibilité de le consulter ?

Mme Laurence Rossignol . - Il existe une infraction générale de non-dénonciation pour toute personne confrontée à une affaire mettant en cause la santé d'un enfant. Ce que nous avions envisagé au Sénat, c'était de créer, par voie d'amendement, une obligation de signalement des médecins, ce qui est différent. Cet amendement avait été adopté à quelques voix, grâce au ralliement de personnalités de la majorité politique de notre assemblée. Mais ensuite, en commission mixte paritaire, l'Assemblée nationale et la majorité sénatoriale se sont mises d'accord sur un texte sans cet amendement. Voilà histoire ! Quant au risque pour les médecins d'être poursuivis, c'est une légende ! On leur a dit et redit que ce n'était pas le cas. Une proposition de loi a été votée ici il y a trois ans pour bien les sécuriser, sans compter les nombreux articles dans le journal de l'ordre des médecins et le fort engagement de ce dernier. Que faut-il encore ? Nous sommes face à une espèce de résistance implicite, qui est supérieure à la loi.

Concernant le Fijais, l'objectif n'est pas que tout le monde puisse le consulter en intégralité. Il s'agit juste de pouvoir rentrer un nom pour vérifier s'il y figure. La loi de 2016 est plutôt une bonne loi mais pas suffisamment appliquée pour deux raisons. D'une part, son application dépend des départements et le « service après-vente » de la loi s'est arrêté le 15 mai 2017. D'autre part, il n'y a pas aujourd'hui de volonté politique à faire appliquer cette loi. C'est un problème politique avant d'être un problème juridique.

M. Stéphane Piednoir . - Comme Bernard Bonne, je n'ai pas eu connaissance en tant que maire de la possibilité de consulter ce fichier pour l'embauche d'une personne qui sera au contact direct d'enfants.

Le docteur Guérin nous a dressé un tableau un peu effrayant. Étant enseignant de métier, je déplore qu'il n'y ait aucune formation ni sensibilisation permettant de percevoir des signaux chez les enfants ou les adolescents. On sensibilise les professeurs et les futurs professeurs à des tas de choses plus ou moins importantes alors que là, il y a un vrai enjeu. Bien sûr, il n'y aurait rien d'automatique et il ne faudrait pas avoir la prétention de couvrir tous les cas, mais au moins, si l'on peut sauver ne serait-ce qu'un élève, c'est déjà important.

Mme Annick Billon . - Oui, nous ne sommes clairement pas bons en matière de formation. J'ai entendu que certaines écoles privées hors contrats mettaient en place des formations de leurs professeurs. J'étais particulièrement attentive à votre remarque puisque j'avais été rapporteure de la proposition de loi de Françoise Gatel sur ces écoles. Je suis heureuse de voir qu'il s'y passe de belles choses.

Sur les violences faites aux femmes ou aux enfants, il est toujours fait référence à la formation. Il faut s'engager fortement parce que, sans formation à la fois des parents, des enfants, des enseignants et du corps médical, nous n'y arriverons pas. Il s'agit d'avoir une approche totalement différente qui permette à la parole des enfants d'être véritablement entendue.

Mme Muriel Salmona . - Je voulais quand même signaler l'effort énorme de l'Éducation nationale qui a fait former tous les médecins scolaires et toutes les infirmières scolaires. J'ai participé à ces formations comme à l'expérience en cours dans les Hauts-de-France où tous les professionnels de l'Éducation nationale sont formés, les uns après les autres.

Mme Catherine Deroche , présidente . - C'est une initiative du rectorat ?

Mme Muriel Salmona . - Oui, c'est un médecin responsable au niveau du rectorat et une infirmière qui organisent cette formation. Après les directeurs, c'est maintenant au tour des enseignants. Cette initiative est un réel succès et l'Éducation nationale va élaborer des protocoles avec des fiches sur les bonnes pratiques pour tous les enseignants de France.

Je voulais en outre rappeler que, dans toutes les enquêtes, le médecin ressort comme le premier recours pour les victimes de violences sexuelles. Les médecins ont un rôle central à jouer, y compris les médecins scolaires ou ceux des services de protection maternelle et infantile (PMI). Leur formation est absolument nécessaire. L'impact des violences, et particulièrement des violences sexuelles, sur les enfants, en fait un problème de santé publique majeur, reconnu au niveau international. Or, aucune formation initiale n'est systématiquement prévue pour le corps médical. Alors que la psychotraumatologie représente 60 % des consultations en psychiatrie, les internes en psychiatrie n'y sont pas formés. Cela dépend de leur volonté propre. L'année dernière ce sont les internes en psychiatrie d'Ile-de-France qui ont organisé eux-mêmes leur formation, avec des internes de pédiatrie ! Il faut que les médecins procèdent à un dépistage systématique. C'est le seul moyen de s'en sortir.

Concernant l'obligation de signalement, j'ai participé à la campagne d'information du conseil de l'ordre. Il est essentiel que les médecins se sentent obligés de signaler. Encore faut-il qu'il existe des outils et des moyens pour le faire.

Je soutiens l'idée d'une utilisation plus systématique des fichiers. Il faut rappeler que l'on est quand même dans une situation d'impunité : 73 % des plaintes et signalements sont classés sans suite, et sur les 27 % restants, il y a des déqualifications et des non-lieux. Au final, seules 10 % des plaintes vont aboutir à une cour d'assises pour les viols. Denis Mukwege, avec qui je travaille dans la cadre de la chaire internationale de lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles en situation de conflits, est effaré. On sait en effet que la lutte contre l'impunité est centrale dans la lutte contre les violences.

Quant à la grande enquête réalisée avec le soutien de l'Unicef, il en ressort que le milieu scolaire arrive en tête, avec 12 % de l'ensemble des violences sexuelles signalées. Mais rappelons qu'il s'agit d'une institution que tous les enfants fréquentent. Puis viennent à hauteur de 4,5 %, les colonies de vacances, centres aérés et tous les systèmes de garde. Vient ensuite le milieu du soin, dont les instituts médico-éducatifs (IME). Gardons en tête que les enfants en situation de handicap, en particulier mental, subissent quatre fois plus de violences sexuelles que les autres. Parmi les enfants présentant des troubles autistiques, les filles ont, dans 90 % des cas, subi des violences sexuelles dans l'enfance. Ce sont des enfants extrêmement vulnérables, qui sont facilement manipulables et qu'au final, on n'entendra pas. La multiplicité des intervenants est un facteur d'augmentation des risques. Viennent ensuite le milieu des loisirs, pour 2,5 %, l'institution religieuse pour 2 %, l'apprentissage et les stages, et le placement en foyer pour 1 %, ce qui est énorme lorsque l'on sait le peu d'enfant qui sont placés. Terminons par le sport : 1 %.

Avoir subi des violences sexuelles est le premier facteur de risque. Or, avant quinze ans, 80 % des violences sexuelles sont commises à l'intérieur de la famille. Lutter contre les violences institutionnelles nécessite donc de lutter contre les violences à l'intérieur de la famille puisque ce sont les mêmes enfants qui, de façon absolument atroce et injuste, vont subir à nouveau des violences dans tous les cadres possibles et imaginables.

Les enfants qui subissent des violences sexuelles à l'intérieur de la famille, n'ont aucune possibilité d'y échapper ni de parler. Il faut leur poser des questions, d'où l'importance du dépistage universel. Denis Mukwege recommande une prise en charge holistique. Cela inclut bien sûr la lutte contre l'impunité mais aussi le soin, l'accompagnement médico-social, et la prise en compte de l'impact sur les apprentissages.

Mme Muguette Dini . - Pour une condamnation à moins de cinq ans de prison, l'inscription au Fijais est à la discrétion du procureur, du juge ou du jury et bien entendu c'est une véritable catastrophe. Dans le cas que citait tout à l'heure Madame Guérin, il s'agissait d'un professeur de flûte qui avait été condamné à quatre ans de prison avec sursis et à une amende. Nous avions le jugement, la juge lui avait dit «On ne vous met pas au Fijais, il faudra que ça vous serve de leçon ». On ne l'a pas fait arrêter, mais en passant par tous les ministères, puis par le maire qui a transmis l'affaire au commissaire de police, on a fini par obtenir qu'il ne puisse pas partir avec un groupe de jeunes.

Si un enfant sur cinq est victime de violences sexuelles en Europe, cela veut dire que dans une classe de trente élèves vous avez entre quatre à six victimes. Effectivement, la sensibilisation des enseignants à la détection est essentielle. Il faut ensuite former à l'orientation. La détection est une chose, mais ensuite, que fait-on de ce qu'on a trouvé ? C'est tout un problème.

Mme Martine Brousse . - Le Fijais avait été créé au départ pour les seules violences sexuelles puis il a été élargi à toutes les formes de violences. Aujourd'hui, c'est un petit peu le « fourre-tout ». Nous demandons depuis des années qu'une association puisse demander simplement si une personne y est inscrite. Si c'est le cas, on sait qu'on ne l'embauchera pas.

Le président de l'association des maires de France pourrait faire une petite note d'information à destination des maires pour leur expliquer ce qu'est ce fichier. Nous allons nous en charger dès demain puisque nous le connaissons. Je tombe des nues en entendant que certains maires ne sont pas au courant...

Sur la formation, je partage tout ce qui a été dit mais en y ajoutant la pluridisciplinarité. Former des gens qui restent dans leur sillon c'est, comme on le voit trop souvent, passer à côté d'enfants qui nécessitent une intervention. Il faut croiser les regards, et les informations. Il faut par exemple que des enseignants puissent passer un coup de fil à un médecin qu'ils connaissent. De même, dans nos unités d'accueil, tout le monde travaille ensemble : magistrats, enquêteurs, médecins... J'étais vendredi dernier à Perpignan au comité de pilotage de l'unité d'accueil. Le médecin légiste nous disait : « Depuis que je suis arrivé dans ce service, si on se pose une question, on en parle à l'enquêteur, l'enquêteur repart avec son audition. Lorsque je fais mon examen, je fais en sorte de ne pas traumatiser l'enfant parce que j'ai un maximum d'informations ». Croisons les informations ! Bien sûr, le médecin n'a pas besoin de toutes les informations de l'enquêteur, mais il faut des informations communes.

Mme Muriel Salmona . - Dans l'expérience que j'évoquais dans les Hauts-de-France, le travail est justement pluridisciplinaire. Tous les professionnels qui sont susceptibles de suivre les enfants se rencontrent une fois tous les deux mois pour élaborer des protocoles et parler des situations. Effectivement, cela change la donne.

Mme Martine Brousse . - Nous parlons de la formation des médecins scolaires. Mais où sont-ils ? Comment sont-ils formés ? J'ai visité un établissement qui compte un médecin scolaire et une infirmière à mi-temps pour 1 800 élèves ! Comment voulez-vous qu'il y ait du repérage ? L'infirmière à mi-temps me disait : « J'ai des petites qui viennent le matin en me disant qu'elles ont mal au ventre, mais je n'ai pas le temps de les prendre. J'en prends une de temps en temps et là, j'ai des révélations ». S'il y a une priorité dans ce que vous proposerez pour l'Éducation nationale, ce doit être la médecine scolaire. En matière de formation, il va aussi falloir soutenir la société française de pédiatres de médecine légale, car il n'est pas acceptable que des enfants soient reçus par des médecins légistes qui font ça sur une table d'adulte. Ils les traitent comme des adultes et les renvoient comme malheureusement on renvoie trop de femmes victimes de violences sexuelles, c'est-à-dire sans aucun accompagnement.

Mme Violaine Guérin . - Il faut que vous sachiez que tous les pays communiquent leur équivalent du Fijais à Europol et à Interpol et que la France ne le fait pas.

Quant aux modalités de mise en oeuvre des repérages, au niveau du monde du sport, c'est la direction régionale jeunesse et sports qui fait les vérifications au moment de l'établissement des cartes professionnelles. La même chose pourrait être faite au sein de l'Éducation nationale ou de la culture. Pour les maires, une centralisation pourrait peut-être être opérée au niveau de l'association des maires de France. Il m'est arrivé de voir des enfants confiés à des familles d'accueil qui étaient elles-mêmes inscrites au Fijais !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Oui, elles avaient l'agrément alors qu'elles étaient inscrites au Fijais. Cela a été le sujet de l'audition de la semaine dernière. On a vu qu'il n'y avait aucun croisement de fichiers par rapport aux retraits d'agréments des assistantes maternelles ou des familles d'accueil. On nous a expliqué qu'il était compliqué de croiser les fichiers au niveau départemental. Pourtant, Bercy fait ça très bien. Ce n'est pas entendable !

Mme Violaine Guérin . - Nous sommes heureuses que vous vous appropriez le sujet. Il est question de l'omerta des institutions et il faudrait que ça bouge en profondeur.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Ne pas transmettre l'information d'un département à l'autre, c'est hallucinant ! N'importe quel employeur privé sait appeler l'employeur précédent pour connaitre les références de la personne qu'il embauche.

Quelle est la cause du manque de volonté d'accompagner les politiques de protection de l'enfance ? Est-ce par désintérêt ou par manque de moyens ? Quand on sait que les victimes ont un risque réel de le redevenir, leur prise en charge est essentielle. Comment peut-on faire en sorte que cette prise en charge soit systématique ? Je souhaiterais aussi en savoir plus sur les séjours de résilience et sur les unités d'accueil.

Mme Muriel Salmona . - Je vais dans tous les départements et l'on a commencé à former aussi les professionnels du placement en famille d'accueil. Ce qui nous est rapporté, c'est que la loi de 2016 sur la protection de l'enfance est peu connue et peu appliquée. Je pense qu'un gros travail d'information reste à faire pour que l'on puisse vraiment imposer l'application de ce texte. Je crois beaucoup à la présence d'un médecin référent dans chaque service de pédiatrie. Dans un autre domaine, celui des femmes victimes de violences, nous avons entrepris la formation des référents dans les CHU avec la mission interministérielle et l'on on voit à quel point cela change les choses. Le référent s'occupe du sujet, fait passer les informations, sensibilise, organise des colloques etc. Pour les enfants, on est deux ans après la loi et il y a urgence. Les formations de formateurs qui ont été mises en place sont une façon de démultiplier l'effort.

Quant aux prises en charge systématiques, oui, c'est une urgence absolue. Avoir subi des violences sexuelles dans l'enfance est le premier facteur de mort précoce, de dépressions à répétition et de très loin, le premier facteur de risque de suicide, de conduites addictives, de troubles alimentaires, cardio-vasculaires, immunitaires, et d'énormément d'autres troubles découlant des troubles psychotraumatiques. Quand un enfant se fait une fracture, on ne se pose pas la question de savoir si le soin est nécessaire. Dans le département de Seine-Saint-Denis, il a fallu mettre en place un protocole pour que les enfants qui assistent à la mort de leur mère par meurtre de son conjoint puissent être pris en charge immédiatement ! Dans un tel cas, on voit bien qu'il s'agit d'une véritable réanimation au niveau psychiatrique, psychologique et médical.

On espère que l'ouverture des centres psychotraumatiques va faire avancer les choses. Il faut rappeler que presque partout le délai minimum pour une prise en charge en centre médico-psychologique (CMP) est de six mois. Mais le plus souvent, c'est entre douze et dix-huit mois. Une enquête de l'OMS répertoriant toutes les études sur les conséquences des violences sur les enfants a démontré que les troubles psychotraumatiques sont le principal facteur explicatif des conséquences observées en termes de santé physique, de santé mentale et psychologique, de conséquences sur la vie, des risques de marginalisation et de risques d'échec. La prise en charge doit être proposée systématiquement et elle doit être expliquée. Je prends en charge des enfants qui sont passés par des placements auprès de l'ASE. Ils sont opposés à une prise en charge psychologique parce qu'ils avaient trouvé cela insupportable. A partir du moment où on leur explique qu'ils ne sont pas fous, mais blessés psychologiquement, je n'ai jamais eu un seul enfant, ni aucun parent qui se soit opposé à des soins. Pour cela, il faut que les professionnels soient formés, qu'ils puissent expliquer, qu'ils utilisent les documents qui existent, et il faut aussi qu'il y ait des lieux de soins. Dix centres c'est très bien mais on en veut au moins cent cet été, comme prévu au départ. Il est urgent d'avancer ; cela fait vingt-cinq ans que l'on a toutes ces connaissances.

L'enjeu est considérable ; ce peut être vingt-cinq ans d'espérance de vie en plus. En outre, avoir subi des violences sexuelles est le premier facteur de risque d'en subir à nouveau...et d'en commettre puisque 25 % des agresseurs sexuels sont des mineurs. Là aussi, il faut prendre en charge immédiatement tout enfant qui a des comportements sexuellement agressifs.

Mme Homayra Sellier . - Les séjours de résilience ont commencé en 2002 de façon tout à fait empirique. Une petite fille de dix ans avait été violée par quatre adolescents, avec tentative d'assassinat, et elle ne parlait pas. En unité psychiatrique à l'hôpital depuis six mois, elle ne disait rien. Sa mère m'a contactée et ma première question a été de savoir ce que sa fille aimait. La mère m'a répondu l'équitation.

Nous lui avons donc organisé un séjour d'équitation au cours duquel toutes les personnes respectaient le fait qu'elle mangeait seule, qu'elle ne parlait pas. Au bout de dix jours, au moment de partir en prenant la main de sa mère, elle m'a dit « Homayra je vais parler » et effectivement elle a parlé. Un peu plus tard, le président des pédopsychiatres suisses, qui avait vu l'un des enfants qu'il suivait rentrer métamorphosé après un séjour que nous organisions, m'a contacté. Il est venu et nous avons organisé ensemble, jusqu'à son décès, des séjours de résilience, basés sur l'art-thérapie, sur le yoga, la méditation, l'empathie et toutes ces disciplines très mal connues en France. Quant au gouvernement allemand, il a envoyé des responsables sur place pendant trois ans pour étudier les bienfaits de ces séjours, et il nous a décerné en 2015 le label thérapeutique que nous avions déjà acquis en Suisse. Depuis, des médecins et des experts français sont venus passer du temps avec nous et là aussi, le label nous est octroyé. Il s'agit de séjours d'art-thérapie, les enfants sont encadrés par des experts, psychologues, psychiatres, ou praticiens de l'EMDR, qui est une thérapie cognitive. Les enfants viennent avec leurs fratries et avec leur parent protecteur ; ils restent entre une et deux semaines.

Dans certains pays comme l'Allemagne où les moyens financiers le permettent, le séjour est organisé trois ou quatre fois par an. Nous emmenons les enfants français dans un autre pays - francophone - faute de structure ici. Malheureusement ce n'est possible pour eux qu'une fois par an, pendant les vacances d'été. Parmi les enfants qui sont venus brisés, aujourd'hui je suis fière et heureuse d'en voir certains faire des carrières magnifiques à partir de talents qu'ils se sont découverts chez nous, comme la photo ou le dessin. La résilience existe, il faut le comprendre et il faut l'accepter, tout est une question de moyens. On peut tout faire, on sait que le cerveau se répare. Mais c'est une question de volonté politique et financière ; et la volonté financière ne peut venir que de la volonté politique. Il faut qu'à la tête de ce merveilleux pays il y ait un consensus national accordant la priorité aux enfants. Les enfants c'est l'avenir, en hypothéquant nos enfants, on hypothèque notre avenir. Cette volonté politique manque à ce pays depuis toujours.

Mme Violaine Guérin . - Je suis d'accord avec Mme Rossignol ; il y a quand même des gens courageux dans ce pays. Quant à l'omerta, elle s'explique à la fois par de l'ignorance, du désintérêt et de la malveillance. Il y a des auteurs dans les institutions et il faut que vous ayez le courage de les mettre dehors. C'est le premier point.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - D'autres pays arrivent-ils à ne pas avoir le même degré d'impunité que celui constaté en France ?

Mme Violaine Guérin . - Dans d'autres pays, il n'y a pas de ministres ouvertement pédophiles ou autres ! C'est très franco-français d'oser ce genre de choses.

Mme Martine Brousse . - Pour nous qui travaillons à l'international, il y en a aussi quelques-uns mais ils démissionnent. Il y en a dans les ambassades, il y en a partout... Il faut qu'on arrête de se flageller. Il y en a chez nos politiques et chez les professionnels des gens bien et je voudrais les défendre ici. Il faut que nous fassions des propositions pour que les mentalités évoluent dans le prolongement de la loi de 2016. On ne passe pas aussi simplement de la loi de 2007 à celle de 2016. Donc, je le redis : évaluons et voyons ce qu'il faut améliorer.

Mme Violaine Guérin . - En France, les violences sexuelles ont été trop présentées comme engendrant des complications psychologiques et psychiatriques. Je ne peux pas laisser ma consoeur dire que les complications somatiques sont des conséquences des psychotraumatismes. C'est faux ! Nous avons justement un énorme problème dans les parcours de soins. Il faut sortir la majorité des gens des circuits psychiatriques. Après vingt ou trente ans en institution ou en psychanalyse, des personnes sont toujours dans des grandes souffrances. Il faut qu'on arrête d'enseigner la psychanalyse dans les facultés de psychologie. En matière de violence sexuelle, cela fait des dégâts énormes et il faut réaliser que le psychotraumatisme n'est pas spécifique des violences sexuelles. On le retrouve après tous les grands traumatismes, comme par exemple les attentats. Ce qui est propre aux violences sexuelles, c'est justement l'atteinte corporelle. Or, on n'inclut pas la prise en charge de la réparation du corps dans les parcours de soins. Homayra Sellier m'a un jour invitée dans l'un de ses séjours. Ils se fondent sur une approche holistique. C'est précisément cela qu'il faut enseigner, tant dans les parcours de soins pour les adultes et pour les enfants, victimes et auteurs. Si l'on ne prend pas en compte la réparation du corps, on n'amène jamais les gens à la guérison. Ce n'est pas des centres de psychotraumatologie dont nous avons besoin mais des centres véritablement multidisciplinaires.

Mme Muriel Salmona . - Les dix centres de psychotraumatologie dont nous avons rédigé le cahier des charges sont bien des structures pluridisciplinaires visant à une prise en charge holistique, c'est-à-dire à la fois physique et psychologique. Nous avons d'ailleurs obtenu que ces centres soient adossés à une prise en charge par des hôpitaux généraux. Ce que vous évoquez, c'est donc exactement ce que nous faisons !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Oui c'est bien ainsi que je l'avais compris... A propos des conséquences somatiques de ces violences, j'ai lu récemment qu'un lien existait entre violence sexuelle et endométriose.

Mme Violaine Guérin . - Tout à fait, c'est même moi qui ai communiqué sur l'étude établissant ce lien. Toute la question est de bien comprendre ce qu'il faut regarder dans les manifestations somatiques pour les rapprocher des violences sexuelles. Nous manquons de gens formés pour le faire. Je vais précisément au CHU de Strasbourg la semaine prochaine pour former des médecins. On avance...

Mme Catherine Deroche , présidente . - L'approche multidisciplinaire et multi-institutionnelle est en effet quelque chose de majeur, d'autant que chaque personne a sa singularité.

Mme Violaine Guérin . - On parle d'endométriose mais il y a aussi une commission de l'Assemblée nationale qui travaille sur la fibromyalgie. Il y a des travaux sur l'autisme Asperger... Sur tous ces sujets, il serait temps de regarder le lien avec les violences sexuelles. Paradoxalement, le seul ministère qui ne nous reçoit pas est celui de la santé alors qu'il y a de quoi complètement changer la médecine. Prenons l'exemple des ateliers thérapeutiques Escrime : ils accueillent des patients qui avaient en moyenne connu 356 jours d'hospitalisation psychiatrique et qui ensuite n'en ont plus aucune. Nous disposons là de leviers médico-économiques considérables.

Mme Catherine Deroche , présidente . - C'est effectivement un pari sur l'avenir formidable en termes de « coût social » et d'abord pour le bénéfice des victimes.

Mme Muguette Dini . - Cela représente dix milliards pour la sécurité sociale et même cent milliards si l'on regarde les conséquences sociétales. Notre évaluation a été confirmée par le professeur Jacques Bichot, économiste à l'université de Lyon III, dont l'étude portait sur les violences conjugales, la prostitution et les violences sexuelles.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous connaissons ce type de blocages liés au fait que les budgets sont annualisés. On ne se rend pas compte que des dépenses réalisées aujourd'hui pourraient être sources d'économies demain.

Mme Muriel Salmona . - On peut citer les structures de prises en charge holistiques mises en place par Denis Mukwege en milieu scolaire. Il a obtenu d'excellents résultats s'agissant d'enfants polytraumatisés devenus très sensibles au stress. Comme dans les centres de résilience, on leur offre une prise en charge très sécurisante qui passe par la pratique de certaines activités. Cela va même jusqu'à la création de structures scolaires protégées et adaptées.

Mme Violaine Guérin . - Je souhaiterais mentionner l'exemple des maisons Barnhaüs en Islande recommandées par le Conseil de l'Europe. Je le dis d'autant plus que la France est signataire de la convention de Lanzarote.

Rappelons que le Conseil de l'Europe a déjà élaboré beaucoup d'outils de communication que, malheureusement, on n'utilise pas. De même, la Suède a mis à disposition des outils permettant de prévenir les violences faites sur les enfants handicapés

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous sommes effectivement en contact avec des personnes qui travaillent au Conseil de l'Europe.

Mme Martine Brousse . - La priorité doit être donnée à la prévention. Nous avons fait une campagne en 2016, en lien avec le 119 et le ministère. Les spots, basés sur la téléréalité, étaient diffusés avant le feuilleton Plus belle la vie. Cela s'est traduit par une augmentation de 11 % des appels de mineurs au 119 pendant la campagne. La Voix de l'enfant a eu la chance de bénéficier de l'aide gracieuse d'une agence de communication ainsi que de la gratuité des panneaux publicitaires et des spots télévisuels.

Les unités d'accueil ont vingt ans. Il était en effet incroyable que les deux seules victimes obligées d'aller à la police ou à la gendarmerie soient les femmes ou les enfants victimes de violences. Pour tous les autres, c'est la police qui va à leur chevet, à l'hôpital. Nous demandons à ce que ce soit la même chose pour les enfants victimes de violences. C'est aux adultes d'aller au chevet de l'enfant. Nos structures offrent une unité de lieu, de temps et d'action.

Les enfants sont accueillis aux urgences pédiatriques sur décision du procureur. En effet, qui est le plus à même d'entendre la parole de l'enfant que des pédiatres, des pédopsychiatres et des psychologues ? Les professionnels des unités sont formés à la méthode Teacch. Lorsque l'enfant est interrogé, le psychologue et le médecin légiste peuvent être présents. L'enfant est ainsi pris en charge en l'espace d'une demi-journée, sauf pour ceux qui ne sont pas en état. Il arrive aussi que le séjour à l'hôpital soit prolongé sur décision du procureur.

Un autre point important est la durée de l'audition. Dans nos unités, elle dure de vingt à quarante minutes alors qu'elle peut durer de 1 h 30 à 5 heures dans les locaux de la police ou de la gendarmerie. Dans l'affaire du petit Bastien, décédé dans la machine à laver, la soeur de l'enfant, âgée de cinq ans et demi a été conduite à la gendarmerie à 21 heures et n'en est sortie qu'à 23 h 30. C'est intolérable !

Notre protection s'étend aussi à la phase d'instruction judiciaire. Nous avons mis en place un circuit qui permet d'éviter la confrontation directe. Pendant la confrontation avec l'agresseur présumé, l'enfant reste au sein de l'unité, c'est à dire dans un lieu sécurisant.

A Orléans par exemple, une salle de confrontation protégée a été aménagée. Si l'enfant ne souhaite pas voir le visage de son agresseur, les technologies modernes permettent de le rendre invisible. On se vante d'avoir à Paris, une très bonne brigade de protection des mineurs, ce n'est pas vrai ! La plupart du temps, ils pratiquent la confrontation directe, il faut que ça se sache.

Pendant le procès, si l'enfant est appelé à la barre, il faudrait que l'on puisse obtenir un huis-clos partiel. Un enfant n'a pas à s'exprimer sur ces sujets devant des adultes. S'il ne souhaite pas se rendre à l'audience, il faut recourir à la visioconférence.

Dans nos unités, les clowns du « Rire médecin » sont là avant et après le passage au tribunal, car ces moments sont particulièrement stressants pour les enfants. Dans une unité que nous ouvrons, un magistrat nous a même dit qu'il souhaitait la présence d'un chien. La phase judiciaire est importante pour les enfants car elle leur permet d'aller au-delà de la victimisation.

Mme Violaine Guérin . - On vient d'apprendre que des agressions ont été commises par une religieuse à Toulouse. En France, on ne veut pas voir la réalité des agressions commises par des femmes ! Elles ne représenteraient officiellement que 2 % de l'ensemble, alors que d'après nos études et la littérature internationale, la réalité se situerait autour de 20 %. A ceci s'ajoute bien sûr ce que l'on sait déjà à propos des structures religieuses, pas seulement catholiques.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Y-a-t-il des pays qui règlent mieux que nous le problème des non-lieux, encore trop fréquents dans ces affaires ?

Mme Violaine Guérin . - Plus le temps passe plus les preuves ont des chances de s'accumuler, ne serait-ce que par la récidive. Certains pays ont même décidé l'imprescriptibilité de ces crimes. Je rappelle aussi qu'en France, nous avions le 18 novembre comme journée de la lutte contre les violences faites aux enfants.

Mme Martine Brousse . - Cette journée a disparu lorsque Ségolène Royal a quitté le ministère délégué à la famille.

Mme Homayra Sellier . - S'agissant de l'impunité, la France est quand même un pays particulier. Dans le monde, il est très rare qu'un ministre puisse confier avoir des relations pédophiles. Ici, un auteur a aussi pu avouer en direct avoir eu des relations avec des enfants de quatre ou cinq ans sans être arrêté par la police à la sortie du studio de télévision. Lorsque des artistes belges ou allemands veulent produire des oeuvres pédopornographiques criminelles, ils ne le font pas chez eux mais ils savent que c'est possible en France. Rappelons-nous il y a deux ans, de cette exposition à Marseille d'oeuvres explicites, qui a coûté 200 000 euros et dont la ministre de la culture de l'époque s'est dite fière que la France puisse l'accueillir !

Mme Martine Brousse . - On peut penser aussi à certains présentateurs, Monsieur Morandini pour ne pas le nommer. Il y a bien entendu la présomption d'innocence mais je constate qu'on l'a suspendu dans les premiers mois et puis que, petit à petit, il a été réintégré, de même que l'église réintègre ses prêtres ou l'école ses professeurs en pareilles circonstances. Et puis il y a ces éducateurs ou ces professeurs qui partent à l'étranger, par exemple pendant les vacances, pour ne pas être inquiétés en France. Or, c'est tous les enfants que nous devons protéger, ceux d'ici comme ceux d'ailleurs. Il faut appliquer cette loi qui punit les actes commis à l'étranger.

Mme Muriel Salmona . - Nous constatons que tous les pays francophones rencontrent plus ou moins des difficultés dans la lutte contre les violences sexuelles sur les enfants. Une des particularités de la France est son refus de participer aux grandes enquêtes internationales ou de donner des chiffres. Cela dit quand même quelque chose !

En Australie lorsque le scandale a été révélé, le premier ministre a présenté des excuses publiques et un plan de formation a été mis en oeuvre immédiatement. Quant à notre procédure judiciaire, elle apparait extrêmement maltraitante pour les enfants. Pire encore, notre étude révèle que dans 80 % des cas, le passage par la justice augmente les risques suicidaires. On a du mal à comprendre que la pénétration sexuelle d'un enfant soit pour lui une torture et que la confrontation à l'auteur des faits constitue elle aussi une torture. Nous avons vu des vidéos de ce qui se passe à la brigade des mineurs de Paris, ça ne va pas du tout ! Plus les enfants sont traumatisés, plus ils sont susceptibles de « déconnecter » et donc d'être anesthésiés. Cela peut donner le sentiment qu'ils sont peu affectés... Beaucoup de pays aujourd'hui ne confrontent plus les enfants - ni même d'ailleurs d'autres victimes - à leurs agresseurs. Il y a aussi maltraitance lors des examens médicaux. Il faut changer cela c'est une priorité absolue !

Mme Muguette Dini . - En vous remerciant encore pour votre invitation, j'exprime le souhait que la parole des associations soit vraiment entendue, davantage qu'elle ne l'a été pour l'âge du consentement. Sinon, on se demande à quoi cela sert de venir ici... Vous connaissant toutes les quatre, je n'ai pas d'inquiétude, mais je sais aussi que vous n'êtes pas seules.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Sur l'âge du consentement, il est vrai que, même s'il ne reprenait pas toutes les demandes des associations, le texte sénatorial marquait un progrès par rapport au projet initial.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Sur ce sujet, on finira par y arriver car il n'est pas possible d'en rester là. La France a tout de même signé la convention de Lanzarote !

Mme Marine Brousse . - Il faudrait que l'enfant ait son propre code. Définissez un crime de violence sexuelle sur les enfants et l'on mettra fin à toutes les discussions sur les circonstances aggravantes.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie pour ces échanges qui ont contribué à enrichir nos réflexions.

Audition de M. Vincent Bouba, secrétaire général,
et de Maître Francis Lec, avocat-conseil,
de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS)

(jeudi 24 janvier 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons ce matin M. Vincent Bouba, secrétaire général de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS), accompagné de Maître Francis Lec, avocat-conseil de cette fédération.

Depuis plus d'un siècle, les autonomes de solidarité laïques et leur fédération interviennent auprès des personnels de l'Éducation nationale qui rencontrent des difficultés.

Vous avez souhaité nous faire partager votre expérience et vos réflexions sur le sujet qui intéresse notre mission commune d'information, à savoir les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. L'Éducation nationale fait bien sûr partie de notre champ d'investigation. Je précise que nous recevrons à la fin du mois plusieurs représentants du ministère.

Nos rapporteures, Mmes Michelle Meunier, Dominique Vérien et Marie Mercier - dont je vous prie d'excuser l'absence ce matin - vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Il serait utile que vous nous expliquiez dans quelles circonstances les associations que vous représentez sont amenées à travailler sur la question des infractions sexuelles sur mineurs et que vous nous indiquiez quel est votre regard sur la manière dont l'Éducation nationale gère ces situations. Nous aimerions enfin entendre vos éventuelles suggestions sur ce qu'il conviendrait de faire pour mieux protéger les enfants et les adolescents qui sont confiés à l'Éducation nationale.

M. Vincent Bouba, secrétaire général de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS). - Fondée en 1903, notre association regroupe 500 000 adhérents, dont 90 % sont des enseignants des premier et second degrés, ce qui nous donne une vision assez objective et précise de la situation dans les établissements scolaires.

Notre action consiste à protéger, soutenir, accompagner les professionnels de l'éducation confrontés à des difficultés dans l'exercice de leur métier. Notre réseau de 3 000 militants se déploie sur tout le territoire, avec l'assistance de 120 avocats-conseils.

Nos activités se déploient sur quatre axes. Le premier est la protection des personnels de l'éducation. Le deuxième est la connaissance fine des situations au sein de l'école, qui nous permet d'apporter notre expertise à l'Éducation nationale.

Le troisième axe, dans le cadre d'un conventionnement signé en 2002 avec le ministère, consiste à intervenir en formation initiale et continue auprès des professeurs du premier et du second degré, mais aussi des cadres - inspecteurs, principaux de collège et proviseurs.

Nous apportons aux enseignants l'éclairage du pédagogue, du professionnel, du père, tandis que nos avocats-conseils délivrent les éléments juridiques. Nous avons au total une dizaine de modules, dont la responsabilité civile et pénale de l'enseignant, l'autorité parentale, les risques liés aux pratiques numériques et les risques propres des conseillers principaux d'éducation. Cela permet d'agir sur les pratiques des professionnels, pour qu'ils exercent sereinement leur métier. En protégeant le personnel, nous protégeons les élèves, ce qui est la première mission de l'enseignant.

Quatrième axe, la commission juridique que je préside avec le bâtonnier Lec étudie les propositions du législateur et, au travers de l'analyse de toutes les réglementations et de notre connaissance des situations, formule des recommandations. Nous avons ainsi mené un important travail sur la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires et sur la loi du 14 avril 2016 relative à l'information de l'administration par l'autorité judiciaire et à la protection des mineurs.

Nous traitons 5 000 situations conflictuelles chaque année. Dans la quasi-totalité des cas, les personnels d'éducation sont victimes. Ce sont, pour les trois quarts, des insultes, des menaces, de la diffamation, des agressions physiques légères et usurpations d'identité. Seuls quinze à vingt dossiers par an portent sur des affaires de moeurs.

Maître Francis Lec. - Je coordonne les 120 avocats qui interviennent dans chaque département aux côtés des enseignants. Il a fallu attendre le statut de la fonction publique et l'article 11 de la loi qui l'institue pour que la protection juridique des fonctionnaires soit assurée : cet article stipule qu'une assistance leur est due en cas de diffamation ou de violence notamment. Mais cette protection intervient, est-il précisé, « sauf faute personnelle ». C'est pourquoi des enseignants se la voient refuser par les recteurs d'académie au motif d'une présomption de faute. On voit ainsi se multiplier les cas où des fonctionnaires victimes d'agression ou de violence font, par surcroît, l'objet d'une plainte qui leur fait perdre cette protection.

Cela explique que près de 500 000 fonctionnaires adhèrent à notre association. Si l'expression « sauf faute personnelle » était supprimée, la protection juridique n'aurait plus lieu d'être ; mais nous apportons aussi une assistance psychologique.

Nous assurons également des missions de conseil au travers de formations sur le harcèlement moral, le viol, la prévention des agressions sexuelles, etc., pour donner aux enseignants une base juridique qu'en général ils n'ont pas.

Nous avons donc passé deux conventions avec les ministères de l'éducation nationale et de la justice, car les deux volets sont complémentaires. Trop souvent, les enseignants mis en cause se sentent abandonnés par leur hiérarchie. À travers nos conventionnements et les rencontres que nous organisons avec les procureurs généraux, nous cherchons à promouvoir des convergences entre l'Éducation nationale et la Justice sur ces sujets.

Comme l'a souligné le secrétaire général, nous avons également, compte tenu de notre expérience, le devoir de proposer au législateur des modifications de la loi. Nous sommes particulièrement préoccupés par la présomption d'innocence. Il y a deux ans, lors de l'examen des deux lois précitées, nous avons proposé plusieurs amendements, dont l'un prévoyait que, en cas de non-lieu, de relaxe, d'acquittement d'un fonctionnaire, celui-ci serait réinstallé officiellement dans ses fonctions. Nous avons obtenu gain de cause.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vous avez évoqué une quinzaine de mises en cause d'enseignants de votre fédération pour des accusations de nature sexuelle chaque année. Incluez-vous dans ce total des enseignants écartés par leur hiérarchie pour avoir dénoncé des faits ? Lors d'un débat dans mon département à l'occasion d'une projection du film Les Chatouilles, une enseignante nous a fait part d'une expérience de ce type.

M. Vincent Bouba . - Ces dossiers concernent exclusivement des mises en cause d'enseignants pour des faits de nature sexuelle, mais pas les cas que vous évoquez.

Maître Francis Lec. - Le cas peut se produire, notamment lorsque la hiérarchie a connaissance de faits mineurs et estime qu'un signalement provoquerait des désordres. Notre fédération rappelle que lorsqu'un fonctionnaire constate un crime ou un délit, et surtout que des enfants dont il a la garde sont souffrants ou victimes, une obligation de signalement auprès de la hiérarchie et du procureur de la République s'impose à lui : c'est l'article 40 du code de procédure pénale.

Ce devoir de signalement a été renforcé par la législation. Les enseignants sont généralement très prudents dans ces situations : ils demandent parfois que leur nom ne figure pas dans l'enquête préliminaire, par peur de représailles de la famille ou de tiers. Il est arrivé que six ou huit mois plus tard, l'enseignant soit convoqué par la police ou la gendarmerie pour témoigner. Il y a même eu des confrontations. C'est pourquoi il est indispensable de mieux protéger les fonctionnaires en renforçant les garanties.

M. Vincent Bouba . - Nous abordons la question du signalement de l'enfance en danger dans nos formations. L'enseignant doit tout mettre en oeuvre pour protéger les enfants.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous qui êtes aux côtés des enseignants et personnels, vous avez dû constater des évolutions dans la prise en charge de ces situations. Quelles sont-elles et qu'est-ce qui peut encore être amélioré ? En matière d'agressions sexuelles contre des enfants, notre mission commune d'information a constaté que deux mots clés caractérisaient l'attitude des institutions : déni et omerta. L'Éducation nationale n'est pas épargnée - il n'y a aucune raison qu'elle le soit.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Pouvez-vous nous indiquer les suites données aux quinze à vingt cas qui vous ont été rapportés ? L'Éducation nationale a-t-elle agi ? Ces sujets sont-ils abordés dans les formations que vous assurez ?

M. Francis Lec . - L'omerta et le déni sont le propre de tout citoyen : je rappelle que toute personne placée en garde à vue a le droit de ne pas dire la vérité et de garder le silence. Ce n'est pas propre à l'Éducation nationale.

Cela étant dit, la circulaire de 1997 de Mme Royal rappelant aux enseignants le devoir de signalement a levé une certaine chape de plomb. Personne ne met en doute la nécessité de mettre hors d'état de nuire les prédateurs des enfants, mais il ne faut pas installer une présomption de culpabilité. Or la législation a tendance à évoluer en ce sens, malgré les mises en garde du Conseil d'État, en grignotant progressivement la présomption d'innocence. Je songe notamment au texte du 3 août 2018, dont il conviendra d'évaluer l'application dans un ou deux ans.

Il est indispensable de protéger la parole de l'enfant. La publication de la circulaire de Ségolène Royal a entraîné un pic de dénonciations, dont certaines étaient abusives. Les enfants, contrairement à ce que disait la ministre, ne disent pas toujours la vérité - l'affaire d'Outreau l'a montré. Ils peuvent être manipulés. Toutes les leçons d'Outreau - comment écouter l'enfant, qui faire intervenir au début des gardes à vue, comment faire intervenir le contradictoire dans la procédure, comment respecter la présomption d'innocence, comment protéger l'enfant des influences ? - doivent être tirées. Il est arrivé que des enfants soient utilisés contre un enseignant ou pour régler des comptes au sein d'une famille. J'ai ainsi eu à connaître d'un cas où une enseignante avait aidé un élève à témoigner, certificat médical à l'appui, contre son ex-compagnon, lui-même enseignant, dans le contexte d'une séparation de corps conflictuelle. C'est une autre maltraitance, qui consiste à utiliser les enfants comme des outils.

Comment éviter ces dérives, dont les dégâts sont considérables ? Accusé d'attouchements par un élève, un professeur de gymnastique s'est suicidé, avant que les élèves qui l'avaient mis en cause ne reconnaissent que les accusations étaient fantaisistes. Il faut donc protéger l'enfant, mais aussi veiller à la présomption d'innocence.

M. Vincent Bouba . - Depuis 2011, nous avons suivi 57 dossiers qui ont débouché sur 22 condamnations judiciaires, dont les trois quarts étaient des peines de prison avec sursis. Ces condamnations étaient souvent accompagnées d'interdictions d'exercer auprès des enfants.

Dans nos formations sur la responsabilité civile et pénale, nous rappelons naturellement l'obligation de signalement. Nous soulignons que les professeurs ont des obligations en tant que fonctionnaires, en lien avec les compétences attendues du professeur, en premier lieu agir en tant qu'éducateur responsable. La relation enseignant-élève doit être exclusivement fondée sur la transmission des savoirs. Or, avec le développement du numérique, la relation tend à dépasser le cadre de la classe. Nous intimons à nos collègues de s'en tenir à la stricte relation enseignant-enseigné. Cela tient aux valeurs de la République et à l'éthique de l'enseignant.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Dans vos formations auprès des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE), le repérage des enfants en difficulté est-il abordé ? Ce repérage repose en général sur un constat de changement de comportement de l'enfant, qui résulte d'un trouble psychologique lié à l'agression.

M. Francis Lec . - Cette question est bien sûr abordée dans nos formations, d'autant que le repérage doit aussi intervenir dans le cadre du harcèlement entre enfants. Les symptômes incluent l'absentéisme ou les mauvais résultats. Il faut relever les signes avec prudence. Lorsque l'enseignant constate une situation de ce type, il s'en ouvre auprès du conseil d'école ou de la communauté éducative. Mais le secret, en particulier médical, doit être respecté. Nos avocats, dans les formations, avertissent les enseignants que manquer à leurs obligations peut donner lieu à des poursuites. Nous avons progressé dans ce domaine.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Je reprends la question de Michèle Meunier : le nombre annuel de dossiers concernant des cas d'agression sexuelle soupçonnée est-il plus important qu'il y a dix ans ? L'un de vos 500 000 adhérents vous a-t-il contacté parce qu'on lui demandait de se taire ? Je vous renvoie au hashtag #pasdevagues, qui s'applique aussi aux agressions sexuelles.

Dès lors qu'il y a un risque, même non encore avéré par l'enquête, on ne peut pas laisser l'enseignant au contact de l'enfant. Comment faire pour préserver dans ce cadre la présomption d'innocence ?

Maître Francis Lec . - Je me permets de vous renvoyer à un éditorial que j'ai signé dans Le Monde de l'éducation sur ce problème : face à ces situations, les enseignants se sentent souvent abandonnés, aussi bien par l'Éducation nationale que par la Justice, au-delà des assurances de soutien du ministère. Nous constatons, et la presse s'en est fait l'écho, des désordres psychologiques chez les enseignants qui ne savent pas comment faire face. Près de 40 % d'entre eux souffrent des conditions dans lesquelles ils travaillent.

Nous faisons remonter les plaintes que nous recevons à la hiérarchie de l'Éducation nationale dans le cadre de notre convention avec le ministère ; c'est également dans ce cadre que nous réunissons régulièrement les recteurs d'académie, pour faire le point sur l'application de la convention, notamment la mise en oeuvre des formations. Grâce à ce travail incessant de contact et d'alerte, la situation évolue favorablement, mais les enseignants souffrent toujours.

M. Vincent Bouba . - Le hashtag #pasdevagues est devenu le réceptacle des inquiétudes des enseignants. Ceux-ci, pour les problèmes rencontrés en classe, ont tendance à se tourner vers nous. C'est pourquoi nous constatons une augmentation des appels et des sollicitations, parfois pour un simple conseil. Pourquoi s'adresser à nous en premier ? Sans doute parce que se tourner vers la hiérarchie constitue une forme d'aveu d'échec. Nous assurons une écoute bienveillante, et nous les orientons naturellement vers leur hiérarchie, à commencer par leur inspecteur, pour gérer la situation. Notre action consiste d'abord à rassurer l'enseignant, pour l'aider à exercer sereinement son métier en classe.

Nous constatons par conséquent un manque de formation des enseignants, et nous sommes prêts à amplifier notre politique de prévention. Chaque année, nous dispensons entre 240 à 250 formations, soit 9 000 à 10 000 personnes formées.

Maître Francis Lec . - Comment concilier présomption d'innocence et prévention ? Notre fédération a eu à connaître d'un directeur d'école suspendu pendant 47 mois, avant d'être relaxé par la cour d'appel des accusations à caractère sexuel dont il était l'objet de la part d'une dizaine de familles. À l'époque, le ministre de l'éducation nationale était Gilles de Robien. Nous avons demandé que la loi soit modifiée, et nous n'avons obtenu gain de cause qu'il y a deux ans, au travers de l'amendement que j'ai évoqué : désormais, les professionnels suspendus parce qu'ils sont mis en cause dans une affaire, pas nécessairement à caractère sexuel, peuvent être affectés à un autre poste qui ne les expose pas au contact des enfants. C'est un progrès.

Il faut regarder si les préconisations de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau ont été appliquées. Son président André Vallini disait qu'en France, les principes sont exemplaires : la présomption d'innocence est inscrite en lettres d'or dans notre code de procédure pénale, la détention provisoire est l'exception, la liberté est la règle... Hélas, la réalité est parfois loin des principes et, trop souvent, la présomption d'innocence cède le pas devant la présomption de culpabilité. Dans ses recommandations, M. Vallini insistait sur le recueil de la parole de l'enfant, le rôle des experts - qui, dans l'affaire d'Outreau, se sont tous trompés, ont été pareillement manipulés - et la formation des enquêteurs. Or tous les commissariats et gendarmeries ne sont pas encore dotés de fonctionnaires chargés de recueillir la parole des enfants et formés à le faire ; les moyens manquent - parfois, la caméra tombe en panne. Et les droits de la défense doivent être respectés.

L'affaire d'Outreau nous a enseigné que l'enfant mineur peut malheureusement mentir, être instrumentalisé ou manipulé, sa parole peut être déformée, il peut même en être prisonnier. Il agit parfois sous l'influence de sa famille et est alors pris dans un conflit de loyauté. Il peut accuser de faits réels une personne innocente pour protéger un parent qu'il ne veut ou ne peut accuser. Tout cela est heureusement rare. Mais lorsqu'un enseignant est victime de dénonciation, les dégâts sont considérables : l'Éducation nationale ouvre le parapluie et suspend l'enseignant. C'est peut-être un bien pour l'enfant, mais une catastrophe s'il est innocent.

Mme Catherine Deroche , présidente . - D'où l'importance de détecter les signes connexes, qui diffèrent selon que l'enfant dit ou non la vérité.

Mme Annick Billon . - Merci pour ces explications. Vos propos soulèvent deux problèmes : le signalement et le recueil de la parole.

L'obligation de signalement à la hiérarchie n'est pas sans effet sur le signalement tout court, car le rapport d'inégalité qu'implique la hiérarchie entrave la liberté de parole. Je comprends que cette obligation soit nécessaire, mais ne limite-t-elle pas le nombre de signalements ?

La France manque de structures adaptées pour recueillir la parole de l'enfant, c'est-à-dire à la fois de locaux offrant des environnements rassurants, mais aussi de professionnels médicaux et policiers pour les animer. Il est urgentissime de répertorier ces structures pour recueillir la parole des enfants, qui ne peut être recueillie dans les mêmes conditions que celle des adultes.

Tous les enfants allant à l'école, le médecin scolaire joue un rôle central. Ces professionnels ne sont sans doute pas assez nombreux. À quel stade intervient-il ? Doit-il être l'interlocuteur de la personne qu'il signale ? Accompagne-t-il l'enfant qu'il signale ou n'intervient-il qu'à l'issue du processus ?

Mme Françoise Laborde . - En tant qu'ancienne enseignante, je sais que la parole de l'enseignant pose de nombreux problèmes. Je rejoins les propos précédents sur leur besoin de formation, notamment juridique : la plupart n'ont pas le bagage minimal sur les lois de 1901, de 1905 ou de 2004, et tous ne sont pas tenus au courant de leurs obligations légales. Les écoles supérieures du professorat et de l'éducation ont le mérite d'exister et d'avoir entrepris un travail considérable sur ce chapitre, mais il reste des efforts à faire.

Les cas que vous citez sont rares, mais il faut en tirer les enseignements. Les incidents et incivilités laissent un sentiment de solitude aux enseignants, c'est vrai, mais il faudrait aussi évoquer la formation des cadres intermédiaires. Les enseignants ignorent souvent que, sur certains sujets, la hiérarchie peut être bienveillante et les accompagner. Autre hypothèse : le recours à un numéro vert. Le harcèlement et les incivilités posent les mêmes questions... Mais il est clair que les non-dits finissent par faire exploser l'établissement qui a d'abord cherché à se protéger.

M. Jean-Pierre Sueur . - Il est difficile de poser une question, car la complexité du sujet est immense. Devant l'horreur de la pédophilie, on veut simplement hurler. Maltraiter les enfants est proprement insupportable. Mais il faut aussi éviter les mises en accusation sans fondement, et donc être prudent vis-à-vis du signalement. Car que signaler ? Le signalement n'a de sens que si l'on peut attester de faits réels, vérifiés, constatés. Signaler un enseignant qui tient un enfant par l'épaule, se fier à une réputation, c'est risquer de vilipender injustement : sa hiérarchie suspendra l'enseignant pour protéger les enfants, et la personne se retrouve en accusation devant les parents, les collègues, les familles. Il peut en résulter des drames. Il y en a déjà eu. Le signalement à la hiérarchie est un devoir et, d'ailleurs, un enseignant n'est-il pas tenu par l'article 40 du code de procédure pénale ? Il faut dénoncer, protéger les enfants par-dessus tout, mais on ne peut accepter des signalements sans preuve. Et si certains comportements sont criminels et d'autres pas, il est des zones grises. Mais j'insiste à nouveau sur le fait qu'un signalement qui ne repose pas sur des faits vérifiables, réels, n'a pas lieu d'être.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Signaler ne veut pas forcément dire signaler l'enseignant. Il peut s'agit de signaler l'enfant qui va mal. Aux services sociaux ou au médecin, ensuite, d'analyser son mal-être et de prendre, le cas échéant, une décision.

M. Francis Lec . - Monsieur le sénateur, vous évoquez le cas de conscience qui se pose à chaque enseignant mis en présence de faits qu'il est tenu de signaler tant à la justice qu'à sa hiérarchie. Des plaintes ont déjà été déposées contre des enseignants qui avaient alerté le procureur de la République - le tribunal précisant dans le jugement de relaxe qu'ils n'avaient fait que leur devoir. Mais imaginez la situation de l'enseignant, sommé de se défendre dans sa classe, dans son métier ! C'est extrêmement délicat.

Je suis d'ailleurs sensible à la présence ici de M. Sueur, qui a fait partie de ceux qui ont soutenu l'amendement dont je parlais tout à l'heure, rétablissant dans son honneur un enseignant injustement mis en cause. Reste à permettre la réparation intégrale du préjudice, aussi bien pour les enfants que pour les familles et les professeurs injustement mis en cause. Malheureusement, ce n'est pas encore acquis, ce qui rend possibles des procès interminables.

Des progrès ont cependant été faits. Le code de procédure pénale impose au procureur de la République de mettre en place une politique de prévention des agressions sexuelles. Plus généralement, les procureurs ont vocation - le procureur général de Grenoble nous l'a confirmé - à proposer des initiatives visant à débusquer les agresseurs sexuels. C'est une voie qui, à mon sens, n'est pas assez explorée.

À la suite d'une affaire survenue, précisément, dans la région grenobloise, Mmes Taubira et Vallaud-Belkacem avaient défendu un projet de loi autorisant la justice à informer l'administration de toute procédure visant des agents travaillant avec des enfants. Cela peut renforcer la protection des enfants, sans doute, mais aussi accélérer les procédures et, donc, potentiellement, les erreurs. La loi, je le rappelle, a conduit à créer des référents « justice » auprès des recteurs et des référents « éducation » auprès des procureurs. Ces deux hauts fonctionnaires ont vocation à échanger sur les signalements, gardes à vue et enquêtes préliminaires en cours. Il faudrait à tout le moins, à ce stade également, et surtout avant qu'une décision soit prise, assurer le respect du principe du contradictoire. Ces référents sont une bonne chose, mais je vous suggère de regarder de près comment la loi est appliquée.

M. Vincent Bouba . - Le 6 mars prochain, nous organisons un colloque à la Villette, placé sous le haut patronage de Mme Belloubet, ministre de la justice, et M. Blanquer, ministre de l'éducation nationale, sur l'écoute de la parole de l'enfant, auquel participeront M. André Vallini, Mme Geneviève Avenard, la Défenseure des enfants, ou encore M. Dominique Raimbourg, ancien président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous sommes attachés à la sécurité des élèves, autant qu'à la défense des personnes injustement accusées.

En matière de médecine scolaire, des progrès ont été faits mais le manque de formation reste criant. Nous sommes prêts à apporter notre pierre à l'édifice. Depuis quelques années, nous développons également la formation des cadres, et montons des colloques ou des conférences, en partenariat avec les recteurs, à l'attention des chefs d'établissement et des inspecteurs de l'Éducation nationale. Les choses évoluent.

Il y a incontestablement des progrès à faire en matière de médecine scolaire. N'oublions pas la médecine du travail, avec laquelle l'enseignant n'a plus de contact après son entrée en fonctions. Son concours serait pourtant utile, notamment pour aider nos collègues à effectuer un signalement, par exemple, et ainsi à mieux protéger les enfants.

Mme Catherine Deroche , présidente . - L'application des textes est en effet un axe de travail essentiel. Merci à tous.

Audition de Mme Isabelle Chartier-Siben,
présidente de l'association d'aide aux victimes C'est-à-dire

(jeudi 24 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous auditionnons à présent Mme Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association d'aide aux victimes « C'est-à-dire ». Je précise, madame, que vous êtes médecin, psychothérapeute, et que vous avez également suivi une formation en théologie, ce qui vous a conduit à accompagner des victimes de maltraitance survenues dans le cadre de communautés religieuses.

Nous sommes donc intéressés par votre expérience et votre réflexion sur l'accompagnement des victimes : l'approche est-elle différente selon l'identité de l'agresseur ? Nous aimerions en outre que vous nous fassiez part de vos suggestions pour améliorer la prévention des agressions sexuelles et empêcher leur répétition.

Après une brève présentation de votre travail et de votre association, les rapporteurs et sénateurs ne manqueront pas de vous poser des questions.

Mme Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association « C'est-à-dire » . - Je suis honorée de votre invitation et vous en remercie. Je vous remercie également pour l'organisation de toutes ces auditions sur un sujet si important pour moi.

L'association « C'est-à-dire » est une association loi 1901 fondée en 2002. Elle a pour but de reconnaître, accompagner et assister toute personne en détresse morale ou psychologique, victime d'abus physiques - maltraitance ou abus sexuel -, psychiques ou spirituels, n'ayant pu dire sa souffrance ou trouver dans les services classiques l'aide nécessaire. Ses domaines d'intervention n'ont cessé de s'étendre, des maltraitances au sein de la famille et des institutions - inceste, abus sexuel, viol, harcèlement, cruauté mentale - aux dérives sectaires dans les communautés religieuses ainsi qu'aux victimes d'attentats - car les spécialistes manquent dans ce domaine. Nous sommes spécialisés dans le traumatisme psychique et les phénomènes d'emprise.

J'ai connu mes premières expériences sur ce terrain en tant que médecin en milieu scolaire, intervenant pendant presque vingt ans au collège, lycée, en classe préparatoire et à l'université sur des sujets touchant à l'éducation affective et sexuelle et à la prévention des conduites à risques : drogue, suicide, sida. J'avais été sensibilisée à ces conduites à l'époque de ma première spécialisation médicale - les maladies infectieuses et pathologies des voyages - et avais côtoyé les premiers patients atteints du sida à l'hôpital. J'ai alors eu à coeur de participer à la prévention de la maladie - qui peut inspirer celle des abus sexuels.

C'est au cours de cette formation que j'ai entendu les premières révélations d'abus sexuels. Médecin, mes connaissances étaient insuffisantes en la matière : je me suis alors formée en psychologie, en psychothérapie puis en victimologie, qui est la discipline étudiant le psychotraumatisme et le droit des victimes.

C'est à cette occasion que j'ai réalisé une étude sur plusieurs centaines de patients et écrit un mémoire sur la reconnaissance et la prévention des conduites de maltraitance chez le grand adolescent, à partir du parcours que j'avais mis au point permettant de repérer les adolescents en souffrance et de leur proposer aide, accompagnement et chemin de restauration, ainsi que de prévenir le passage à la maltraitance active des adolescents eux-mêmes.

C'est pour faire face à de telles situations que nous avons créé l'association « C'est-à-dire », avec des spécialistes en médecine, en psychologie, et en droit - civil, pénal et canonique. Son premier but est de diriger les personnes vers les structures spécialisées existantes. L'association agit également pour l'information du grand public par des conférences, des ateliers et des formations. Elle mène un suivi psychothérapeutique personnel des personnes en souffrance centré sur le traumatisme et le phénomène d'emprise, les assiste lors des procès - informant le cas échéant leurs avocats -, fait le lien avec les médecins, en particulier lors des hospitalisations et des étapes de vie - première rencontre avec un gynécologue, grossesse, etc. - et aide les conjoints des victimes de violences sexuelles à faire face aux conséquences du traumatisme sur leur vie sexuelle.

Outre une information particulière et générale, nous nous efforçons d'assurer un soutien social aux personnes, en leur apportant cette écoute et ce soin qui leur ont cruellement manqué au moment des événements traumatiques. L'important est de mettre la victime au centre en l'accompagnant dans ses démarches et de descendre avec elle dans les tréfonds de sa souffrance, avec toutes les conséquences qu'elle entraîne. Nous aidons aussi à la création et au suivi de groupes de victimes et à l'animation de groupes de partage, et animons des formations sur le sujet. Notre grande fierté est ainsi de mettre ensemble des victimes et des non victimes. Nous portons une attention particulière à ne pas nous enfermer dans nos problèmes, à respecter la liberté de chacun et à nous ouvrir au monde.

La société, c'est un fait évident, ne comprend pas le drame que vivent les victimes d'abus sexuels. C'est exaspérant, mais cela se comprend, car la meilleure connaissance de ces abus, nous la devons essentiellement aux progrès des sciences humaines et des neurosciences. Les abus sexuels, dans l'enfance en particulier, altèrent réellement quelque chose dans le fonctionnement du cerveau. L'imagerie cérébrale, l'expérience en laboratoire, l'étude des lésions cérébrales ainsi que les essais cliniques thérapeutiques ont permis de lier les symptômes observés chez les victimes aux mécanismes neurobiologiques.

Les victimes d'abus sexuels présentent des symptômes pathognomoniques caractéristiques du traumatisme psychique, comme le syndrome de répétition, aussi appelé syndrome intrusif, crucial pour le diagnostic et le soin. La personne revit ainsi soudainement des émotions, des pensées et des sensations avec la même intensité que le jour de l'abus, mais ne sait pas l'attribuer à ce qu'elle vit, ce qui aggrave les symptômes. Pour se protéger des horreurs qui l'envahissent et y faire face, la personne réitérera ce qui permet de survivre au moment de l'abus en se dissociant. C'est cette dissociation qui peut la conduire à des actes agressifs à l'égard d'autrui - violence physique ou verbale, agression sexuelle - mais aussi vis-à-vis d'elle-même - alcool, drogue, troubles alimentaires, prostitution, automutilation, suicide. La synergie d'action entre l'amygdale cérébrale, siège des émotions, le cortex, siège de la raison, et l'hippocampe, siège de la mémoire, a été détruite. Le souvenir de l'abus n'a pas pu être enregistré au niveau de l'hippocampe et est à l'origine de l'amnésie traumatique.

L'ensemble des études montre qu'une prise en charge aussi précoce que possible et ultraspécialisée améliore de façon notoire le pronostic, ce que confirme mon expérience personnelle. La prise en charge ne peut pas être faite par quelqu'un qui n'est pas spécialisé dans ce domaine, et les spécialistes manquent - je l'ai constaté en participant avec Juliette Méadel, alors secrétaire d'État aux victimes, au colloque organisé après les attentats de 2015. Ce manque ouvre en outre la porte aux charlatans. Par parenthèse, les prédateurs se dissimulent aussi dans les associations de victimes et d'aide aux victimes.

À l'association « C'est-à-dire », nous recevons des enfants accompagnés de leurs parents, des grands adolescents, et surtout des adultes dont l'abus sexuel s'est produit des années voire des dizaines d'années auparavant. Il faut savoir reconnaître ce qui appartient aux conséquences de l'abus, direct ou indirect, et ce qui appartient à ce que nous vivons chacun dans notre vie, car le traitement n'est pas le même. Le syndrome de répétition, les évitements, le silence, le très grand mal-être somatique et psychique sont les conséquences normales de l'abus. Cela ne relève pas d'une fragilité inhérente de l'individu, qui n'est pas, si j'ose dire, une « chochotte qui s'écoute ». Il y a donc urgence à faire oeuvre de vérité. Je n'insisterai jamais assez sur le fait que cela ne peut être fait que par des spécialistes. Nous recevons souvent des personnes suivies pendant des années sans que le traumatisme n'ait été abordé...

Lorsque les violences sexuelles - attouchements, caresses à connotation sexuelle, pénétrations de toutes sortes commises par des hommes ou des femmes, expositions à la pornographie - sont subies dans le cadre des institutions ou des structures d'accueil, un abus psychologique s'ajoute à l'abus sexuel.

Les conséquences ne sont pas les mêmes selon que l'enfant est abusé par un inconnu, qu'il pourra reconnaitre comme méchant et mauvais, ou par un proche que l'enfant a l'occasion de rencontrer à tout instant, et c'est d'autant plus grave si le proche a une position d'autorité ou si l'enfant lui fait toute confiance. Une perversion du lien s'établit alors ; l'agresseur a mis en place autour de l'enfant, pour pouvoir l'abuser, une forme d'emprise par la séduction, la violence, et le silence imposé - avec déplacement de l'interdit de la relation sexuelle à la parole elle-même. L'emprise, qui relève de la perversité morale, est extrêmement déstructurante : l'enfant perd ses repères sur son corps, ses croyances et son inscription dans un système générationnel.

Lorsque l'agression sexuelle est commise par un responsable religieux, quel qu'il soit, il s'agit d'une abomination et d'une apothéose dans l'horreur car s'y ajoute un abus spirituel. L'enfant n'a alors plus aucun recours. Ce qu'il y a de plus intime à lui-même, sa sexualité et sa spiritualité, est souillé. L'enfant est désorganisé dans sa relation à lui-même et à Dieu, ou à tout principe de vie s'il n'est pas croyant, ce qui l'oblige à de profondes dissociations intérieures pour continuer à vivre et à ne pas sombrer dans la folie.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie de cet exposé. Je vous propose de poursuivre sur la question de la prévention si vous en êtes d'accord.

Mme Isabelle Chartier-Siben . - En matière de prévention, il faut distinguer le stade antérieur à l'abus - pour éviter qu'il soit commis - et la prévention visant au recueil de la parole de l'enfant qui a été abusé.

Il faut impérativement vulgariser l'information. D'abord, les premiers fantasmes mal orientés du « pré-prédateur » masculin ou féminin doivent conduire à une prise en charge. Ensuite, les enfants abusés sexuellement dans la douceur malsaine ou la violence doivent être entendus dans les plus brefs délais par des personnes sachant respecter leur parole. Ensuite, il faut une reconnaissance juste et saine de ces sujets par l'ensemble de la population. En travaillant avec les malades du sida, je me suis rendu compte que s'il ne touchait pas l'intelligence des personnes, le travail de prévention glissait sur les gens comme sur les plumes d'un canard : les patients se munissaient bel et bien de préservatifs mais oubliaient de les utiliser... Il faut toucher l'intelligence, en mettant par exemple à la portée de tous les dernières connaissances scientifiques, de façon à ce que les gens reconnaissent leur négligence, leur mensonge, leur couardise ou leur erreur, car ces questions posent un problème de dignité humaine autant que de santé publique.

Il faut ensuite intervenir le plus précocement possible après l'agression. Tout le monde doit savoir accueillir la parole et reconnaître les signes le plus tôt possible. Toute la population doit être imprégnée de la gravité des abus sexuels. Or on ne peut reconnaître que ce que l'on connaît.

Je l'ai constaté en thérapie : il est des choses que, jeune, je n'entendais pas, faute de les savoir ! Tout le monde doit être capable d'entendre : les parents, les grands-parents, les baby-sitters, les intervenants de la petite enfance, tous les éducateurs du monde laïque et religieux, grâce à des formations mieux faites sur les plans médical, paramédical et juridique.

Tout le monde doit être capable de reconnaître les signes évidents - du sang dans la culotte, la présence de sperme, d'hématomes à l'intérieur des cuisses - auxquels personne ne peut rester indifférent. D'autres signes sont moins évidents. On peut néanmoins les reconnaître par les changements dans les dessins de l'enfant, ou de la parole lorsque l'enfant s'exprime.

Il faut aussi être attentif à un changement de comportement, d'attitude. L'enfant abusé sexuellement a toujours un regard terne. On peut remarquer une chute brutale du niveau scolaire, des régressions (énurésie, encoprésie, douleurs en allant aux toilettes) ; un intérêt inadapté à l'âge pour les choses sexuelles, avec l'apparition d'une masturbation compulsive. Si celle-ci n'est pas traitée, elle aboutira à des masturbations d'une violence inouïe avec des objets contondants par exemple. L'enfant peut avoir peur de certaines parties de son corps, ressentir une pudeur soudaine excessive, avoir des réactions violentes inhabituelles pour aller dans un lieu. Tous les troubles alimentaires, anorexie ou boulimie, sont également des signes.

N'oublions pas que l'enfant a été soumis au silence et ne parlera pas. C'est précisément la dissociation qui lui a permis de survivre à l'événement. Il l'a donc oublié et ne pourra pas dire ce qu'il a subi. De plus, ce sont des sujets dont on n'a pas l'habitude de parler. En outre, le silence a été imposé par l'abuseur soit par un secret de sélection - « je t'ai choisi et nous ne fonctionnons pas comme les autres » -, soit par des menaces sur l'enfant ou des menaces de représailles sur la famille, le secret le plus difficile à lever.

Second niveau de prévention : prévenir l'agression.

Il faut éviter que le pervers sexuel ne passe à l'acte. La première des nécessités est de faire diminuer le nombre des prédateurs sexuels autant que faire se peut.

À plusieurs reprises, j'ai été confrontée à des personnes qui n'avaient pas réalisé que leur comportement relevait de l'agression sexuelle, voire du viol. J'ai eu le cas d'une adolescente qui, au décès de sa mère, a voulu consoler son petit frère en le caressant. Ils avaient pris l'habitude de se prendre dans les bras et, un jour, elle s'est aperçue qu'il se passait quelque chose au niveau du sexe de son frère, et les choses se sont enclenchées. Il y a eu un glissement de la souffrance vers l'horreur. Il faut éviter ce glissement.

Par ailleurs, des adultes peuvent avoir des difficultés intellectuelles : un père trouvait très amusant de mettre son doigt dans l'anus de ses enfants en leur donnant le bain. Mais c'est un viol. Il s'agit là toutefois de cas limites, à distinguer des véritables cas de pédophilie.

Il est indispensable de vulgariser une première information non culpabilisante : on peut avoir des fantasmes, un imaginaire, des désirs qui orientent sa sexualité vers les enfants, mais alors il faut consulter. Il faut ensuite montrer l'interdit pour éviter à tout prix le passage à l'acte : interdit absolu de tout contact à connotation sexuelle avec un enfant, et informer sur les risques encourus.

Internet pose un vaste problème. Il ne doit pas devenir un refuge pour les prédateurs sexuels.

Sur le plan pénal, l'imprescriptibilité de ces infractions aurait pour avantage une bienveillance nécessaire à l'égard des victimes et serait dissuasive pour les prédateurs et ceux qui ne dénoncent pas.

Concernant l'information à l'égard de la population, il faut engager des campagnes d'affichage, utiliser les espaces publicitaires - la radio, la télévision - et tous les moyens modernes, tels que YouTube, les micro-influenceurs, pour faire de la prévention sur les abus sexuels. J'insiste sur le fait qu'il faut savoir trouver les bons mots de façon que la prévention ne devienne pas traumatisante par elle-même. Il ne faut pas qu'elle conduise la population à être paranoïaque ou à faire des dénonciations calomnieuses, car cela existe.

Toutefois, la prévention est compliquée à l'égard des enfants. Souvent, les personnes se demandent comment l'enfant a pu se laisser faire. Il est très déroutant pour un enfant qu'une personne de même statut fasse de la prévention et agresse : un enseignant, un médecin. L'enfant perd alors ses repères. En faisant preuve d'affection ou de - fausse - bonté, il est très facile d'éteindre chez l'enfant tous les acquis antérieurs lorsque la parole vient d'une personne de confiance, de surcroît si les parents ont aussi confiance en cette personne. L'enfant est alors incapable de faire preuve de discernement. L'abuseur prendra l'enfant par séduction, par surprise, par ruse ou par violence. Dans ce cas, même si l'enfant a été informé, il ne pourra pas reconnaître l'abus.

Pour ce qui concerne les plus grands, les prédations ont souvent lieu quand ceux-ci éprouvent le désir très fort de rencontrer quelqu'un, en dépit d'un interdit parental. Je prendrai l'exemple d'un jeune qui avait envie de faire du théâtre, contre l'avis de ses parents. Il n'a pas osé raconter ce qui s'était passé au domicile du professeur de théâtre parce qu'il avait désobéi à ses parents. La flatterie peut aussi être un moyen pour le prédateur de parvenir à ses fins. Il ne faut pas non plus oublier tous les actes de torture ou de barbarie qui peuvent accompagner ces abus sexuels.

Pour sortir de ce dilemme, il conviendrait peut-être de demander à un spécialiste, une personne extérieure, qui serait la voix de la sagesse, d'assurer l'information, et ce dans un cadre collectif pour que tout le monde entende la même chose. À cet égard, l'école me semble être le lieu le plus adapté.

Pour conclure, je crains après le premier scandale des violences sexuelles, puis le deuxième scandale du silence, que l'on ne s'achemine vers le scandale de la parole à tout vent. Il faut savoir reconnaître ce qui est dit dans la parole, afin de ne pas renouveler le traumatisme. Je connais des personnes qui ont décompensé alors qu'elles étaient parvenues à un certain équilibre douloureux : la parole les a déstructurés. Loin de moi l'idée de dire qu'il ne faut pas parler, mais il faut pouvoir prendre totalement en charge la personne qui parle.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Je vous remercie de votre témoignage et de vos apports. Avez-vous des propositions à formuler pour améliorer la situation ? Vous avez parlé de l'imprescriptibilité des faits ; je partage votre sentiment ; j'ai cependant voté l'allongement de dix ans de la durée de la prescription, considérant que c'était un pas vers l'imprescriptibilité.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Vous avez dit qu'il était pire pour la victime d'avoir été abusée par un prêtre ou un religieux. À l'inverse, la situation de l'abuseur est-elle différente pour un prêtre au regard des interdits qu'une personne laïque n'aurait pas et qu'il transgresse ?

Mme Isabelle Chartier-Siben . - Vous me demandez s'il a des caractéristiques différentes par rapport au professeur ou à l'éducateur ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Oui.

Mme Isabelle Chartier-Siben . - Je ne le crois pas. On retrouve les mêmes abus chez les personnes qui ont une vie conjugale, chez les célibataires. On trouve évidemment des prédateurs sur les lieux où il y a des enfants. En revanche, il faut faire plus de discernement encore au sein de tout mouvement religieux. Le jeune qui sentira qu'il n'est pas attiré par les adultes sera plus enclin à entrer dans une structure religieuse, au motif qu'il bénéficiera peut-être davantage d'une couverture sociale.

Mme Françoise Laborde . - Merci à vous et à toutes les associations que nous avons rencontrées. Vous faites un travail énorme. On nous parle beaucoup de formation, mais cela signifie avoir des budgets - c'est tout le problème.

Vous avez parlé des personnes de confiance. L'abus par les parents est, selon moi, le niveau le plus élevé. Mais vous semblez placer à un niveau supérieur encore l'abus spirituel.

Par ailleurs, ne pensez-vous qu'il faille commencer très tôt l'éducation sexuelle en disant : touche pas à mon corps !

Mme Isabelle Chartier-Siben . - Oui, il faut d'ailleurs présenter cette intimité comme quelque chose de très beau. Il faut veiller à conserver la beauté et l'intimité, qui est propre à la sexualité. Il faut donc intégrer la prévention dans un parcours positif : la connaissance de soi et l'harmonie de la personne. Là encore, vous allez me dire qu'il faut des budgets.

Mme Françoise Laborde . - Eh oui.

Mme Isabelle Chartier-Siben . - L'association s'occupe effectivement des victimes d'abus spirituels. On voit une grande proximité entre l'abus sexuel et l'abus spirituel ; c'est l'intimité même de la personne qui est touchée. Dans les groupes de parole, j'ai entendu des personnes dire que l'abus spirituel était plus grave que l'abus sexuel.

Lorsque l'abus est commis par un religieux, il faut traiter en plus toute la partie spirituelle. Quand il y a abus spirituel, il y a aussi en général emprise psychologique. Il faut que la personne retrouve la liberté de revivre ses émotions, de retrouver la liberté de penser, le droit à penser, à s'exprimer et à dire. Quand il y a abus sexuel, il faut faire en sorte que la personne retrouve l'intégrité de son corps, avec une prise en charge de toutes les maladies qui en découlent, y compris les maladies physiques, et retrouve la liberté de ressentir. La personne doit retrouver une unité entre le corps et l'esprit. L'abus spirituel touchera quelque chose de plus profond encore, à savoir la liberté d'être, l'existence même : le droit à être.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Combien d'adhérents compte votre association ? Quel est le profil des personnes qui accompagnent les victimes ? Faites-vous de la publicité pour le 119, afin que ce soit un interlocuteur possible ?

Mme Isabelle Chartier-Siben . - Le nombre de personnes fluctue en fonction du nombre de dossiers, mais nous sommes en général moins d'une dizaine, tous des spécialistes - thérapeutes, psychiatres, juristes. Nous travaillons beaucoup en réseau : j'aime renvoyer les personnes à leur liberté. Je le fais par manque de moyens, mais aussi pour faire appel aux personnes adéquates. Nous utilisons le 119 et toutes les bonnes structures existantes.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie beaucoup. N'hésitez pas à nous faire parvenir tout complément d'information. Nous voulons faire avancer les choses, en pointant les failles et les dysfonctionnements, et soutenir les victimes.

Mme Isabelle Chartier-Siben . - Bravo pour tout ce que vous faites, car les victimes en ont besoin.

Audition de représentants du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse : M. Alexandre Grosse, chef de service du budget, de la performance et des établissements, et Mme Françoise Pétreault, sous-directrice de la vie scolaire, des établissements et des actions socio-éducatives de la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) ;
M. Édouard Geffray, directeur général des ressources humaines (DGRH),
et Mme Maryline Genieys, adjointe de la sous-directrice de la gestion des carrières des personnels enseignants de l'enseignement scolaire (DGRH) ;
M. Sébastien Colliat, sous-directeur de l'enseignement privé de la direction des affaires financières (DAF)

(mardi 29 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui plusieurs représentants du ministère de l'éducation nationale :

- pour la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco), M. Alexandre Grosse, chef de service du budget, de la performance et des établissements, et Mme Françoise Pétreault, sous-directrice de la vie scolaire, des établissements et des actions socio-éducatives ;

- pour la direction générale des ressources humaines (DGRH), M. Édouard Geffray, directeur général ;

- pour la direction des affaires financières (DAF), M. Sébastien Colliat, sous-directeur de l'enseignement privé.

Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation pour cette audition qui revêt une grande importance pour notre mission.

Nous nous intéressons à la lutte contre les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. L'Éducation nationale, mais aussi l'enseignement privé, font naturellement partie de notre champ d'investigation. Plus de douze millions d'élèves fréquentent les écoles, collèges et lycées et la protection de ces enfants et adolescents contre le risque d'agressions sexuelles est une préoccupation légitime de nos concitoyens.

Nos rapporteures, Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé, il y a deux mois, un questionnaire auquel je vous remercie de bien vouloir nous faire parvenir des réponses écrites, ce qui nous permettra de nous concentrer aujourd'hui sur les points essentiels.

Nous aimerions notamment savoir quelles précautions sont prises au moment du recrutement, puis tout au long de la carrière, pour s'assurer que les professionnels placés au contact des mineurs ne sont pas des prédateurs sexuels.

Nous aimerions également que vous nous indiquiez quelles procédures sont appliquées par votre ministère lorsqu'un professionnel est mis en cause. Notre objectif est d'identifier s'il existe encore des failles dans le dispositif, des lacunes auxquelles il conviendrait de remédier.

Un autre sujet important est celui du repérage des enfants victimes de violences sexuelles : les enseignants sont-ils formés à la détection des signes qui peuvent laisser penser qu'un enfant est victime d'agressions sexuelles ? Et savent-ils à qui s'adresser lorsqu'ils ont des doutes concernant un de leurs élèves ?

Un autre thème incontournable est celui de la prévention : quels messages sont adressés aux élèves, par exemple dans le cadre des cours d'éducation sexuelle, s'agissant du respect de leur corps et des limites qui ne doivent pas être franchies par les adultes ? Les élèves ont-ils connaissance du numéro d'appel 119 grâce auquel ils peuvent effectuer des signalements ?

M. Édouard Geffray, directeur général des ressources humaines . - Merci beaucoup de nous auditionner sur ce sujet qui occupe effectivement nos différents services. La direction générale des ressources humaines assure la gestion des cas pour lesquels il existe une suspicion ou un constat d'infraction à caractère sexuel sur mineur.

A la suite d'affaires intervenues au printemps 2015, l'ensemble du processus de contrôle des personnels de l'Éducation nationale a été refondu autour de trois dispositifs :

- d'une part, un nouveau cadre légal d'informations réciproques entre l'autorité judiciaire et l'administration ;

- d'autre part, la mise en place de référents au sein des parquets et des rectorats afin d'assurer la bonne communication entre les deux ministères ;

- enfin, le contrôle non plus seulement à l'entrée, mais aussi en cours de carrière, des antécédents judiciaires des agents en contact avec les mineurs.

Nous avons entamé, dès la fin de l'année 2015, l'interrogation de deux fichiers, le fichier B2 du casier judiciaire et le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) pour l'ensemble des personnels relevant de l'autorité du ministère de l'éducation nationale, soit un million cent mille personnes. Ceci nous a permis de vérifier si des agents étaient passés entre les « mailles du filet » du contrôle initial, qui ne portait que sur le B2. Ces opérations ont abouti à l'identification de 122 cas d'inscriptions sur ces fichiers, dont trente-huit relevaient d'infractions sexuelles sur mineurs. Par construction, il ne s'agissait que d'infractions commises en dehors du service puisque nous n'en avions pas eu connaissance.

Sur ces trente-huit cas, dix ont donné lieu à une révocation ou à l'interruption du contrat, huit personnes ne sont, de fait, plus en contact avec des mineurs, parce que leur contrat avait atteint son terme, parce qu'elles avaient atteint l'âge de la retraite ou qu'elles ont été affectées à des fonctions administratives. Vingt situations sont encore en cours de traitement, l'un des enjeux étant d'obtenir la copie des jugements puisque nous nous prononçons sur la base d'infractions pénales constatées par un jugement devenu définitif.

Dans ce cas de figure, la procédure est toujours la même. Dès qu'une infraction est détectée dans le fichier, la copie du jugement est systématiquement demandée, et à la lumière du jugement définitif, une procédure administrative est engagée. En pratique, le membre du personnel est suspendu ou affecté dans des fonctions ou des missions qui ne le mettent plus en contact avec des mineurs et une procédure disciplinaire est engagée pendant cette période de suspension. Ensuite, la procédure disciplinaire suit son cours. A l'issue de cette procédure contradictoire, occasionnant un passage en commission administrative paritaire (CAP), le membre du personnel se voit affliger une sanction disciplinaire.

S'agissant de la connaissance de nouvelles infractions criminelles, notre dispositif repose d'une part sur une grande vigilance, en interne, pour les actes qui seraient commis dans le cadre du service, et sur un échange d'informations très étroit avec l'autorité judiciaire pour ceux qui interviendraient en dehors du service.

Cela fonctionne très bien. L'information circule de manière fluide, ce qui nous permet d'agir vite et de suspendre sans délai les intéressés. Nous n'envisageons pas de refaire passer à brève échéance l'intégralité de notre million d'agents à l'interrogation des fichiers. C'est un processus lourd, et accessoirement assez coûteux en temps et en personnels ; il comporte en outre des risques d'erreurs liées aux homonymies.

Pour le reste, l'existence de référents en académie, d'une part, dans les parquets, d'autre part, permet une information de bonne qualité et suffisante pour que nous agissions avec efficacité.

L'autre élément, ce sont bien sûr les évènements qui pourraient intervenir dans le cadre du service. Selon l'âge du mineur, ce peut être les parents de l'enfant ou l'enfant lui-même qui font état de potentielles infractions auprès du chef d'établissement ou de l'inspecteur. Sur les quatre dernières années, les faits relevés vont du geste déplacé jusqu'à des agressions sexuelles caractérisées. Dès lors que les soupçons sont suffisants, l'agent est suspendu sans délai, une enquête administrative est diligentée, et l'autorité judiciaire est systématiquement informée quand l'enquête administrative confirme l'existence d'un fort soupçon ou établit un comportement pénalement répréhensible. À la clé, des sanctions disciplinaires sont systématiquement prises.

En 2018, nous avons prononcé dix-neuf sanctions pour des infractions commises dans l'exercice des fonctions, dont dix évictions définitives du service pour des faits relatifs à la pédopornographie ou des agressions sexuelles. Nous avons aussi prononcé neuf exclusions temporaires du service pour sanctionner des comportements qui, au regard de la jurisprudence actuelle, ne pouvaient donner lieu à une sanction plus sévère. Il pouvait s'agir d'échanges de SMS connotés, généralement avec des mineurs.

De la même façon, nous avons sanctionné des comportements pour des infractions qui avaient été commises dans la sphère privée et dont nous avions eu connaissance grâce à l'autorité judiciaire. Nous avons ainsi prononcé douze évictions définitives, c'est-à-dire des révocations de fonctionnaires ou des licenciements de contractuels. Voilà ce qu'il en est du dispositif actuel.

De façon générale, la vitesse de réaction peut être regardée comme satisfaisante. En revanche, si un fait n'a pas été dénoncé, ni à l'autorité judiciaire ni à l'autorité administrative, nous ne sommes, par construction, pas en mesure d'agir. Dans les autres cas, notre réponse est systématique. Je suis catégorique puisque j'engage moi-même ma signature lorsque ces sanctions sont prises.

Outre les sanctions, notre action comprend aussi un volet préventif. Nous avons mis en place un dispositif de formation des enseignants et, plus généralement, des personnels de l'Éducation nationale, que mes collègues de la Dgesco vont vous présenter.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Vous dites qu'il est compliqué de croiser les fichiers, ce que je peux comprendre s'agissant d'un million cent mille personnes. Mais de même que l'on demande à un locataire de produire régulièrement une attestation d'assurance, vos employés ne pourraient-ils pas fournir eux-mêmes régulièrement un extrait de leur casier judiciaire ?

Dans les cas où vous avez trouvé quelque chose en croisant les fichiers, avez-vous recherché d'autres faits dénoncés sans être nécessairement poursuivis ?

M. Édouard Geffray. - Sur le premier point, nous n'avons pas forcément besoin de demander régulièrement un extrait de casier B2 à nos personnels parce que, dans le cadre de notre coopération avec l'autorité judiciaire, nous avons systématiquement connaissance de toutes les procédures engagées, y compris d'ailleurs celles qui ne donnent pas lieu à une inscription au casier B2. Cela m'est arrivé récemment et j'ai été amené à faire au rectorat une préconisation de sanction pour une personne qui avait un comportement déplacé, mais que l'autorité judiciaire avait considéré comme non-pénalement répréhensible. Il n'y avait pas eu d'inscription au casier judiciaire mais, au plan administratif, nous avons prononcé une sanction disciplinaire symbolique pour marquer un coup d'arrêt. C'est un comportement dont nous n'aurions jamais eu connaissance par la simple production du B2.

Sur votre deuxième question, nous avons évidemment eu toutes sortes de remontées puisque l'inscription dans un fichier correspond à des hypothèses extrêmement différentes qui vont de la violence conjugale à la violence sur mineur, y compris et parfois quand les intéressés étaient mineurs eux-mêmes ou tout juste majeurs. Par exemple, dans le cas d'une violence entre bandes, lorsqu'un jeune de dix-neuf ans frappe un jeune de quatorze ou quinze ans, il y a violence sur mineur. Rien à voir avec une infraction sexuelle. Les trente cas que j'évoquais tout à l'heure correspondent à des situations très variables. C'est la raison pour laquelle, nous demandons systématiquement la production du jugement définitif, qui permet de connaitre la réalité des faits et de voir aussi comment le juge pénal les a qualifiés. Une sanction disciplinaire n'est jamais prononcée sans qu'on ait le jugement ; cela nous permet d'apprécier tous les faits avant d'engager une procédure contradictoire. Il faut assurer l'équilibre entre le respect des lois et la nécessité pour l'autorité administrative de protéger les mineurs dont elle a la charge. Quant aux mesures conservatoires, il s'agit de mesures de suspension ou d'affectation dans des fonctions ne permettant pas de contact avec des mineurs.

Mme Catherine Deroche , présidente . - La remontée de l'information vous vient de l'établissement, de l'enseignant lui-même ou du rectorat ? Y a-t-il une procédure type ?

M. Édouard Geffray . - Le rectorat est le point central. L'information circule entre le référent placé auprès du parquet et celui placé auprès du rectorat. En cas de soupçon dans l'établissement, dans les hypothèses que j'ai été amené à connaitre, c'est le chef d'établissement ou l'inspecteur de l'Éducation nationale (IEN) qui fait remonter l'information au rectorat. Ce dernier va diligenter une enquête administrative et généralement, il entame la procédure. Des consignes très claires, régulièrement rappelées,ont été données aux recteurs dans une circulaire de 2016. Elle prévoit que dans les affaires d'infractions sexuelles sur mineurs, c'est le recteur lui-même qui pilote la procédure disciplinaire et notamment qui préside la CAP disciplinaire. Cette implication du plus haut niveau hiérarchique garantit la réactivité de la structure.

Mme Michelle Meunier , rapporteure. - Quand vous parlez des agents de l'Éducation nationale, de qui s'agit-il exactement ?

M. Édouard Geffray . - Il s'agit des professeurs du premier degré et du second degré, des personnels de direction, des inspecteurs, des personnels médicaux (infirmiers scolaires et médecins scolaires), des assistantes sociales et de l'ensemble des personnels contractuels qui travaillent au sein de l'Éducation nationale, que ce soit des contractuels de type assistants d'éducation (AED) ou accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH). En revanche les personnels qui relèvent dans leur gestion des collectivités territoriales - comme les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM) - ne sont pas soumis aux mêmes règles puisqu'ils ne relèvent pas de notre autorité. Nous ne sommes donc pas en mesure d'assurer le contrôle de ces personnels-là au fichier.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Depuis l'affaire dite de Villefontaine et la loi de 2016, avez-vous noté une augmentation des signalements effectués par le parquet ?

M. Édouard Geffray . - Nous avions dénombré douze infractions sexuelles commises sur des mineurs par des enseignants du second degré dans le cadre de leurs fonctions en 2015, puis treize en 2016, dix-sept en 2017 et enfin dix-neuf en 2018. La nouveauté concerne les cas signalés par l'autorité judiciaire pour des faits intervenus en dehors de la sphère administrative. En 2017, l'année de mise en place du dispositif, il y a eu huit sanctions pour des faits commis dans la sphère privée et seize en 2018. Ces chiffres prouvent que le système de référents mis en place avec le parquet fonctionne.

M. Alexandre Grosse, chef de service du budget, de la performance et des établissements de la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) . - Les personnels du ministère de l'éducation nationale sont des acteurs très importants du repérage. Je n'ai pas de statistiques globales concernant le pourcentage des signalements ou d'informations préoccupantes qui émanent d'agents du ministère, mais c'est substantiel. Ce n'est pas étonnant puisque ces agents sont au quotidien en contact avec tous les enfants au moins pendant la période de la scolarité obligatoire de six à seize ans, et bientôt dès trois ans. Les relations de confiance qui sont tissées avec nos personnels enseignants, infirmiers et médecins facilitent le dialogue et le signalement. Je rappelle aussi que nous sommes tenus de faire réaliser des visites médicales obligatoires, dans la sixième année de l'enfant, par les médecins de l'Éducation nationale et à la douzième année de l'enfant par nos infirmiers. Ce passage obligé pour tous les jeunes permet de détecter de possibles infractions sexuelles. Je rappelle aussi que nos cadres et nos personnels de direction sont très bien formés à l'utilisation de l'article 40 du code de procédure pénale. De même, en cas d'informations préoccupantes, les signalements au président du conseil départemental nous sont imposés par le code de l'action sociale et des familles ; cela concerne essentiellement les assistantes sociales. En outre, l'article L.542-1 du code de l'éducation prévoit une formation obligatoire de nos personnels. Certes, le code nous impose des formations sur les thèmes les plus divers mais sur ce sujet, les formations sont mises en place de façon très régulière, à la fois en formation initiale et continue.

Mme Françoise Petreault, sous-directrice de la vie scolaire, des établissements et des actions socio-éducatives de la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco). - Ces questions sont abordées systématiquement dans la formation initiale des chefs d'établissements et, pour les directeurs d'école dans le premier degré, elles sont abordées dans la formation de trois semaines qui précède leur prise de poste. Par ailleurs, chaque année au niveau des directions académiques et des circonscriptions, une information est dispensée sur le processus de signalement dans le cadre des conventions et des protocoles avec les conseils départementaux.

M. Alexandre Grosse . - Pour l'éducation à la sexualité, le code de l'éducation nous fixe aussi des objectifs clairs et précis. En septembre dernier, le ministre a insisté sur la nécessité d'adapter les actions à l'âge des enfants, ainsi que sur l'importance du premier degré et de l'école élémentaire, où nos marges de progrès sont les plus importantes. La circulaire du 13 septembre 2018 rappelle les objectifs en termes de prévention et de sensibilisation aux violences sexuelles.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - On est un peu sans voix ! Vous nous dîtes en sommes « circulez, il n'y a rien à voir ; tout va bien ». Mais nous connaissons aussi les problèmes de l'Éducation nationale, notamment s'agissant des moyens. Quand vous parlez d'infirmières scolaires, nous savons qu'il y en a parfois une pour deux collèges. Vous nous parlez de repérage et de détection ; mais tout ça ne reste-t-il pas de l'ordre de l'intention ?

M. Alexandre Grosse . - Il est vrai qu'un tiers des postes de médecins scolaires sont vacants. En revanche, il y a bien une infirmière ou un infirmier par établissement. Outre les professionnels de santé et les travailleurs sociaux, c'est aussi l'ensemble de la communauté éducative et des enseignants, qui sont susceptibles de repérer d'éventuels problèmes de ce type car ils sont en contact quotidien avec les élèves.

Mme Catherine Deroche , présidente . - On voit bien que l'intention est là mais quelles sont les difficultés que vous rencontrez au quotidien ? Quels sont les domaines où vous souhaiteriez pouvoir disposer de moyens supplémentaires, sous quelle forme et dans quelles conditions ?

M. Edouard Geffray . - Le sujet que nous traitons présente en fait deux dimensions, l'une interne et l'autre externe.

La dimension interne est la capacité à détecter, parmi les personnels de l'Éducation nationale, les auteurs de faits pénalement répréhensibles incompatibles avec un travail auprès des mineurs. En étant très objectif, je dirai que, sur ce point, l'outillage actuel est suffisant. Ce que j'ai observé depuis dix-huit mois comme DGRH, c'est que chaque fois qu'un cas se présente, on sait suspendre le professionnel concerné, quasiment d'heure à heure, et l'on sait quoi faire pour obtenir un jugement. Parfois les délais sont un peu longs pour obtenir le jugement mais on sait alors « neutraliser le risque », soit par la suspension, soit par un changement d'affectation. Nous prenons les mesures qui s'imposent. Et nous sommes confirmés par le juge dans 90 % ou 95 % des cas. Donc, l'arsenal juridique existe et l'organisation administrative reposant sur des référents de chaque côté fonctionne.

Un autre aspect concerne la détection de violences dont les enfants pourraient être victimes dans le cercle familial ou autre. Nous avons un devoir de les détecter et de les signaler. C'est là que se pose notamment la question du nombre de médecins scolaires. Pas plus tard qu'hier, j'avais deux heures de réunion sur la façon dont on pouvait essayer d'améliorer l'attractivité du métier. Comment faire venir des gens qui, objectivement, ne sont plus aussi attirés par cette carrière qu'ils l'étaient auparavant ?

Mme Françoise Pétreault . - S'agissant du repérage d'enfants en danger, je rappelle l'existence de services partagés d'infirmières entre le premier et le second degré dans les secteurs REP+. Toutefois, et c'est heureux, un enfant passe beaucoup plus de temps avec un enseignant qu'avec l'infirmière. Le rôle principal revient donc aux professeurs. Nous avons énormément de signalements à l'école maternelle : à l'occasion d'activités diverses, les enfants traduisent par des gestes des situations qu'ils ont pu vivre dans leur milieu familial. La difficulté consiste peut-être à convaincre nos personnels qu'il n'y a pas à se poser de questions. La loi leur impose, qu'ils soient enseignants ou chefs d'établissement, de signaler les situations de mises en danger.

Il n'est pas toujours facile pour nous de justifier auprès de nos personnels l'intérêt du signalement. Très souvent les cellules de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP) ne nous informent pas des suites données aux signalements. Or le signalement présente des risques pour l'enseignant, notamment dans le premier degré où il est directement confronté aux parents. Ces derniers rentrent dans l'école et peuvent s'étonner, voire devenir violents, lorsqu'un enseignant a fait un signalement. Avoir des retours systématiques des CRIP est une vraie demande de notre part au sein du conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), où nous siégeons. Nous n'avons pas besoin de savoir dans le détail quelles conduites ont été tenues, à chacun son métier et ses compétences, mais nous avons besoin de savoir que la situation a été prise en compte. L'enseignant qui a l'impression de lancer une « bouteille à la mer », sans retour, pourra hésiter ensuite à faire un signalement sur une autre situation.

Mme Catherine Deroche , présidente. - Qu'en est-il de l'enseignement privé ?

M. Sébastien Colliat, sous-directeur de l'enseignement privé de la direction des affaires financières (DAF) . - Pour l'enseignement privé, il convient de distinguer l'enseignement privé sous contrat avec l'État et l'enseignement privé hors contrat.

Dans l'enseignement privé sous contrat, les procédures mises en oeuvre sont comparables à celle de l'enseignement public en ce qui concerne le recrutement des enseignants et les procédures de contrôles. Nous avons recensé cette année dix-neuf cas, avec des signalements d'origines diverses, qui ont conduit à deux résiliations de contrats d'enseignants, à une exclusion temporaire et, pour le reste, à des procédures toujours en cours, les enseignants ayant été suspendus. Nous avons connu ces cas grâce à la consultation du FIJAISV, grâce à des signalements du parquet et aussi à cause des plaintes des parents. Sans en être le miroir complet, ce dispositif est calé sur celui de l'enseignement public avec les mêmes outils et la même vigilance des services académiques, compétents pour l'enseignement privé sous contrat qui emploie 140 000 enseignants.

Dans l'enseignement privé sous contrat, les personnels non-enseignants et les personnels de direction du second degré ne sont en revanche pas sous la responsabilité du ministère. Ils ne sont pas recrutés ni rémunérés par nous, mais cela ne veut pas dire que nous ne regardons pas ce qui se passe dans les établissements. Pour ce faire, nous disposons de plusieurs points de contacts. Nous discutons régulièrement de ces questions avec les responsables des principaux réseaux d'enseignement, à commencer par l'enseignement catholique. Ils sont au moins aussi vigilants que nous sur ces questions pour les raisons que l'on connait et que l'actualité vient parfois malheureusement rappeler. Ils ont leur propre politique de communication, de contrôle et de formation, notamment s'agissant de la formation de leurs enseignants. En ce qui concerne l'éducation à la sexualité, les trois séances de formation à la sexualité prévues pour l'enseignement public ne leur sont pas directement applicables. Mais nous avons pris contact avec eux et, dans le respect de leur caractère propre, ils déclinent un message de prévention absolument comparable au nôtre.

S'agissant de l'enseignement privé hors-contrat, aucun membre du personnel n'est sous notre responsabilité. Personne n'est recruté, ni nommé par nous. Néanmoins, la récente loi du 13 avril 2018, dite loi Gatel, nous a permis de renforcer considérablement les dispositifs de contrôle au moment du recrutement. Le directeur ou l'exploitant de l'établissement doit se déclarer et, à cette occasion, la circulaire du 21 août 2018 prévoit un contrôle de leur situation, notamment au regard du FIJAISV et du casier judiciaire B2. C'est la même chose pour les enseignants. Certes, nous n'avons pas la liste des enseignants a priori mais la loi Gatel a renforcé l'obligation de transmission annuelle de la liste des enseignants par les chefs d'établissement et la circulaire du 21 août 2018 a précisé que les enseignants figurant sur cette liste feraient l'objet d'une interrogation du B2 et du FIJAISV. Le maillage est donc assez serré, et cela fonctionne. Cette année, nous avons reçu 180 dossiers d'ouverture ayant donné lieu à vingt-sept oppositions, certes pour d'autres motifs que les infractions sexuelles.

À ceci s'ajoute notre politique de contrôle annuel des établissements lors de la première année de fonctionnement ; 375 inspections sont programmées cette année. La récente affaire de Riaumont révèle qu'y compris dans le hors-contrat, il peut y avoir des signalements, des plaintes des parents et des canaux d'alertes auxquels nous demeurons extrêmement vigilants. L'établissement avait été inspecté une première fois en 2016 et vient de l'être de nouveau par l'académie de Lille. En l'espèce, les faits de violences sur mineurs - sans caractère sexuel - ont été détectés après une plainte, mais il n'est pas inconcevable qu'à l'occasion d'une inspection, les personnels d'inspection interrogent les enfants et les enseignants et qu'ils détectent eux-mêmes certains signaux. Par exemple, nous nous assurons systématiquement de l'affichage du numéro 119 « Allo enfance en danger » dans tous les établissements scolaires. C'est le premier point de contrôle des corps d'inspection dans les écoles hors-contrat.

Mme Michelle Meunier , rapporteure. - Pouvez-vous revenir sur les 180 dossiers que vous évoquiez ?

M. Sébastien Colliat . -Nous interrogeons les personnes qui se déclarent comme directeurs de l'établissement et s'ils sont inscrits au FIJAISV, on examine tout ce qui figure dans le fichier les concernant. Les faits inscrits au FIJAISV ou au B2 peuvent constituer un motif conduisant à écarter la personne qui veut diriger ou exploiter un établissement. Ce cas ne s'est pas encore présenté mais la possibilité existe.

Mme Catherine Conconne . - Messieurs, vous avez dit tout à l'heure que les ATSEM ou les personnels des associations qui viennent sur les temps de garderie ne relèvent pas de votre autorité, et c'est normal. Mais l'école est un lieu sanctuarisé et un enfant ne fait pas la différence entre son enseignante ou sa « tatie ». L'école, c'est un tout ! L'enfant est censé y être protégé. Y a-t-il une procédure mise en place pour ce qui concerne les personnels qui interviennent à l'école sans être sous votre responsabilité ? Quelle est la relation établie avec la collectivité de tutelle?

En début d'année, une grande réunion est organisée dans les écoles pour rappeler les règles. Ne serait-ce pas le moment pour expliquer aux enfants, en particulier aux plus petits, que les adultes ne doivent pas avoir des gestes déplacés envers eux : pas de bisous trop près, d'attouchements, de câlins, de petits mots qu'ils pourraient glisser sur leurs portables ? On sait en effet que les enfants sont souvent des victimes candides. Ils ne prennent pas les choses très mal au début, jusqu'au moment où cela dégénère et devient plus préoccupant.

Mme Brigitte Micouleau . - Peut-on quantifier le nombre de contrôles annuels sur les établissements hors-contrat ? À Toulouse par exemple, on voit fleurir ces établissements hors-contrat...

Mme Françoise Laborde . - Oui, les écoles hors-contrat fleurissent et il y a besoin de contrôles...

Lorsque j'entends M. Geffray, j'ai l'impression que l'on ne vit pas tout à fait dans le même monde même si tout ce que vous avez dit est vrai en théorie, notamment sur les médecins scolaires. S'agissant des visites obligatoires avant six ans, j'ai été enseignante et directrice d'école maternelle et je peux vous dire que la visite des six ans est toujours obligatoire...sur le papier. Sur la question de la formation initiale et continue des futurs enseignants, je suis sceptique et je ne pense pas être la seule. L'autre jour, on nous a bien expliqué qu'il y avait une formation mais qu'elle ne touchait pas tout le monde. Quant aux écoles supérieures du professorat et de l'éducation (Espe), on leur demande tellement de choses... Il faut être vigilant : bien distinguer ce qui est dans les textes et ce qui est appliqué réellement.

Mme Annick Billon . - Je vous remercie d'avoir fait référence au travail du Sénat au travers de la proposition de loi Gatel. Plus de cent écoles privées hors-contrat ont ouvert en 2017, essentiellement pour le primaire.

Avec l'école rendue obligatoire entre trois et six ans, il y aura donc encore plus d'élèves à contrôler. Est-ce que l'État se prépare à cette nouvelle vague d'arrivées ?

Nous avions identifié plus de 76 000 élèves dans ces écoles privées hors-contrat en 2017. Qu'en est-il des visites médicales obligatoires dans ces établissements hors-contrat ?

Vous avez rappelé la règle des deux visites obligatoires mais nos différentes auditions révèlent un manque de moyen évident. Est-ce que ces deux visites sont suffisantes ? C'est quand même relativement peu lorsqu'on sait la difficulté à recueillir la parole des enfants. Vous avez parlé de formations et d'information des personnels mais existe-t-il aussi des espaces propres à recueillir la parole des enfants ? Le bon cadre n'est pas forcément celui de la visite du médecin scolaire.

Vous nous avez dit que globalement la formation et l'information étaient là, qu'il y avait la médecine scolaire, un circuit du signalement et des réponses judiciaires et administratives. La réglementation existe, mais est-elle correctement appliquée ?

M. Edouard Geffray . - S'agissant des personnels tels que les ATSEM dans le primaire et la maternelle ou les personnels techniques dans le second degré, le mécanisme d'interrogation systématique des agents déjà en poste n'existe pas. En revanche, comme tout agent public, ils sont tenus de produire le bulletin B2 du casier judiciaire pour leur recrutement. De plus, si un comportement délictuel ou criminel potentiel est détecté, les mêmes procédures que celles de l'Éducation nationale peuvent être engagées par leur employeur. Concrètement, le directeur d'école saisit le maire, le directeur du collège saisit le conseil départemental, en lien avec le rectorat. Il revient ensuite à ce maire ou à ce président de conseil départemental de décider d'une éventuelle suspension et de diligenter une procédure disciplinaire. S'impose aussi le code de procédure pénale qui dispose qu'un fonctionnaire doit dénoncer auprès du parquet les actes dont il a connaissance et ce, indépendamment de la procédure disciplinaire engagée par la commune ou le département.

M. Alexandre Grosse . - Certes, nous n'avons que 10 000 médecins scolaires mais nous avons aussi un million de professionnels en contact quotidien avec les enfants et nous comptons bien sur l'ensemble de nos agents pour lutter contre les infractions sexuelles. Il est vrai que l'on ne réalise pas 100 % des visites médicales de la sixième année. Une première action avait été engagée suite à la loi de refondation de l'école de 2013 ; nous étions passés de cinq à deux visites obligatoires pour qu'elles soient davantage effectives.

Je voudrais rappeler qu'il y a aussi vingt visites obligatoires entre zéro et six ans prévues par le code de la santé publique. Avant le début de la scolarisation, ce sont autant d'occasions où des professionnels de santé - médecins, puéricultrices, etc . - sont en contact avec les enfants.

Notre défi aujourd'hui est que tous ces personnels travaillent mieux ensemble pour construire un véritable parcours de santé des enfants de zéro à six ans. Les ministres de la santé et de l'éducation nationale ont missionné des personnalités qualifiées pour faire des propositions concrètes en ce sens. Ceci passe par des échanges d'informations, par des interventions croisées des PMI et des médecins de l'Éducation nationale. L'abaissement de l'âge de l'instruction obligatoire à trois ans n'aura pas forcément d'incidences notables car le taux de scolarisation à cet âge est déjà de près de 98 %. On s'attend à avoir 20 à 25 000 enfants supplémentaires accueillis dans les établissements, publics ou privés. En revanche, il est possible que parmi eux, une proportion plus élevée ait besoin d'être suivie.

Mme Françoise Petreault . - Je reviens sur la formation des enseignants en matière d'éducation à la sexualité. Dans le second degré, nous souhaitons que cette éducation à la sexualité soit partagée par différentes personnes : les enseignants, les professionnels de santé ou les conseillers principaux d'éducation. Il ne faut en effet pas se limiter aux seuls champs de la biologie et de la physiologie, abordés en cours de sciences de la vie et de la terre (SVT). Les dimensions psychosociales ou juridiques doivent aussi être abordées. Vous faisiez allusion aux difficultés que nous pouvons avoir avec le tout-numérique. C'est une question qui est abordée à la fois dans le cadre de l'éducation à la sexualité et dans l'éducation aux médias et à l'information. Il s'agit d'avertir les enfants de l'intérêt des outils numériques mais aussi du besoin d'en faire une utilisation responsable et raisonnée. De plus, il faut aussi apprendre aux jeunes à savoir dire non, à savoir résister. Cela fait partie des compétences psychosociales définies par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). En matière d'éducation à la sexualité, la difficulté est de vouloir procéder à cette éducation sur le temps global d'enseignement sans qu'il finisse par être trop dilué. Nous souhaitons donc que les enseignants se sentent accompagnés et la circulaire de 2018 indique que cette éducation est aussi l'un des objectifs du premier degré. C'est une responsabilité des enseignants qui doit être rappelée parce que nous avons pu entendre, ici ou là, des critiques sur la manière dont les enseignants s'emparaient de ce thème par rapport à la responsabilité qui incombe à la famille. Bien sûr, à l'école maternelle et élémentaire, nous devons adapter le discours. Il nous a été demandé d'étayer les ressources pédagogiques qui existent déjà sur notre portail internet et de concevoir un vadémécum qui sera diffusé à l'ensemble des enseignants.

M. Alexandre Grosse . - Le premier degré est en effet le niveau où nous disposons des marges de progrès les plus importantes en matière d'éducation à la sexualité. Outre les actions indiquées par Françoise Petreault, se tient pour la première fois cette année un séminaire national de formation des inspecteurs du premier degré sur l'éducation à la sexualité. Nous avons du chemin à parcourir car la question est plus délicate que dans le second degré. Vous nous aviez interrogés sur le 119, je crois ....

Mme Catherine Deroche , présidente. - Vous avez déjà un peu répondu sur les obligations des écoles hors-contrat...

M. Alexandre Grosse . - Oui, et je rappelle que pour les établissements publics également, le directeur général de l'enseignement scolaire signe tous les ans une circulaire spécifique de rappel de cette obligation d'affichage du 119. On ne le fait pas sur tant de sujets que cela.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Dix-neuf cas traités sur 140 000 enseignants dans l'école privée sous contrat, dix-neuf cas pour 1 100 000 dans l'Éducation nationale. Je dois avouer que ça m'oblige à réfléchir au hashtag « pas de vague »... Comment est-ce que vous traitez cela ?

M. Edouard Geffray . - Je crois vous avoir dit que nous avions recensé trente-huit personnes inscrites au FIJAISV et entre quinze et dix-neuf cas par an d'actes commis par des personnels de l'Éducation nationale sur des mineurs dans le cadre du service. Cela va de l'agression sexuelle jusqu'à l'échange de SMS déplacés entre le professeur de vingt-quatre ans et l'élève de seize ou dix-sept ans. Ces comportements qui se produisent sur les réseaux sociaux ou via les téléphones sont comptabilisés dans ces chiffres globaux. Il peut notamment s'agir de jeunes professeurs tout frais émoulus, qui ne savent pas faire la différence entre leur métier et leur vie privée. On parle d'infractions commises par des enseignants, répréhensibles et réprimées soit à titre disciplinaire soit à titre pénal. C'est autre chose que le hashtag « pas de vague », qui visait des comportements délictuels ou problématiques commis par des élèves contre des membres du personnel. À mon avis, cela relève d'un autre débat.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Certains enseignants peuvent être témoins du comportement répréhensible de certains de leurs collègues sans oser le dénoncer. On leur conseille aussi parfois de ne pas le voir. Cela fait partie des témoignages que nous avons recueillis...

M. Edouard Geffray . - Je ne suis pas capable de juger le passé mais dans la mesure où c'est moi qui signe les révocations des professeurs du second degré par délégation du ministre, je lis systématiquement les dossiers. L'impression que j'ai acquise en dix-huit mois, c'est que dans les suites de « Me too », l'ensemble des comportements à dimension sexuelle - y compris entre adultes - font l'objet d'une plus grande sensibilité et que l'on assiste à davantage de signalements.

Le rappel de ce contexte est-il suffisant pour analyser les chiffres ? Difficile à dire, surtout que l'on rencontre tous les cas de figures. Lorsque vous signez, vous le faites aussi un peu en conscience. Il y a des cas très clairs où la révocation est prononcée avec la force de l'évidence mais il y a aussi des cas de figure qui sont éminemment plus compliquées. J'ai été confronté il y a quelques semaines à l'hypothèse d'une relation entre un professeur qui devait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans et une mineure de seize ans, les deux qualifiant leur relation de relation amoureuse. La jeune fille avait menacé ses parents de s'enfuir de la maison si jamais ils révélaient cette relation. Évidemment, à la fin, la sanction est prise mais vous vous posez quand même des questions...Ce cas a été signalé par des professeurs au chef d'établissement. Il y a des hypothèses où les collègues, le chef d'établissement et l'ensemble de la chaîne peuvent être plus hésitants. Nous veillons au respect d'un équilibre, sous le contrôle du juge, mais notre ligne est celle de la fermeté.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Comment s'exerce la surveillance de ceux qui vont sur des sites pédopornographiques ?

M. Édouard Geffray . - Pour vous répondre, je vais faire appel à mon expérience passée à la Commission nationale Informatique et Libertés (CNIL). Le fait de consulter ou de télécharger des contenus pédopornographiques est évidemment répréhensible et les enquêtes pénales permettent de remonter jusqu'aux adresses IP. Il est évident que l'Éducation nationale n'a pas les moyens de placer des traceurs sur les ordinateurs de ses personnels et encore moins d'identifier les adresses IP. En revanche, lorsque dans le cadre d'une enquête judiciaire la détention ou la consultation d'images pédopornographiques est découverte chez un membre du personnel de l'Éducation nationale, l'information du rectorat et la révocation sont systématiques. Il me semble que deux cas nous ont été signalés l'année dernière par l'autorité judiciaire. La sanction a été immédiate.

Le juge pénal nous saisit lorsqu'il dispose de suffisamment d'éléments tangibles ; la procédure disciplinaire, contradictoire, permet également, y compris sans décision définitive du juge, de mener une enquête. Lorsque l'intéressé reconnait lui-même les faits, la décision s'impose évidemment.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Notre mission a notamment pour objectif de proposer d'autres outils pour lutter contre la pédocriminalité dans les institutions. Dans tout ce que vous avez dit, voyez-vous des choses à améliorer ? Nous vous avons entendu faire preuve de beaucoup de satisfaction, nous indiquant que tous les éléments étaient là pour protéger les enfants dans l'Éducation nationale. Est-ce exact ? Est-ce qu'il y aurait encore des marges de progrès ?

M. Édouard Geffray . - En qualité de DGRH, je ne peux répondre que sur la partie relative au contrôle du personnel. Objectivement, pour cette partie-là je crois que l'arsenal juridique et sa mise en oeuvre pratique sont satisfaisants.

M. Alexandre Grosse . - Notre principale marge d'amélioration concerne la fluidité des échanges d'informations entre les différents acteurs et notamment les départements.

Mme Françoise Petreault . - Je voudrais insister effectivement sur cette question des enfants qui peuvent être victimes de mauvais traitement et qui changent de département. Nous avons eu connaissance d'un évènement tragique : un enfant est décédé alors que trois directeurs d'écoles, dans trois départements différents, avaient fait un signalement. Il y a un vrai problème de fluidité dans les transmissions d'informations avant qu'on ait le temps de retracer collectivement le parcours et l'histoire d'un enfant.

Mme Catherine Deroche , présidente. - En recevant le directeur général de la cohésion sociale, nous avions effectivement noté que certains départements jouaient le jeu de la remontée d'informations et du croisement des fichiers et que d'autres ne le jouaient pas. Ce n'est pas entendable ! Les « trous dans la raquette » sont énormes : des familles maltraitantes ou des familles d'accueil qui se sont vues retirer un agrément vont parfois dans le département voisin sans que l'information suive.

Monsieur Colliat dans les écoles hors-contrat, sait-on quel est le taux de scolarisation des enfants de trois à six ans ?

M. Sébastien Colliat . - Le taux de scolarisation globale avoisine les 99 %. Il reste plus ou moins une trentaine de milliers d'enfants à scolariser. Pour cette population, on ne sait pas forcément quelle va être la répartition entre public, privé sous contrat, privé hors-contrat et instruction à domicile. Actuellement, 12 % des enfants de trois à six ans sont scolarisés dans le privé sous contrat et une part assez faible est scolarisée dans le hors-contrat. Pour notre part, nous nous préparons à contrôler ces élèves et ces établissements de la même façon qu'aujourd'hui. En réalité, lorsque des écoles hors-contrat sont inspectées il n'est pas rare qu'elles comportent des classes de maternelle. Mais comme cette tranche d'âge ne relève pas encore de l'obligation scolaire, le contrôle pédagogique des inspecteurs ne s'y applique pas. Les inspecteurs s'intéressent en revanche à tout ce qui est lié au bien-être, à la salubrité de ces écoles ou à ce qui pourrait compromettre l'accueil des enfants. Là encore, j'évoquerai la circulaire du 21 août : à la suite de la loi de 2018, nous avons essayé de sensibiliser les services à la nécessité pour nos inspecteurs d'être les yeux et les oreilles des autres services de l'État dans ces établissements hors-contrat. Même s'ils ne sont pas compétents en première intention pour régler les problèmes de maltraitance, de malnutrition, d'insalubrité ou de sécurité, ils ont pour consigne de mentionner tout cela très clairement dans leurs rapports et de saisir sans délai les services compétents, qui dépendent pour la plupart du préfet.

Cette année, 375 inspections sont programmées ou ont déjà été réalisées. Je rappelle que si l'inspection est obligatoire la première année, cela ne nous interdit pas de retourner dans l'établissement aussi souvent que nécessaire, par exemple sur signalement, sur plainte ou parce qu'il existe une suspicion. Pour ces établissements, un mouvement de regroupement des différents services de l'État s'est organisé autour du préfet dans le cadre du plan de prévention de la radicalisation. Nous profitons de l'existence de ce cadre pour échanger.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie de nous avoir fourni toutes ces informations.

Audition de M. Olivier Savignac,
co-fondateur de l'association Notre parole aussi libérée,
et Maîtres Edmond-Claude et Antoinette Fréty, avocats

(mardi 29 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous poursuivons maintenant notre cycle d'auditions consacrées aux associations de victimes en recevant M. Olivier Savignac, co-fondateur de l'association « Notre parole aussi libérée », accompagné de Maîtres Edmond-Claude et Antoinette Fréty, avocats.

Votre association regroupe des victimes du prêtre Pierre de Castelet, qui a été condamné, en novembre dernier, à deux ans de prison ferme pour agressions sexuelles sur mineurs. Ce procès a également abouti à la condamnation de l'ancien évêque d'Orléans, Mgr André Fort, pour non dénonciation d'agressions sexuelles. En l'absence d'appel, ces deux condamnations sont maintenant définitives.

Ce procès a permis de mettre en lumière certaines des questions que nous nous posons concernant la manière dont l'Église gère ces affaires de pédophilie.

Nous souhaitons entendre votre témoignage afin de mieux comprendre quelles défaillances ont pu conduire à ce qu'un prêtre, dont les agissements avaient pourtant été dénoncés, demeure pendant si longtemps en activité auprès d'enfants et d'adolescents.

Nous souhaiterions également savoir comment vous avez vécu la période de l'enquête judiciaire et celle du procès afin d'apprécier si des améliorations peuvent y être apportées. Nous aimerions enfin savoir quel regard vous portez sur les initiatives prises par l'Église ces dernières années : constituent-elles de réelles avancées et convient-il, à votre avis, d'aller plus loin ?

D'autres auditions seront consacrées à la question des infractions sexuelles intervenues dans un contexte religieux : nous avons élargi nos travaux aux violences faites aux mineurs par des adultes dans le cadre d'institutions, que ce soit l'Église, l'Éducation nationale, le sport, la culture, les foyers d'accueil... Nous sommes donc hors du champ familial. Nous recevrons le 12 février la Conférence des évêques de France.

Je rappelle que cette audition est enregistrée et que la vidéo est consultable en ligne sur le site du Sénat.

M. Olivier Savignac, co-fondateur de l'association « Notre parole aussi libérée » . - L'association « Notre parole aussi libérée » a été mise en place après la création de « La parole libérée », constituée fin 2015 à Lyon.

Le combat a démarré à partir de septembre 2010, lorsque je suis allé voir Mgr André Fort, évêque d'Orléans, pour lui rapporter des faits d'agressions sexuelles me concernant, commis dix-sept ans auparavant, en 1993. Je voulais que Mgr Fort prête attention à cette affaire car d'autres camarades, une dizaine, étaient également touchés.

Mgr Fort s'est montré très rassurant lorsqu'il m'a reçu, mais j'ai découvert un an plus tard que l'abbé de Castelet était toujours en fonction auprès d'enfants, notamment auprès de Scouts d'Europe, et qu'il avait été nommé expert sur les questions de pédophilie en droit canon !

J'ai donc écrit à l'évêque d'Orléans, qui entre-temps avait changé, il s'agissait alors de Jacques Blaquart, pour lui signifier que soit il se chargeait de cette question en dénonçant au procureur le prêtre dont il avait la charge, soit je saisissais directement la justice. L'évêque a choisi de transmettre ma lettre au procureur et une enquête préliminaire a été ouverte dans les jours qui ont suivi. L'instruction qui a suivi a été particulièrement longue, puisqu'elle a duré sept ans. Nous nous sommes demandé pourquoi il avait fallu autant de temps, alors qu'il s'agissait de faits qui avaient duré quinze jours dans les Pyrénées. Certes, les faits étaient anciens, mais nous avons soupçonné que cette lenteur était également due au fait que l'évêque, les magistrats et les politiques se côtoyaient.

Entre 2012 et 2016, l'enquête a été quasiment au point mort et les victimes n'ont pas été entendues. Entre 2007 et 2010, je m'étais livré à des recherches sur internet pour retrouver la dizaine de victimes et j'en ai contacté six ou sept. Les enquêteurs se sont servis de mes données mais ils n'ont pas poussé les recherches. Il a fallu d'autres demandes d'actes pour aboutir à l'audition des victimes. Je me suis senti très isolé. En 2016, « La parole libérée » donne une conférence de presse à Lyon : le dossier apparaît alors au grand jour et Mgr Blaquart, deux mois après, déclare qu'un prêtre de son diocèse est également concerné par une enquête. Il a alors suspendu ce prêtre de ses fonctions auprès de la paroisse. Préalablement, en 2011, ce prêtre avait été interdit de côtoyer des jeunes.

Philippe Cottin, également partie civile, et moi avons décidé de nous structurer en association afin de bénéficier de la personnalité morale, de recueillir d'éventuels témoignages d'autres victimes et de créer un espace d'échange et de soutien pour les victimes de l'abbé de Castelet.

Notre association a lancé des appels à témoin et elle a mis en lumière d'autres zones d'ombre : Pierre de Castelet avait agi dans un camp en 1993, mais qu'en était-il d'autres colonies de vacances, sachant que cet abbé était resté au contact de jeunes entre 1990 et 2011 ? De plus, il avait officié pendant dix-huit ans chez les Scouts d'Europe du Loiret. Une troisième personne s'est constituée partie civile, Paul-Benoit Wendling. Une animatrice de la colonie de vacances de 1993, Anne Geiger, avait surpris le prêtre en flagrant délit avec un mineur et elle m'a accompagné depuis 2009. Elle est désormais bénévole dans notre association en qualité de psychologue, puisque tel est son métier à Lausanne.

Suite à la médiatisation de l'affaire, nous avons accueilli la parole de victimes de ce camp, mais aussi celle concernant d'autres affaires dans le Loiret. Le documentaire de Richard Puech qui a été diffusé le 21 mars 2018 sur France 3 a eu un grand impact. Une heure après, une victime de l'abbé Olivier de Scitivaux, un autre prêtre du Loiret qui connaissait bien l'abbé de Castelet, me contactait sur ma page Facebook. Dès 2010, un ancien chef de troupe des Scouts d'Europe m'a donné plusieurs noms de victimes, notamment de ces deux abbés.

Notre ténacité a porté ses fruits et nous nous sommes rendu compte de la collusion de plusieurs prêtres pédophiles agresseurs : l'abbé de Castelet avait été prêtre de Meung-sur-Loire de 1988 à 1992. L'abbé de Scitivaux avait exercé dans la même localité jusqu'en 1988. L'abbé Loïc Barjou qui a été condamné en 2006 pour au moins quinze agressions sexuelles qualifiées de viols sur mineurs était, quant à lui, dans la paroisse de 1992 à 1996. Donc, en une quinzaine d'années, trois prêtres pédo-criminels ont exercé dans la même paroisse et ils avaient tous trois fait partie du mouvement Scouts d'Europe.

Depuis ne cessent d'affluer des témoignages de l'Orléanais. La médiatisation de notre procès et ma présence à Lourdes devant les évêques pour demander à l'Église ce qu'elle comptait faire pour prévenir de tels actes et comment elle entendait prendre en charge les victimes ont entraîné un afflux de témoignages, qui ont concerné aussi l'Occitanie, puisque je réside à Rodez.

J'ai enregistré beaucoup de témoignages de personnes âgées de plus de soixante ans : les faits sont prescrits et la plupart des agresseurs sont décédés. Mais ces victimes se libèrent après des dizaines d'années de silence, et elles ne veulent s'adresser qu'à nous. Elles ne souhaitent pas s'adresser à d'autres associations ni à leur diocèse. Mais comment accueillir la parole de ces victimes, comment les accompagner et les orienter ? Notre association va donc élargir son action à l'accueil de la parole des victimes de l'Occitanie. Nous n'avons pas la prétention de travailler au niveau national, d'autant que nous avons chacun nos activités professionnelles.

En milieu rural, les victimes, touchées par le phénomène des taiseux, ont souvent du mal à se libérer de ces traumatismes.

Nous plaçons beaucoup d'espoir dans la commission Sauvé pour les victimes non prescrites mais aussi pour celles dont les faits sont prescrits. Ces personnes veulent être reconnues comme victimes. La justice ne pourra rien faire mais quid de l'Église ? C'est la question que nous avons posée aux évêques en raison de leur devoir moral de chrétiens.

Les évêques ne sont pas tout à fait avertis de ce que peut être un traumatisme. Certains nous ont dit qu'ils n'avaient jamais rencontré de victimes avant nous. Or, ils sont les seuls dans l'Église à pouvoir faire quelque chose, car ils sont les seigneurs dans leur diocèse. Nous attendons donc de leur part une action, en parallèle de l'action publique, à l'égard des victimes.

M e Edmond-Claude Fréty . - Nous avons été le conseil des parties civiles dans le procès d'Orléans. Grâce à cette affaire, nous avons pu lever quelque peu le poids du secret sur les faits de nature sexuelle dans l'Église catholique.

L'instruction a duré presque sept ans et nous avons senti au départ que le secret perdurait. À la fin, les faits se sont révélés d'une telle ampleur qu'ils ont éclaté au grand jour, que ce soit en France ou à l'étranger.

En tant qu'avocat qui a prêté serment il y a dix-huit ans, je pense que l'instruction a été lente et compliquée car elle mettait en cause la hiérarchie du prêtre.

L'enquête préliminaire permettait de mettre en cause le prêtre et de le renvoyer devant une juridiction correctionnelle du fait d'agressions sexuelles sur mineurs. Mais il y avait aussi de sérieuses raisons d'envisager un supplétif pour renvoyer l'évêque du chef de non dénonciation d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans. Les freins judicaires, sociologiques, culturels font qu'il apparaît difficile de demander à un évêque de rendre compte de son inaction.

Je l'ai dit à l'audience et je le redis devant vous : le changement de chef de parquet et de magistrat instructeur a modifié la donne dans ce dossier. En outre, le fait que d'autres parties civiles aient rejoint M. Savignac a permis de ne plus le faire passer pour un « Torquemada » de l'Église catholique : il est une victime parmi d'autres victimes. Les enfants devenus adultes veulent que l'infraction qu'ils ont connue en août 1993 soit jugée. Je n'avais jamais vu des refus de demandes d'acte comme ceux auxquels j'ai assisté. Pour la première fois, il a fallu que je demande un entretien au parquet pour indiquer que le dossier comportait des faits de non dénonciation, ce qu'évoquaient d'ailleurs les procès-verbaux de la gendarmerie. Il a fallu que j'aille voir le juge d'instruction un mois plus tard pour une audition, à l'occasion de laquelle j'ai constaté que des réquisitions supplétives ne figuraient toujours pas dans le dossier. Il a fallu que j'écrive une nouvelle fois au parquet pour le mettre face à ses responsabilités. Ces réquisitions ont finalement été versées au dossier, mais le parquet a demandé la prescription de ses propres réquisitions ! Grâce au changement de procureur de la République, le parquet s'est montré plus volontariste. Lors du procès, le réquisitoire a été remarquable : tout a été dit et qualifié. Même si l'audience n'a duré qu'une grande demi-journée, elle a permis de faire le tour de la question. Chacun a pu s'exprimer et les responsabilités ont été abordées. Si l'on met de côté le fait que ces faits se sont déroulés dans un milieu et dans une ville catholiques, cette lenteur n'est pas compréhensible alors que les faits sont assez simples a investiguer et à caractériser. Lorsque les faits sont de nature délictuelle et qu'ils sont anciens, les parquets et les magistrats instructeurs estiment qu'ils ont d'autres affaires à instruire.

La culture du secret dans l'Église est tellement forte qu'il faut du temps et la victime doit faire le travail de dénonciation, si la hiérarchie ne respecte pas son obligation légale de dénonciation.

Je suis heureux du jugement d'Orléans, qui est très bien motivé. L'audience avait de la tenue, mais il faut aller vers une investigation complète de ces faits. Il ne faut pas non plus dramatiser : ce n'est pas le procès de l'Église mais il faut laisser la justice faire son travail sur des faits de nature sexuelle et faire en sorte que l'obligation de dénonciation soit respectée.

M e Antoinette Fréty . - Ne conviendrait-il pas de dépayser hors du diocèse et de l'archevêché ce type de dossier, afin que la chaîne pénale ait alors un regard extérieur, détaché des acteurs des faits reprochés ? Cela serait facile à mettre en place et se pratique, pour d'autres infractions... Nous parlons ici de crimes commis dans le cadre de l'Église, mais cela vaut pour d'autres institutions.

Il serait bon que les avocats, les procureurs, les juges d'instruction et les officiers de police judiciaire soient formés à la manière d'aborder la parole de l'enfant. Depuis les procès d'Outreau, il me semble qu'elle est trop facilement remise en question ou négligée.

À Orléans, nous avons eu un premier jugement. Il y aura d'autres dossiers, car la parole se libère. Pourquoi ne pas créer un parquet national spécialisé (pas forcément permanent) pour la criminalité sexuelle sur enfants, avec des magistrats et des juges d'instruction formés à entendre la parole de l'enfant ? Un parquet spécialisé existe bien pour les infractions financières.

Je veux aussi aborder la question de la mixité dans l'Église, sujet délicat bien sûr : les premières révélations émanent toujours de laïcs, de sexe féminin. Ne faudrait-il pas, dans les camps et plus largement les structures qui reçoivent des enfants, prévoir un encadrement mixte ? Je ne dis pas que les femmes sont exemptes de perversités...

Mme Laurence Rossignol . - Statistiquement, les auteurs d'abus ou de crimes sexuels sont des hommes !

M e Antoinette Fréty . - La mixité des encadrants a un sens. Dans notre dossier, ce sont des femmes qui ont donné l'alerte.

Mme Laurence Rossignol . - Comme témoins ?

M e Antoinette Fréty . - Oui : en l'occurrence, elles se sont interrogées sur le fait qu'un homme s'enferme avec un enfant, qu'il procède à des vérifications médicales sans avoir la qualité de médecin.

Autre point que je veux mentionner, le secret de la confession. On nous l'oppose trop souvent. Il n'est pas reconnu par la loi, mais il l'est dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation : il est possible de ne pas poursuivre pour non dénonciation de faits révélés dans la confession.

Je regrette que l'on se cache derrière ce secret, trop étendu : on admet que le récipiendaire de la confession s'abstienne de révéler des infractions sexuelles sur mineurs de quinze ans. Cela me gêne intellectuellement. Le législateur pourrait revoir la définition et le périmètre du secret de la confession, qui ne saurait être aussi large que le secret professionnel confié par la loi aux avocats.

Mme Laurence Rossignol . - La Cour de cassation a-t-elle admis une exonération de l'obligation de dénonciation ou a-t-elle reconnu une atteinte au secret de la confession en cas de révélation ?

M e Antoinette Fréty . - Le confesseur qui entend un prêtre auteur de crime sexuel, ou la victime d'un crime à caractère sexuel, peut révéler les faits sans être poursuivi pour non-respect du secret de la confession. Mais il n'en a pas l'obligation. C'est toute l'ambiguïté ! Le législateur devrait travailler sur ce point car on ne peut l'admettre sur les infractions graves.

M e Edmond-Claude Fréty . - Il n'y a pas de loi, seulement une jurisprudence, et une circulaire de la chancellerie sur l'option de conscience. Mais ce n'est pas le sens de l'article concernant la non-dénonciation de crimes ou d'atteintes sexuelles. Et si l'option de conscience s'applique dans le cadre de l'Église, où existe un secret de la confession, alors les prêtres agresseurs qui sentent planer une menace pénale se confesseront à leur évêque et on en restera là ! C'est aussi pourquoi le jugement d'Orléans opère un retour intéressant à l'esprit de la loi qui avait instauré l'infraction de non-dénonciation d'infractions sexuelles sur mineurs de quinze ans. Elle visait à débarrasser les victimes du poids considérable de la dénonciation des faits. Olivier, profondément croyant, a dû franchir la porte du diocèse, lieu sacré ; il est allé, accompagné par son ancienne monitrice du camp, voir l'évêque et lui exposer les faits, autrement dit dénoncer un prêtre confesseur, aumônier du camp, une autorité morale, qui représentait la voix du Seigneur, et qui était pour ces jeunes un guide spirituel. Mettre en cause de telles personnes devant leur hiérarchie est très éprouvant pour un catholique pratiquant. Aller au bout de la démarche l'est encore plus lorsque les victimes se heurtent à un mur du silence.

Dans le cas présent, cette forme d'hypocrisie, de mistigri par lequel chaque évêque transmet, via ses archives, le signalement à son successeur, jusqu'à ce que la prescription éteigne l'affaire, n'a pas fonctionné, et c'est tant mieux, car ce n'était pas le sens de la loi. Il importe de faire de l'infraction de non-dénonciation un absolu : ce n'est pas aux récipiendaires du signalement d'apprécier si les faits sont réels ou non, s'ils sont ou non prescrits, ils doivent transmettre le dossier aux professionnels habilités à mener une enquête judiciaire. Si chacun compte sur le voisin pour dénoncer, c'est à nouveau la victime qui porte le fardeau de devoir dénoncer.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Avez-vous des liens ou des relations avec d'autres associations de victimes d'abus sexuels commis au sein de l'Église ? La monitrice de votre camp n'a-t-elle rien dit ?

M. Olivier Savignac . - Non, car l'aumônier national du mouvement eucharistique des jeunes est descendu de Paris pour gérer la crise. Elle avait fait sa part. Tous les hommes du camp, en revanche, ont mis en cause notre parole, sauf un animateur... victime lui aussi. Sans Anne Geiger et une autre animatrice, qui ont fait leur travail, tout aurait continué. Dix enfants sur vingt-deux étaient passés dans le bureau de l'aumônier pour la visite médicale. Les hommes, eux, n'ont rien dit. L'évêque n'a fait aucun signalement à la direction Jeunesse et sport, alors que l'association était agréée en 1993. Encore aujourd'hui, il importe de faire un signalement aux autorités publiques compétentes.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Merci de la force de votre témoignage, votre volonté farouche, votre constance. Vous n'avez jamais baissé les bras. Entre le moment du traumatisme en 1993 et la dénonciation des faits, ceux-ci sont-ils demeurés dans votre esprit ou les aviez-vous rejetés dans l'oubli ? Avez-vous informé votre famille ? Votre mère ?

Vous attendiez d'être reconnu comme victime, d'être cru. Qu'est-ce qui pourrait désormais orienter votre action ?

M. Olivier Savignac . - J'ai gardé ce secret pendant douze ans. En 1993, si les adultes avaient fait leur travail, nous n'aurions pas eu en 2018 à faire face à notre agresseur au tribunal. Les adultes, à la fin du camp, nous ont simplement dit : « Si c'est trop dur pour vous, parlez à vos parents ». Les familles n'ont reçu aucune lettre de l'association pour les informer. Le prêtre, lui, a été envoyé dans un autre camp. Une messe, obligatoire, a été organisée pour lui dire adieu : nous étions placés au coeur même de l'eucharistie ! Le Christ fragile et vulnérable était convoqué pour purifier les pêchés de cet homme. Notre fardeau est aussi là : nous avions entre onze et treize ans, nous avons été agressés non seulement dans notre corps et notre âme, mais également dans notre foi. C'est une triple peine qui déchiquette. Il est difficile de s'en relever. J'avais treize ans, la foi avait un rôle important pour moi, mais tout s'est désagrégé. On se retrouve distordu, dissocié, face au mur de loyauté énorme érigé devant nous. Dénoncer, c'est trahir notre famille spirituelle, c'est trahir notre famille, qui a confiance en l'Église - c'est la loyauté invisible. J'ai gardé, honteux, coupable, ce secret. J'ai dû, à l'église, faire face à cet homme qui avait une emprise sur nous, qui était à la fois le directeur administratif et spirituel et s'attribuait des compétences d'infirmier. Pour nous, il était un modèle... J'ai donc tout enfoui, et j'ai eu une adolescence très difficile, avec des pensées suicidaires - à seize ans, je me posais bien des questions sur mon existence sur terre. C'est la musique qui m'a sauvé. Mais les suicides sont nombreux après de tels traumatismes.

Je n'ai pas parlé à mes parents, pour ne pas les culpabiliser, ni à mon accompagnateur spirituel. Je suis resté dans la foi, me suis enfermé dans la conviction que le Christ allait m'aider. Cela m'a gardé en vie. Entre 1998 et 2004, j'ai retrouvé une certaine paix intérieure, accompagné par un prêtre. Je voulais entrer dans les ordres comme religieux, d'autant que la distorsion que j'avais vécue à treize ans me faisait fuir la sexualité : elle me semblait sale. Je souhaitais devenir frère et missionnaire en Amérique latine, mais le supérieur d'une communauté m'en a dissuadé, me conseillant plutôt de faire des études.

Puis j'ai été animateur dans un internat de Rodez, où officiait aussi mon accompagnateur spirituel, devenu directeur du foyer. Durant la première année où j'y travaillais, des jeunes sont venus me trouver, me disant qu'ils avaient été agressés par le père Bruno... Mon accompagnateur spirituel ! J'ai parlé à plusieurs personnes de l'équipe, au vicaire épiscopal, qui a transféré l'information à l'évêque de Rodez. Je me suis trouvé face à un nouveau mur, les gens ne voulaient pas entendre. Ils me culpabilisaient et affirmaient que cela ne me concernait pas. À ce moment-là, tout est remonté à la surface. Par le biais d'une assistante sociale à qui j'avais présenté les jeunes, j'ai moi-même pris conscience de la nécessité de faire un travail sur moi, de prendre en mains mon histoire.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous n'avez pas eu de doute sur les déclarations de ces jeunes ?

M. Olivier Savignac . - Non. Je me suis reconnu dans leur regard. Un jeune exprimait des pensées suicidaires, j'ai compris qu'il fallait intervenir. Mais j'ai eu contre moi toute l'équipe d'animation et le diocèse. J'en ai référé à la psychologue de l'enseignement catholique, lui disant qu'il fallait suivre ces trois jeunes. Mais je me suis heurté à un mur, et même au harcèlement de l'association diocésaine de Rodez, qui voulait me pousser à la démission. Il y a eu une enquête préliminaire, une mise en examen pour agressions sexuelles, ce qui a déclenché contre moi les foudres de tout le diocèse. À cause de la pression, et parce que j'ai menacé de tout dire à la presse, on m'a finalement proposé une rupture de contrat de travail à l'amiable : cela m'a permis de m'extraire de ce milieu. La presse avait pris le parti du prêtre, car à Rodez comme à Orléans, il y avait des collusions, ce prêtre était porté au pinacle, admiré des politiques, il appartenait à de nombreuses associations et il paraissait destiné à devenir évêque. Personne ne voulait s'intéresser à ces jeunes.

Il a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et à une obligation de soins ; il a fait appel et a été condamné à nouveau par le tribunal de Montpellier, obligé de quitter le diocèse. Mais moi aussi j'ai quitté le diocèse, car j'avais perdu ma famille du diocèse, et mes amis, à qui l'on avait monté la tête.

Après cette double peine, j'ai commencé à mener moi-même l'enquête sur mon histoire ; j'ai retrouvé mon agresseur sur internet, paradant au milieu de jeunes, et j'ai compris alors que j'étais à la croisée des chemins : soit abandonner et me noyer, soit me saisir de la question. La foi en le Christ m'a beaucoup aidé pour aller au-delà de ces murs et cesser d'avoir peur.

J'ai découvert que ce prêtre avait été protégé par un, par deux, par trois évêques. Le troisième, Mgr Fort, plutôt compatissant, m'a dit qu'il y aurait examen psychiatrique, que l'intéressé ne nuirait plus. Or je retrouve celui-ci en photo neuf mois plus tard, encore entouré de jeunes, dans un camp des Scouts d'Europe, et nommé expert sur les questions de pédophilie : il y a de quoi devenir paranoïaque ! Néanmoins j'ai toujours conservé ma foi ; mais j'étais révolté contre cette Église des hommes qui a enterré la parole de dizaines, voire de centaines de milliers de personnes, que j'entends tous les jours... Je m'estime chanceux qu'après vingt-cinq ans on me reconnaisse comme victime, que le procureur nous remercie. J'ai été heureux que la justice française nous ait enfin écoutés, ait manifesté de l'empathie, ait avec objectivité fait le procès non de l'Église mais du silence et de la complicité de crime de la part de tous ceux, religieux ou laïcs, qui sont restés silencieux.

Nous lançons un vaste appel à témoins pour dépasser cette loyauté invisible qui meurtrit des dizaines, des centaines, des milliers de victimes - qui ont notre âge, voire plus et vivent encore avec ça. La semaine dernière encore, une femme de soixante-neuf ans, épouse d'un élu, m'a confié que tout remontait à présent et qu'elle vivait avec ce poids depuis soixante ans.

Que peut faire la justice ? Que peut faire le législateur ? Et que peut faire l'Église ? Nous sommes à l'heure de vérité, et il ne faut plus laisser des enfants en danger, ni des adultes sans réponse. Le traumatisme d'une victime, on peut en disserter pendant des heures, mais lorsqu'on ne l'a pas vécu, il est difficile de le comprendre. La rencontre de victimes avec le public aide à se rendre compte de ce qu'est le traumatisme. Certains évêques, comme Mgr Blaquart, ont assumé, mais ils sont sous le poids de la solitude. À Rodez, j'ai prévenu Mgr Fonlupt. Pourtant, à la journée qu'il organise le 27 mars prochain, il n'accueillera pas de victimes !

La majorité des cellules d'écoute sont inutiles et dangereuses, car l'objectivation des faits est effectuée par l'évêque lui-même. De quel droit ? Je mets à part la cellule d'écoute de Paris et peut-être celle de Montpellier, qui fait un travail remarquable avec le CHU, des médecins, des psychologues et des psychiatres. Les autres objectivent des situations, ce qui me pose un cas de conscience.

Combien de temps faudra-t-il attendre pour que les paroles se libèrent ? Vont-elles rester enterrées à tout jamais à cause de pareilles institutions ? Je me sens assez démuni face à un combat si lourd, qui est le combat d'une vie. Ce n'est pas facile pour ma famille, pour mes proches, pour mes amis prêtres qui se voient traités de sales pédophiles - car il y a aussi des victimes collatérales dans l'Église.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Vous êtes allé à Lourdes, à la conférence des évêques. Quelles suites attendez-vous ? La commission épiscopale doit donner en février ses premiers résultats. Les professionnels de la justice - notamment ceux qui vous accompagnent - ont fait des propositions, par exemple sur le dépaysement. En tant que victime, quelles recommandations ou propositions pouvez-vous nous faire ? D'aller vers plus de prévention ? Qu'est-ce qui vous a surtout manqué en 1993 ?

M. Olivier Savignac . - Ce qui m'a surtout manqué c'est que l'Église, qui se veut au-dessus de tout, accepte de se soumettre à la loi pénale, qui était la même en 1993 et aujourd'hui.

Il faudrait donc insister, dans la formation du clergé, sur le fait que le devoir d'un citoyen est de se conformer à la loi du pays avant de se référer à un droit canon du reste très ancien : certains articles remontent au seizième siècle...

La commission Sauvé représente un formidable espoir, mais il ne faut pas se leurrer, car les archives des diocèses ne sont pas toujours complètes : certains dossiers gênants ont purement et simplement disparu, par exemple après la condamnation de Mgr Pican en 2000.

Pour que l'enquête soit exhaustive, il faut s'appuyer plus largement sur le témoignage oral. Sans témoignages oraux, sans appels à témoins majeurs sur tout le territoire national, sans espaces de parole, tels que des soirées-débats dans les paroisses, les doyennés et les diocèses, on ne pourra pas capter toutes ces paroles : la plupart des victimes ne feront jamais le pas d'aller déposer sur un site internet. La plupart viendront tout au plus à une réunion d'information de la paroisse.

Des expériences pionnières ont été menées entre mars et mai 2018 à Orléans, dans certaines paroisses, par Mgr Blaquart, suite à l'inculpation, notamment, du père de Scitivaux. Le triptyque professionnel - prêtre - victime a libéré la parole, grâce aussi à l'espace informel que constituait un simple pot, à la fin de la réunion.

La réussite de l'enquête, ai-je dit à M. Sauvé, dépendra de sa capacité à recueillir des témoignages, des années cinquante à nos jours. Les personnes concernées veulent au moins pouvoir parler. L'une me disait récemment qu'aucune psychothérapie ne pourrait la guérir, puisqu'elle s'était construite sur le fait d'avoir été victime et que, si on lui enlevait cela, elle ne saurait plus qui elle est.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Sur quelles peines le procès d'Orléans a-t-il débouché ?

Le fait d'être abusé par un prêtre, pour l'enfant qui a été violé, diffère de celui d'être abusé par un enseignant, car il y a en plus du viol un abus spirituel aboutissant à une perte de repères spirituels qui détruit encore un peu plus l'enfant et sa personnalité.

L'omerta observée au sein de l'Église n'est-elle pas due au fait que, si l'enseignant pédocriminel franchit une barrière, le prêtre en franchit deux, puisqu'il n'est pas censé avoir de sexualité du tout ? C'est donc une double infraction, en quelque sorte, par rapport à un pédocriminel laïc. Quelles sont les sanctions prévues par le droit canon pour un prêtre qui revient sur ses voeux, et notamment sur celui de chasteté ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Sénateur du Loiret et ancien maire de la ville d'Orléans, je vous ai écouté avec attention. Mgr Jacques Blaquart a fait preuve, en effet, d'un grand courage - comme d'autres évêques, d'ailleurs.

Votre témoignage est essentiel, car il est au coeur du sujet. Nous avons été quelques-uns à proposer une commission d'enquête centrée sur l'Église. Votre témoignage montre bien qu'il y a vraiment quelque chose qui ne peut pas être comparé aux autres situations - tout aussi dramatiques et criminelles soient-elles.

Dans son dernier livre, Christine Pedotti écrit une lettre très claire aux évêques. Elle évoque d'abord la conception que l'Église se fait de la sexualité : vaste sujet, sur lequel le législateur n'a certes pas de leçons à donner, mais qu'il peut analyser. Elle parle ensuite du fait que certains évêques ont largement privilégié la défense de l'institution. Elle aborde enfin la question la plus difficile : la confession dans le système ecclésial. Si quelqu'un vient se confesser, c'est qu'il a confiance en la personne à qui il s'adresse : il sait que celle-ci ne révélera rien. Sinon, il ne parlerait pas. Dans ce contexte, si quelqu'un apprend un crime, c'est la tempête sous un crâne, comme disait Victor Hugo. Il faut donc dire et expliquer qu'il y a une loi de la République et que la Justice de la République est au-dessus - non pas au sens métaphysique mais au sens civique.

Notre mission, à mon avis, ne peut pas ne pas s'attaquer à ce coeur-là du sujet. Il faut être clair et affirmer que si quelqu'un apprend un crime, même dans des circonstances particulières, il doit dire à son interlocuteur qu'il est dans l'obligation de le dénoncer à la Justice pour respecter la loi de la République française. Il y a peut-être des lois métaphysiques, des lois spirituelles, mais il y a une loi de la République française, qui s'impose a priori . Cela n'est pas évident, d'où la gêne, le malaise et les ambiguïtés.

En tous cas, ce que fait votre association est très précieux.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je suis d'accord : la dichotomie entre l'autorité de Rome et nos lois, et ce que vivent les victimes, tout cela est au coeur de notre sujet. La volonté de protéger l'institution existe aussi, à un degré moindre, à l'Éducation nationale ou dans le milieu sportif. Mais le secret de la confession est un problème spécifique.

Notre objectif premier est évidemment la protection des victimes.

Mme Laurence Rossignol . - Évoquant l'autoprotection des institutions catholiques et la passivité de l'institution judiciaire pendant toute une période, vous disiez que les magistrats ne s'imaginaient pas convoquer un évêque.

M e Antoinette Fréty . - C'est clair.

Mme Laurence Rossignol . - Nous avions initialement demandé une commission d'enquête sur la pédocriminalité dans l'Église catholique. Cela aurait imposé des témoignages sous serment par des personnes ne pouvant se soustraire à nos convocations. Or nous sommes une simple mission d'information, portant sur toutes les institutions qui sont en contact avec des enfants. Vous voyez que la justice n'est pas la seule à être réticente à convoquer des évêques : il y a aussi la majorité sénatoriale !

Pour autant, nous souhaitons que cette mission d'information formule des recommandations utiles à la fois pour que justice soit rendue aux victimes, mais aussi pour prévenir la réitération de tels faits ou la survenue de nouveaux auteurs.

Je pense que l'absence de mixité est un problème, notamment lorsqu'il n'y a que des hommes : quand il n'y a que des femmes, on entend peu parler d'affaires de violences sexuelles contre les enfants... Les auteurs sont le plus fréquemment des hommes. Pourquoi, dès lors, ne pas imposer la mixité dans les structures en contact avec les enfants ?

M. Sueur a parlé du secret de la confession, lorsque c'est l'auteur qui se confesse. Mais quand c'est la victime ? Doit-on traiter le secret de la confession de la même façon ? L'auteur vient parler parce qu'il sait qu'il va pouvoir laver sa conscience à bas prix. La victime qui vient parler demande-t-elle vraiment le secret de la confession ? Ne voudrait-elle pas, plutôt, qu'on lui tende la main ?

Vous vous êtes lancés dans un travail associatif et judiciaire de recueil des témoignages. Comment expliquez-vous cette pesanteur quasi institutionnalisée qu'on observe dans l'Église catholique ? L'Éducation nationale a aussi déplacé des enseignants, mais à un degré moindre. Peut-être, là encore, l'absence de mixité joue-t-elle un rôle ? Pourquoi une telle prévalence des violences sexuelles sur les mineurs par des hommes d'Église ? On a l'impression qu'il y a plus de garçons que de filles parmi les victimes. Est-ce parce que les garçons parlent plus, qu'ils ont davantage conscience d'avoir été victimes ? Est-ce un effet d'optique ou une réalité ?

Les jeunes prêtres ont-ils une perception de ses sujets différente de celle de leurs prédécesseurs ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Ce qui ne va pas dans la confession c'est qu'à la fin, si quelqu'un vient de révéler qu'il a commis un crime, la formule rituelle est « ne recommence plus et va en paix ». À aucun moment il n'est question de la victime ! On ne s'en occupe pas.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous évoquerons la question avec les membres du clergé que nous recevrons - car nous en recevrons, même si nous sommes une simple mission d'information. Nous n'avons pas mis un couvercle sur l'Église catholique...

M e Antoinette Fréty . - Et nous n'aurions pas dit autre chose sous serment !

Mme Françoise Laborde . - Que pensez-vous de la séparation de l'Église et de l'État, sur cette question de la confession ?

M e Antoinette Fréty . - Le secret de la confession est un vrai sujet, car c'est l'argument constamment opposé en défense par les autorités qui étaient informées des faits. D'un point de vue juridique, le secret de la confession bénéficie de la même protection que le secret professionnel des médecins ou des avocats, de par la jurisprudence de la Cour de cassation - qui pourrait être renversée par une loi. L'Australie, par exemple, a limité par la voie législative les effets du secret de la confession - pour tous les cultes.

Un autre problème est la place du droit canon, sur lequel les accusés sont souvent bien mieux informés que sur la législation française. Pourtant, la position de l'Église en matière de pédophilie est claire, notamment depuis Jean-Paul II et encore plus depuis Benoît XVI. Les prêtres, les évêques accusés citaient sans problème de nombreux articles du droit canon, mais peu se référaient à l'article 40 du code de procédure pénale, que tout le monde connaît, et qui oblige toute personne qui aurait connaissance d'un crime ou d'un délit à le dénoncer.

Parmi vos recommandations, la formation doit donc avoir toute sa place, et notamment celle du clergé sur ses propres obligations. Un rappel sur ce qu'est un signalement en application de l'article 40 et sur les obligations que contient le code pénal à l'égard de n'importe quel citoyen, qu'il soit laïc ou religieux, serait bienvenu.

M. Olivier Savignac . - Concernant le droit canon, voici ce que dit l'article 52 de la Constitution apostolique : « La congrégation pour la doctrine de la foi connaît des délits contre la foi et des délits les plus graves commis contre les moeurs ou dans la célébration des sacrements. Si nécessaire, elle déclare ou inflige des sanctions canoniques d'après le droit commun ou propre ». Des modifications ont été introduites en 2010, notamment en ce qui concerne la détention d'images pornographiques et les délits à l'encontre des moins de dix-huit ans. Le pape Benoit XVI a été un des premiers papes à prôner la tolérance zéro. Tous les évêques sont censés connaître le droit canon.

Dans l'affaire d'Orléans, je constate que le droit canon n'est pas appliqué, puisque l'abbé de Castelet est toujours abbé ! Il n'a pas été renvoyé de l'état clérical. L'Église n'a donc pas appliqué son propre droit disciplinaire. À Saint-Étienne, le prêtre a été renvoyé de son état clérical avant le procès pénal car l'évêque en place ne voulait certainement pas payer d'indemnités... Pour le cas qui me concerne, la suite logique devrait être le renvoi de l'état clérical.

M e Edmond-Claude Fréty . - Vous m'avez interrogé sur la peine qui a été prononcée lors du jugement : le prêtre a été condamné, pour attentat à la pudeur commis avec violence ou surprise sur mineur de quinze ans, à trois ans d'emprisonnement délictuel avec un sursis partiel d'un an, assorti d'une mise à l'épreuve d'une durée de deux ans. Cette mise à l'épreuve comportait des obligations de se soumettre à des mesures d'examen, de contrôle, de traitement ou de soins médicaux. Sous le régime de l'hospitalisation, il devait suivre des soins psychologiques ou psychiatriques. Le jugement a aussi prévu l'indemnisation des victimes. Le prêtre ne devait plus exercer d'activité professionnelle ou fonctionnelle ayant servi à ces infractions, en l'espèce celle de prêtre, ce qui rejoint le droit canon avec un retour à l'état laïc. Enfin, il devait s'abstenir d'entrer en relation avec des mineurs : il était temps !

Mgr Fort a été condamné, quand à lui, pour les faits de non-dénonciation de mauvais traitements et d'atteintes sexuelles sur mineur de quinze ans. Il a donc été condamné à un emprisonnement délictuel de huit mois, assorti d'un sursis total.

Dans le dossier d'Orléans, j'ai noté une particularité, à savoir la dispute entre l'archevêque et l'évêque. L'archevêque avait reçu un courrier de Philippe Cottin, autre victime, et il s'était étonné de voir l'abbé de Castelet à un grand rassemblement de scouts qui avaient entre huit et onze ans. Il avait demandé à Mgr Fort s'il était normal que ce prêtre soit encadrant et Mgr Fort lui avait répondu que cela n'était pas ses affaires. D'un point de vue canonique, il semblerait que l'archevêque soit le supérieur de l'évêque mais, en réalité, l'évêque étant seigneur en son royaume, il n'a pas d'ordre à recevoir de son archevêque... Pendant ce temps, l'autorité judiciaire n'a absolument pas été tenue informée des risques encourus par les enfants. Le dépaysement permettrait d'éviter ce sentiment de gêne qui empêche parfois d'aller au bout de la démarche.

Grâce au procureur Nicolas Bessone et aux juges d'instruction, le dossier a été conduit à son terme.

L'affaire de Scitivaux est en cours d'instruction et la présomption d'innocence s'applique. Nous avons signalé l'affaire au procureur de la République et avons transmis au diocèse les éléments en notre possession. Nous nous sommes rendu compte que, dans un espace géographique limité, plusieurs prêtres ont effectivement eu des problèmes, notamment Loïc Barjou qui a été condamné définitivement. Au cours du procès, le procureur a mentionné sa condamnation, prononcée à Toulon, qui portait sur des faits commis à la fois dans le Loiret et à Toulon sur une quinzaine d'enfants, et qui lui ont valu une peine d'emprisonnement de sept ou huit ans. Le procureur a également interrogé le fichier Cassiopée, qui a révélé un jugement rendu à Nanterre : ce monsieur avait été condamné pour détention de fichiers pédopornographiques. Après sa condamnation, il était devenu l'archiviste d'un ancien évêque d'Orléans qui l'avait emmené avec lui à Nanterre, Mgr Decour lui-même apparaît dans le dossier de Castelet comme ayant disposé d'informations.

La traçabilité des dossiers est essentielle : en quinze ans, on peut oublier des faits. Ainsi, les procureurs pourraient alerter les évêques sur tel ou tel dossier. La lettre effroyable que nous avons reçue sur l'affaire de Scitivaux porte sur des faits hélas prescrits... On ne peut jamais prévoir quand la parole des victimes se libèrera.

Quelques mots de l'accès aux archives. Nous avons fait une demande au juge d'instruction pour obtenir la transmission des archives et l'interception des correspondances de la cellule d'écoute d'Orléans. On nous a répondu qu'il s'agissait d'une atteinte au secret de la correspondance et on nous a refusé la transmission. L'une des leçons de cette affaire est qu'il faut externaliser ces jugements : l'Église ne peut pas gérer ces affaires seule ; elle n'a pas la capacité à juger dans l'entre soi. Les évêques qui soulèvent le voile passent aux yeux de certains pour des traîtres. Il faut donc sortir du pur périmètre ecclésiastique. Voyez ce qui s'est passé à Orléans : le psychiatre qui a expertisé l'abbé de Castelet appartenait à une frange très conservatrice ; il a délivré un faux certificat qu'il a remis à l'agresseur lui-même, à charge pour lui d'en faire ce qu'il voulait. L'évêque a ainsi désigné le psychiatre qui lui convenait, sans passer par un expert désigné par l'autorité judiciaire.

Certains juristes confondent l'institution et la foi. Or l'institution de l'Église est distincte de la foi catholique. Remettre en cause des autorités ecclésiastiques, ce n'est pas renier l'Église. Le fait de ne rien faire crée de la défiance plus que la clarté.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ce sera le mot de la fin. Merci pour votre témoignage très riche et captivant.

Audition M. Sébastien Boueilh, directeur-fondateur,
et Mme Claire Lailheugue, chargée de communication,
de l'association Colosse aux pieds d'argile

(jeudi 31 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous poursuivons ce matin notre cycle d'auditions consacrées aux associations en recevant M. Sébastien Boueihl et Mme Claire Lailheugue, respectivement directeur et chargée de communication de l'association « Colosse aux pieds d'argile ». Cette association a pour missions la prévention et la sensibilisation aux risques de pédocriminalité et de bizutage en milieu sportif, la formation des professionnels encadrant les enfants, ainsi que l'accompagnement et l'aide aux victimes. Le secteur du sport fait partie du champ d'investigation de notre mission d'information puisque nous avons fait le choix de nous intéresser à toutes les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions.

Les auditions auxquelles nous avons procédé jusqu'à présent nous ont donné l'impression qu'il y avait encore une marge de progression dans ce domaine et nous aimerions vous demander quelles mesures complémentaires nous pourrions prendre pour mieux protéger les enfants et les adolescents contre les prédateurs sexuels dans le milieu sportif.

La question de l'accompagnement des victimes est également essentielle à nos yeux : comment peut-on les aider à surmonter le traumatisme lié à l'agression et à entrer dans un parcours de résilience ?

Nos rapporteures vous ont adressé un questionnaire qui pourra servir de fil conducteur à votre intervention liminaire, pour quinze minutes environ, avant un échange que nous aurons ensuite, lequel nous semble tout particulièrement important compte tenu du fait que l'omerta sur le sujet des violences sexuelles à l'égard des mineurs n'épargne pas le milieu sportif, pas plus que les autres secteurs sur lesquels nous nous sommes penchés.

M. Sébastien Boueihl . - Je vous rejoins pleinement, madame la présidente : le milieu sportif n'est pas épargné par le fléau des violences sexuelles à l'égard des mineurs et je remercie votre mission de donner à notre association l'occasion d'apporter son éclairage sur la question.

Cette association est née de mon histoire personnelle. J'ai été violé de douze à seize ans, par mon entraineur, alors que je pratiquais le rugby. Je n'ai trouvé le courage d'en parler que dix-huit ans après les faits, grâce à un ami d'enfance qui a lui aussi été victime du même prédateur.

Cet ami d'enfance jouait également au rugby, et nous étions membres d'un même groupe de musique. Il se trouve qu'il menait une vie sexuelle particulièrement dissolue dont il a cherché à comprendre l'origine en pratiquant une séance d'hypnose partielle, à partir de laquelle tous ses souvenirs sont remontés à la surface. Il s'est alors remémoré les viols subis tous les mercredis. Il m'en a parlé, ce qui a libéré ma parole. J'ai alors osé en parler à un autre ami d'enfance, nous étions très souvent ensemble tous les trois, lequel m'a révélé avoir subi les mêmes agissements, toujours de la part du même auteur.

On peut qualifier ce prédateur d'hébéphile, c'est-à-dire qu'il est attiré par la tranche d'âge de douze à seize ans, ce qui correspondait aux pré-adolescents que nous étions à l'époque.

À partir de là, j'ai décidé de porter plainte. La procédure a duré quatre ans avant que se tienne le procès d'assises au cours duquel j'ai cherché la manière dont je pourrais utiliser ce qui m'était arrivé pour protéger de nouvelles victimes potentielles. C'est là qu'a germé l'idée d'une association.

En tant qu'ancien joueur de l'équipe de France amateur de rugby, tout au long de ma carrière dans le milieu sportif, j'ai pu constater des comportements inappropriés. Il n'est pas rare, par exemple, que des éducateurs sportifs se douchent avec les enfants, à l'issue des activités, ce qui est parfois plus qu'ambigu. J'ai aussi vu des gestes déplacés lorsque j'allais voir mes cousines, qui pratiquent la gymnastique, en compétition. Ces comportements m'alertaient déjà, mais j'étais encore plongé dans le silence.

Mon agresseur a été condamné le 29 mai 2013. L'association est née le dimanche suivant et a aujourd'hui cinq ans. Sur cette période, nous avons sensibilisé 165 000 enfants grâce au petit « guide des colosses » et nous avons reçu 3 000 témoignages, dont un quart en milieu sportif. Sans surprise, la plupart des témoignages concernent des faits commis au sein de la cellule familiale, et dans une moindre mesure proviennent du cadre religieux et du milieu éducatif. Cela n'empêche pas un nombre important de victimes dans le milieu sportif. À la suite d'un reportage sur notre association diffusé dans le cadre de l'émission « Envoyé spécial » en juin 2018, nous avons reçu plus de trois cents témoignages, provenant du monde entier. Parmi ces trois cents témoignages figurent ceux de victimes de vingt disciplines sportives différentes. Ces chiffres ne correspondent qu'à l'activité de l'association, et pas à une enquête nationale, mais ils illustrent le fait que le milieu sportif n'est pas épargné par les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs.

Comme vous l'avez rappelé, l'association mène une politique de prévention et de sensibilisation aux risques de pédocriminalité et de bizutage en milieu sportif et cherche à aider les victimes. Je souhaite ajouter que notre action vise aussi à aider les éducateurs à se prémunir de tout comportement inapproprié en leur expliquant comment ne pas se mettre dans des situations qui pourraient être mal interprétées.

Notre objectif est de protéger le mouvement sportif dans son ensemble, c'est-à-dire d'abord les victimes, mais aussi les encadrants qui seraient victimes de fausses allégations. Il ne faut pas remettre en cause la parole de l'enfant, mais il a pu arriver que certains d'entre eux, non retenus dans le cadre d'un centre de formation par exemple, profèrent des allégations simplement pour se venger de leur entraineur. Il existe des cas de suicide d'entraineurs sportifs, victimes de fausses accusations. Nous cherchons aussi à éviter cela, en diffusant les bonnes pratiques, celles qui lèvent toute ambiguïté.

J'ai créé l'association avec un conseil d'administration d'une vingtaine de personnes. En tant qu'ancien commercial dans le secteur industriel, je n'ai aucune formation dans la protection de l'enfance. Je ne suis pas non plus juriste. Mais mon passé fait que je sais malheureusement comment fonctionne un prédateur et comment fonctionne une victime mais il faut aussi des profils de professionnels pour que l'association fonctionne. Chaque commission de l'association comprend au moins un professionnel du secteur, dédié à la commission, qui agit bénévolement pour l'association. La commission juridique, par exemple, est chapeautée par Maître Frédéric Lonné, mon avocat, qui est par ailleurs bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau de Dax. La commission psychologique repose sur Marie-Claude Darrigade, psychologue, victimologue et criminologue avec qui nous avons créé un réseau national de psychologues-victimologues. En cinq ans d'activités de sensibilisation, des victimes se sont manifestées à l'issue de chacun de mes témoignages. Ces victimes sont systématiquement orientées vers notre réseau de psychologues-victimologues.

Nous pourrions couvrir l'ensemble du territoire en recourant au bénévolat mais nous estimons que le bénévolat a ses limites. Les antennes que nous montons reposent uniquement sur des professionnels que nous salarions. Il existe une antenne en Occitanie qui gère les dossiers de treize départements et une antenne dans la région Centre-val-de-Loire compétente sur six départements. Nous avons deux salariés que nous avons formés au recueil de la parole des victimes. C'est un choix de ne pas confier un rôle aussi important à des bénévoles, qui malgré leur bonne volonté, ne pourraient pas être, par définition, des professionnels de la protection de l'enfance. Il faut être solide et formé pour écouter une victime d'infractions sexuelles, mineure de surcroit. Sans formation, vous pouvez créer des dommages irréversibles en lui prodiguant des conseils inappropriés. Nous avons également ouvert une antenne en Argentine, Coloso Con Pies de Barro , et nous avons des contacts avec le Canada et la Tunisie. J'ai effectué quelques interventions en Argentine et en Espagne et je peux dire que, comparativement, l'accompagnement des victimes est meilleur en France, même s'il est loin d'être toujours satisfaisant.

Nos actions touchent tant le sport de haut niveau, via des sensibilisations dans les centres de ressources, d'expertise et de performance sportives (CREPS) que le monde amateur à travers les organes déconcentrés des fédérations sportives qui se sont engagées avec nous. Nous intervenons dans le milieu scolaire, à tous les niveaux : écoles, collèges et lycées. Nous ne sommes pas agréés pour l'instant, ni reconnus d'utilité publique, mais nous sommes systématiquement accompagnés, lorsque nous intervenons dans un établissement, par un infirmier, un psychologue ou une assistante sociale. L'ADN de notre association, c'est le milieu sportif, mais les enfants peuvent pratiquer une activité sportive dans des cadres très variés. Par exemple, depuis, peu, notre association intervient aussi auprès des jeunes sapeurs-pompiers bénévoles, avec un constat identique : partout où nous intervenons, des victimes se dévoilent. Nous sommes également de plus en plus en contact avec des mairies, des conseils départementaux, des directions départementales, des conseils régionaux, des directions régionales qui font appel à nous pour des actions de formation de leurs professionnels ayant des contacts avec de jeunes publics.

À ce jour, six fédérations sportives se sont engagées à nos côtés : il s'agit des fédérations françaises de rugby, de basketball, de gymnastique, de pelote basque, de baseball et softball et l'union française des oeuvres laïques d'éducation physique (UFOLEP). Des échanges sont en cours de finalisation avec d'autres fédérations ou unions, comme la fédération française de roller, l'union nationale des sports scolaires (UNSS), l'union sportive de l'enseignement du premier degré (USEP) ou encore l'Unicef. Nous travaillons également sur une convention avec le comité national olympique et sportif français (CNOSF). Contrairement à Mme Laura Flessel, qui niait l'existence d'une omerta sur le sujet dans le sport, l'actuelle ministre des sports, Mme Roxana Maracineanu, s'attaque frontalement au sujet. Elle nous a reçus dernièrement et nous avons le sentiment qu'elle cherche à lutter contre cette omerta. Plusieurs communes s'engagent également sur le sujet : c'est le cas de Pau, Montpellier, Bordeaux ou Paris, pour ne citer que quelques exemples.

Le constat, particulièrement triste, que je fais est le même partout : la parole se libérant, j'ai la certitude que le nombre de victimes qui s'expriment va exploser. Le témoignage que je leur apporte a un pouvoir libérateur. Je pense que mon témoignage leur parle car j'ai été agressé sexuellement, mais aussi harcelé et harceleur. Les sévices sexuels que j'ai subis expliquent sans doute que j'ai cherché à extérioriser mon mal être en faisant subir du harcèlement, des coups de coude ou des coups de poings par exemple, à un autre jeune.

Les chiffres que nous constatons à l'issue de nos différentes opérations de témoignage sont particulièrement inquiétants, tant sur les infractions sexuelles que pour le bizutage. Lors de l'ouverture de notre antenne en Argentine en août 2018, nous sommes restés douze jours, et avons sensibilisé 1 300 personnes, avec l'aide de l'ambassade de France. Nous sommes impliqués là-bas sur l'écriture d'un texte de loi. Cette antenne fonctionne exactement sur le même modèle d'organisation qu'en France, c'est-à-dire avec un réseau de professionnels (psychologues, avocats, etc.) et un fonctionnement par commissions. Les constats dressés nous montrent que la situation est pire encore qu'en France. Le bizutage consiste là-bas en des comportements qui relèvent de la barbarie. Le constat en France n'est toutefois pas beaucoup plus reluisant. Depuis la reprise de la saison sportive en septembre, nous avons effectué des actions de sensibilisation dans cinq CREPS. Nous y avons constaté des actes qui ne relèvent pas du bizutage mais bien d'infractions sexuelles caractérisées. Je ne multiplierai pas les exemples mais qu'il s'agisse d'un stylo enfoncé dans l'anus d'un garçon, d'un cintre dans un vagin, ou encore de coups de ceinture de judo utilisées comme fouet, on est bien au-delà du bizutage. Cette situation est à l'origine de plusieurs suicides.

Dans certaines disciplines, des entraineurs participent directement au bizutage, ou motivent les enfants pour qu'ils organisent un bizutage, par exemple par des séances « d'étranglement » jusqu'à l'évanouissement. Nous avons fait remonter cette situation, que nous jugeons catastrophique, lors d'une réunion au ministère des sports en fin d'année dernière, en présence de la ministre, des fédérations françaises de basketball et de rugby, du CNOSF, ainsi que de la région Centre-Val-de-Loire. Pour devancer les questions que vous m'avez adressées, et notamment celle sur les mesures nouvelles qui pourraient être prises pour améliorer les politiques de lutte contre les infractions sexuelles sur mineurs, je peux souligner deux projets que nous menons et qui mériteraient selon moi d'être étendus.

D'abord, nous travaillons sur la rédaction d'une proposition de loi visant à renforcer la sélection des bénévoles. Nous savons que 90 % de l'activité sportive en France repose sur le bénévolat. Le contrôle du bulletin n° 2 du casier judiciaire doit devenir obligatoire pour tous les bénévoles des clubs sportifs, ainsi que pour les familles qui accueillent des enfants lors des compétitions. Il existe déjà des systèmes comme la télé procédure d'accueil des mineurs : en théorie, chaque intervention devant des mineurs dans un établissement scolaire par des personnels extérieurs à l'établissement doit donner lieu à une inscription par la municipalité sur un registre, par le biais d'une télé procédure.

Lors de la réunion dont je vous parlais, les fédérations françaises de basketball et de rugby ont convenu d'expérimenter, dès la rentrée 2019, le filtrage des bénévoles, et la région Centre-Val-de-Loire le filtrage de l'ensemble de son mouvement sportif, même s'il faut bien entendu évaluer le coût et le surcroit d'activité qui en résultera. Il faut mettre un terme aux agissements de ces prédateurs et le filtrage constituera un moyen supplémentaire, au moins pour éviter la récidive.

Nous avons un second projet consistant en une étude épidémiologique. Nous avons proposé au ministère d'effectuer, dès la rentrée 2019, le tour de l'ensemble des CREPS et des écoles concernés par l'expérimentation pour former 13 000 personnes en quatre mois. Au-delà de la sensibilisation et du recueil de témoignages, l'objectif est aussi de disposer, enfin, d'une étude sérieuse, dix ans après la dernière étude menée, en 2009, sous l'impulsion de Mme Roselyne Bachelot. Cette étude de 2009, dont on peut légitimement penser qu'elle avait donné des résultats sous-évalués, concluait tout de même, en agrégeant les résultats, que 17 % des sportifs de haut niveau avaient subi des violences sexuelles au cours de leur formation sportive. Avec la libération de la parole et les interventions que nous menons, nous pensons que les nouveaux chiffres seront bien plus importants. Les cinq visites que j'ai effectuées dans des CREPS m'ont ainsi permis de recueillir pas moins de quarante témoignages. Le fait que les médias abordent le sujet contribue aussi à la libération de la parole. Après la diffusion d'un reportage sur les pratiques au sein de la fédération française de roller, dans le cadre de l'émission « 66 minutes » sur M6, dix nouvelles victimes se sont fait connaitre auprès de nous. Un prédateur faisant rarement une seule victime, un premier témoignage entraine un effet « boule de neige ».

Mme Catherine Deroche , présidente . - À quelle peine votre agresseur a-t-il été condamné ?

M. Sébastien Boueihl . - Il a été condamné à dix ans de prison ferme. Mais avant même d'être incarcéré, il a pu bénéficier d'une remise de peine de 520 jours, que l'on calcule en multipliant le nombre d'années par un jour par semaine, c'est-à-dire qu'il devait effectuer un peu plus de huit ans ferme. Il a pu effectuer, comme la loi le prévoit, une demande de libération conditionnelle après avoir purgé la moitié de sa peine, soit quatre ans. Il a été libéré en 2018, avec l'obligation de porter un bracelet électronique et l'interdiction de venir dans le département des Landes. Autant dire que je ne trouve pas cette sanction sévère. Il travaille aujourd'hui dans un camping, en Gironde, où il sera nécessairement en contact avec des enfants... Moi en revanche, j'ai pris une peine de dix-huit ans ferme, entre les actes et le moment où j'ai pu parler.

Mme Catherine Deroche , présidente . - A-t-il fait l'objet d'une injonction de soins ?

M. Sébastien Boueihl . - Il a fait l'objet d'une injonction de soins mais j'ignore si elle a été suivie d'effets.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Existe-t-il d'autres associations comme la vôtre et quelles sont les relations que vous entretenez, le cas échéant ? Par ailleurs, comment expliquez-vous la violence du bizutage : est-ce lié à des phénomènes d'addiction à l'alcool ou aux drogues ? Enfin, je pense qu'il faut davantage s'appuyer sur le réseau de l'association des maires de France (AMF) pour que soient mieux connues par les élus les politiques de prévention qui existent et les possibilités de consultation de fichiers.

M. Sébastien Boueihl . - C'est effectivement une aberration que des municipalités ne connaissent pas cette télé procédure d'accueil des mineurs alors qu'il s'agit d'une obligation. C'est aussi une aberration que tant de fonctionnaires concernés méconnaissent l'article 40 du code de procédure pénale, tout comme c'est une aberration que tant de citoyens ignorent l'article 434-1 du code pénal. S'agissant de l'article 40, l'information au procureur de la République doit se faire sans délais. Des fédérations ou des clubs cherchent parfois à ne pas ébruiter des faits pour ne pas égratigner leur image. Nous sensibilisons donc au risque juridique qu'encourt tout individu qui tait de tels faits. On cherche lorsque des faits nous sont révélés à savoir si les signalements ont été effectués. Au sein du club de football de Castres par exemple, trois plaintes pour atteinte sexuelle ont été déposées. Un entraineur a envoyé des photographies de son sexe sur Snapchat aux enfants qu'il entrainait. On en est aujourd'hui à vingt-deux plaintes, les faits ont été requalifiés et criminalisés. L'enquête se poursuit en région parisienne, dans les précédents clubs de l'intéressé. Ces clubs doivent savoir que s'ils ont eu connaissance de la situation sans la signaler, ils peuvent aussi faire l'objet d'une condamnation. Nous leur disons clairement : attention à ne pas déplacer le problème sans le signaler. Un club d'haltérophilie qui avait cherché à protéger son prédateur a été condamné.

À ma connaissance, dans le milieu sportif, avec une politique de prévention sur le terrain, je crois que notre association est la seule. Je dois vous indiquer que nous connaissons quelques tensions avec une responsable du Comité Éthique et Sport qui nous considère comme des concurrents.

S'agissant des causes du bizutage, je crois malheureusement que ce sont des traditions et que le recours à des substances illicites n'explique pas cette situation. Il faut communiquer beaucoup plus explicitement auprès des sportifs, pour leur expliquer que certains de leurs actes constituent des infractions sexuelles. Certains se retranchent derrière le fait qu'ils n'ont pas activement participé. « Je regardais simplement », nous disent-ils. Ils doivent savoir ce qu'est un viol commis en réunion, ce qu'est la non-assistance à une personne en danger.

J'ai par exemple moi-même subi lorsque je pratiquais le rugby ce que l'on appelle le « couloir de la mort » : il s'agit de traverser un couloir dans le noir, entièrement dénudé, et de subir au fur et à mesure que vous avancez des violences physiques ou sexuelles, des fessées ou pire, jusqu'à ce que vous arriviez au bout. Ça c'était le dimanche. Ce qu'ils ignoraient, c'est que tous les vendredis je subissais des viols par mon entraineur, qui venait d'ailleurs prendre le café chez mes parents quelques minutes après, en toute confiance.

Cela n'est pas une exception : j'aide une famille dont le garçon de treize ans a mis fin à ses jours, alors qu'il endurait des viols de son cousin ainsi que du bizutage, sous la forme d'« olives », c'est-à-dire des doigts dans l'anus. On assiste à des pendaisons avec des ceintures noires.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci pour votre témoignage. Je donne la parole aux rapporteures.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Ma question porte sur votre histoire personnelle : comment avez-vous mis fin à ces abus ? Qu'est-ce qui vous a aidé à vous en défaire ? De manière plus générale, que manque-t-il dans la protection des jeunes ? Vous avez évoqué une télé procédure, pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. Sébastien Boueilh . - Je m'en suis sorti parce que passé l'âge de seize ans, je n'intéressais plus mon prédateur, et que je suis parti en apprentissage. Le rugby m'a aussi aidé, mais j'ai pratiqué toutes les formes d'autodestruction - l'argent, le sexe, la violence et l'alcool - à l'exception de la drogue et du dopage, sinon je ne serais pas devant vous aujourd'hui. Je suis la preuve que l'on peut s'en sortir.

J'ai sensibilisé la semaine dernière 430 collégiens en Lozère. Seulement 2 % d'entre eux avaient parlé de sexualité avec leurs parents avant l'âge de dix ans. Les parents doivent le faire, avec des mots adaptés, afin d'apprendre aux enfants que leur corps leur appartient, que personne n'a le droit d'y toucher. Ce dialogue avec les parents est fondamental ; si davantage de parents avaient cette conversation avec leurs enfants, il y aurait beaucoup plus d'enfants qui sauraient se protéger.

La télé procédure que j'évoquais permet aux mairies et à l'ensemble des structures qui emploient des personnes en contact avec des mineurs de vérifier auprès des services de l'État qu'ils sont bien aptes à le faire.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Lorsque vous avez mentionné que votre prédateur s'est vu délivrer une injonction de soins, vous aviez l'air dubitatif. Est-ce parce que c'est inefficace ou peu suivi ?

Vous dites être devenu vous-même un harceleur. Comment passe-t-on de l'état de victime à celui de harceleur ?

M. Sébastien Boueilh . - On estime que 30 % des pédophiles ont été eux-mêmes victimes. Il y a à cet égard un vrai problème dans la prise en charge des victimes. Nous avons embauché à cet effet une psychologue à mi-temps ; beaucoup de personnes ne se font pas accompagner faute de moyens. Il arrive toutefois que certaines victimes demeurent trop longtemps en thérapie et que le psychologue devienne un ami. Il ne faut pas hésiter à en changer - trois mois plus tard, elles vont mieux.

S'agissant des soins à destination des prédateurs : ils se révèlent des échecs dans 10 % des cas, sachant qu'ils peuvent refuser les soins qui leur sont ordonnés dans le cadre d'une injonction. Au Canada, il existe des groupes de parole réunissant prédateurs et victimes ; c'est quelque chose que l'on me demande de faire mais je refuse. Je ne suis pas prêt car je reçois tous les jours des témoignages de victimes - et ils savent le mal qu'ils font.

Je ne connais pas la solution à ce problème, je préfère m'intéresser aux victimes, qui connaissent souvent l'isolement après avoir révélé les faits, ainsi qu'à leur familles, victimes par ricochet..

Je trouve bizarre qu'il n'y ait pas davantage de meurtres perpétrés par les parents sur les agresseurs. Lorsque je lui ai appris les faits, mon père s'est écroulé et était prêt à abattre mon prédateur d'un coup de fusil mais je l'en ai dissuadé.

Il faut rappeler que 10 % environ des pédophiles sont des femmes. Dans un reportage récent sur un quartier pénitentiaire féminin, la moitié des détenues étaient incarcérées pour des agressions sexuelles sur des mineurs. Cela existe dans le monde du sport ; dans un club, des petites filles devaient faire des cunnilingus à leur entraîneuse pour être titulaire ou capitaine.

Au Canada comme en Allemagne, une personne faisant état d'une attirance pour les enfants est accompagnée et soignée pour prévenir le passage à l'acte. En France, j'ai eu connaissance d'un cas où un docteur a signalé un de ses patients qui lui confiait son attirance pour les enfants et qui demandait de l'aide ; ce dernier s'est retrouvé à la gendarmerie.

Mme Catherine Deroche , présidente . - La fédération des CRIAVS nous avait en effet indiqué qu'il existait une plateforme d'appel, à l'instar du 119, à destination des personnes ayant des fantasmes pédophiles.

M. Sébastien Boueilh . - Vous m'aviez demandé comment j'ai basculé dans le harcèlement. Mes parents se sont séparés alors que j'étais violé. J'ai pris pour cible un enfant souriant, qui avait l'air heureux. Je le frappais dans le bus scolaire ou quand je le croisais pendant la récréation. Ce n'est que plus tard que je me suis rendu compte des dégâts que cela avait pu causer. Je l'ai retrouvé depuis pour lui présenter mes excuses. Il m'a avoué qu'il pleurait seul dans sa chambre le soir et qu'il avait songé à mettre fin à ses jours.

Le harcèlement est un vrai fléau. Parmi les collégiens de Lozère que j'évoquais, 25 % déclaraient avoir subi des faits de harcèlement, soit deux fois plus que la moyenne dans les enquêtes que mène le ministère de l'éducation nationale. Les réseaux sociaux constituent un espace de harcèlement : on estime que 20 % des enfants ont reçu des images de sexes de la part d'étrangers. On estime qu'en moyenne, deux élèves par classe sont victimes d'agressions sexuelles, c'est énorme !

Lorsque j'interviens devant des élèves, je commence par leur livrer mon témoignage. Puis je leur fais rédiger, de manière anonyme, une question sur un morceau de papier. Je recueille les questions et je les trie par thème : « Comment faire pour en parler ? », « Faut-il dénoncer son agresseur lorsqu'il est un membre de sa famille ? », « Comment en parler à ses parents ? ». Je propose ensuite des entretiens individuels avec ceux qui le souhaitent, accompagné d'une assistante sociale ou d'un psychologue. Systématiquement, cela aboutit à des signalements. C'est le cas de cette petite fille de douze ans dont le père viole sa soeur handicapée et qui a tenté de l'agresser à plusieurs reprises...

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Une première remarque pour vous féliciter du nom de votre association, très bien choisi.

M. Sébastien Boueilh . - C'est mon avocat, qui est devenu depuis comme mon parrain, qui m'a qualifié ainsi dans une plaidoirie.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous nous avez dit avoir pris pour dix-huit ans de silence, c'est en réalité à perpétuité que l'on est condamné au traumatisme.

Certaines enquêtes montrent que parmi les sportifs de haut niveau, 17 % font état d'abus sexuels. Dans une classe d'âge, on estime que 20 % seront victimes de tentative ou d'agression sexuelle, de gravité diverse. Cela est tout simplement énorme ! Outre toutes ces vies à reconstruire, cela représente du point de vue de la société un coût important en matière de traitement.

C'est pourquoi je salue le travail remarquable de votre association dans l'éducation et la prévention, qui sont essentielles pour réduire ce phénomène. Comment financez-vous ce travail d'utilité publique ?

M. Sébastien Boueilh . - Je vous remercie de vous en soucier. La reconnaissance d'utilité publique est en cours ; une fois accordée, nous pourrons nous porter partie civile dans toutes les affaires qui concernent le sport.

L'association compte à ce jour cinq salariés en contrat à durée indéterminée (CDI). Le budget de l'association s'élevait à 210 000 euros l'année dernière, il devrait atteindre 380 000 euros cette année. Nous recevons des subventions de divers acteurs : communes, conseils départementaux, centre national pour le développement du sport - pour des montants parfois modestes. C'est pourquoi toutes nos interventions sont tarifées.

Nous avons conclu des conventions pluriannuelles avec des fédérations sportives afin de donner de la lisibilité et de la prévisibilité à nos actions de prévention.

Mme Véronique Guillotin . - Je souhaite vous remercier d'avoir témoigné sur le bizutage qui a cours dans le sport de haut niveau. Mon neveu, qui pratiquait le judo, en a souffert. Dans un milieu qui valorise la force et la performance, le bizutage est un moyen de se mettre en avant, d'écarter les faibles. Du bizutage à l'agression sexuelle, la porosité est énorme. La réalité est plus encore inquiétante qu'on l'imagine. Et le milieu sportif est propice à ces dérives comme aux conduites addictives.

M. Michel Savin . - En tant que président du groupe d'études sur le sport, je souhaite vous féliciter pour votre engagement.

Vous incitez les familles à parler de sexualité avec leurs enfants. Je ne suis pas sûr que toutes soient prêtes à le faire. N'est-ce pas également de la responsabilité de l'Éducation nationale ? Y a-t-il de l'information et de la prévention dans les programmes ?

Vous dites vouloir contrôler les bénévoles dans les clubs sportifs pour s'assurer de leur capacité à encadrer des enfants. Les élus, les maires en particulier, ne doivent-ils pas être mieux informés sur les antécédents de leur personnel ? J'ai été maire d'une petite commune et je n'avais aucune information sur les antécédents des éducateurs sportifs qui interviennent pourtant dans les écoles, les centres de loisir, etc .

M. Sébastien Boueilh . - Les éducateurs sportifs doivent détenir une carte professionnelle et font l'objet d'un contrôle systématique de leurs antécédents judiciaires. Ce n'est pas le cas pour les bénévoles, pour lesquels il n'y a aucun filtre.

Je me souviens avoir rencontré dans le Nord le fondateur et le président d'un club de sport. Il avait admis un bénévole qui présentait toutes les qualités : gentil, arrangeant, serviable. Il a violé sept enfants. On avait fait entrer le loup dans la bergerie, alors que ce dernier avait des antécédents judiciaires mais qu'il était impossible de le savoir.

Oui, il existe une éducation à la sexualité, au moins au collège. Dans les collèges de Lozère, les infirmières scolaires sensibilisent les élèves de sixième en leur rappelant que leur corps leur appartient.

Souvent, les personnes qui parlent de sexualité à leurs enfants ont été des victimes, dans ce cas il existe le risque de surprotéger ses enfants.

Notre association a rédigé une charte à destination des encadrants, qui contient onze principes à respecter pour prévenir toute atteinte et éviter toute situation qui serait mal interprétée : pas de bise pour saluer les enfants, mise à distance dès le début de l'année sportive, pas d'adulte isolé avec un enfant, etc .

Il faut renforcer la formation des encadrants et des éducateurs, les former davantage à la prévention, aux bons comportements ainsi qu'à la manière de réaliser un signalement et de recueillir la parole de l'enfant. On a encore beaucoup de choses à faire. Cette formation devrait être intégrée aux brevets professionnels et diplômes d'État de la jeunesse, de l'éducation populaire et du sport.

Mme Véronique Guillotin . - Cette formation devrait également concerner tous les brevets d'État dans le domaine de la jeunesse et des sports, brevets fédéraux ainsi que les bénévoles et les dirigeants de clubs et d'associations. Y a-t-il des moyens de reconnaître les comportements prédateurs ?

M. Sébastien Boueilh . - C'est ce que l'on propose dans toutes nos formations à destination des clubs. Je propose de définir les qualités attendues d'un bon entraîneur ; celles-ci correspondent souvent au comportement du prédateur, qui avance masqué. Mes parents avaient toute confiance dans mon prédateur.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Le fait de ne pas avoir brisé le silence de ce que vous enduriez tient-il à cette confiance ou à une forme de sidération ?

M. Sébastien Boueilh . - Sur le moment, j'étais sidéré. Et puis j'ai laissé passer l'occasion, je n'ai pas parlé assez tôt et ce fut l'engrenage. Personne n'aurait compris que je l'accuse.

M. Michel Savin . - N'y a-t-il pas également dans le sport la figure de l'entraîneur, qui est un maître que l'on admire et dont on cherche la reconnaissance ?

M. Sébastien Boueilh . - La pédophilie est toujours un abus de confiance et une manipulation. C'est bien souvent la performance par procuration : je vais t'emmener aux Jeux olympiques, mais pour cela il faut que... Dans la perspective des Jeux olympiques de 2024, nous sommes assez inquiets. Parfois, ce sont les parents qui refusent de porter plainte contre celui qui a permis à leur enfant de décrocher une médaille. J'ai des témoignages à ce propos dans l'équitation, l'athlétisme ou la natation. Toutes les disciplines sont concernées. Je suis récemment intervenu à l'INSEP, reçu par la commission des athlètes de haut niveau des disciplines olympiques. Sur toutes les disciplines concernées, il n'y a que pour le tir sportif - mais non le tir à l'arc - et le skateboard que je n'ai pas recueilli de témoignage. La mention de l'équitation semble vous surprendre, mais il y a des problèmes, comme dans la pétanque, le bowling, etc .

Mme Véronique Guillotin . - Je pense que vous avez interpellé les instances « jeunesse et sport » sur la délivrance des diplômes et les formations nécessaires.

En ce qui concerne la formation, il me semble que le milieu sportif admet une forme de proximité entre l'entraineur et l'entrainé. On parle toujours du « coach », lequel joue un rôle prédominant auprès de l'athlète, ce qui empêche ce dernier de s'autonomiser et le rend en quelque sorte dépendant dès le plus jeune âge. Cette particularité est-elle suffisamment prise en compte dans les formations jeunesse et sport ?

M. Sébastien Boueilh . - La mainmise des entraineurs sur les jeunes est un problème bien identifié. Cela peut être particulièrement dangereux en cas de déplacements, au cours desquels il peut y avoir des attouchements. Je pense à cet égard à deux jeunes filles qui ont été victimes d'abus dans le milieu de l'athlétisme. L'entraîneur les a agressées au cours d'un déplacement en voiture. Les témoignages sont malheureusement très nombreux à ce sujet.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous allons clore cette audition. Il nous reste à vous adresser tous nos remerciements pour votre intervention, pour la qualité du travail que vous réalisez ainsi que pour la franchise de vos propos. Tous ces éléments sont très utiles à notre mission.

Audition M. André Altmeyer, directeur général adjoint,
et Mme Émilie Casin-Larretche, responsable des relations extérieures,
de la fondation catholique Apprentis d'Auteuil

(jeudi 31 janvier 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Pour cette deuxième audition, nous avons le plaisir de recevoir M. André Altmeyer, directeur général-adjoint de la fondation catholique Apprentis d'Auteuil, accompagné de Mme Émilie Casin-Larretche, responsable des relations extérieures.

La fondation Apprentis d'Auteuil réalise un travail dont la qualité est reconnue dans le domaine de la protection de l'enfance, de l'éducation, de la formation et de l'insertion professionnelle des jeunes, ainsi que dans l'accompagnement à la parentalité.

Vous m'avez écrit il y a quelques semaines pour demander à être entendus par notre mission d'information, ce que j'ai bien sûr accepté, après en avoir parlé à nos trois rapporteures, Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien.

Nous aimerions savoir quelles actions la fondation mène en lien avec la question des infractions sexuelles sur mineurs et si vous avez des recommandations à nous faire afin d'améliorer la protection des enfants et des adolescents, ainsi que l'accompagnement des victimes.

Les rapporteures vont ont adressé un questionnaire afin de vous aider à préparer cette audition. Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire, qui pourrait durer une quinzaine de minutes, et qui va vous permettre de commencer à répondre à ces questions. Puis nous aurons un temps d'échanges avec l'ensemble des sénateurs présents. Je vous cède la parole.

M. André Altmeyer, directeur général-adjoint de la fondation catholique « Apprentis d'Auteuil » . - Je vous remercie de nous donner l'opportunité de ce temps d'échange et de dialogue. Nous avons en effet souhaité partager avec vous l'expérience qui est celle des Apprentis d'Auteuil dans le domaine de la prévention et de la répression des infractions sexuelles.

Je précise que nous ne sommes ni juristes, ni chercheurs, ni psychiatres. Nous sommes des professionnels de l'éducation avec une expérience d'acteur de terrain depuis un peu plus de 150 ans. Notre champ d'activité, vous l'avez souligné, est très divers, puisque nous agissons dans le champ scolaire, de la protection de l'enfance, de la formation professionnelle et du soutien à la parentalité.

J'aborderai trois questions dans mon intervention : comment notre institution, s'appuyant sur son expérience, a été conduite à mettre en place une procédure de traitement des transmissions d'informations préoccupantes, qui lui permet également de développer des actions de prévention des infractions sexuelles. Puis quel accompagnement nous mettons en place auprès de nos équipes, auprès des jeunes, des enfants et des familles. Enfin, nous partagerons avec vous quelques sujets de préoccupation et quelques suggestions.

Je précise que nous accompagnons actuellement en France environ 27 000 jeunes et 5 800 familles. À l'international, nous travaillons dans une logique de coopération, dans une quarantaine de pays, avec une centaine de partenaires sur des sujets liés à l'éducation, la formation et l'insertion des jeunes.

Notre activité couvre l'ensemble du territoire national, qu'il s'agisse de la métropole ou des outre-mer.

L'élément déclencheur de notre action en matière de prévention des infractions sexuelles fut une affaire de pédophilie ayant éclaté en mai 2001. Cette affaire impliquait l'abbé Daheron, un ancien salarié de la fondation, incarcéré le 25 avril 2001 pour agression sexuelle sur mineur par personne ayant autorité. Cet ancien collaborateur oeuvrait en tant que bénévole au sein d'une de nos structures. La plainte avait été déposée auprès des services de police de Rouen par les parents d'un jeune garçon qui affirmait avoir eu des relations sexuelles avec cet abbé entre 1999 et 2000. Par la suite, deux autres personnes - majeures - se sont également déclarées victimes.

La fondation a choisi de rendre publique l'incarcération de l'abbé Daheron au cours d'une conférence de presse. En 2003, celui-ci a été condamné à six ans de prison pour viol et agression sexuelle sur trois mineurs par les assises de Paris.

Cet événement fut le déclencheur dans la prise en compte de cette problématique au sein de la fondation, avec la volonté d'y apporter une réponse institutionnelle, à travers la mise en place d'une procédure globale pour prévenir et traiter de tels incidents lorsqu'ils surviennent dans une de nos structures.

Nous avons donc mis en place un dispositif de gestion des incidents, accidents et infractions graves permettant un accompagnement gradué des établissements, selon la gravité des faits à traiter. Dans ce cadre, nous avons créé un observatoire des incidents, accidents et infractions. Il s'agit d'un outil de gestion pour les établissements ; il permet à l'institution de recenser, de suivre et de tracer les suites de tous les incidents.

Cette action répond à un engagement officiel de la direction générale, soutenue par notre conseil d'administration, qui était d'assurer une parfaite lisibilité de tous les faits survenus et de développer une politique de prévention.

Notre dispositif permet de recenser les faits qui se produisent entre jeunes, ou entre jeunes et adultes, sur un mode déclaratif, depuis 2001. Pour ce faire, nous avons développé une application informatique, qui répond à l'obligation de signalement, comme la loi nous y contraint.

Par le biais de cette application, nous suivons les déclarations portant sur tout fait grave survenu dans un de nos établissements, qui remontent toute la chaîne managériale jusqu'à la direction générale.

Cela permet ensuite à notre observatoire national, constitué d'une équipe de cinq personnes, de conseiller les personnels dans les établissements et au niveau régional.

Cette cellule nationale reçoit et analyse les « fiches incidents », le but étant d'assister les équipes concernées par l'événement. Elle établit aussi un rapport annuel transmis à la direction générale et au comité exécutif qui réunit, outre la direction générale, les directions opérationnelles à l'échelon régional. Enfin, ce rapport annuel est communiqué à notre conseil d'administration. L'équipe de la cellule nationale peut se rendre sur place, à la demande des établissements, pour favoriser une relecture distanciée des incidents et pour rappeler les procédures aux personnels.

Quand les faits sont particulièrement graves, l'observatoire national saisit ce que nous appelons une cellule d'alerte, de prévention et de gestion de crise, caractérisée par la complémentarité des regards. En effet, elle est composée d'experts dans les domaines juridique, éducatif, psychologique et de la communication. Je dirige cette cellule de crise depuis une dizaine d'années. Je peux dire que nous disposons d'un capital d'expérience qui nous permet d'intervenir de manière adéquate auprès des équipes.

En résumé, lorsqu'un événement survient au niveau d'un établissement, il est transmis à l'observatoire national des incidents et infractions. Si nécessaire, la cellule d'alerte nationale est saisie et se réunit dans les deux heures ; une cellule de crise régionale se met alors en place, en articulation avec la cellule nationale. Cela nous permet de gérer en direct ces situations et crises.

Je rappelle à ce stade les principes fondamentaux édictés par la fondation, portés à la connaissance de tous les salariés et dont le respect est confié à la responsabilité des directeurs d'établissement : la protection de l'enfant et la tolérance zéro - nos salariés savent que nous ne tolérons aucune infraction au devoir de protection des jeunes qui sont confiés à la responsabilité des Apprentis d'Auteuil -, le respect de la loi et la transparence.

Par ailleurs, il peut nous arriver d'être saisis via les réseaux sociaux. Dans ce cas, nous procédons immédiatement aux vérifications nécessaires et nous enclenchons la procédure que je viens de vous décrire. Nous avons mis en place au niveau national une capacité de veille sur les réseaux sociaux.

En ce qui concerne le recrutement des professionnels et des bénévoles de la fondation, nous avons édité une fiche « processus de recrutement » communiquée à l'ensemble de la ligne managériale diffusée par les équipes RH au niveau national, régional et dans nos établissements.

Compte tenu des activités spécifiques de notre fondation, et en vertu de la loi, nous exigeons, pour tous les salariés en contact avec des mineurs, dans le cadre des établissements habilités ou autorisés à accueillir du public relevant du champ de la protection des mineurs, la production du bulletin n° 2 du casier judiciaire. A défaut, nous ne prenons pas le risque d'embaucher la personne.

Pour l'ensemble des autres activités, nous demandons aux candidats qui souhaitent intégrer la fondation, qu'ils soient salariés ou bénévoles, de produire le bulletin n° 3.

Nous procédons par ailleurs à des vérifications grâce au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV). Ce contrôle est réalisé pour les salariés recrutés dans le cadre des établissements soumis à autorisation ou à habilitation. Mais les délais de réponse posent parfois des difficultés pour le recrutement.

En ce qui concerne les bénévoles, tout établissement qui fait appel à un bénévole régulier au contact de mineurs fait une demande de consultation du casier judiciaire (B2) et du FIJAIVS.

Cette politique de recrutement des bénévoles, détaillée dans un document spécifique, est communiquée à l'ensemble de nos établissements.

Enfin, dans certains établissements - ce n'est pas imposé -, le recrutement des bénévoles passe aussi par un entretien avec le psychologue de la structure.

S'agissant de la formation, qui est aussi l'un des premiers moyens de prévention, nous avons développé au sein de la fondation plusieurs modules. L'un d'eux s'intitule « éducateur à la vie - mention jeune en difficulté ». Il s'agit d'une formation co-construite avec deux partenaires, d'une durée de dix-huit mois. Elle allie des apports théoriques et des éléments pratiques, car elle concerne les éducateurs amenés à être au contact des enfants, dont une forte minorité d'entre eux ont malheureusement déjà subi des atteintes ou des agressions sexuelles. Leur rapport à la sexualité, et plus généralement à l'altérité, est donc plus compliqué à gérer.

Nous dispensons également une formation sur « le regard et le positionnement des professionnels face à la vie affective, relationnelle et sexuelle des jeunes », d'une durée de quatre jours, que nous proposons à nos équipes intervenant auprès des jeunes. Enfin, nous organisons une formation sur une journée relative à l'accompagnement des jeunes à l'utilisation du numérique, qui aborde aussi cette question.

Nous avons constitué un réseau d'éducateurs à la vie affective, relationnelle et sexuelle, en veillant à ce qu'ils puissent être présents dans chacune de nos régions - nous sommes organisés en cinq régions métropolitaines et deux régions outre-mer. Nous réunissons ce réseau deux à trois fois par an pour un échange de pratiques, l'objectif étant une montée collective en compétence et en expertise sur ces questions.

Nous avons diffusé, mais vous en avez eu connaissance, un petit livret édité par Bayard Presse sur les violences sexuelles, destiné aux enfants. Nous avons aussi construit une mallette pédagogique intitulée « Au fil de la vie », qui s'adresse à des enfants de cinq à douze ans, adaptée aux étapes de leur évolution psychique. Elle prend en compte trois dimensions : leur prise de conscience en tant qu'être vivant et sexué ; le travail sur le sentiment d'existence et la singularité de chacun ; et le travail sur la construction de la relation. Un outil similaire existe à destination des adolescents.

Nous travaillons avec d'autres associations, comme SOS Village d'Enfants , ainsi qu'avec certains conseils départementaux. Par exemple, le département des Ardennes dispense des formations sur la sexualité et les violences sexuelles qui ont été suivies par nos équipes en poste dans ce département.

En ce qui concerne la prise en charge, par la fondation, des jeunes victimes de violences sexuelles et de leur suivi spécifique, ma collègue vous lira dans un instant l'extrait du témoignage d'un directeur d'établissement dans un département où nous sommes confrontés à la problématiques de jeunes victimes de violences sexuelles et gravement traumatisés, dont un nombre non négligeable est devenu auteur. Dans le secteur rural, ces jeunes ont peu de possibilités de bénéficier d'une prise en charge interdisciplinaire. Le témoignage qui va suivre illustre à mon sens de façon pertinente ce qu'est la réalité au quotidien des équipes éducatives qui prennent en compte ces enfants.

Mme Emilie Casin-Larretche, responsable des relations extérieures . - Dans cette maison d'enfants à caractère social (MECS), qui compte cinq unités de vie (foyer ou maison), 30 % des enfants sont auteurs et/ou victimes de violences sexuelles. Dans l'unité de vie pour les petits de six à onze ans, cinq jeunes ayant été victimes sont eux-mêmes devenus auteurs de violences sexuelles.

Des plans d'actions ont été construits et mis en oeuvre dans l'ensemble des unités de vie. La MECS a développé depuis quelques années un partenariat avec des psychiatres spécialisés, des professionnels de l'aide sociale à l'enfance (ASE) spécialisés dans les violences sexuelles et des médecins spécialistes. Je fais observer que ces jeunes sont tous pris en charge à plus de soixante kilomètres de la maison d'enfants. La difficulté aujourd'hui pour les équipes est d'avoir à accompagner des auteurs et des victimes sur la même unité de vie. Les risques de reproduction des faits sont évidemment très présents.

Le directeur de l'établissement nous a donné cet exemple : depuis plusieurs années, il suit un jeune en situation de handicap qui bénéficie de l'accompagnement personnel d'un éducateur, à hauteur de 35 heures par semaine. Ce jeune de quatorze ans vit sur l'unité de vie, en dehors des temps scolaires. Il ne doit jamais rester seul car il a violé ses soeurs sur l'incitation de son père qui était mentalement déficient. Par ailleurs, il a tenté de violer deux autres jeunes filles accueillies à la MECS, avant de bénéficier d'un accompagnement. Il a été enfermé plus d'un mois, à treize ans, dans une unité de pédopsychiatrie, dans laquelle il a agressé une petite fille. Faute de place, l'unité de pédopsychiatrie n'a pas été en mesure de le garder et nous avons dû le reprendre sur une unité de vie de la MECS. Il n'y a pas d'accueil plus spécialisé pour lui, et plus généralement, en France, pour des jeunes ayant des pulsions difficilement contrôlables.

Nous avons donc dû construire avec nos partenaires des actions et des formes d'accompagnement spécifiques. Afin que l'accompagnement soit le plus efficient possible, l'intervention de l'ensemble des partenaires est indispensable. En effet, le maillage territorial et la complémentarité des différents corps de métiers (médecin, psychiatre, infirmière, psychologue, juge des enfants, conseil départemental, éducateur et professeurs) permettent à ce jeune de s'exprimer, de se soigner, d'être cadré, d'échanger et d'évoluer.

L'ensemble de l'équipe a été formée ; elle s'appuie sur les contenus diffusés en particulier par la FFCRIAVS, mais l'établissement est toujours à la recherche d'une institution qui pourrait accueillir ce jeune.

D'un point de vue RH, dans le cadre de ces prises en charge très spécifiques, il faut sans cesse rassurer l'équipe, mais aussi rappeler les principes de base. Nous avons ainsi constaté une amélioration notable à la suite de la formation dispensée par le conseil départemental sur les auteurs et les victimes de violences sexuelles. Le regard des éducateurs et des accompagnants a changé. Mais il faut avoir conscience que l'énergie et le temps que les professionnels consacrent à la problématique des violences sexuelles empiètent forcément sur le temps qu'ils consacrent aux autres jeunes. Pour ces raisons, il nous semble qu'une unité de vie plus spécialisée avec une équipe encadrante plus importante, qui accueillerait six jeunes au maximum, serait vraiment profitable à tous les jeunes ayant été confrontés à des violences sexuelles.

M. André Altmeyer. - Cet exemple illustre bien les conséquences concrètes des violences sexuelles dans nos structures. J'ai constaté une évolution dans le type de problèmes que posent les jeunes accueillis dans les MECS.

Nous n'avons pas de statistiques, mais je crois pouvoir dire que, en moyenne, dans nos MECS, au moins 30 % des jeunes ont été victimes de violences sexuelles. En outre, dans certaines de nos structures, particulièrement celles qui accueillent des jeunes filles mineures non accompagnées (MNA), cette proportion atteint quasiment 100 %.

À cet égard, je voudrais souligner que nous sommes confrontés à une difficulté particulière avec les mineurs non accompagnés, dont une majorité ont subi des atteintes ou des agressions sexuelles, que ce soit dans leur pays d'origine, pendant leur voyage, ou pendant la période qui a séparé leur arrivée en France du moment où ils sont pris en charge dans une MECS. Certains passent plusieurs mois à la rue avant d'être pris en charge. Ces jeunes-là sont évidemment victimes de prédateurs. Apprentis d'Auteuil accompagne plus de 1 600 MNA, ce qui en fait l'un des premiers opérateurs en ce domaine.

Or les moyens dont nous disposons pour prendre en charge ces jeunes sont extrêmement réduits. Dans les appels à projets lancés par les départements, le financement s'élève en moyenne à 70 euros par jeune et par jour. Pour un jeune Français, le prix de journée moyen est de 180 euros. Dans certains départements, le financement ne dépasse pas 30 euros par jour. À ce tarif, vous pouvez faire une mise à l'abri, mais il est impossible d'assurer un accompagnement dans le domaine éducatif, et encore moins une prise en charge psychologique ou sanitaire.

Nous considérons que ces enfants sont de véritables « bombes à retardement » car ils souffrent de traumatismes profonds, qui s'exprimeront d'une manière ou d'une autre. C'est donc aussi un problème de société.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie. Avant de passer la parole aux rapporteures, pourriez-vous nous indiquer quel est le profil des cinq personnes qui composent votre cellule d'observation ?

M. André Altmeyer. - Il s'agit de praticiens, c'est-à-dire des éducateurs, des juristes, des psychologues, des enseignants et ils sont tous formés à l'accompagnement des équipes et au traitement de ces situations.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Lorsqu'un incident remonte à la cellule, comment et par qui l'information est-elle transmise ? Parmi les incidents qui vous sont signalés, quelle est la part des violences sexuelles ?

M. André Altmeyer. - Les incidents sont transmis par les chefs de service, qui ont l'obligation de les saisir dans l'application. Ce signalement doit recueillir le visa du directeur d'établissement. Notre application permet de suivre l'ensemble du processus de signalement : tant que le processus n'est pas achevé, jusqu'au traitement de l'incident avec notamment l'information aux autorités, le dossier ne peut pas être clos. En outre, l'application est conçue de telle façon que le chef de service ou le directeur ne peut rien omettre car une grille de questions lui est soumise lorsqu'il saisit un incident. Tous les collaborateurs peuvent saisir un incident dans l'application, et nous les informons à ce sujet, à condition d'en faire part à leur ligne managériale.

Quant aux jeunes, nous affichons le numéro « 119 » dans nos établissements, comme le prévoit la loi. À cet égard, il est indispensable de créer un climat de sécurité suffisant pour que la parole soit libre. Il y a un lien entre les violences verbales, physiques et celles à caractère sexuel. La banalisation des violences verbales peut créer un climat favorable aux prédateurs et à l'apparition de violences physiques.

Parmi les incidents signalés, ceux à caractère sexuel, commis entre jeunes dans l'immense majorité des cas, ont représenté 10 % des faits signalés, soit 51 cas en 2016. En 2017, 84 faits ont été déclarés, soit une proportion de 12 %. Parmi ces faits à caractère sexuel figurent des propos obscènes, des propositions d'actes sexuels mais aussi des faits d'attouchements ou d'atteinte sexuelle.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Je vous remercie pour votre présentation. Il me semble que vos procédures gagneraient à être modélisées pour être appliquées dans d'autres organisations ou associations. Avez-vous diffusé et partagé cette organisation avec d'autres associations ?

Je vous rejoins sur l'idée d'un continuum des violences. Il faut donner un cadre et sécuriser l'environnement dans lequel vivent les jeunes.

Vous avez abordé la question de la consultation des fichiers et des délais parfois trop longs pour accéder à l'information. Cela signifie-t-il que, dans l'urgence, il vous est arrivé de passer outre l'obtention du bulletin n° 2 pour recruter un employé ?

M. André Altmeyer. - Je ne suis pas capable de vous indiquer que cela ne s'est jamais produit car je ne l'ai pas vérifié. Je serais, hélas, surpris que cela ne se soit jamais passé. Je suis toutefois sûr que si une personne était recrutée sans consultation de son casier judiciaire, elle ne serait pas affectée à des activités la plaçant seule avec des enfants.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Quel est le délai moyen pour obtenir ces informations ?

M. André Altmeyer. - Il est variable selon les départements, certains sont réactifs, d'autres le sont moins. Certains peuvent être réactifs à une période et l'être moins ensuite.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Avez-vous vérifié les antécédents judiciaires des salariés qui travaillaient déjà dans vos services avant la mise en oeuvre de ces procédures en 2001 et avez-vous constaté que certains d'entre eux étaient inscrits au FIJAISV ? Recevez-vous parfois des alertes des procureurs sur des enquêtes concernant l'un de vos salariés ?

M. André Altmeyer. - Nous avons effectué progressivement, à partir de 2001, cette vérification pour nos employés qui travaillaient déjà dans nos établissements. Par ailleurs nous demandons à nos équipes chargées des ressources humaines de procéder à cette vérification tous les trois ans.

Nous avons déjà été alertés par le procureur de la République pour certains salariés et dans ce cas, nous avons pris les mesures conservatoires qui s'imposaient. Nous avons notamment été alertés qu'une enquête était en cours sur un salarié pour des faits qui ne s'étaient pas produits au sein d'un de nos établissements. Cette information nous a conduits à être particulièrement vigilants et nous avons, par la suite, pris une mesure conservatoire concernant ce salarié.

Lorsque nous prenons une mesure conservatoire, nous prenons parfois le risque d'être en conflit avec le droit du travail. Nous assumons ce risque, car nous faisons toujours primer la protection de l'enfant. Nous avons par exemple pris des mesures de mise à pied conservatoire voire de licenciement avant qu'un jugement ne soit rendu sur les faits mettant un salarié en cause.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Je souhaiterais revenir sur l'affaire du père Daheron, survenue en 2001, qui a dû être un cataclysme dans la vie des Apprentis d'Auteuil.

Avant cette date, aviez-vous suspecté que de tels faits puissent survenir dans vos établissements ? Je salue les procédures que vous avez mises en place en 2001 et votre engagement pour la protection de l'enfant. Depuis 2001, avez-vous observé une diminution des faits de violences sexuelles sur les mineurs ?

M. André Altmeyer. - L'affaire a effectivement créé un cataclysme. Nos personnels, la communauté éducative, ont été meurtris que de tels faits aient pu se produire. Ils l'ont vécu comme une trahison et ont pu éprouver un sentiment de honte. Il nous a donc fallu accompagner ces personnels.

La fondation a pris la décision de faire la lumière sur cette affaire en 2001 avec la tenue d'une conférence de presse et l'information de toutes nos parties prenantes. Nous avons communiqué avec l'ensemble de nos donateurs. Cette démarche a pu susciter certaines réserves, des incompréhensions ainsi que des craintes sur une potentielle fragilisation de l'institution. Le conseil d'administration et la direction générale de l'époque ont néanmoins fait le choix de la transparence. Il a fallu communiquer, faire oeuvre de pédagogie vis-à-vis des interlocuteurs externes et accompagner nos équipes. À ce moment-là, nous n'avons pas toujours été compris.

Au cours des dix dernières années, nous avons recensé six situations d'atteintes ou d'agressions de salariés sur mineurs. Certaines personnes ont des profils psychologiques particuliers. Par exemple, un éducateur spécialisé a abusé de plusieurs jeunes filles et a été expertisé comme étant un pervers narcissique. Il était passé entre les mailles du filet. C'est à chaque fois un traumatisme pour les victimes et leurs familles. Notre énergie va d'abord vers ces victimes et ces familles, y compris quand ces dernières ont eu des comportements déviants.

- Présidence de Mme Françoise Laborde, vice-présidente -

Mme Françoise Laborde , présidente . - Je connais bien votre fondation pour avoir travaillé avec vous sur des questions qui concernent l'éducation. Sur ces sujets, nous n'avons pas toujours été d'accord, en particulier concernant les écoles de la deuxième chance. Je tiens cependant à saluer votre travail, en particulier sur l'accompagnement et la protection des mineurs.

Concernant votre observatoire, que vous avez mis en place depuis longtemps, nous ne pouvons que regretter que d'autres institutions ne s'en soient pas inspirées, notamment les clubs sportifs. Je voulais vous féliciter pour ce dispositif, qui est un modèle très important pour nous. Même si l'institution est touchée, vous dites que votre devoir est d'abord la protection de l'enfant et qu'il ne faut pas « mettre le couvercle » sur ces faits. Je vous remercie pour cette démarche.

Mme Véronique Guillotin . - Dans le cadre de votre système de déclaration des incidents, avez-vous mis en place un outil permettant aux jeunes de déclarer eux-mêmes des faits ?

M. André Altmeyer. - Les jeunes sont incités à appeler la plateforme « 119 ». Ils peuvent le faire et ce numéro leur est connu. Nous mettons aussi en place des espaces de paroles et les jeunes que nous accueillons rencontrent les psychologues aussi souvent qu'ils le souhaitent. Dans certains établissements, nous avons mis en place des lieux où les jeunes peuvent confier leurs difficultés à quelqu'un d'autre que leur référent, qui n'est pas toujours le mieux placé pour recueillir leur parole.

Enfin, nous avons depuis environ cinq ans lancé une dynamique appelée « penser et agir ensemble » avec les jeunes et les familles. Il s'agit, en quelque sorte, d'une évolution culturelle profonde dans notre façon de travailler, qui s'inspire du croisement des savoirs développée chez ATD Quart Monde. Nous avons également travaillé avec l'association L'Arche, fondée par Jean Vanier, qui développe la prise en compte de la parole. Nous nous sommes aussi inspirés de pratiques en vigueur à l'étranger dans le cadre de notre réseau. Notre démarche consiste, avec les jeunes et leurs familles, à développer une méthode de travail pour une co-construction de nos activités. Nous constatons que cette démarche est bénéfique car elle change le regard des uns par rapport aux autres, elle incite davantage à dire quand quelque chose va ou ne va pas. Cela réduit l'appréhension que l'on peut avoir vis-à-vis de la hiérarchie.

Dans ce cadre, nous avons entamé un travail autour de l'expression du projet éducatif des Apprentis d'Auteuil. Plus de deux mille collaborateurs de la fondation, des jeunes et des familles ont contribué à ce projet. L'année 2019 est consacrée à ce travail collaboratif et nous organiserons en 2020 un colloque qui permettra de partager la manière dont les jeunes, les familles et nos collaborateurs appréhendent le projet éducatif de notre institution.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Je vous remercie. Je souhaiterais vous demander, pour terminer notre audition, si l'arsenal législatif est selon vous suffisamment adapté ou s'il faut le faire évoluer ?

M. André Altmeyer. - Je formulerais quelques recommandations, même si certaines vous ont sans doute déjà été faites par d'autres organisations. Il faut tout d'abord sensibiliser le grand public et les professionnels, en particulier les enseignants, sur ces sujets des violences sexuelles. Il convient aussi de renforcer le soutien à la parentalité. Il faudrait en outre mieux informer les familles et les accompagner dans leur capacité à être des interlocuteurs privilégiés pour leurs enfants.

La formation initiale et continue des professionnels pourrait être renforcée, en particulier dans l'Éducation nationale et dans le secteur de l'éducation populaire. À notre connaissance, les services de police et les travailleurs sociaux qui travaillent aux frontières maritimes, terrestres ou aéroportuaires de notre pays ne sont pas formés sur les sujets de la traite des êtres humains, qui touche en particulier les personnes migrantes. C'est un point à améliorer.

La médecine infantile et pédopsychiatrique connait également des difficultés et certains services dédiés ferment dans les hôpitaux.

Les procédures de contrôle lors du recrutement de personnes au contact des mineurs devraient aussi être renforcées.

L'éducation à la sexualité des jeunes est très importante et elle ne doit pas être mécanique et hygiéniste. Elle doit éveiller à la conscience de la dignité.

Enfin, la question de l'exemplarité des adultes et des influenceurs est primordiale, alors que les mineurs peuvent accéder librement à des sites pornographiques ou des sites de rencontres sur internet.

Mme Émilie Casin-Larretche . - Nous constatons aussi la montée de phénomènes pré-prostitutionnels, voire le développement de réseaux de prostitution au sein des structures d'accueil pour mineurs.

M. André Altmeyer. - Dans l'un de nos établissements, nous avons été alertés sur le fait que de jeunes mineurs devenaient les entremetteurs d'autres jeunes, afin de les mettre en relation avec des adultes. Ces jeunes fuguaient de l'établissement pour aller se prostituer.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Je vous remercie pour cette audition constructive.

Audition conjointe de
Mme Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef au journal La Croix,
Mme Catherine Bonnet, ancien membre de la commission vaticane chargée de lutter contre la pédophilie dans l'Église,
soeur Véronique Margron, théologienne, présidente de la Conférence des religieuses et religieux en France (Corref),
père Stéphane Joulain, père blanc, psychothérapeute spécialisé dans le traitement des abus sexuels,
père Pierre Vignon, prêtre du diocèse de Valence

(mercredi 6 février 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Mes chers collègues, après avoir entendu Christine Pedotti, de Témoignage chrétien , et l'association « Notre parole aussi libérée », nous poursuivons nos auditions sur le thème des infractions sexuelles sur mineurs commises au sein de l'Église de France sous la forme d'une table ronde en recevant :

- Mme Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef au journal La Croix , auteure de l'ouvrage, Histoire d'un silence , paru en 2016, qui revient sur l'affaire du père Preynat à Lyon, qui nous fera part de son témoignage et de ses réflexions sur le sujet qui nous occupe ;

- Mme Catherine Bonnet, pédopsychiatre, ancien membre de la commission vaticane chargée de lutter contre la pédophilie dans l'Église, qui nous dira pourquoi elle a quitté cette commission en 2018 et quelles sont les mesures qui mériteraient, selon elle, d'être prises au sein de l'Église pour mieux protéger enfants et adolescents ;

- Soeur Véronique Margron théologienne, présidente de la conférence des religieux et religieux en France, qui milite depuis des années contre les abus sexuels et la pédophilie dans l'Église et qui nous relatera son expérience et nous communiquera ses propositions, qui s'appuient sur une grande connaissance de l'Église catholique ;

- le père Pierre Vignon, qui officie dans le diocèse de Valence, qui suit de nombreuses victimes d'abus sexuels et qui est à l'origine d'une pétition demandant la démission du cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, à la suite de l'affaire Preynat. Il nous dira les conséquences de ses prises de position ;

- enfin, le père Stéphane Joulain, psychothérapeute, spécialisé dans le traitement des abus sexuels sur mineurs qui, après nous avoir présenté son parcours, nous fera part de ses réflexions concernant notamment la prévention de ces abus sexuels et l'accompagnement des victimes.

Je remercie chacun d'entre vous d'avoir accepté notre invitation pour cette audition, qui revêt une grande importance pour notre mission. À l'origine de nos travaux se trouve en effet une demande de nos collègues du groupe socialiste, qui avaient réclamé la constitution d'une commission d'enquête sur les abus sexuels dans l'Église. Notre mission d'information a finalement un champ d'investigation plus large, puisqu'elle s'intéresse à toutes les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, mais nous souhaitons aussi faire toute la lumière sur les infractions sexuelles sur mineurs commises au sein de l'Église catholique de France.

Les premières auditions auxquelles nous avons procédé nous laissent penser que l'Église présente d'ailleurs de vraies particularités par rapport à d'autres institutions, ne serait-ce qu'en raison de son organisation très hiérarchisée et parce qu'elle est régie par un droit canon distinct de notre droit civil.

Nous recevrons la semaine prochaine la Conférence des évêques de France, et nous avons également prévu de recevoir les représentants des cultes musulman, protestant et israélite. Nous entendrons « La parole libérée » et M. Sauvé demain matin.

Nos rapporteures vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Nous allons procéder à un premier tour de table, de façon que chacun puisse présenter les préoccupations relatives aux fonctions que vous avez exercées. Nos rapporteures et les collègues ici présents vous poseront ensuite des questions complémentaires.

Vous avez la parole.

Mme Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef au journal La Croix . - Mesdames, messieurs, si j'ai écrit le livre intitulé Histoire d'un silence , c'est parce que j'ai été scout dans la troupe de Saint-Luc, dans la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon. Ce qui m'a surprise, quand les choses ont été révélées publiquement, en 2015, c'est de constater que je n'étais pas seule au courant, beaucoup de personnes de la commune l'étant également.

J'étais au courant en tant que petite fille, beaucoup de bruits circulant autour du Père Preynat. Plus tard, en 2005, un prêtre de cette commune m'avait dit qu'il existait un gros dossier contre le père Preynat. C'est à ce moment que j'en ai parlé au cardinal Barbarin. Ce qui m'a bouleversée, c'est de me dire que beaucoup de personnes savaient entre les années 1980 et 2015. Que savaient-elles ? C'est le problème... Elles ne savaient pas forcément des choses très précises, mais on connaissait cette histoire.

En tant qu'ancienne scout, je n'ai pas du tout été étonnée. Pourquoi un tel silence de la part de la hiérarchie de l'Église, des prêtres, mais aussi de toute la communauté catholique de la commune, des parents et des victimes, qui n'ont pas parlé avant 2015 ? C'est pour essayer de le comprendre que j'ai écrit ce livre.

Pourquoi personne n'a-t-il rien dit ? Je ne réponds finalement pas complètement à cette question, mais il me semble qu'il existe en premier lieu, dans l'Église catholique, une peur du scandale très intériorisée qui n'est pas simplement le fait de la hiérarchie. Je pense que l'ensemble des catholiques ont la volonté de « laver leur linge sale en famille », sans en parler à l'extérieur. Je crois en avoir moi-même été victime, puisque je ne l'ai pas dit non plus quand j'ai commencé à le savoir de manière précise, peut-être parce que, en tant que catholiques, notre première réaction est de considérer qu'il ne faut pas que cela sorte.

Il y a, dans le droit canon, même si je ne suis pas spécialiste, beaucoup d'allusions au scandale, qui est très mal vu dans l'Église. C'est presque une faute de créer un scandale. Ceci est très fort chez les catholiques.

En second lieu, ce qui m'a marquée, c'est le rôle du prêtre dans une communauté et la manière dont on le place sur un piédestal. On ne le remet pas en cause, il est en quelque sorte considéré comme une personne sacrée. Beaucoup de parents en étaient victimes. C'était une sorte de « gourou » qu'on n'osait pas remettre en question. Même la gestion du groupe de scouts par ce prêtre n'était pas très claire, mais personne n'a osé le lui dire. Un prêtre, dans une communauté catholique, est quelqu'un de très important, qu'on ne critique pas.

Il existe également une peur par rapport à tout ce qui vient de l'extérieur. Je caricature les choses à dessein pour mieux vous les faire comprendre. Tout n'a certainement pas joué à plein, mais lorsque vous êtes accusé, vous avez tendance à dire que la faute vient finalement de ceux qui vous accusent. Dans toutes les affaires, quand les premières victimes ont commencé à parler, la hiérarchie a d'abord évoqué un complot anticatholique émanant d'ennemis du catholicisme. La méfiance par rapport à ce qui vient de l'extérieur peut expliquer tout le mur qui s'est bâti entre les victimes d'un côté et l'institution ecclésiale de l'autre mur, qui est heureusement en train de s'écrouler.

Par ailleurs, le lien très étroit entre un évêque et ses prêtres a, me semble-t-il, beaucoup joué. Un prêtre, pour un évêque, c'est son fils. Pour le prêtre, l'évêque, c'est son père. Il s'agit d'un lien filial. Un évêque m'avait expliqué que, pour eux, apprendre qu'un prêtre est pédophile, c'est un peu comme apprendre que son fils aîné est un criminel. Je lui avais fait remarquer que les victimes faisaient également partie de l'Église et étaient aussi ses enfants, mais l'évêque fera toujours porter sa préférence sur son prêtre, qu'il considère comme son fils spirituel. L'évêque ne peut être objectif.

On trouve aussi une sorte de confusion théologique chez les catholiques. Pour beaucoup, on ne peut remettre en cause une institution sainte par définition, d'où la difficulté d'exercer une autocritique. Or, quand on parle de « sainte Église », il ne s'agit pas du tout de l'institution ecclésiale.

Pour le reste, on connaît la culpabilité des évêques qui, dans le cas du père Preynat, ont caché les choses durant des années et choisi de lui faire confiance, avant de finalement le déplacer sans prendre aucune sanction.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Les rumeurs sur ce prêtre dépassaient-elles les limites de la communauté paroissiale ?

Mme Isabelle de Gaulmyn . - Il s'agissait d'une grosse communauté de la région lyonnaise, plutôt privilégiée. Je pense que beaucoup de prêtres de l'ouest lyonnais étaient au courant et refusaient d'accuser l'un des leurs. C'est un monde qui vit beaucoup entre soi. Je parle là d'une autre époque : dans les années 1980-1990, je pense qu'on ne voyait pas du tout les choses comme maintenant. Pour la génération de mes parents, on disait qu'un prêtre « tripotait » un garçon. C'est terrible à reconnaître aujourd'hui, mais il ne faut pas juger cela avec le regard d'aujourd'hui.

Père Pierre Vignon, prêtre du diocèse de Valence . - Je suis très heureux de témoigner en tant que citoyen français, mais aussi en tant que prêtre.

Je me propose de relire les questions qui m'ont été adressées pour que chacun puisse comprendre mes réponses, car j'ai pesé mes mots...

Première question : « Vous êtes l'auteur de l'ouvrage " Plus jamais ça ", présenté comme

le cri du coeur du prêtre qui dénonce l'omerta ". Vous avez également lancé un appel à la démission du cardinal Barbarin dans le cadre de l'affaire Preynat. Pouvez-vous nous présenter les raisons de votre démarche et votre diagnostic concernant l'attitude de l'Église dans les affaires de pédophilie ? »

Le livre, tout d'abord... C'est M. François Jourdain de Muizon, professeur émérite de l'université, écrivain, qui m'a téléphoné très rapidement après l'annonce de ma lettre ouverte, le 21 août, pour me proposer de publier ensemble un livre sur la couverture de la pédophilie dans l'Église. Connaissant son sérieux, j'ai accepté de suite, car j'ai pensé que c'était une bonne occasion de m'expliquer devant l'opinion publique. La publication de l'ouvrage était décidée avant que ne soit confirmée la tenue du procès du cardinal Barbarin au début du mois de janvier 2019. La sortie du livre avant le procès n'était donc pas un calcul comme certains me l'ont reproché.

Concernant l'appel à la démission du cardinal Barbarin, je n'ai pas été étonné, quand l'affaire Preynat a éclaté dans les médias, en 2015, grâce à l'association « La parole libérée ». J'avais entendu une fois une allusion aux « casseroles » du père Preynat, grâce à l'abbé Joseph Chalvin, aujourd'hui décédé. J'étais à Lyon à ce moment-là. Il avait été le secrétaire du cardinal Villot, et il travaillait à l'officialité. Joseph Chalvin avait ses entrées à l'archevêché, ce qui n'était pas mon cas, et il savait tout ce qui s'y passait.

Devant mon interrogation, il refusa de m'en dire plus, mais je compris que c'était lié au groupe de scouts Saint-Luc, et que Bernard Preynat en avait été écarté en raison de plaintes des familles. Si Joseph Chalvin connaissait ce qui concernait Bernard Preynat, c'est que tout l'archevêché le savait, sans qu'on puisse en douter. C'était un homme toujours très bien renseigné.

J'ai tout de suite apporté, dès février 2016, mon soutien à l'association « La parole libérée ». J'estimais que leur combat était juste et qu'ils devaient se sentir soutenus par des prêtres. J'ai été très surpris de me retrouver quasiment seul par la suite. À l'époque, il avait été décidé, par prudence, que mon nom ne serait pas révélé. La raison en était que je pouvais être amené à aider concrètement des victimes, et qu'il ne fallait pas tout mélanger.

Voici les extraits du mail que j'ai envoyé à François Devaux, président de « La parole libérée », en avril 2016, à la suite de la lettre envoyée aux prêtres de Lyon : " Chers amis, un grand merci pour l'envoi de cette lettre magnifique de justesse et de vérité. (...) Là où j'ai été franchement contrarié, c'est quand j'ai vu le cardinal se laisser plus ou moins sciemment prendre en otage pour une fausse guerre de religion à son sujet. Je ne comprends pas qu'on accepte à cause de soi de diviser un peu plus la société française. Un vrai pacifique aurait demandé de se retirer le temps que la lumière soit faite, pour ne pas créer le trouble, quitte à revenir grandi après un non-lieu de la justice. J'ai été encore plus contrarié quand j'ai vu notre cardinal se constituer à grands frais une défense digne d'un homme politique. (...) N'aurait-il pas été plus simple d'aller de Fourvière à Sainte-Foy pour parler avec vous ? Et je suis certain que si le cardinal vous avait expliqué personnellement ce qui s'était passé, et même s'il y avait erreur de sa part, vous auriez accepté cela comme une réponse. "

C'est une évidence pour moi que le cardinal Barbarin et ses collaborateurs, dont mon évêque de Valence, qui a été sept ans son vicaire général, ne disent pas la vérité. Comment accepter l'idée que monseigneur Barbarin n'ait pas été informé lors de la visite pastorale de la paroisse de Bernard Preynat en 2002 ? Comment comprendre que monseigneur Michel, dans un communiqué, fin 2018, ait nié avoir connu au moins sept cas d'abus, alors qu'il l'a avoué à une de ses victimes, devant témoin, en avril 2016 ? Il a même ajouté qu'il n'avait pas interdit à Bernard Preynat de faire le catéchisme parce qu'il le faisait tellement bien !

Comment comprendre que le cardinal Barbarin, si méfiant envers les propos des victimes, ait cru sur parole Bernard Preynat quand ce dernier lui a dit qu'il n'avait plus commis de crimes depuis 1990 ? Pourquoi une telle ignorance et un tel déni face à la pédophilie, alors que les évêques français prétendent avoir étudié le phénomène à fond depuis les années 2000 ?

Connaissant la déontologie des journalistes Céline Hoyeau et Isabelle de Gaulmyn, je les crois quand elles écrivent que le cardinal était au courant en 2007, et même en 2002. Je cite Histoire d'un silence : « Sa réponse est sans détour : il le savait avant. Il l'a su assez tôt en réalité, après son arrivée à Lyon, en 2002. »

Ce qui est particulièrement incompréhensible, c'est que le cardinal Barbarin, pasteur du diocèse, ait considéré les victimes comme des agresseurs plutôt que des souffrants qui avaient besoin de sa présence. Pourquoi s'est-il mis tout de suite sur le terrain de la défense juridique et de la communication, en s'assurant les conseils du cabinet de gestion de crise Vae Solis ? N'aurait-il pas été plus simple de leur parler ? Pourquoi avoir voulu impliquer avec lui toute l'Église de France plutôt que de se retirer le temps de l'examen judiciaire ? Pourquoi se laisser mettre en position de « victime des victimes », comme l'a dit récemment un prêtre de Lyon, relayé avec le plus mauvais goût par un hebdomadaire catholique, qui a osé présenter le cardinal en Saint-Sébastien martyr ?

Monseigneur Barbarin, comme l'a noté l'académicien Jean-Marie Rouart dans un article récent de Paris Match , en se défendant ainsi, a perdu sur le plan des valeurs humaines et de la première des vertus chrétiennes, la charité. Pour ma part, je ne me reconnais pas dans cette posture qui n'est pas celle de l'Église, et c'est aussi le sens profond de mon appel à sa démission.

Avant moi, le 21 novembre 2016, le courageux prêtre de Lyon Patrick Royannais a demandé publiquement la démission de son cardinal. On peut le lire sur internet : « Monseigneur Barbarin vient de reconnaître ses torts et de demander pardon pour sa gestion de l'affaire Preynat lors d'une célébration, le 18 novembre 2016 (...) Tout ça pour ça ! (...) Deux ans de mensonges, de roueries, où il promet d'agir et diffère sans cesse l'action, où il se moque des victimes et laisse son avocat les insulter. (...) Deux ans à être la cause de ce que l'Église sainte soit traînée dans la boue pour défendre un siège et une carrière. (...). Deux ans à ranger l'Église dans le camp du bourreau, et non au côté des victimes. Deux ans à se prétendre soutenu par le Pape et sans doute à le manipuler. Deux ans que des prêtres, des laïcs du diocèse et d'ailleurs, tentent d'interpeller le cardinal, de le conseiller, et que, comme d'habitude, il n'écoute pas, car il n'écoute que ceux qui le courtisent. (...) C'est la faillite d'une personne. C'est la faillite d'un système. (...) S'il s'est vraiment trompé et qu'il en est enfin convaincu, l'archevêque devrait présenter sa démission au Saint-Père. »

Quelles sont les raisons de ma démarche, et quel est mon diagnostic ? C'est cet exemple patent d'omerta au sein de l'institution qu'il est de mon devoir de dénoncer. Le diagnostic du secret est remarquablement formulé par Mme Anne Philibert dans son livre Des prêtres et des scandales dans l'Église de France , aux éditions du Cerf.

Je la cite, pages 327 et 328 : « Par une instruction du 20 février 1866, le pape Pie IX a posé la règle du secret dans le traitement de ces affaires. (...) Le 9 juin 1922, le préfet du Saint-Office confirma la règle du secret (...). Ce document, approuvé par Pie XI, fut tenu secret (...) et fut envoyé aux évêques. » Il fut complété par « le document pontifical Crimen Sollicitotionihus, envoyé secrètement par le Saint-Office aux évêques en l962. »

Ce document reprenait celui de 1922. Mme Philibert synthétise remarquablement le tout aux pages 401-402 : « Le Saint-Siège voulait la sanction et le secret. La pratique semble avoir été le secret sans la sanction. Une sanction sans secret aurait sans doute fait moins de dégâts... ».

Deuxième question : « Quelles sont vos attentes à l'égard de l'Église, s'agissant de la prévention et du traitement des violences sexuelles commises sur des enfants par des clercs ? À cet égard, que pensez-vous des annonces de la Conférence des évêques de France en novembre 2018 ? ».

J'attends désormais la protection des victimes et la sanction des prêtres plutôt que le secret. Les mesures prises depuis vingt-cinq ans par les évêques de France sont souvent bonnes, mais on peut se demander si elles sont correctement appliquées. J'attends beaucoup du travail de la commission Sauvé. On ne connaît toujours pas sa composition. J'aimerais un peu plus de communication à ce sujet.

Je résumerai mon attente par la profonde pensée de Saint Grégoire le Grand, au début du VIIe siècle, reprise par Saint Bernard : « Melius est ut scandalum oriatur quam veritas relinquatur ». « Mieux vaut s'exposer à scandaliser quelqu'un que d'abandonner la vérité ».² C'est avec la vérité connue de tous que l'Église et la société s'en sortiront.

Troisième question : « Quelles seraient selon vous les mesures à mettre en place pour éviter les violences sexuelles au sein de l'Église et pour garantir la plus grande transparence sur ces situations et sur les réponses qui y sont apportées ? »

Je recommande le projet de réforme sur la prise en charge des victimes d'actes de pédophilie commis par des clercs, qu'on trouve sur le site de « La parole libérée », qui n'a pas été pris en compte par la Conférence des évêques de France. Il pose entre autres les questions essentielles relatives à l'indemnisation des victimes, à la mise en place d'un tribunal indépendant pour juger les prêtres, et au droit des victimes dans le cadre des procédures canoniques, etc.

Quatrième question : « La lettre du pape François au peuple de Dieu, du 20 août 2018, appelle à réagir pour éradiquer une " culture de l'abus " au sein de l'Église catholique. Dans cet esprit, faudrait-il selon vous faire évoluer l'organisation de l'Église catholique, notamment en ce qui concerne la place des femmes et certaines règles de droit canon ? ».

Jusqu'à présent, la réaction à laquelle invite la lettre du pape François n'est pas très grande. L'émotion et la colère suscitées par les funestes révélations ne sont pas assez fortes. Les mentalités au sein de l'institution ont du mal à évoluer. J'aimerais que l'on s'indigne un peu plus ! J'en veux pour seul signe le fait que tout ce que les évêques de la région Auvergne-Rhône-Alpes, à l'instigation du cardinal Barbarin, ont trouvé comme réponse est de me destituer de ma charge de juge ecclésiastique par un décret du 30 novembre 2018. Je demande les mêmes égards de traitement que Bernard Preynat !

J'ai déposé un recours canonique contre ce décret et, s'il n'est pas révoqué, je vais prochainement porter plainte devant les tribunaux français. En effet, la loi européenne et celle de notre pays protègent les citoyens de l'arbitraire et les défendent dans leur réputation. Depuis peu, la loi intervient en faveur des lanceurs d'alerte face à l'organisation qui voudrait les faire taire.

À travers ce qui m'arrive, la hiérarchie catholique fait passer un message négatif et inquiétant, qui doit interpeller, à savoir que les prêtres et les fidèles n'ont pas intérêt à réagir. Comme c'est une question de principe, j'irai jusqu'au bout.

La réorganisation de l'Église est un sujet trop vaste pour moi. Je me permets cependant de faire une suggestion personnelle qui permettrait à mon sens, une fois mise en oeuvre, un bien meilleur fonctionnement du clergé.

J'avais juste vingt-six ans quand j'ai été ordonné prêtre. J'étais un bon jeune homme, bien formé, mais je peux considérer aujourd'hui que j'étais immature par rapport au monde réel dans lequel nous vivons. Jusque dans les années 1950, il existait une communauté qui accompagnait les jeunes prêtres. J'étais quant à moi totalement seul. C'est toujours le cas. Je propose donc qu'avant d'ordonner quelqu'un prêtre, on le maintienne diacre pendant cinq ans. Durant ce temps, il pourrait entreprendre un travail psychologique de fond afin d'éradiquer en lui ses angoisses inconscientes et de ne pas avoir à les projeter sur les autres une fois devenu prêtre.

À ceux qui s'étonneraient de cette mesure, je me contente de rappeler que toute personne qui ouvre un cabinet de psychanalyse est tenue de faire ce travail auparavant pour ce motif. De la même façon, en raison de l'accroissement de la longévité, je préconise qu'on soit nommé évêque plus tard, afin que ne se retrouvent pas seulement des hypercérébraux arrivistes à la tête des diocèses, mais des hommes équilibrés par l'expérience de la vie.

Pour la participation des femmes à la marche de l'Église, la prise de conscience est désormais faite. On attend cependant toujours les actes concrets. Le pape François en parle beaucoup, c'est acté, mais il n'y a aucune mesure concrète. J'ai des idées à ce sujet - mais il est préférable que ce soit les femmes qui en parlent.

Enfin, pour le droit canon, ayant enseigné son évolution sur deux mille ans comme professeur d'histoire des sources, il est évident qu'il doit constamment s'adapter à la vie selon le principe antique de sagesse : le moins de lois possible pour le plus de vie possible.

Cinquième question : « Le pape François a convoqué une réunion exceptionnelle sur la protection des mineurs au mois de février, à laquelle seront présents tous les présidents des conférences épiscopales du monde. Pensez-vous que cette initiative pourra déboucher sur de réelles avancées sur la question de la pédophilie dans l'Église ? »

Il est impensable que cette réunion ne débouche pas sur de réelles avancées. C'est l'assemblée de la dernière chance. Si la hiérarchie de l'Église catholique la manque, sa crédibilité sera compromise pour longtemps. Il faudra s'attendre à une chute colossale de l'Église catholique dans notre pays, et vraisemblablement la disparition d'au moins un tiers des diocèses dans les vingt ans à venir. J'ose espérer que ce sera un grand moment où souffle l'Esprit, afin que les plus hauts responsables crèvent enfin la bulle par laquelle ils se protègent du monde où nous avons la chance de vivre.

Cette assemblée est apocalyptique au sens profond du terme. Le mot « apocalypse » signifie « révélation » en grec, révélation de la lumière face aux ténèbres. La question de la pédophilie est apocalyptique non seulement dans l'Église, mais dans toute notre société. Face à cette révélation insoutenable des abus de toutes sortes, la délimitation entre ténèbres et lumière devient manifeste. Mon souhait profond, en dénonçant l'omerta, est qu'advienne pour tous cette entrée dans la lumière, la société civile aidant l'Église catholique à faire ce qu'elle n'arrive pas à faire seule, l'Église, ayant réalisé finalement ce passage, aidant à son tour la société à le faire.

Je viens de répondre aux questions. Si vous me permettez, j'ajoute ceci, en raison de l'attente du délibéré du tribunal correctionnel de Lyon du 7 mars. Si le tribunal reconnaît la faute du cardinal Barbarin, la lutte contre l'omerta dans l'Église connaîtra une avancée. Si le tribunal ne la reconnaît pas, la lutte restera entière.

Si le cardinal savait, il fallait demander sa démission. S'il ne savait rien, il faut continuer à la demander. Il n'est malheureusement pas le seul évêque à avoir couvert un prêtre dont il savait qu'il avait commis ce genre de crimes. À quoi bon avoir comme responsables des hommes qui voudraient nous faire croire, avec un air ingénu, qu'ils ne savent rien sur des sujets aussi graves !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je rappelle que nous attendons le délibéré du tribunal de Lyon et que nous sommes là pour écouter les témoignages, sans intervenir sur ce sujet.

Mme Catherine Bonnet, ancien membre de la commission vaticane chargée de lutter contre la pédophilie dans l'Église . - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre confiance. Je vais tenter de répondre aux quatre groupes de questions que vous m'avez adressées, deux sur le Vatican, une sur l'Église de France et une sur la France.

J'ai été nommée par le pape François parmi les premiers membres de la commission vaticane chargée de lutter contre la pédophilie dans l'Église. Nous avons dû réfléchir à la manière de constituer cette commission, ses statuts, la méthode, l'étendue de notre travail géographique. Beaucoup de personnes n'ont pas compris que nous n'étions pas une mission d'investigation de cas individuels - ce n'est toujours pas le cas. C'est essentiellement une mission de stratégie afin de conseiller le pape François sur ce qu'il conviendrait de faire pour mieux protéger les enfants.

Au bout d'environ six mois, le pape François a désigné dix-sept membres faisant partie des cinq continents. Un site a été ouvert, dont vous pouvez prendre connaissance, sur le rôle et les actions de la commission. Il s'agit de www.protectionofminors.va .

La première proposition de la commission était très importante pour nous. Il s'agissait de renforcer la responsabilité des évêques en demandant qu'un tribunal puisse les juger en cas de non-signalement. Cette proposition a été acceptée par le pape François et son gouvernement, le groupe des neuf cardinaux, en juin 2015. Un an plus tard, le pape a promulgué un motu proprio intitulé « Comme une mère aimante », instituant une sorte de commission de discipline avec plusieurs congrégations. Ce motu proprio devait être mis en place à partir du 5 septembre 2016. À ma connaissance, il n'y a pas eu de jugement.

Nous avons formulé des recommandations de bonnes pratiques. Beaucoup de formations et de séminaires ont eu lieu. Parmi nos dernières propositions, deux ont été rendues publiques. Je peux donc les citer. Il s'agit tout d'abord de l'abolition de la prescription qui, dans le droit canon, est actuellement de vingt ans et comporte des dérogations au cas par cas, ce qui pose problème.

Nous avons par ailleurs proposé une exception au secret pontifical en cas de violences sexuelles à l'encontre des mineurs. Je précise que les mineurs, dans le droit canon, ce sont à la fois les enfants de zéro à dix-huit ans, ainsi que les personnes vulnérables. Cette exception permettrait de rétablir le droit d'information des victimes - comme l'a demandé « La parole libérée » dans un document que j'ai soutenu - et de lever les freins concernant les signalements.

À ma connaissance, ces deux dernières propositions n'ont pas eu de suite. Il se trouve qu'en juin 2017, j'ai présenté ma démission au pape François, ne parvenant pas à convaincre les membres de la commission sur deux points. Il s'agit d'une initiative personnelle, afin d'aider les victimes, le pape François et d'autres membres de l'Église. Il m'a semblé essentiel d'insérer dans le droit canon une obligation de signalement aux autorités civiles pour tous les évêques et les supérieurs religieux.

Alors que je suis psychiatre de formation, j'ai découvert, au milieu des années 1980, que je ne savais pas dépister les violences sexuelles. Cela s'est produit dans une circonstance tout à fait particulière : des collègues qui prescrivaient des antidépresseurs m'ont demandé de recevoir des adultes en psychanalyse chez qui les symptômes ne bougeaient et qui avaient des idées de suicide.

À l'époque, j'étais une jeune pédopsychiatre encore influencée par la psychanalyse. Je recevais cependant des adultes. Je me suis aperçue que la technique psychanalytique ne convenait pas. En effet, à l'époque, on nous demandait de ne pas poser de questions. Or, face à un patient qui refuse de continuer, la première réaction est de lui demander des explications afin de l'aider.

C'est à ce moment de la thérapie qu'ont été dévoilés les incestes ou autres violences sexuelles subies durant l'enfance, qui n'avaient reçu pour réponse des psychanalystes qu'une minimisation ou un déni, renforçant la colère et les symptômes des patients. On a continué à m'envoyer d'autres victimes. J'ai donc fait asseoir toutes les personnes qui étaient allongées, et j'ai complètement changé de technique, en disant haut et fort qu'on ne pouvait continuer ainsi.

Suite à un certain nombre de poursuites à mon encontre, j'ai quitté la France. J'ai trouvé énormément de documents à la bibliothèque de Londres, où je me suis aperçue que l'on recense très peu d'allégations intentionnellement fausses, comme les appellent les Américains. Elles représentent entre 0,1 % et 0,2 % du total des signalements. Il faut le dire haut et fort, car on ne voit pas l'intérêt pour les victimes de dévoiler de tels faits.

On trouve en France une étude spécifique sur l'inceste. Les chiffres du professeur Viaux parlent de 0,5 % à 0,7 % de cas. Il existe par ailleurs dans notre pays une récurrence gênante de la théorie du mensonge chez l'enfant. Nous avons pourtant été les premiers au monde, grâce au professeur Ambroise Tardieu, à décrire toutes les situations de violences sexuelles chez les enfants. Le professeur Tardieu a publié au XIX e siècle un livre recensant 934 cas, réédité sept fois. Cependant, à sa mort, certains médecins ont publié des observations de mensonges d'enfants. On peut admettre qu'on n'écoutait guère les enfants au XIX e siècle, mais il est étonnant que cela ait duré cent ans !

On a ensuite décrit, au début du XIX e siècle, les enfants pervers. Freud, dans ses théories, s'est d'ailleurs inspiré des enfants menteurs et des enfants pervers. Il y a de bonnes choses dans la psychanalyse. Je crois à l'inconscient. Je pense qu'il ne faut pas en nier les mécanismes, mais il ne faut pas voir partout les enfants pervers polymorphes décrits par Freud.

Lors de l'affaire Dutroux, en 1996, la frontière n'a pas arrêté le discrédit jeté sur les victimes, et la France s'est inspirée de fausses statistiques affirmant que 30 % à 70 % des allégations relevaient du soi-disant syndrome d'aliénation parentale (SAP), selon lequel les enfants pourraient être manipulés par leurs parents et mentir. Ce sont deux Américains qui ont décrit ce syndrome, les professeurs Underwager et Richard Gardner. Ce qu'on n'a pas dit en France, c'est qu'ils tenaient des propos pédophiles ! Cela fait longtemps qu'on le sait aux États-Unis.

Il faut cesser d'entretenir l'ignorance : cela met les victimes en péril. Un travail de prise en charge est nécessaire.

Ce que je demandais à mes collègues de la commission vaticane, c'était de lancer un appel à toutes les victimes à travers notre site, de les recevoir et d'en tirer les leçons. Je ne suis pas parvenue à les convaincre. C'est pourquoi je n'ai pu rester. Je l'ai expliqué au pape François, qui n'a pas accepté ma démission, mais je n'ai pas été renommée à la dernière commission. J'en ai alors parlé dans la presse.

Vous me posez une deuxième question : « En tant que pédopsychiatre, les dispositifs de recueil de la parole de l'enfant, tant dans un cadre médico-psychologique que dans un cadre judiciaire, vous paraissent-ils suffisants ? » Il existe deux cas de figure. Quand le mineur dévoile les faits dans les 72 heures après la survenue de l'acte, il doit être accueilli en urgence dans une unité d'accueil médico-judiciaire (UMJ), car les éventuelles lésions anales et génitales ne peuvent être observées que durant ce laps de temps après une agression sexuelle, les tissus se réparant ensuite. Ceci a été décrit dans une étude américaine portant sur 2 384 enfants de zéro à dix-huit ans.

On compte très peu de faits avérés, faute de retrouver l'ADN de l'auteur des faits. Dans ce cas, un signalement doit être effectué auprès du procureur de la République, qui est joignable 24 heures sur 24, afin que ces enfants puissent être examinés.

Il n'existe pas assez d'UMJ en France. Je recommande qu'il en soit créé de nouvelles. J'espère que cela pourra se faire et que ces unités seront attenantes à un service de pédiatrie. Les pédiatres peuvent se faire aider par des collègues, et l'enfant peut être hospitalisé. Certains ont parfois des idées de suicide. J'ai vu des enfants de quatre ans dans ce cas. Ils le disent à leur façon. Ces UMJ pédiatriques, à raison d'une par département, doivent également comporter un centre de victimologie, avec des thérapies spécifiques.

Lorsque l'enfant a été auditionné et examiné, le signalement est la clé du parcours de soins. J'ai rédigé un gros dossier à ce sujet, à la demande de la revue Le Concours médical . Je vous le ferai parvenir. Le docteur Picherot, que vous avez auditionné, en a écrit un excellent chapitre. Le docteur Gilbert Vila, directeur du Centre de victimologie de Trousseau, m'a dit qu'il était le seul pédopsychiatre du Centre et qu'il ne disposait que de deux psychologues. Plus de centres et plus de personnel : c'est vraiment une urgence !

Dans la majorité des cas, les enfants ne dévoilent pas les faits ou ne le font que tardivement. On le voit bien quand on entend tous ces adultes qui parlent si longtemps après ! Une détection précoce est donc nécessaire. Selon moi, elle n'est possible que s'il y a obligation de signalement.

En 1962, ce sont des médecins qui ont alerté le législateur américain en lui demandant si on pouvait laisser un enfant maltraité retourner dans sa famille ou dans le milieu où il a été agressé, physiquement ou sexuellement. Nous nous sommes posé la même question : peut-on rester sans rien faire en sachant que cela va recommencer ? Le signalement est indispensable. Or, on ne peut signaler qu'une suspicion, puisqu'on n'a pas été témoin direct. En France, les médecins ne font pas suffisamment de droit.

En France, des médecins se font encore poursuivre et sanctionner sur le plan disciplinaire depuis 2015. Depuis que j'ai écrit L'enfance muselée , je suis parfois contactée à ce sujet. J'essaie d'être disponible.

Certains médecins subissent non seulement des poursuites et des sanctions, mais ils sont également victimes de menaces physiques, d'intimidations, de contrôles fiscaux ou de la sécurité sociale, lorsqu'ils ne sont pas soumis à des expertises psychiatriques.

Je m'adresse ici au Conseil de l'Ordre : soutenez les médecins, suivez les recommandations des experts de l'ONU et aidez-nous à inscrire dans la loi une obligation de signalement !

Quand un médecin a été sanctionné, l'agresseur va s'empresser de le lui faire savoir. Que va penser un enfant qui a eu le courage de parler ? L'agresseur lui dit bien qu'on ne le croira pas, et l'enfant pense que le plus méchant, le plus fort, a encore gagné. Cela ne peut continuer ! C'est une double peine pour les enfants, et une triple peine lorsqu'ils sont de plus placés à l'aide sociale à l'enfance (ASE) parce qu'ils sont soi-disant manipulés.

Bien évidemment, la formation et les recommandations sont nécessaires, mais ce n'est pas suffisant. Ce que le Sénat a fait au mois de juillet en introduisant l'obligation de signalement dans la loi est formidable ! Quel espoir pour les enfants. Je suggère donc des réunions entre les procureurs, les médecins, les UMJ afin que chacun prenne ses responsabilités.

Par ailleurs, quand les procureurs prennent une ordonnance provisoire de placement (OPP), pourquoi ne pas en profiter pour placer l'enfant dans un service de pédiatrie durant quelques jours, en relation avec les UMJ, afin de savoir, s'il faut le placer à l'ASE, trouver quelqu'un de sa famille pour l'accueillir, ou lui chercher une famille d'accueil ? On ne peut continuer ainsi.

Le rôle de la PMI est essentiel dans la prévention. Mon premier travail était de poser des questions systématiques aux femmes enceintes et, si possible, à leur conjoint, pour savoir s'ils avaient eu des antécédents violents dans l'enfance. Des parquets ont été créés contre le blanchiment d'argent. Pourquoi pas des parquets pour lutter contre les violences sexuelles ? Les enfants ne valent-ils pas davantage que l'argent ?

Concernant l'abolition de la prescription, je voudrais vous alerter sur le fait que l'État de New-York, il y a quelques jours, a ouvert une fenêtre avec la suspension de la prescription pendant un an pour toutes les victimes quelles qu'elles soient. Je vous communiquerai l'adresse du site, car je trouve cette idée formidable.

Soeur Véronique Margron, théologienne, présidente de la Conférence des religieuses et religieux en France . - Mesdames et messieurs, je ne reviendrai pas sur les documents que je vous ai communiqués. En un mot, la Conférence des religieux et religieuses en France regroupe 30 000 religieuses et religieux. C'est une association qui, dans l'Église, a cette particularité d'être profondément mixte, à tous les niveaux, y compris du côté des supérieurs majeurs, c'est-à-dire les responsables de tous les instituts religieux au coeur de la société, comme des moines et moniales vivant dans les monastères.

Nous savons tous l'extrême gravité du sujet. La Conférence que je préside n'est pas en meilleure posture, me semble-t-il, que l'ensemble de l'Église de France, au sens où, chez les religieux comme ailleurs, nous nous sommes tus, nous n'avons rien vu, nous avons dénié les faits, nous les avons minimisés. Les religieux ont été changés de province, de région, déplacés.

Le travail que vous accomplissez est très important, et celui qu'a entamé l'Église de France, et la Conférence des religieuses et religieux en son sein, est fondamental. Ce n'est pas le moment que nous fassions la leçon à quiconque. Il faut plutôt que nous prenions en compte ce que fait l'ensemble de la société et que nous agissions désormais de notre côté.

Au cours de ces deux dernières années, nous avons organisé un certain nombre de sessions de formation pour l'ensemble des responsables des congrégations religieuses, en laissant amplement la parole à des victimes.

C'est peut-être une évidence, mais c'est aussi une forme d'injustice : tant qu'on n'a pas entendu les victimes, on ne comprend rien des ravages que ce crime provoque dans une existence, durant des décennies et des décennies. On a longtemps porté un regard froid et minimisant sur les faits, sans comprendre que ces faits, souvent bien plus graves que ce qu'on disait à l'époque, avaient des conséquences sur toute une vie. C'est pourquoi il est important d'entendre des récits d'hommes et de femmes qui, des décennies et des décennies après, racontent avec la même émotion ce qui leur est arrivé et qui a bouleversé leur vie.

Nous avons organisé ces formations à plusieurs reprises. Nous venons de le refaire il y a quelques jours. Nous sommes entrés dans une autre phase où nous essayons de travailler avec les victimes, afin qu'elles soient présentes dans tous les groupes de travail, au même titre que les responsables religieux, et qu'elles prennent la parole quand elles le souhaitent, participent aux ateliers sur des sujets aussi divers et nécessaires pour la vie religieuse que les premières années de formation, ce qu'on appelle les protocoles, lorsque des religieux vont d'une région du monde à une autre, les précautions à observer, les obligations à honorer, ou le traitement à réserver aux auteurs de ces méfaits.

À la suite de la Conférence des évêques de France du mois de novembre, nous avons tenu notre assemblée générale, qui regroupe environ 400 supérieurs majeurs responsables d'institut. Nous avons approuvé à l'unanimité les décisions des évêques de France, et en particulier la création de la commission Sauvé.

Sur quelles spécificités travailler ? Ce qui se passe dans d'autres milieux a sans doute été longtemps renforcé par un sens de l'institution, et c'est malheureusement encore un peu le cas aujourd'hui. Le silence, le rapport au pouvoir, une forme d'omnipotence de l'agresseur se rencontrent dans tous les milieux, mais l'institution catholique a approuvé le rapport au secret, une autorité souvent très verticale, le silence par rapport au scandale. Le seul scandale, c'est évidemment d'attenter à la vie des plus vulnérables, à commencer par les enfants.

Il existe malheureusement partout des agresseurs, mais comment les institutions - diocèses, congrégations religieuses, etc . - ont-elles pu laisser ces crimes impunis, les minimiser, les laisser se reproduire, parfois sur de bien longues et tragiques périodes ? L'Église catholique doit démanteler ce type de rapport au sacré et le lien entre le sacré et le pouvoir. Lorsqu'on a le pouvoir au nom du sacré, on est en effet intouchable. On le voit dans les situations d'inceste. Si c'est au nom de Dieu, il n'y a plus rien à dire ni à faire. Il s'agit d'une problématique très particulière à l'Église catholique et, plus globalement, aux religions.

La deuxième problématique, c'est le rapport entre les différents abus que dénonce le pape François dans sa Lettre au peuple de Dieu - abus de pouvoir, abus de confiance, abus de conscience et abus sexuels. 99 % des abus sexuels dans l'Église sont commis dans le cadre d'une relation de confiance, elle-même exacerbée par le fait que cet homme - ou cette femme, même s'il s'agit le plus souvent d'hommes - est un homme de Dieu. On peut donc encore moins remettre en cause ce qu'il fait, sa parole, ce lien. Ceci constitue une forme de double emprisonnement, du fait de la puissance de l'agresseur, de sa stratégie, mais aussi de la confiance qui est accordée au nom du sacré, du rapport à Dieu.

Le travail à mener est donc important et concerne toute la vie religieuse, qu'il s'agisse des phénomènes d'emprise, d'abus de pouvoir, qui ne mènent pas tous à des abus sexuels, mais qui doivent être dénoncés et sont particulièrement scandaleux en ce qu'ils portent atteinte à la conscience et à la liberté. On voit donc combien il faut prendre ce travail à bras-le-corps. Ceci ne se fera pas sans réformes profondes de nos institutions et de l'Église.

Pour le dire d'un mot et conclure, le plus gros problème de l'institution catholique - je crains qu'elle ne soit pas la seule - est qu'il existe en son sein peu d'altérité. On est beaucoup dans l'entre-soi dans la vie religieuse, ce qui n'est pas anormal au sein d'une communauté ou d'une institution. C'est assez logique, mais qui peut en fin de compte demeurer lucide, sans forcément être soupçonneux, ce qui serait tragique pour la relation de confiance que nous entretenons les uns et les autres ? Comment avoir un lien de confiance en demeurant vigilant ? Pour moi, cela ne peut se faire sans tiers ayant partie prenante à la vie de nos institutions et de l'Église.

Ces tiers, ce sont les femmes, les laïcs et la sphère catholique elle-même. On sait bien que cette problématique dépasse la seule sphère des clercs et des religieux et touche aussi des catholiques qui, eux-mêmes, n'ont pas pu, pas su, pas voulu parler. C'est donc à tous les niveaux qu'il faut se poser la question de savoir comment introduire l'altérité, les tiers qui vont pouvoir dire ce qui ne va pas. Merci de faire partie de ces tiers.

Père Stéphane Joulain, père blanc, psychothérapeute spécialisé dans le traitement des abus sexuels . - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la question de la pédocriminalité vous concerne en premier lieu. Vous ne pouvez être dessaisis au bénéfice d'une commission dont on ne saurait pas ce qu'elle fait.

Formé à la victimologie, j'ai commencé dans l'univers de l'accueil des victimes. C'est de là qu'est partie mon expérience. Il m'a ensuite été demandé par mes supérieurs de me pencher davantage sur le traitement des pédocriminels, l'accompagnement des hommes et parfois des femmes qui abusent ou agressent des enfants.

En écrivant le livre Combattre l'abus sexuel des mineurs , j'ai voulu montrer que, derrière ce que l'on appelle encore communément en France « pédophilie », la réalité était bien plus complexe, puisque les motivations à l'abus vont bien au-delà du seul diagnostic de pédophilie tel qu'il est décrit par les livres, manuels et diagnostics. Ce qu'ont en commun tous les auteurs de ces agressions sur mineurs, c'est la dimension criminelle de leur acte. C'est un élément important qui donne un aspect bien spécifique à cette problématique de santé mentale, mais aussi de criminologie.

C'est pourquoi au Canada, où j'ai fait une grande partie de mes études et travaillé, nous faisons du traitement de délinquants sexuels ce qui, pour un monde francophone marqué par la psychanalyse, peut sembler très étrange. Que veut-on dire par là ?

Je rejoins Catherine Bonnet dans ce qu'elle dit sur la psychanalyse en France : je pense que nous sommes malheureusement les victimes de la psychanalyse, qui a une domination extrêmement forte dans l'explication, mais qui n'a pas apporté la preuve de sa pertinence en termes de soins. Si elle permet d'être un outil conceptuel qui peut aider à comprendre certaines réalités pour des gens atteints de névroses à peu près ordinaires - j'ai fait moi-même une psychanalyse de sept ans et j'en ai tiré bénéfice -, la psychanalyse est totalement inefficace en ce qui concerne la pédocriminalité.

Vous ne pouvez imager ce que peut être le traumatisme d'une victime d'abus sexuels adulte à qui on demande de s'allonger sur un divan sans qu'elle puisse poser le regard sur celui qui va l'analyser. Certains collègues psychanalystes pourraient dire qu'on a évolué et qu'on est passé au face-à-face, mais il n'en reste pas moins qu'il existe une sorte de soumission un peu perverse supposée encourager la libre association.

Pour un auteur d'abus sexuels, la psychanalyse est une promenade de santé. Il n'y a pas plus manipulable qu'un psychanalyste ! C'est vraiment un plaisir pour un pédophile ou pour quelqu'un qui souffre d'un trouble du comportement antisocial.

Cela étant, mon ouvrage voulait ouvrir à d'autres dimensions, et je suis heureux que se développent en France les fameux centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS), qui sont des pôles de compétences avec des hommes et des femmes qui veulent réfléchir autrement et faire avancer la prise en charge et le traitement des hommes et des femmes qui commettent ce genre de crimes.

S'il n'y avait que moi, je dirais qu'il faut même en créer davantage, car si l'on ne peut pas toujours prévenir le premier passage à l'acte, on peut quand même réduire de manière significative les risques de récidives. C'est une des grandes leçons que j'ai apprise au Canada, qui est l'un des pays qui a le plus faible taux au monde de récidives en matière de délinquance sexuelle. Cela dépend certes des provinces, mais dans certains cas, on est à moins de 10 %, parfois sans que celles-ci soient de nature sexuelle.

Les Canadiens ont développé une vraie pratique qui n'a pas toujours plu au pouvoir politique, il faut bien dire ce qui est. Du temps de M. Stephen Harper, Premier ministre conservateur, les choses étaient un peu plus compliquées : il aurait préféré qu'on les enferme et qu'on jette la clé, mais des psychiatres ont réussi à le convaincre qu'en investissant dans le traitement de ces hommes et ces femmes ayant commis des abus, on créerait une société plus sûre pour les enfants.

Autant il faut travailler en victimologie, dimension à laquelle je crois beaucoup, autant il ne faut pas oublier que le traitement de ces hommes et de ces femmes qui ont commis ces abus est une clé importante pour créer une société plus sûre.

J'ai également voulu aborder dans mon ouvrage d'autres univers conceptuels concernant le traitement, venant d'autres champs disciplinaires de la psychologie et de la psychiatrie. J'ai essayé de montrer que l'on pouvait parler de spiritualité en santé mentale, chose qui fait très peur aux Français. On considère en effet ici qu'il faut scinder les deux, au nom de la laïcité, et enlever son costume de croyant à l'entrée de la clinique.

Cependant, quand vous travaillez avec des hommes qui ont commis des abus dans un cadre religieux, vous ne pouvez en faire abstraction. Cela fait partie du processus de grooming , ce procédé de séduction que va utiliser le délinquant sexuel pour s'approcher de l'enfant qu'il veut agresser. Un prêtre, par exemple, dira à l'enfant qu'au moment où il a célébré l'eucharistie, il lui a donné la plus grosse part de l'hostie. On retrouve la même pratique chez les autres délinquants qui vont expliquer à la petite fille qu'elle est leur princesse, qu'elle est spéciale, différente de ses soeurs, etc. On crée un lien particulier avec l'enfant. Le prêtre ou le religieux qui va abuser de l'enfant, pour sa part, va utiliser des éléments qui relèvent de l'univers sacré.

L'abus sexuel commis par un prêtre est aussi un abus de confiance, un abus de pouvoir, un abus spirituel, qui attaque directement les fondamentaux anthropologiques profonds de la structuration spirituelle, en particulier la notion que le monde a du sens, que la bienveillance existe, et que l'autre me veut du bien. Ce sont trois notions fondamentales que l'on retrouve au niveau de l'anthropologie des religions, dans tous les courants. L'agression sexuelle d'un enfant met tout cela à plat. C'est fondamental à comprendre.

Dans mon ouvrage, j'ai aussi travaillé sur les distorsions cognitives, ces justifications qu'utilisent les auteurs lorsqu'ils sont questionnés sur leurs actes. Un certain nombre de distorsions cognitives sont spécifiques aux prêtres. Un prêtre pourra dire que Dieu savait comment il était et que, s'il avait voulu, il aurait empêché son ordination. Il peut également demander ce que représente le peu de mal qu'il n'a commis qu'une fois par rapport à tout le bien qu'il a fait dans le monde.

Mon ouvrage veut également aider les professionnels du soin à accepter l'idée que leur patient puisse leur parler de la relation à Dieu, leur dire qu'ils n'arrivent plus à prier, à aller à la messe, qu'ils ont envie de vomir les hosties. Certains thérapeutes ne veulent pas en entendre parler, considérant que cela ne les regarde pas. Il ne faut pas fuir devant ce genre de choses. Quand cela sort, il faut pouvoir l'accueillir.

La prise en compte de la parole des victimes ne fait que commencer. C'est tout le défi. À Lourdes, à l'automne dernier, les victimes ont pu être écoutées, et c'est une bonne chose, mais c'est la Conférence des évêques qui a fixé les règles du jeu. Il n'y a pas eu d'auditions en assemblée plénière, mais de simples groupes de travail. Quand on reçoit une victime, on lui donne l'espace pour parler.

Bien sûr, le cléricalisme, est une chose importante. Il s'agit de ce corporatisme qui fait que des hommes et des femmes occupant une fonction particulière se serrent les coudes. Le cléricalisme n'est pas particulier à l'Église catholique, mais on en a fait un art, à un certain niveau. C'est un des freins importants qu'il faut changer dans la culture catholique. Ce n'est pas pour rien que le pape François répète que le cléricalisme est un de nos grands ennemis. C'est le cléricalisme qui va faire dire que le sacerdoce d'un prêtre est plus important que la santé et la sécurité d'un enfant.

Un autre frein que certains ont déjà mentionné, c'est la peur du scandale : dans l'Église catholique, s'il y a scandale, il y a perte de pouvoir et d'autorité au sein de la société française. Ce n'est pas pour rien que l'Église teste ses troupes à propos de certains sujets : on voit qui descend dans la rue et sur qui on peut compter. La fille aînée de l'Église qu'était la France craint de perdre son pouvoir et son autorité.

Un autre frein important me semble être l'absence de maturité affective de trop nombreux clercs, et en particulier de nombreux évêques. Le père Vignon a utilisé l'expression d'« hypercérébraux ». Il existe parmi les évêques et les prêtres des hommes extrêmement intelligents. Certains ont trois doctorats, mais ne sont pas mûrs sur le plan affectif. Bon nombre de femmes diront que les hommes ne sont jamais assez mûrs, mais c'est particulièrement marquant et marqué chez de nombreux prêtres qui n'arrivent pas à entretenir des relations saines avec les femmes et parfois même avec des hommes adultes. C'est problématique. Je ne veux pas faire de caricature : certains sont très matures, mais ce n'est pas le cas de beaucoup de ceux qui ont commis des abus.

Jusque dans les années 1990 environ, on ne parlait pas des questions de sexualité ou d'affectivité durant la formation des prêtres ni dans les séminaires. Quand on a commencé à en parler de manière sérieuse, les choses ont quelque peu changé. Auparavant, ceux qui étaient à peu près équilibrés suivaient leur formation sans problème, mais ceux qui avaient des problèmes de maturité n'y trouvaient pas d'éléments pour les aider à mûrir et à grandir. À partir du moment où ils priaient bien et répondaient bien aux questions de théologie et de morale catholique, tout allait bien.

Ce qui me choque profondément, comme prêtre et comme psychothérapeute, c'est le manque d'empathie de certains clercs et le fait de penser que les victimes peuvent être des ennemis. Ce mécanisme qui fait de la victime un ennemi est épouvantable. On dit parfois que les victimes veulent se vanter. On rencontre ce manque d'empathie pas uniquement chez les clercs, mais aussi dans la communauté chrétienne. On a voulu préserver l'image d'une Église sainte et d'une société parfaite, ce concept canonique développé au XIX e siècle, époque où le rôle de l'État devenait un peu intrusif dans le fonctionnement de l'Église. Pour que l'Église puisse avoir son droit propre et ses prérogatives, on a forgé le concept de « société parfaite » auquel certains ont cru. La société parfaite était capable d'édicter ses lois, d'avoir son propre code, etc . Cela ne veut pas dire qu'elle est sans faute, sans crime et sans problème.

L'église connaît une résistance homéostasique à tout changement profond. Elle représente 1,5 milliard de personnes, et compte plus de 150 cultures différentes et autant de rites. En Afrique, par exemple, on est loin de ces préoccupations. Quand on veut aller trop vite d'un côté, on fait tout de l'autre pour ralentir. Emmener toute l'institution sur cette voie ne se fera pas du jour au lendemain. Il ne faut pas entretenir trop d'espoir au sujet du sommet de Rome, où vont se retrouver 150 présidents de conférences épiscopales.

Quant à la Conférence des évêques de Lourdes, j'aimerais que l'on dépasse le stade du voeu pieux et que les souhaits se concrétisent.

Vous m'avez demandé, madame la présidente, ce que j'attends de la commission Sauvé. Je ne veux pas dire quoi que ce soit avant qu'elle ne voie le jour. On devrait connaître demain la liste de ses membres. Cette commission me pose un problème : nous sommes face à une question de pédocriminalité. Ce n'est pas de la prérogative de l'Église d'établir la vérité, madame la présidente, mais de la responsabilité du législateur, de l'exécutif et du pouvoir judiciaire s'agissant d'une problématique de pédocriminalité. Faisons-le dans le cadre de la loi de la République.

Qu'une commission essaye d'établir la vérité, est une bonne chose, mais Anne Philibert, dans l'ouvrage qu'elle vient de publier, dit toutes les difficultés qu'elle a eues pour accéder aux archives. On sait en outre que le ménage y a été fait après l'affaire Pican et l'affaire Barbarin. Je m'adresse donc à l'État : allez-y ! N'ayez pas peur !

Mme Catherine Deroche , présidente . - La parole est aux rapporteurs.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Il s'agit d'une audition extrêmement riche, chacun d'entre vous ayant apporté beaucoup d'éléments constructifs. Le père Joulain nous donne envie de lire son livre ! L'ouvrage du Père Vignon nous pose quelques questions. Il « titille » les sénateurs en leur reprochant d'être trop frileux, et d'avoir choisi de recourir à une mission d'information...

Père Pierre Vignon . - Il n'y a là rien de méchant...

Mme Catherine Deroche , présidente . - Le débat est quoi qu'il en soit tranché.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous pensiez que l'Assemblée nationale allait faire quelque chose : il n'en est rien. Mais vous pouvez compter sur les sénateurs ! Notre mission d'information élaborera des préconisations et permettra peut-être des ouvertures législatives.

Dans votre livre, vous écrivez : « Disons-le clairement : les pédophiles ont trouvé, au sein de l'Église, une structure favorable pour développer leur activité criminelle. » Vous n'y allez pas par quatre chemins. Vous affirmez : « Le système a permis le développement de tels comportements. Si cela n'avait pas été le cas, les pédophiles ne se seraient pas réfugiés en si grand nombre dans une organisation où ils se sentent en sécurité ». Vous le répétez page 95. Lors de différentes auditions, on a bien compris qu'un pédocriminel n'est pas franchement différent suivant qu'il soit dans l'Éducation nationale, les milieux sportifs ou l'Église. Certes, il peut se sentir plus en sécurité au sein de cette organisation où il existe une quasi-omerta que vous dénoncez dans votre livre mais, malheureusement, les pédocriminels se retrouvent dans d'autres systèmes. Ce ne sont pas que des célibataires. Nous avons bien évidemment étudié tout cela. J'aurais donc voulu recueillir l'éclairage du docteur Bonnet à ce propos.

Ma soeur, vous parlez de froideur, de non-empathie et d'une forme d'égoïsme, puisque l'autre n'existe pas pour un pédocriminel. Ne pensez-vous pas qu'il s'agisse là de l'organisation d'une forme de survie ?

Père Pierre Vignon . - Mon évêque, à qui l'on demandait pourquoi il avait laissé Bernard Preynat en place lorsqu'il était responsable de la catéchèse, a répondu qu'il ne pouvait l'évincer car il faisait trop bien le catéchisme. On peut tenir le même raisonnement pour un professeur d'histoire ou de gymnastique. Il s'agit d'une forme de sex-appeal . Ils repèrent leur proie et la fascinent.

En Allemagne, le clergé est encore payé par l'État, qui collecte l'impôt religieux. Il a donc de bons traitements, dont je ne suis pas jaloux, mais on trouve selon les statistiques plus de pédophiles dans l'Église allemande qu'ailleurs.

Non seulement ils peuvent avoir accès aux enfants, mais ils sont en outre payés. Cette institution est donc formidable pour eux ! Mon propos consiste à demander pourquoi notre encadrement n'a pas fait son travail. C'est contre le manque de vigilance que je peste !

Mme Isabelle de Gaulmyn . - La question que vous posez est intéressante : y a-t-il quelque chose de spécifique dans l'Église ? Véronique Margron a commencé à y répondre. Je pense que la commission Sauvé est utile. C'est à l'Église de changer elle-même. On a évoqué la confusion entre le pouvoir et le sacré. L'Église est constituée ainsi. J'ai passé quatre ans comme journaliste à Rome à n'interviewer que des hommes. Pour avoir une autorité dans l'Église, il faut en effet être ordonné. Il y a donc une confusion totale entre la personne sacrée qu'est le prêtre et la personne qui incarne l'autorité. C'est un vrai problème. Pourquoi ne pas avoir des cardinales femmes, des femmes responsables de congrégation, responsables du diocèse, etc . ? Tant que le prêtre détiendra l'autorité, il y aura confusion.

Autre problème : pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de vigilance ? Cela vient d'un problème interne à l'Église : l'évêque, notamment depuis Vatican II, a beaucoup de pouvoirs. Chaque diocèse manque de mécanismes de régulation comme il en existe dans toutes les entreprises et toutes les institutions aujourd'hui. Lorsqu'un dirigeant commet une erreur, le conseil d'administration est là pour le lui faire remarquer.

Il faut mener une réflexion au sein de l'Église pour savoir pourquoi il n'existe pas de système de régulation interne dans les diocèses, où tout dépend de l'évêque. Si l'évêque est très sensible à la pédophilie, il ira voir les victimes, comme c'est parfois le cas. En revanche, quand l'évêque ne veut pas agir, on ne peut rien faire. Il y a là un vrai problème d'organisation, mais il concerne plutôt l'Église. C'est pourquoi j'attends beaucoup de la commission Sauvé.

M. Pierre Vignon . - Le cardinalat repose sur une fiction juridique. Le cardinal représente l'Église tout entière, et le pape prend conseil auprès des hommes qui l'élisent. C'est là qu'il existe une subtilité théologique. On est prêtre in personna Christi - « en la personne du Christ ». La formule exacte est in personna Christi capitis - « dans la personne du Christ-Tête », c'est-à-dire par rapport à un corps. On a trop considéré la tête, et pas assez le corps.

Une deuxième fiction juridique existe pour le cardinalat, où l'on pourrait admettre tous les membres du corps, dont des femmes. Si l'on interdit aux cardinaux d'être pape, ils pourront choisir en toute liberté la personne idoine qui pourra succéder à Saint-Pierre, sans qu'il soit question de campagne électorale. Il faut donc reconsidérer l'ensemble du corps, et pas seulement la tête.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vaste programme !

Mme Catherine Bonnet . - Je voudrais revenir sur le droit canon. J'ai écrit une tribune dans Le Monde à ce sujet.

Certains prêtres, comme le père Thomas Doyle, aux États-Unis, qui a déposé en Australie devant la commission royale sur les abus institutionnels, ont joué le rôle de lanceurs d'alerte. À l'époque, les évêques et les prêtres ne savaient pas s'il fallait signaler les faits ou non. L'obligation de signalement existait déjà pour les médecins, mais non pour les prêtres. Le père Doyle a également expliqué que ceux qui avaient accompagné les victimes s'étaient retrouvés isolés.

En Irlande, à la même période, des évêques et des religieux ont demandé que tous les membres du clergé soient soumis à une obligation de signalement. Soit le pape en prend la décision, soit on recourt à l'article 455 du droit canon, ce qui avait été réclamé en 1996. Cela a été refusé. On a réessayé en 2000, mais cela a également été refusé. Durant toutes ces années, le nombre de victimes a été considérable. Le procureur de Boston a indiqué que le croit canon présentait des problèmes.

Le droit canon ne comporte pas d'exception en cas de violences sexuelles à l'encontre des enfants, comme dans la plupart des législations. Le procureur général Thomas Reilly, à Boston, la juge Yvonne Murphy, en Irlande, comme la commission royale en Australie, ont tous demandé la levée du secret pontifical et l'insertion d'une obligation de signalement dans le droit canon. Certains progrès ont été accomplis, comme aux États-Unis, où l'Église observe désormais les lois civiles qui comportent une obligation de signalement pour le clergé comme pour tous les citoyens. La Congrégation pour la doctrine de la foi a fini par le réclamer également, mais que se passe-t-il lorsque certaines lois ne le prévoient pas ?

Ce qui m'impressionne, c'est le nombre de victimes. Il faut vraiment prendre des mesures, et j'espère que le pape décidera d'actions concrètes.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Un autre sujet a été abordé lors de l'audition d'Olivier Savignac et de ses avocats, celui du secret de la confession. Soeur Véronique, pouvez-vous en dire quelques mots rapidement ?

Soeur Véronique Margron . - Les prêtres étant seuls dépositaires de la confession, je ne veux pas me substituer à eux, mais je peux en dire un mot en tant que théologienne, d'un point de vue éthique. Le droit canon est une chose - et cela vaut pour la question plus large du signalement -, le droit français en est une autre. Je pense qu'il est légitime que, dans des situations criminelles, le droit français s'impose aux confesseurs comme à quiconque. Je ne sais comment ceci peut être régi conjointement par ces deux droits, mais nous sommes avant tout des citoyens français. Tout au plus sommes-nous des « citoyens du ciel », pour reprendre les termes chrétiens.

Je ne sais s'il faut que le secret de la confession soit plus fort que le secret professionnel, qui connaît des exceptions. Je ne suis pas capable d'aller plus loin sur cette question, mais je pense qu'il y a là un vrai souci éthique. Ceci concerne une toute petite minorité de situations. L'immense majorité de celles dont ont connaissance des évêques, des prêtres, des religieux, des supérieurs, ne relèvent pas du secret de la confession. Quoi qu'il en soit du droit canonique, le droit du pays où nous vivons s'impose. La loi française nous impose une obligation de signalement. À vrai dire, cela me suffit, car je n'imagine pas une seconde que je pourrais mettre les deux en concurrence.

Les jugements spécifiques à l'Église sont cependant très importants eu égard à la place de l'état clérical. Un pédocriminel peut-il encore se revendiquer de Dieu et de l'Église catholique ? C'est à l'institution catholique de répondre à ces questions, mais c'est d'abord le droit du pays où nous vivons qui s'impose.

Tout le problème est de savoir comment cette institution, que j'aime par ailleurs évidemment, compte instaurer des contre-pouvoirs. Je ne voudrais pas faire preuve d'un optimisme béat, mais je veux croire que la commission Sauvé peut y contribuer. C'est un peu comme si nous avions décidé de faire la lumière et d'établir des préconisations. Tout ceci doit être constitué de façon indépendante, avec des moyens adéquats. Cette commission n'a ni pouvoir d'enquête ni pouvoir de police, et nous sommes obligés de nous fier à la bonne volonté des uns et des autres ainsi qu'à l'implication de tous. J'y crois personnellement, étant donné les décisions des deux conférences, qui ont été extrêmement larges, pour ne pas dire unanimes. Quoi qu'il en coûte, il faut aller le plus loin possible, pour autant que ce soit possible.

Mme Catherine Deroche , présidente . - C'est d'ailleurs ce que demandait le pape François, ainsi que le pape précédent. Il en va aussi de l'avenir de l'Église.

Soeur Véronique Margron . - Absolument, mais il en va avant tout de l'avenir des victimes et de leur dignité !

Père Pierre Vignon . - S'agissant du secret de la confession, le pédocriminel est selon moi un pervers, insensible à la souffrance de l'autre. En 39 ans de sacerdoce, je n'ai jamais entendu quelqu'un se confesser en me disant qu'il avait « tripoté des petits garçons ».

D'après ce que j'ai pu lire dans les témoignages des victimes, le pédocriminel n'a pas conscience qu'il fait le mal. Pour lui, c'est un acte d'amour. La société dit qu'il fait le mal, mais il n'y croit pas. Ces gens-là sont par définition dans le déni.

Le père Preynat « s'offrait un petit garçon », et célébrait ensuite la messe. Cela ne lui posait aucun problème. Il n'allait pas se confesser. Il en va de même pour tous les autres - du moins est-ce ce que j'ai cru comprendre.

Père Stéphane Joulain . - Sur ce point, je ne suis pas d'accord avec Pierre, d'un point de vue de clinicien, mais aussi en tant que prêtre, car j'ai reçu plusieurs confessions de délinquants sexuels.

C'est une des choses qui m'a mis en route : je me suis trouvé « coincé », sans savoir quoi faire. Je me souviens, tout jeune prêtre, avoir donné l'absolution à un père qui venait de m'annoncer qu'il avait abusé de sa fille. C'est pourquoi je me suis orienté vers la psychologie, afin de trouver d'autres solutions, puisqu'en tant que psychologue et psychothérapeute, je suis obligé par la loi - du moins dans les pays où j'exerçais - de signaler aux autorités des problématiques de cet ordre.

Le délinquant sexuel sait que ce qu'il fait n'est pas correct. Les dénégateurs sont très rares, d'où la présence des distorsions cognitives. Il n'y a distorsion cognitive que parce qu'ils savent que ce qu'ils ont fait est incorrect, et ils cherchent à s'en justifier. D'ailleurs, le déni est aussi une forme de distorsion cognitive.

Paul Ricoeur disait : « Il faut aller au lieu du conflit éthique chez la personne quand on fait le soin ». Quand on travaille avec des délinquants sexuels, on remonte les choix qu'ils ont faits et on leur demande quand ils ont cessé de regarder leur fille comme leur fille, et ce qui se passait avant. On remonte ainsi dans le temps, puis on redescend avec eux pour voir à quel moment ils ont opéré les mauvais choix et ce qu'ils auraient pu prendre comme autre direction.

Ils savent que ce qu'ils ont fait n'est pas correct. On se fait souvent « balader », et c'est pour cela que ni les prêtres ni les psychologues qui ne sont pas formés ne sont pas efficaces en la matière. Un pédocriminel - je n'utilise pas le mot de « pervers », parce qu'il vient de la psychanalyse - sait que son acte est mauvais pour l'enfant, mais il a dû éteindre en lui ce sentiment et le neutraliser.

Il y a quatre étapes dans l'abus sexuel d'un enfant. La première est la motivation. Ce peut être la pédophilie, mais cela peut être aussi un comportement antisocial, un désir incestueux, ou un tas d'autres choses.

En second lieu, il faut que la personne qui va commettre l'abus se convainque elle-même que ce qu'elle va faire est acceptable. Si elle n'y parvient pas, elle va ajouter un peu d'alcool ou de drogue pour lever les inhibitions encore davantage.

Il faut ensuite supprimer les inhibitions externes et arriver à dépasser la protection qui existe autour de l'enfant, neutraliser les parents, le système, etc .

Enfin, il faut neutraliser la résistance de l'enfant. On peut voir alors des hommes se dissocier pour pouvoir passer à l'acte.

On connaît les dissociations traumatiques. Il en existe aussi une forme de dissociation chez l'auteur d'abus sexuels sur un enfant, qui va jusqu'à neutraliser l'empathie qui est en lui. Le manque d'empathie existe, mais il n'est pas totalement éteint, puisqu'on le retravaille en thérapie. Pour cela, ils se racontent des histoires : ce n'était que des caresses, je ne lui ai pas fait de mal, je l'ai juste masturbé... Celui qui commet un abus sexuel sur un enfant sait que ce qu'il a fait n'est pas correct et réprimé par la société, même s'il affirme que c'était possible au temps des Grecs... C'est une distorsion cognitive, mais il faut être formé à la reconnaître et à la travailler.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Merci à chacune et à chacun pour la force de vos interventions et la franchise de vos propos.

Je voudrais revenir sur un aspect qui n'a pas encore été abordé ici, mais qui fait partie du sujet, si on prend la définition de l'OMS : la sexualité fait partie de la santé. Qu'avez-vous à dire par exemple sur la question du célibat des prêtres ? Pensez-vous qu'il pourrait s'agir d'une piste ? Pensez-vous que l'Église soit prête à évoluer à ce sujet ?

Mme Catherine Deroche , présidente . - La fédération des CRIAVS nous a indiqué avoir été sollicitée par les diocèses de Bordeaux et de Montpellier pour des formations. L'Allemagne, quant à elle, a mis en place un numéro d'appel pour les enfants, sur le modèle du 119 en France.

Mme Catherine Bonnet . - Je partage tout à fait l'avis du père Joulain. Le père Vignon est trop bon !

Les violences sexuelles sont intentionnelles. Certaines, brutales, provoquent une forme traumatique. L'un de mes livres, L'enfant cassé, traite des victimes d'un prêtre qui était le meilleur enseignant de la classe de CP. Tout le monde le réclamait. Il était extraordinaire.

Nous n'avons pas, en France, une bonne traduction du terme grooming . Il s'agit de « faire le gentil », comme disent les enfants, avant « d'être méchant ». L'un de mes petits patients de dix ans me disait : « Il est très méchant et, en même temps, il nous fait des chatouilles ». L'érotisation des enfants est terrible. Les enseignants m'envoyaient des enfants qui commettaient des agressions sexuelles sur d'autres enfants. En l'espace d'une ou deux consultations, l'enfant dévoilait qu'il en avait été victime.

L'adolescence est une période extrêmement importante. C'est pourquoi la prévention est essentielle. Faute de détection précoce, il existe en effet un risque de fixation.

Quant au célibat des prêtres, je rappelle que 85 % des agressions sexuelles en France relèvent de l'inceste et qu'elles sont donc commises majoritairement par des hommes mariés...

Quand une agression a lieu dans un milieu institutionnel, il faudrait procéder à des enquêtes dans la famille. Dans l'Église, certains prêtres ont également agressé des membres de leur famille. Il faut que les procureurs travaillent sur cet aspect des choses.

Père Pierre Vignon . - Laëtitia Saavedra-Cherel, journaliste à Radio France, a enquêté sur un prêtre de Paris, aujourd'hui très âgé, qui a saccagé trois générations de sa famille, sans compter le reste...

Père Stéphane Joulain . - La problématique du célibat n'est pas nécessairement là où on désire la voir. Il est vrai qu'un style de vie qui se veut et se dit asexuel est toujours un peu suspect dans les sociétés où la sexualité est importante, mais ce qui « allume » un pédophile, ce n'est pas une femme, ni un homme, c'est le corps d'un enfant. Vous pourrez mettre dans son lit toutes les femmes que vous voudrez, il ne se passera rien. Cela ne réglera donc pas le problème, même si cela peut combler un vide affectif chez certains.

La question du célibat est la clé d'accès au pouvoir dans l'Église catholique. La problématique de l'institution, c'est de savoir qui encadre quoi, et à qui ceux qui exercent et qui sont détenteurs du pouvoir rendent des comptes. On peut, par exemple, désirer plus de femmes dans l'Église catholique, mais il ne faut pas se faire d'illusions : on sait par la recherche que le nombre des agressions sexuelles commises par des femmes augmente, non pas seulement en tant que complices d'un homme violent, mais aussi comme seule auteure de l'agression sexuelle. Dans les universités américaines, par exemple, les femmes qui sont en position d'autorité dans les universités, comme doyenne ou chef de service, sollicitent de plus en plus leurs étudiants pour du sexe. C'est donc l'encadrement du pouvoir qui est problématique. À qui rendons-nous des comptes ?

Une fois le prêtre catholique ordonné prêtre, c'est un « missile autoguidé » : il rend compte de temps en temps à son évêque, et c'est tout. L'accompagnement spirituel pouvait être considéré comme un garde-fou, mais certains prêtres n'en ont bénéficié qu'une seule fois, en sortant du séminaire ou à l'occasion d'une grande retraite. En tant que psychothérapeute, je dois rendre des comptes à un superviseur. J'aimerais que l'Église catholique prévoie un superviseur pastoral pour ses prêtres, quelqu'un face à qui ils iront s'asseoir une fois par mois ou une fois tous les deux mois pour faire le point sur leurs pratiques pastorales, leur vie, etc.

Sans ces garde-fous, on place un pouvoir absolu dans les mains du prêtre - sans parler des évêques - et cela pose problème.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Notre mission doit essayer de dégager des solutions concrètes, même si vos réflexions sont évidemment fondamentales.

Selon moi, l'origine du problème réside dans le secret. Nous avons tendance à considérer que le droit français s'applique quoi qu'il arrive. Je crois d'ailleurs que le pape lui-même a dit des choses de cet ordre il y a quelques mois. Vous l'avez dit de manière très claire, et de façon assez courageuse, madame : cela ne sait peut-être pas assez, mais l'obligation de signalement existe. Ne faut-il pas explique que le secret de la confession n'est pas intangible et ne peut dispenser de révéler les crimes ?

Père Joulain, vous avez reçu en confession des pédophiles à qui vous avez dû donner l'absolution, et vous vous êtes orienté vers la psychologie pour vous dégager de tout ceci. N'avez-vous pas révélé les faits ? Je ne veux pas vous mettre en difficulté, mais je pense que les choses évoluent : sans doute est-il possible d'apprendre à la communauté religieuse que le secret de la confession ne prime pas sur le droit et qu'il faut révéler les actes criminels.

Père Stéphane Joulain . - Le cas que je citais est intervenu dans un pays qui n'applique pas les mêmes lois que la France. En tant que sénateurs, vous pouvez vous demander si l'arrêt rendu par la Cour de cassation au début du XIX e siècle a encore sa pertinence dans le projet de société dans lequel on s'inscrit.

Cet arrêt définit le droit des ministres du culte au secret professionnel. Il a été élargi pour dépasser le seul cadre sacramentel et couvre toutes les activités pastorales d'accompagnement. La question pour le législateur est de savoir ce que la société peut faire pour rendre le signalement obligatoire. C'est selon moi une vraie question juridique.

Cela étant, je suis sûr que l'Église, en tant qu'institution, aura son mot à dire, et je lui laisse ce privilège. Pour l'instant, c'est ainsi que cela fonctionne en France.

Soeur Véronique Margron . - Les canonistes eux-mêmes réfléchissent pour savoir comment suspendre le rite de la confession et intimer à une personne l'ordre de se dénoncer, en indiquant que le rite de la confession ne pourra reprendre qu'ensuite. Je ne veux pas contrevenir au droit de l'Église, mais on ne peut pas rester dans cette situation, même si les dénonciations de faits sont minoritaires.

Il y a une réflexion à mener en profondeur, y compris du côté canonique. Nombre de mes collègues théologiens et théologiennes travaillent sur ces questions. Je ne peux dire si l'Église y est prête - encore moins l'Église universelle -, mais étant donné la crise d'une gravité extrême que traverse l'Église catholique, qui touche aux plus vulnérables, je ne vois pas comment nous pourrions entretenir le statu quo .

La question du célibat me semble concerner le rapport à la responsabilité. La structuration de l'Église, dans sa hiérarchie, peut déresponsabiliser. C'est un vrai danger. Selon moi, la question porte plutôt sur l'immaturité et sur le refuge que peut constituer l'institution catholique pour certains. Comment s'assurer, dans le cadre de la formation, que les personnes sont suffisamment armées pour affronter toutes les épreuves de la vie ?

Mme Catherine Bonnet . - Je crains de vous décevoir, ma soeur : selon des études américaines et canadiennes, seulement 0,1 % des délinquants sexuels se signalent d'eux-mêmes.

Soeur Véronique Margron . - Je parlais de l'injonction de se dénoncer pour recevoir le sacrement.

Mme Catherine Bonnet . - Il y en a quoi qu'il en soit très peu.

S'agissant de l'obligation de signalement, il existe en France des interprétations concernant le risque à ne pas signaler et la levée du secret professionnel. L'article 226-14 du code pénal parle d'autoriser ou d'imposer, sans dire à qui cela s'adresse. Il faut que le législateur clarifie les choses. Seul l'article 40 du code de procédure pénale impose aux autorités constituées, aux fonctionnaires, entre autres de l'Éducation nationale, de la PMI et de l'ASE, de dénoncer un crime dont ils pourraient avoir connaissance. Il ne s'applique toutefois pas aux médecins de la fonction publique hospitalière. C'est pourquoi on demande l'élargissement de cet article à tous les médecins.

Je crois que le clergé, en France, n'a pas l'obligation de signaler un crime. Vous avez parlé, lors de vos différentes auditions, de « trous dans la raquette » : il s'agit là d'un manque de clarté de la loi. Il faut vraiment qu'on comprenne qui fait quoi.

Par ailleurs, s'agissant des dérives sectaires dans l'Église, avez-vous pensé à auditionner Xavier Léger, lanceur d'alerte qui a créé un site intitulé « L'envers du décor » et écrit un ouvrage à ce sujet ? C'est un ancien légionnaire du Christ, qui décrit l'abus de pouvoir spirituel, qui peut parfois aller jusqu'à l'abus sexuel. On voit là des phénomènes d'emprise considérables. Il travaille avec Aymeri Suarez, président de l'Aide aux victimes des dérives de mouvements religieux en Europe et a` leurs familles (AVREF), ainsi qu'avec Yves Hamant. Il serait très utile que vous les receviez tous trois.

Père Pierre Vignon . - Ce serait très bien, en effet !

Mme Isabelle de Gaulmyn . - On n'a pas parlé du pardon et de la confusion entre pardon et justice dans l'Église. Quand j'ai écrit mon livre, je suis allée voir monseigneur Barbarin pour discuter avec lui. Il avait employé le terme de miséricorde. Je lui avais fait remarquer qu'il fallait déjà que la faute soit sanctionnée par la justice. Il s'agissait là d'une mauvaise compréhension du pardon.

Concernant le célibat des prêtres, un élément me trouble : la pédocriminalité dans l'Église touche essentiellement des petits garçons. Il y a peut-être quelque chose à creuser par rapport à l'altérité et à la sexualité.

De manière plus générale, il faudrait travailler sur la sexualité dans l'Église. Les prêtres sont souvent très mal formés, et on n'en parle pas. Il existe une obligation de signalement dans l'Église depuis l'affaire Pican. Je crois que ce sera fait désormais. Souvent, les animateurs, dans les camps scouts, ne parlent pas du risque de pédocriminalité devant les parents, parce qu'on a affaire à des gens qui ne sont pas à l'aise avec la sexualité. Or plus on en parle avant, plus les grands enfants iront se plaindre, parce qu'ils sauront de quoi il retourne.

Le groupe Bayard a édité un fascicule pour les enfants en partant du principe que lorsque les enfants sont au courant, ils peuvent dénoncer les faits.

Père Pierre Vignon . - Un point rapide en matière de théologie morale : lorsque quelqu'un confesse avoir volé 500 000 euros, on ne lui donne pas automatiquement l'absolution. On veut d'abord avoir la preuve que l'argent a bien été rendu...

Par ailleurs, le secret de la confession a bon dos ! Je pense au cardinal Billé et à ses avocats concernant l'affaire Pican et l'histoire de l'abbé Bissey, en 2001. Les avocats ont plaidé le secret de la confession, de façon totalement irresponsable, alors qu'un évêque n'a pas le droit d'entendre ses subordonnés en confession. Maître Chevais, qui est un ami, n'a pas eu de peine à démontrer que c'était le cas et a finalement fait condamner monseigneur Pican.

Toute l'approche du secret de la confession est extrêmement fantasmatique, mais je répète que je n'ai jamais reçu de tels aveux en confession, et je pense que nombre de prêtres pourraient en dire autant.

Père Stéphane Joulain . - La recherche n'a aujourd'hui aucune certitude en matière d'orientation sexuelle des membres du clergé délinquants. On se base bien souvent sur la victimologie. Une étude réalisée en 2015 en Côte d'Ivoire à la demande du ministère de l'éducation nationale ivoirien a révélé qu'un enseignant sur deux avait eu des contacts sexuels avec l'un de ses étudiants, et que le groupe le plus à risque était celui des garçons de quatre à huit ans. Les auteurs de ces crimes ont reconnu que la peur des enfants d'être accusés d'homosexualité était tellement forte que ceux-ci étaient plus facilement manipulables...

Il faudrait recueillir la parole des auteurs pour savoir ce qu'il en est. Les États-Unis le font, et le Canada a commencé. D'après les conclusions qui ont été rapportées, les choses ne sont pas si simples.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci de votre franchise. L'objet final de notre mission est de faire en sorte que toutes les victimes soient entendues et protégées.

Audition conjointe de M. Alain Christnacht,
président de la commission nationale chargée de conseiller les évêques dans l'évaluation des situations de prêtres ayant commis des actes répréhensibles,
et Mme Annick Feltz, magistrate honoraire,
MM. Jean-Marc Sauvé, président, et Alain Cordier, membre de la commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels sur mineurs
commis au sein de l'Église catholique

(Jeudi 7 février 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous poursuivons nos travaux en recevant conjointement deux personnalités aux expériences complémentaires sur la question des infractions sexuelles commises sur des mineurs au sein de l'Église catholique.

M. Alain Christnacht, conseiller d'État honoraire et président de la commission nationale chargée de conseiller les évêques dans l'évaluation des situations de prêtres ayant commis des actes répréhensibles, accompagné de Mme Annick Feltz, magistrate honoraire, nous présentera l'activité de cette instance, en précisant la part des infractions sur mineurs dans les affaires qu'elle traite. Nous aimerons également connaître vos réflexions sur les abus sexuels au sein de l'Église et vos propositions sur les mesures qu'il conviendrait de prendre pour mieux protéger les enfants et les adolescents.

M. Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d'État et président de la commission indépendante installée par l'Église pour travailler sur les abus sexuels commis sur des mineurs, est, pour sa part, accompagné de M. Alain Cordier, inspecteur général des finances et membre de ladite commission. Vous nous éclairerez sur la mission assignée à cette instance, ainsi que sur ses méthodes, moyens et calendrier de travail.

M. Alain Christnacht, président de la commission nationale chargée de conseiller les évêques dans l'évaluation des situations de prêtres ayant commis des actes répréhensibles . - La commission que j'ai l'honneur de présider a été créée par une décision du conseil permanent de la Conférence des évêques de France en date du 12 avril 2016. Elle a pour mission de conseiller les évêques qui la saisissent sur la situation de prêtres ayant commis des actes répréhensibles, lorsqu'aucune instance n'existe localement comme cela est le cas à Paris, Lyon ou Bordeaux par exemple. En ce sens, sa compétence est donc subsidiaire. Je dois ma nomination à mon indépendance, que nul n'a remise en cause dans le cadre de ma fonction de président.

Ainsi, j'ai choisi seul les membres de la commission : Mmes Annick Feltz, ici présente, et Marie Derain, juriste spécialiste des droits de l'enfant, les professeurs Bernard Granger et Florence Thibaut, psychiatres, le docteur Bertrand Galichon, médecin urgentiste et président du Centre catholique des médecins français, à ce titre seul membre de la commission à entretenir un lien institutionnel avec l'Église catholique, enfin Mmes Martine de Maximy, ancienne juge des enfants, et Pascale de Lauzun, qui a assumé des responsabilités au sein d'une association de parents d'élèves.

Comme indiqué précédemment, notre commission ne peut s'autosaisir. Sur demande des évêques, elle émet des recommandations sur des cas de prêtres ayant commis des actes pédophiles à condition que la justice en ait déjà été saisie et qu'elle ait décidé de mesures provisoires, d'une condamnation ou d'un non-lieu. Nous devons alors conseiller l'évêque concerné sur les missions qui pourraient sans danger être confiées au prêtre incriminé. D'aucuns ont critiqué le fait même que la question puisse être posée, considérant qu'un prêtre mis en cause pour ce type d'acte devrait impérativement retourner à l'état laïc. Nous nous opposons à un tel automatisme.

Il convient, en effet, de distinguer entre différents degrés de gravité de l'acte commis. Un attouchement sans récidive ne peut être considéré aussi sévèrement que des actes répétés, voire un viol. Les psychiatres membres de notre commission ont établi plusieurs critères pour étayer nos recommandations : la nature de l'acte pédophile et son éventuelle récidive, l'âge de l'auteur et des victimes, le recours à la dissimulation, le suivi d'un traitement médical, la présence d'aveux au dossier, notamment. Nous sommes fréquemment amenés à demander au procureur des informations complémentaires, que nous ne communiquons évidemment pas à l'évêque responsable de la saisine, souvent pas destinataire de la copie du jugement.

Notre investigation se conclut fréquemment par une recommandation d'évaluation psychologique et psychiatrique, qui débouche elle-même généralement sur un traitement. Sur les conseils de Florence Thibaut, nous privilégions une prise en charge par les centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violence sexuelle (Criavs). Nous recommandons également une affectation qui limite le risque de récidive, notamment une absence de lien avec les enfants et les adolescents, ainsi que la nomination d'un référent prêtre ou laïc auquel se confier en cas de nouveaux troubles. Dans certains cas graves néanmoins, nous n'envisageons pas de mission au sein de l'Église. Pour autant, le retour à l'état laïc reste décidé par Rome. J'estime, à cet égard, qu'il peut y avoir une dérive vers un comportement à la « Ponce Pilate » en excluant un prêtre pédophile. Lorsqu'existe un risque de récidive, un solide soutien interne peut, au contraire, s'avérer plus efficace. Pour garantir l'absence de contact d'un prêtre avec des mineurs, nous proposons souvent qu'il ne puisse être nommé curé, poste auquel il jouirait d'une certaine indépendance dans l'organisation de sa mission. Il peut en revanche être envisagé de le placer comme adjoint d'un curé dans une paroisse plus importante.

Le rôle de notre commission demeure modeste, mais elle dialogue en confiance avec les évêques qui la saisissent, par essence dans une démarche volontaire. Nous avons déjà traité vingt cas - dix-neuf prêtres, dont deux religieux, et un diacre permanent - à la demande de dix-sept évêques. Parallèlement, il n'est pas rare que des évêques, hors de notre recours, travaillent avec les Criavs ou suspendent directement un prêtre. Notre commission entretient un lien limité avec la cellule permanente de la Conférence des évêques de France, laquelle est toutefois destinataire de rapports sur nos constatations.

Il convient, à mon sens, de distinguer trois périodes s'agissant des réactions de l'Église face aux actes de pédophilie commis par des prêtres : autrefois, les affaires étaient traitées en interne pour taire tout scandale et éviter de dénoncer un membre de l'Église ; puis, à partir des années 2000, à la faute morale s'est ajoutée la faute pénale et la justice a presque systématiquement été saisie ; enfin, plus récemment, la dimension psychique de l'acte pédophile a été considérée. Dans certains cas, les évêques ont dénoncé des prêtres coupables de pédophilie, puis les ont, sans réfléchir à la nécessité, par exemple, de poursuivre un traitement, réaffectés en paroisse après leur peine. Progressivement, l'Église développe la prévention et améliore la détection des personnes à risque, qui recherchent systématiquement à se voir confier une fonction auprès d'enfants. Dans ce cadre, notre mission consiste à rappeler le mal que représente la pédophilie, qui autrefois, dans l'art ou dans les récits historiques, a pu faire l'objet d'une regrettable banalisation. D'ailleurs, parmi nos critères d'évaluation du risque de récidive figure la conscience que le prêtre coupable a de la gravité de ses actes.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je comprends votre argumentaire sur la graduation des actes pédophiles, mais les victimes peuvent en avoir un ressenti différent. Les entendez-vous ?

M. Alain Christnacht . - Les psychiatres membres de notre commission insistent effectivement sur le ressenti des victimes. Toutefois, nous n'entendons pas les victimes, pas plus d'ailleurs que les auteurs. Nous disposons, le cas échéant, des pièces du procès. Si l'affaire n'a pas été jugée, quelle serait notre légitimité à le faire ? Nos médecins estiment à cet égard qu'ils se trouveraient alors dans une position déontologique délicate. Cela étant, en règle générale, nos recommandations apparaissent plus poussées que celles de la justice, notamment en matière d'obligation de soins.

Mme Annick Feltz, membre de la commission nationale chargée de conseiller les évêques dans l'évaluation des situations de prêtres ayant commis des actes répréhensibles . - Nous avons, à plusieurs reprises, constaté que les pièces fournies par les évêques à l'appui de leur saisine n'éclairaient pas suffisamment notre réflexion sur la personnalité du prêtre incriminé et sur le risque de récidive.

Ainsi que le rappellent les psychiatres qui siègent au sein de la commission, la pédophilie ressort d'une maladie psychiatrique fort difficile à guérir. Dès lors, la condamnation pénale ne règle absolument pas le problème. Il est donc essentiel à notre mission de disposer, lorsqu'elles existent, des informations relatives aux expertises psychiatriques et médico-psychologiques. L'article R. 156 du code de procédure pénale précisant qu'aucune pièce ne peut être délivrée à un tiers sans autorisation du procureur, nous avons obtenu du directeur des affaires criminelles et des grâces qu'il autorise les procureurs de la République et les procureurs généraux, par une circulaire en date du 20 octobre 2016, à nous fournir les documents demandés. Notre objectif est de disposer du maximum de renseignements sur les faits et, le cas échéant, sur le contenu du sursis avec mise à l'épreuve et sur l'effectivité du traitement imposé. Il ne s'agit nullement de réinstruire l'affaire, mais, dans l'intérêt supérieur des victimes, d'évaluer le risque de récidive.

M. Alain Chrisnacht . - Effectivement, notre mission n'est pas de condamner une nouvelle fois le prêtre pédophile, mais d'estimer un risque de récidive qui varie considérablement en fonction de la situation, comme je l'indiquais en mentionnant la gradation de la gravité des faits.

M. Jean-Marc Sauvé, président de la commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels sur mineurs commis au sein de l'Église catholique . - J'ai été chargé, le 13 novembre dernier, de composer une commission indépendante chargée de faire la vérité sur les abus sexuels commis sur des mineurs et des personnes vulnérables par des prêtres ou des religieux. Il s'agit de donner des avis et d'établir des préconisations sur les mesures prises par l'Église en la matière, en tenant compte du contexte et de l'époque des faits. Notre commission mènera cette mission dans un délai de dix-huit mois à deux ans. Elle disposera à cet effet d'un accès aux archives épiscopales et pourra tenir des auditions.

Je rendrai publique dans la journée la liste des membres de la commission, qui se réunira pour la première fois demain. Par égard pour la représentation nationale, je vais néanmoins vous faire lecture des noms des vingt-deux membres qui la composent. Outre M. Alain Cordier ici présent, ancien directeur général de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-AH), y siègeront Mmes Laetitia Atlani-Duault, anthropologue à la Maison des sciences de l'homme, et Nathalie Bajos, sociologue-démographe à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), les professeurs Thierry Baubet et Florence Thibaut, psychiatres, et Sadek Beloucif, anesthésiste-réanimateur, M. Jean-Marie Burguburu, avocat, ancien bâtonnier de Paris et président du Conseil national des barreaux (CNB), Mmes Alice Casagrande, vice-présidente du Haut Conseil de la famille, de l'enfance, de l'âge et du Comité national d'éthique des personnes handicapées, Carole Damiani, docteur en psychologie, Anne Devreese, directrice générale de l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse, MM. Antoine Garapon, Didier Guérin et Jean-Pierre Rosenczveig, magistrats, Mmes Astrid Kaptinj, professeure de droit canonique, Christine Lazerges, ancienne présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, et Laurence Marion, spécialiste des questions de bioéthiques, M. Joël Molinario et Mme Marion Muller-Collard, théologiens, et MM. Stéphane de Navacelle, avocat, Philippe Portier, historien et sociologue, et Jean-Pierre Winter, psychanalyste. J'ai choisi des personnes reconnues dans leur domaine de compétence, mais demeurant à distance des débats et des controverses sur le sujet de notre mission. J'ai également veillé au respect de la pluridisciplinarité - les membres de la commission oeuvrent dans les domaines du droit, de la médecine, de la sociologie, de l'éducation et du travail social -, au pluralisme religieux, à la variété des convictions et au mélange des générations. La moyenne d'âge des membres de la commission s'élève à cinquante-sept ans.

Notre commission fixera de manière indépendante ses méthodes de travail. Elle se tiendra évidemment à l'écoute des victimes, pour mesurer les traces profondes laissées par le traumatisme subi. En matière de fonctionnement, j'ai conclu avec la Conférence des évêques de France une convention précisant que notre commission bénéficiera des concours financiers et matériels nécessaires à l'exercice de sa mission. Si aucun budget n'a encore été fixé, il est d'ores et déjà convenu que l'Union des associations diocésaines de France prendra à sa charge le coût des locaux et du personnel permanent de la commission. Je disposerai, en outre, d'un compte bancaire pour engager les dépenses nécessaires, dont la nature demeurera confidentielle.

Nous devrons, dans un premier temps, préciser le champ de notre action : définir les notions de mineurs et de personnes vulnérables et affiner la liste des auteurs concernés - clercs, religieux, personnes en formation, membres laïcs d'associations de fidèles placés sous l'autorité d'un évêque, etc. Son périmètre géographique et temporel apparaît en revanche clairement établi, puisque nous travaillerons sur les actes commis en France métropolitaine et ultramarine depuis les années 1950. Il conviendra néanmoins de trancher le cas des actes commis à l'étranger par un auteur français.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie de vos précisions. Je constate avec plaisir le quasi-respect de la parité au sein de votre commission, d'autant plus importante que la gestion des prêtres pédophiles a, à mon sens, parfois pâti d'un entourage ecclésiastique presque exclusivement masculin.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Votre commission, monsieur Sauvé, me semble effectivement prometteuse au regard de la qualité de ses membres.

Monsieur Christnacht, depuis la création de votre commission, quels changements avez-vous observés, notamment s'agissant de la vision de la gravité des faits, de l'omerta qui s'y appliquait et du déni des auteurs ?

M. Alain Christnacht. - Nous ne disposons pas d'une vision globale, car nous ne traitons que quelques cas, tandis que de nombreuses victimes ne se déclarent pas. Je crois néanmoins que, désormais, l'Église a absolument conscience de la nécessité de saisir systématiquement la justice. Les jeunes évêques le font d'ailleurs immédiatement, parfois sur de simples soupçons. La Conférence des évêques de France a réalisé un travail considérable en matière de formation initiale et continue des prêtres par des psychiatres, des psychologues et des psychanalystes. L'importance du volet sanitaire me semble également bien intégrée ; d'ailleurs, certains évêques saisissent directement les Criavs. Vous devez comprendre que la prise en compte de la dimension psychiatrique de ces situations représente pour l'Église une véritable révolution !

Notre commission entretient des relations avec la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui dispose d'une cellule spécialisée. Nous disposons d'ailleurs d'un conseiller en droit canonique. Nous rappelons régulièrement aux évêques que la Congrégation doit être saisie de tous les faits. Elle attend néanmoins pour agir que la justice du pays concerné se soit prononcée. Des consignes de sévérité sont désormais données au plus haut niveau, même si, hormis pour les mesures d'urgence, elle met parfois jusqu'à deux ans à répondre aux évêques qui la saisissent.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Pour combien de dossiers avez-vous conseillé un retour à l'état laïc, sur lequel j'ai bien entendu votre argument s'agissant de la responsabilité de l'Église ?

M. Alain Christnacht. - Une procédure est en cours, mais la décision n'a pas été prise. D'autres procédures de réduction à l'état laïc ont abouti dans des cas qui ne sont pas passés par notre commission.

M. Jean-Pierre Sueur . - Un prêtre à qui un autre prêtre confesserait avoir commis un crime de pédophilie doit-il saisir la justice, après en avoir informé la personne ayant révélé son crime qu'il est tenu de le faire ? Doit-il s'en abstenir en vertu du secret de la confession ? Comment cela est-il défendable en droit ? Accessoirement, que dit le droit canon de cette question ?

M. Alain Christnacht. - Je ne suis pas un spécialiste du droit canonique. Je pense que le secret de la confession reste absolu, mais que le confesseur peut et doit, quand un crime a été commis, convaincre la personne de se dénoncer elle-même à la justice.

M. Jean-Pierre Sueur . - Et si l'auteur n'agit pas ?

Mme Catherine Deroche , présidente. - Cette question a déjà été évoquée hier. Il nous a été dit que le nombre d'aveux au cours d'une confession était assez faible. Cela étant, c'est un véritable sujet. Nous allons travailler sur ce point.

Mme Maryvonne Blondin . - Connaissez-vous la convention de Lanzarote sur la protection des enfants contre l'exploitation et les abus sexuels, que la France a ratifiée en 2011 et qui impose la criminalisation de tous les types d'infractions à caractère sexuel perpétrés contre des enfants ?

M. Alain Christnacht. - Cette convention impose aux États signataires de prévoir dans leur droit les mesures permettant de considérer comme crimes ou délits les actes de nature sexuelle perpétrés contre des mineurs. La France a un dispositif qui correspond aux stipulations de cette convention.

Mme Laurence Rossignol . - Vous avez une approche très « psychiatrisante » des pédocriminels, qui seraient atteints de troubles psychiatriques, et vous établissez une différence entre ces criminels en fonction de l'âge des victimes.

Je pense pour ma part que la prédation sexuelle sur des victimes, dont la vulnérabilité tient, en particulier, à leur incapacité à dire non, relève davantage d'un abus de pouvoir que de troubles psychiatriques. On entend toujours dire qu'il faut soigner les pédocriminels. Certes, on connaît tous des affaires terribles dans lesquelles les victimes étaient extrêmement jeunes, parfois des bébés, mais lorsqu'il s'agit d'adolescents, il me semble qu'il s'agit plus d'une absence de limites. C'est parce qu'il a le pouvoir qu'un pédocriminel a la possibilité de satisfaire ses désirs. Pour parler en termes psychiatriques, je parlerai plutôt de sociopathie, c'est-à-dire d'une incapacité à prendre en compte l'autre.

Dès lors qu'on psychiatrise la pédocriminalité, on en fait un dysfonctionnement individuel, au risque de passer à côté d'un dysfonctionnement du système, de tout le système de domination masculine.

M. Alain Christnacht. - Dire qu'il s'agit d'un trouble psychiatrique n'est pas exonératoire de responsabilité.

Par ailleurs, la plupart des auteurs considèrent que la pédophilie est assez différente - c'est important pour ce qui concerne les soins - selon qu'elle est exercée sur des enfants pré-pubères ou des adolescents de différents âges. L'intérêt sexuel pour des enfants pré-pubères est lié, pour la plupart des auteurs, à un trouble de la construction de la personnalité. Ce qui a rendu ces actes possibles et ce qui explique les réactions souvent très limitées des victimes, c'est bien le système de pouvoir et de domination masculine que vous évoquez. On note tout de même quelques cas d'abus sexuels commis par des femmes.

Mme Catherine Deroche , présidente . - C'est arrivé dans l'Église, mais également dans le sport. Ces cas sont moins fréquents, mais ne sont pas exceptionnels.

M. Alain Cordier, membre de la commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels sur mineurs commis au sein de l'Église catholique. - Nous devons établir des faits. D'un point de vue méthodologique, nous allons étudier ce qui s'est fait dans d'autres pays, où des commissions comparables ont été mises en place.

Une commission ministérielle de lutte contre la maltraitance a été récemment mise en place. Je trouve que leur triptyque est intéressant : comprendre, réagir, prévenir. Notre premier devoir est de comprendre. À cet égard, je me réjouis du choix fait par Jean-Marc Sauvé de la pluridisciplinarité de cette commission, qui nous permettra de porter un regard à la fois médical, sociologique, philosophique ou théologique. On gagne beaucoup à la confrontation des points de vue.

Nous devons entendre les victimes et d'essayer de percevoir ce qui s'est passé depuis les années cinquante. La tâche est grande. Les victimes sont parfois décédées, malheureusement, mais elles ont des enfants.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions. Cette commission suscite beaucoup d'espoirs, y compris au sein de l'Église dont il est heureux qu'elle se soit saisie de ce sujet. Nous suivrons votre travail, dont la pluridisciplinarité est un aspect majeur : pour pouvoir formuler des propositions, il faut étudier le sujet dans sa globalité.

Audition de l'association La Parole libérée :
MM. François Devaux, président,
et Alexandre Hezez, co-fondateur de l'association,
et maître Nadia Debbache, avocate au barreau de Lyon

(Jeudi 7 février 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons M. François Devaux, président, et M. Alexandre Hezez, co-fondateur de l'association « La Parole libérée », accompagnés de maître Nadia Debbache, avocate au barreau de Lyon, qui pourra nous apporter un éclairage sur les questions juridiques.

Votre association a été créée par d'anciens membres du groupe des Scouts Saint-Luc de la paroisse Sainte-Foy-lès-Lyon, victimes des agissements du père Preynat dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Vous vous êtes battus pendant des années pour obtenir un procès qui s'est finalement tenu au début de cette année, et dont le jugement a été mis en délibéré, le prévenu le plus emblématique étant le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon.

Notre but aujourd'hui est non pas de refaire le procès, encore moins de nous prononcer sur la culpabilité des uns et des autres, mais de recueillir vos témoignages. Comment un prédateur comme le père Preynat a-t-il pu agir pendant des années sans être dénoncé ? Quels mécanismes d'emprise empêchent les victimes de parler ? Quelle appréciation portez-vous sur la manière dont l'Église a géré cette affaire ? Comment avez-vous vécu la longue procédure judiciaire qui a conduit au procès que j'évoquais ?

Un film de François Ozon inspiré de votre expérience, intitulé Grâce à Dieu , va sortir prochainement. Vous pourrez peut-être nous en dire un mot.

Je vous propose de nous présenter votre association en une quinzaine de minutes. Je laisserai ensuite la parole à notre rapporteure et aux membres de la commission désireux de vous poser des questions.

M. François Devaux, président de l'association « La Parole libérée ». - Merci beaucoup de nous recevoir aujourd'hui.

Notre association a été créée le 17 décembre 2015, consécutivement à la procédure judiciaire ouverte à l'encontre de Bernard Preynat. Nous avons assez rapidement regroupé des victimes et pris la mesure du fléau. Nous avons constaté que le diocèse de Lyon avait été mis au courant à plusieurs reprises des déviances sexuelles de Bernard Preynat, qui dataient des années soixante. Avant le cardinal Barbarin, le cardinal Billé, le cardinal Balland, le cardinal Decourtray et le cardinal Renard avaient été mis au courant. C'est principalement cela qui a motivé la création de notre association.

Nous n'avions pas besoin d'une association pour traduire en justice un prêtre pédophile, mais lorsque nous avons pris conscience qu'un prédateur avait été remis au contact d'enfants, nous nous sommes dit que nous avions un devoir citoyen.

Les objectifs de notre association étaient multiples : interroger sur la réalité d'un fléau et sur l'inconscience de notre société, essayer de changer l'image de la victime, infléchir la position du législateur sur la prescription, remettre en cause l'institution catholique, à la fois les fidèles et les évêques.

Nous avons acquis une certaine légitimité au fil du temps, auprès des médias et des victimes. On s'est rendu compte que la problématique ne se limitait pas au diocèse de Lyon et au cas Preynat, que les cas étaient nombreux en France. Nous avons essayé de guider les victimes et de les orienter vers des associations, comme « Stop aux violences sexuelles ». Nous n'avons pas la compétence pour accompagner les victimes, nous exerçons plutôt une activité de lobbying, notre but étant d'interpeller les consciences et les différentes institutions.

Si l'on a entendu parler à ce point pendant trois ans des affaires d'agression sexuelle, c'est parce qu'une parole qui se libère en entraîne une autre. De nouveaux cas ont été révélés, les victimes ont pu se regrouper et ester en justice ou créer des associations. Je pense que nous avons atteint une grande partie des objectifs que nous nous étions fixé lors de la création de l'association.

Mme Nadia Debbache, avocate au barreau de Lyon. - J'interviendrai pour ma part sur les deux procédures judiciaires en cours, l'une contre le prêtre Bernard Preynat, dont l'instruction est en train de se terminer, et l'autre contre le cardinal Barbarin.

Il faut savoir que si ce prêtre a toujours reconnu les faits révélés par les victimes, il a tenté d'échapper à sa responsabilité au motif qu'ils étaient prescrits. Les procédures qu'il a diligentées ont été ressenties de manière violente par les victimes. Même si ces démarches étaient légitimes juridiquement parlant, il a été difficile pour les victimes, au moment où leur parole se libérait, où elle était reconnue, de voir qu'elle était dans le même temps contestée en justice. Il leur a fallu batailler sur le plan juridique, jusqu'à la Cour de cassation.

Au départ, il y avait quatre victimes non prescrites. Au total, trente-six victimes ont déposé plainte, mais seules douze d'entre entre elles sont non prescrites aujourd'hui et se sont constituées parties civiles. En outre, une victime prescrite s'est elle aussi constituée partie civile.

Il y a ensuite la procédure relative à l'affaire dite « du cardinal Barbarin ». Pour notre part, ce n'est pas « que » son affaire. Dès le début de la procédure, nous avons mis en cause plusieurs personnes du diocèse de Lyon et des autorités du Vatican. Les victimes ont réclamé un réquisitoire supplétif afin que ce dossier soit joint à la procédure d'instruction.

Le procureur et le juge d'instruction n'ont pas accepté cette demande, peut-être pour ne pas créer d'amalgame entre les deux situations et permettre une enquête rapide. Il est pourtant clair que les deux affaires sont connexes, les éléments de l'une permettant de comprendre l'autre.

Une enquête préliminaire a été ouverte, à l'issue de laquelle le procureur de la République a décidé de classer sans suite cette affaire, les faits étant prescrits, mais aussi parce qu'il estimait que les faits n'étaient pas constitués, que l'élément moral justifiant l'obligation de dénoncer les faits d'agression sexuelle n'était pas constitué et qu'il n'y avait pas péril imminent.

Nous n'avons pas fait de recours contre ce classement sans suite, car on s'imaginait bien que si le procureur de la République avait pris cette décision, qui était certainement remontée au niveau du procureur général, la décision resterait la même. Nous avons demandé au procureur de la République que cette affaire parte à l'instruction afin que d'autres investigations puissent être effectuées, certaines personnes n'ayant pas été interrogées, mais il a refusé de nous suivre sur ce fondement. Nous avons finalement décidé d'utiliser une troisième voie, la citation directe par les victimes.

Nous avons au préalable lancé des consultations juridiques auprès d'universitaires, notamment du professeur Bonfils, sur la nature juridique de l'obligation de dénoncer les faits. Il nous paraissait aberrant, au regard des éléments de ce dossier si particulier, d'estimer, comme l'avait fait la Cour de cassation, que la non-dénonciation était une infraction instantanée et non pas continue. La loi du 3 août 2018 prévoit désormais qu'il s'agit d'une infraction continue.

Dans le cadre de cette procédure, nous avons cité à comparaître Luis Ladaria, secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi au moment des faits. C'est lui qui a signé le courrier adressé au cardinal Barbarin dans lequel il lui demandait de faire en sorte que le prêtre ne soit plus au contact d'enfants et d'éviter le scandale public. C'est lui qui a donné des instructions pour que cette affaire reste au sein de l'Église.

Mme Catherine Deroche , présidente . - De quand date ce courrier ?

Mme Nadia Debbache. - Il y a eu en fait deux courriers. De mémoire, ils sont datés du 26 janvier et du 3 février 2015.

Il nous a semblé vraiment important que les autorités de Rome aient à répondre devant la justice française d'une telle instruction. On ne peut pas interférer dans des affaires de cette nature sans avoir à rendre de comptes. Je dois dire qu'il a été extrêmement difficile de faire citer Luis Ladaria. Nous avons dû faire traduire les documents en deux langues et supporter les frais afférents.

Au mois de septembre, les autorités de Rome nous ont opposé l'immunité diplomatique, ce qui n'a pas été beaucoup relevé, alors que c'est particulièrement choquant en pareil cas, et ce deux ou trois semaines après que le pape François, dans sa lettre du 20 août, a déclaré qu'il fallait réagir et ne pas accepter ce type de situation. C'est totalement incompréhensible pour nous, y compris au regard du droit international. Une réflexion doit être menée sur le fait qu'il soit possible pour une autorité spirituelle, en l'occurrence le Vatican, d'opposer une immunité s'agissant d'actes de pédophilie.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - En tant qu'association, qu'attendez-vous de la création des instances officielles mises en place par l'Église ?

M. Alexandre Hezez, co-fondateur de l'association « La Parole libérée ». - Il y a quelques mois, un débat s'est ouvert sur la nécessité pour les autorités publiques de mener une enquête sur les crimes sexuels, notamment dans l'Église. En réponse, la Conférence des évêques de France a mis en place une commission et affiché de fortes ambitions. Nous avons rencontré le président Sauvé au mois de décembre. La composition de cette commission vient de vous être annoncée. Elle est certes composée de gens de bonne volonté, tous des spécialistes, mais aucune victime ou association de victimes n'y est représentée.

S'il est trop tôt pour juger de l'ambition de cette commission, de nombreuses problématiques vont se poser. Nous ignorons ainsi de quels moyens elle disposera et quel sera son degré de liberté. Or, nous l'avons vu au sein de notre association, une telle commission a besoin de moyens financiers importants parce qu'il faut à la fois mener des enquêtes et amener les victimes à témoigner.

D'autres questions vont se poser, notamment celle de l'accès aux archives. Après l'affaire Pican en 2001, de nombreuses archives ont été détruites dans les diocèses pour éviter que d'autres cas ne sortent.

En outre, cette démarche de transparence sera non contraignante pour les évêques, qui sont de toute manière maîtres en leur diocèse. En plus, de nombreux évêques encore en place sont responsables de l'omerta instaurée depuis de très nombreuses années. Le travail de mémoire sera donc délicat, ce qui risque d'entacher la crédibilité de la commission.

Cette commission devra être légitime aux yeux de la société et des victimes. Depuis près de quatre ans, nous avons recueilli des centaines de témoignages. Si trente-six victimes ont porté plainte, nous avons recensé quatre-vingts victimes directes du père Preynat. D'autres associations ont été créées depuis. Nous recevons encore un ou deux mails par jour de victimes. Une grande majorité des victimes étant sorties de l'Église et ayant perdu toute confiance dans cette institution, la commission aura du mal à recueillir des témoignages.

Par ailleurs, un travail statistique de grande ampleur est nécessaire pour effectuer une analyse et proposer des solutions aux victimes. Les chiffres qui seront produits, si tant est que la commission parvienne à recueillir des témoignages, devront être comparés à ceux d'autres institutions afin de mettre en oeuvre une réponse à la fois éducative, préventive, mais aussi répressive. Or cette commission n'a pas la possibilité de faire tout cela.

À mon avis, le travail de cette commission se limitera à des discussions entre spécialistes, sur des sujets connus, alors que les problématiques ici sont davantage la prise de parole des victimes et l'action.

Mme Catherine Deroche , présidente . - L'avez-vous dit au président Sauvé ?

M. Alexandre Hezez. - Oui. Et la composition de la commission constitue déjà une réponse.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Mais vous serez auditionné par cette commission ?

M. François Devaux. - De toute évidence, mais c'est tout de même très surprenant qu'il n'y ait pas de victimes au sein de cette commission. Si nous en sommes là aujourd'hui, c'est grâce à qui ? Qui a permis de briser l'omerta et de faire évoluer la société et les différentes institutions ? Les victimes ont tout de même développé une certaine expertise, contre la volonté d'un certain nombre d'institutions.

Mme Laurence Rossignol . - Il existe une présomption de manque de sang-froid des victimes. C'est pourquoi on crée des commissions composées de gens ayant de la distance. C'est terrible. Pour ma part, je pense que, pour en être arrivés là où vous en êtes aujourd'hui, pour avoir donné autant de publicité aux faits que vous dénoncez, vous avez forcément pris de la distance.

M. François Devaux. - Oui, cette présomption existe. Il faut savoir que lorsque nous avons créé l'association, nous étions seuls contre tous, contre la communauté catholique, contre le législateur. Nous avons été fortement décrédibilisés. Il nous a fallu gagner notre crédibilité et notre légitimité. Tout cela pour en arriver aujourd'hui à la création de cette commission, je pense, à la suite de notre action, d'où les victimes sont absentes !

M. Alexandre Hezez. - Les victimes qui ont siégé au sein des commissions vaticanes mises en place au départ, notamment par le pape, les ont pour la plupart quittées. C'est notamment le cas de Peter Sanders et de Marie Collins. Pourquoi ? Parce que ces commissions en restent à la théorie. Or les victimes ont besoin d'actions. Catherine Bonnet, qui est une professionnelle, a elle aussi démissionné.

M. François Devaux. - Les victimes empêchent ce genre de commission de tourner en rond.

M. Alexandre Hezez. - Et de pratiquer la langue de bois !

Mme Nadia Debbache. - Lorsque les victimes posent les bonnes questions, sur la responsabilité de l'évêque, sur l'imprescriptibilité dans le droit canon, disent que les faits doivent être automatiquement signalés, elles n'obtiennent pas de réaction.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Je suis ravie de vous rencontrer et je tiens à vous dire bravo d'avoir libéré la parole.

On connaît l'omerta de l'Église, mais on ne parle pas beaucoup de la place des fidèles dans toutes ces affaires dramatiques. Or les fidèles et les familles étaient au courant et n'ont pas plus dénoncé les faits que les hommes d'Église. Avez-vous abordé cette question avec des familles ou des associations de fidèles ? Avez-vous réfléchi à cette question ? Les fidèles sont des citoyens, ils ont une obligation vis-à-vis des victimes.

Mme Annick Billon . - Je vous remercie et je vous félicite également pour votre travail.

Ma question porte sur l'imprescriptibilité. Pensez-vous qu'il faudrait supprimer le délai de prescription pour les crimes commis sur des enfants ? Par ailleurs, pensez-vous que l'omerta soit généralisée et qu'elle règne dans tous les diocèses ?

M. François-Noël Buffet . - Pour ma part, je souhaite faire une observation. Je m'associe aux membres de la commission qui déplorent que les victimes ne soient pas représentées au sein de la commission Sauvé. Je ne comprends pas, en termes de fonctionnement, comment cette commission pourra travailler si elle n'a pas en son sein la totalité du prisme.

Cela étant dit, c'est devant la commission du Sénat qu'il faut dire les choses afin que nous puissions porter votre message. Notre commission est ouverte à l'ensemble de la protection de l'enfance, dans les milieux catholiques comme dans les autres.

Il est important que vous nous fassiez part des problèmes que vous avez rencontrés dans les procédures engagées, des actes de violence subis et des difficultés à les révéler afin de nourrir notre réflexion.

M. François Devaux. - Un point me semble capital : il faut avant toute chose faire un état des lieux de la situation. Or nous ne disposons aujourd'hui d'aucun état des lieux statistique global sur la situation multi-institutionnelle. Quand le Gouvernement décide de mettre en place des mesures de prévention routière, il fait au préalable une étude statistique. Nous, nous tournons autour d'un sujet qu'on ne connaît pas et dont ignore l'évolution. On ne connaît pas les responsabilités institutionnelles. Et les responsabilités institutionnelles, je vous le dis très sereinement, ne sont pas du tout les mêmes dans l'Église que dans d'autres institutions. Il n'existe nulle part ailleurs que dans l'Église catholique un mécanisme de couverture des prédateurs sexuels à ce point développé, et ce de façon universelle.

M. Alexandre Hezez. - La question sur les fidèles contient une partie de la réponse. La plupart des fidèles sont fidèles à l'institution, ce qui pose question. Ils sont aussi des citoyens, mais d'abord des fidèles.

Quelques personnes ont été courageuses. Dans les années quatre-vingt, et plus tard dans les années quatre-vingt-dix, des personnes, à l'instar des parents de François Devaux, ont voulu alerter et dénoncer, mais ils ont subi de fortes pressions de la hiérarchie et de la communauté. On leur a reproché, comme dans la Bible, de créer le scandale, ce qui est répréhensible aux yeux de l'institution.

Il nous a fallu à nous de nombreuses années pour parler. Face à une situation d'omerta dans une institution, notamment de l'Église, on peut en effet se poser la question de l'imprescriptibilité. Le problème, c'est que dans une institution comme l'Église catholique, l'imprescriptibilité est une arme de silence. Elle laisse le temps d'exercer des pressions importantes. Si l'on y ajoute l'impact de certains concepts, comme la miséricorde et le pardon, qui empêchent la victime de réagir et d'agir une fois qu'elle a pardonné, il est extrêmement difficile de saisir la justice.

Il existe d'autres mécanismes d'emprise dans d'autres institutions, mais l'omerta et les pressions sont le fait de toutes les institutions, mais aussi des familles : on discute, on pardonne et on reste entre soi.

Les prêtres sont des prédateurs particuliers parce que l'Église, par certains sacrements, leur a donné une arme d'emprise spirituelle et psychologique importante. Notre association s'est battue contre le diocèse, car elle a jugé que sa responsabilité était très forte. En ne mettant pas en oeuvre des sanctions et un suivi une fois les faits révélés, il a permis à des prédateurs d'agir pendant de nombreuses années sans être inquiétés, en exerçant une emprise sur des enfants et des fidèles vulnérables.

Mme Catherine Deroche . - Quel mécanisme conduit à la révélation des actes subis ?

M. François Devaux. - Chaque cas est différent. Les professionnels de la santé ont évolué très récemment sur cette question. Par exemple, moi, je me suis construit avec ça, cela fait partie de ma vie. D'autres se sont enfermés dans le silence et ont dû faire un long chemin avant de prendre conscience de la réalité de leur vécu et de faire leur coming out si je puis dire. Il y a des cas d'amnésies traumatiques. On voit à quel point les conséquences psychiques peuvent formater le cerveau.

Je pense que lorsqu'on libère la parole, et c'est là notre réussite, on entre dans un processus salvateur et on avance. Sortir du silence permet une reconstruction personnelle. On passe une première partie de sa vie - et c'est là où la question de la prescription est très intéressante - à essayer de la construire et à panser ses souffrances du mieux qu'on peut, puis une seconde partie, vers quarante ou cinquante ans, à s'accepter et à se préparer à quitter cette terre en harmonie avec ce qu'on est.

C'est le chemin de tout le monde, qu'on soit laïc, catholique ou athée. C'est le cheminement de la maturité en fait. Face à cela, les pressions ne tiennent pas, qu'elles soient familiales, culturelles ou spirituelles.

Vous êtes mieux placés que nous pour répondre à la question de l'imprescriptibilité. Vraisemblablement, elle pose un problème de constitutionnalité. Nous ne sommes pas compétents sur ce sujet. Cela étant dit, il me semble que c'est une question de bon sens. Le cadre législatif n'est-il pas fait dans l'intérêt des citoyens, et donc des enfants, qui représentent l'avenir de notre nation ? Les marques sont tellement indélébiles que l'imprescriptibilité semble une évidence absolue.

M. Alexandre Hezez. - Mon cas était prescrit, ma plainte aurait pu ne servir à rien, mais lors de l'enquête, on a trouvé des personnes qui n'étaient pas prescrites. On sait que les pédocriminels récidivent. Lorsque des victimes prescrites parlent, on en découvre d'autres qui ne le sont pas, ce qui permet de diligenter des enquêtes.

M. François Devaux. - L'intérêt pour la victime d'ester en justice est de faire reconnaître un préjudice, mais il ne s'arrête pas là. Les prédateurs réitèrent leurs actes. On dit que le cas Preynat est emblématique, mais il n'est pas si emblématique que cela en termes de nombre de victimes.

M. Bernard Bonne . - Merci pour votre action, qui a permis, malgré la prescription - la situation n'est pas satisfaisante sur ce point, c'est manifeste - de dénoncer ces pratiques. Notre mission d'information se doit de proposer des mesures de prévention. Vous avez incité d'autres victimes à parler et c'est tant mieux, car les prédateurs, on l'a compris en vous écoutant, sévissent parfois pendant plus de trente ans, et les effets de leurs actes sont dévastateurs, pour toujours... Vous avez évité d'autres victimes !

Je m'interroge sur le fonctionnement du milieu scout, et je m'étonne que durant toutes ces années, aucune dénonciation ne soit intervenue, de la part de ceux qui, adultes ou devenus adultes, connaissaient certainement les agissements de l'agresseur dont vous parlez. Comment est-il possible que l'on n'ait pas réagi plus tôt ?

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Je salue moi aussi le rôle essentiel que vous avez joué. Plusieurs d'entre nous souhaitaient la formation d'une commission d'enquête exclusivement consacrée à l'Église, en raison des conditions spécifiques à cette institution. Cela n'a pas été possible, malheureusement.

Que pouvons-nous faire pour vous aider dans votre combat ? La commission Sauvé ne comprend pas de représentants des victimes : son président a dû réfléchir à la question, mais rien n'interdit à notre mission d'information de lui adresser un courrier à ce sujet. Au-delà de ce point, que pouvons-nous faire pour vous ?

Mme Françoise Laborde . - Il faut réfléchir à des mesures de prévention, de punition réelle, d'éviction. Nous avons entendu de nombreuses personnes, lu beaucoup de livres, notamment celui de Christine Pedotti, Qu'avez-vous fait de Jésus ? , qui décrit de façon saisissante la hiérarchie et la chape de plomb au sein de l'Église, cette famille particulière, dans laquelle intervient une dimension de spiritualité, mais aussi d'emprise, voire de dérive sectaire, sujet sur lequel le Sénat a beaucoup travaillé.

En va-t-il pareillement des autres religions ? Nous n'avons pas encore entendu leurs représentants. Ne doit-on pas s'interroger sur la sexualité peut-être immature (je ne parle pas du célibat) des prêtres ? N'y a-t-il pas lieu de préconiser une formation durant leur cheminement pour devenir prêtre ? Aucune religion n'est au-dessus des lois de la République, tout fidèle est d'abord un citoyen de la République française. Je n'ai pas assisté à l'audition de M. Jean-Marc Sauvé, mais durant celle de M. Christnacht, j'ai été frappée par un discours très policé, très prudent. Il y a des victimes. Pour moi, la mission d'information doit être ferme : n'hésitons pas à taper du poing sur la table !

M e Nadia Debbache . - Parmi les mesures concrètes que vous pourriez promouvoir, la première concerne le secret professionnel. Dans notre dossier, on nous a opposé le secret de la confession - mais aussi un secret professionnel qui incluait des confidences, des discussions entre victimes et responsables de l'Église. Il faut le dire sans ambiguïté : il n'y a pas d'option de conscience à appliquer dans ce type de situations. Lorsque l'on est informé de faits d'agression sur mineurs ou personnes vulnérables, il est obligatoire de les dénoncer à la justice. Dans trois procédures où des évêques ont été mis en cause, celles impliquant Mgr Pican et Mgr André Fort et notre affaire, les tribunaux ont dit en substance qu'il n'était pas possible d'opposer le secret professionnel. Il faut être parfaitement clair, afin qu'il n'y ait plus de discussion ni d'hésitation possibles.

Quant à la prévention, une formation des futurs prêtres sur la sexualité, la pédocriminalité, les mesures à prendre, les mises en garde, elle me paraît indispensable. Une information nette et précise doit également être prévue sur les obligations liées à la justice de la République, sur le rapport entre droit canon et respect de la justice républicaine.

Notre association a travaillé pour proposer des réformes, car il est très difficile pour l'Église de prendre elle-même des mesures qui soient réellement efficaces. Dans notre dossier, nous avons pu pointer les dysfonctionnements, or aujourd'hui, il n'y a toujours pas de discussions sur les mesures à prendre au-delà de l'indemnisation des victimes. Par exemple, il convient, dès la révélation d'une affaire, de dépayser celle-ci vers un tribunal compétent, spécialisé, et loin du diocèse. Enfin, la responsabilité morale des diocèses doit être reconnue, comme elle l'est dans d'autres pays, mais pas encore en France.

Alexandre Hezez . - Comment cela a-t-il pu se passer ? Le phénomène n'est pas spécifiquement français. Nous avons rencontré des associations représentant vingt nationalités différentes. On le constate : partout, c'est le même mécanisme d'omerta, de crainte, notamment la crainte d'être exclu de l'institution. Dans les petites villes, à la campagne, l'omerta est encore plus forte que dans les grandes villes. Les personnes ne peuvent pas parler, parce que la communauté, c'est leur vie : l'Église représente toute leur existence sociale.

Que faire ? Éduquer les enfants et les adolescents, car il y a un problème évident de connaissance et d'éducation. Les programmes scolaires devraient inclure le sujet, non comme une matière en soi, à part, anxiogène, mais au sein des divers enseignements. Liberté du consentement, en philosophie ; droit de cuissage dans l'ancien temps, violences sexuelles comme arme de guerre, en histoire ; statistiques, en géographie, etc . Cela favoriserait une prise de conscience qui n'existe pas encore aujourd'hui. En sciences de la vie et de la Terre (SVT), on pourrait aussi étudier les mécanismes de sidération. Nous n'avions pas conscience de tout cela. L'aspect éducatif est fondamental.

M. François Devaux . - Pour aller plus loin, il existe un mécanisme culturel fort au sein de l'Église avec le voeu d'obéissance, la culture du silence, la confession. Vous nous demandiez ce que vous pouviez faire pour nous aider, mais c'est la société qu'il faut aider. La meilleure façon d'aider est de mieux savoir ce dont on parle. La première étape indispensable est donc statistique. Tant qu'on ne fera pas cet exercice statistique, on ne saura pas ce dont on parle.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie pour votre témoignage très utile à nos travaux.

Audition des représentants de la Conférence des évêques de France :
Mgr Olivier Ribadeau Dumas, secrétaire général et porte-parole,
Mgr Luc Crépy, évêque du Puy-en-Velay, président
de la Cellule permanente de lutte contre la pédophilie,
et Mme Ségolaine Moog, déléguée pour la lutte contre la pédophilie

(mardi 12 février 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons plusieurs représentants de la Conférence des Évêques de France : Mgr Olivier Ribadeau Dumas, secrétaire général et porte-parole de la Conférence ; Mgr Luc Crépy, évêque du Puy-en-Velay, qui préside la cellule permanente de lutte contre la pédophilie (CPLP) ; Mme Ségolaine Moog, déléguée de la Conférence de Évêques de France pour la lutte contre la pédophilie.

Votre audition revêt une grande importance pour notre mission, qui trouve son origine dans une demande de commission d ' enquête portant spécifiquement sur le problème de la pédophilie dans l ' Église catholique. Cette demande de commission d ' enquête avait fait suite à l ' appel lancé par le journal Témoignage chrétien . Notre mission porte sur les abus sexuels sur mineurs commis dans le cadre d'institutions, ce qui exclut la sphère familiale.

En Irlande, en Allemagne, aux États-Unis, des rapports ont critiqué la manière dont l ' Église avait géré ces affaires d ' agressions sexuelles sur mineurs. Dans notre pays, deux évêques ont été très récemment amenés à répondre de leurs actes devant les tribunaux : Mgr Fort, ancien évêque d ' Orléans, qui a été condamné et Mgr Barbarin, archevêque de Lyon, qui est toujours en attente de son jugement.

Nous avons auditionné des victimes mais aussi des ecclésiastiques et des laïcs investis au sein de l ' Église. Ils nous ont dit que l ' Église avait, parfois, eu plus à coeur de préserver son image, en évitant le scandale, que d ' accompagner les victimes et de veiller à la sanction des coupables. Vous nous direz comment vous réagissez à ces mises en cause.

Vous nous parlerez aussi des initiatives que vous avez prises au cours de ces derniers mois et années, afin de lutter plus efficacement contre les abus sexuels sur mineurs. C'était une préconisation du pape François. Pouvez-vous en dresser un premier bilan ? Ont-elles favorisé un changement d ' état d ' esprit au sein de votre institution propice à une meilleure protection des enfants et des adolescents qui vous sont confiés ? Vous nous direz également comment vous envisagez le travail de la commission présidée par M. Jean-Marc Sauvé et ce que vous en attendez.

Mgr Olivier Ribadeau Dumas, secrétaire général et porte-parole de la Conférence des Évêques de France . - Je vous remercie de nous donner l ' occasion de nous exprimer. Je fais cette intervention avec humilité et un profond respect ; je voudrais redire ma compassion et ma proximité avec les victimes, qui n ' est pas feinte. Je la fais également avec la détermination qui marque l ' action de la Conférence des Évêques de France ces dernières années en n'oubliant pas la spécificité de l ' organisation de l ' Église catholique, qui n ' est pas une holding avec autant de filiales que de diocèses. Un principe clé de cette organisation est l ' autonomie d ' un évêque dans son diocèse.

Cette audition est positive pour l ' Église de France, dans le cadre de son action de lutte contre la pédocriminalité. Le fait que des institutions se saisissent de ce sujet est une aide pour avancer et améliorer nos pratiques. Nous avons appris de l ' ensemble des auditions que vous avez menées que toutes les institutions sont confrontées au même type de difficultés pour établir une juste approche de ce sujet.

Il n ' est pas besoin de redire le scandale que représentent tous les abus sexuels sur mineurs et personnes vulnérables commis par des clercs. Un seul acte est inadmissible et intolérable. Leur multiplicité ne fait que renforcer cet état de scandale que ressentent légitimement nos concitoyens dont les catholiques. L ' actualité, depuis plusieurs années, en porte la trace. Ce qui arrive en Autriche, aux États-Unis, en Irlande, en Allemagne ou en Belgique a un retentissement dans l ' opinion publique française. Pour reprendre l ' expression de Mme Pedotti, directrice de la publication de Témoignage chrétien , devant vous : le nuage de Tchernobyl ne s ' est pas arrêté à nos frontières.

Je veux redire à toutes les personnes victimes ma profonde honte et celle de tous les évêques pour ce qui est advenu ainsi que ma tristesse et ma douleur que nous n ' ayons pas pu agir plus tôt, mieux et avec plus de rigueur. Les évêques de France ont, il y a près de vingt ans, abordé à frais nouveaux la question de la pédocriminalité avec l ' affaire de l ' abbé Bissey qui est rapidement devenue pour l ' opinion publique l ' affaire Pican. Leur souci, au début des années 2000, a été de traiter les affaires en cours, c ' est-à-dire de gérer le présent et de mettre en place une politique efficace de prévention, notamment par la publication du guide Lutter contre la pédophilie . À cette époque, ils ont regardé vers l'avant et non, il faut bien le reconnaître, dans le rétroviseur. Comment expliquer qu ' ils n ' aient pas eu conscience des centaines de victimes qui avaient été abusées dans les années 1950, qui s ' étaient tues depuis cette époque faute de pouvoir parler ou de porter plainte, dont l ' entourage n ' avait rien dit et dont les agresseurs n ' avaient pas été sanctionnés si ce n ' est parfois par un transfert dans un autre lieu ? Sans doute justement parce qu ' ils n ' avaient pas rencontré de victimes et qu ' ils ne s ' étaient pas rendu compte que leur souffrance, qu'elle date de quinze, vingt-cinq, trente ou quarante ans, ne se prescrirait jamais.

En effet, l ' agression subie laisse une trace indélébile dans le corps, dans l'âme et aussi dans la relation à Dieu. Sans doute également, même si c ' était inconsciemment, parce qu ' une logique a prévalu sur une autre : celle de la protection d ' une institution dont on ne pouvait imaginer qu ' elle puisse, même de façon extrêmement minoritaire, receler en son sein des criminels, sur celle de l ' accueil, de l ' écoute, de l'accompagnement et du soin à apporter aux victimes.

Permettez-moi en revanche de réfuter le mot « omerta » pour parler de l'attitude des responsables de l ' Église dans le traitement de ces affaires. Il n ' y a pas eu de système généralisé ni organisé d ' omerta et ce, en raison même de l ' organisation de l ' Église selon laquelle chaque évêque est le responsable de ce qui se passe dans son diocèse. Il y a cependant eu, dans une première phase, une surdité, un aveuglement devant la souffrance parfois inexprimée des victimes, ainsi qu'un déni, l ' impossibilité d ' admettre que de tels faits puissent se produire au sein du clergé. C ' était si incroyable et impensable qu'il y a eu une sidération, une pétrification. Cette culture de surdité et d ' aveuglement a petit à petit changé. Je puis en témoigner. Un élément important a été la révélation des faits reprochés à l ' abbé Preynat à Lyon par l ' action courageuse, tenace, difficile pour nous aussi, des victimes réunies au sein de l ' association La Parole Libérée. Le travail des journalistes et des enquêteurs a heureusement contribué à faire cesser cette attitude.

Après l'assemblée des évêques à Lourdes en mars 2016, où le cardinal Barbarin a été au centre de l ' attention des médias, le conseil permanent de la Conférence des Évêques, qui en est l ' organe exécutif, a décidé de mesures fortes. La priorité a été donnée à l ' écoute et à l ' accueil des personnes victimes avec la mise en place de dispositifs dans les diocèses afin que toute victime puisse s'adresser à quelqu'un. Il existe aujourd ' hui soixante-dix cellules de ce type, parfois inter-diocèses. Ce peut aussi être l ' évêque qui accueille directement les victimes en présence d ' un témoin. Entre 2010 et 2016, 222 personnes s ' étaient adressées aux évêques. Entre 2017 et 2018, elles étaient 211, signe que la parole se délie.

Nous avons affirmé notre désir d ' une coopération pleine et entière avec la justice de notre pays. Un évêque qui a connaissance d ' un acte pédocriminel a l ' obligation de vérifier que la justice est saisie soit par la victime ou sa famille, soit par l ' auteur qui se dénonce, soit par un signalement qu ' il effectue lui-même au procureur de la République. Dans la pratique, aujourd ' hui, l ' évêque effectue de plus en plus lui-même un signalement qui peut venir en complément des démarches entreprises par la victime ou sa famille ou l ' auteur présumé. Entre 2010 et 2016, 137 signalements ont été effectués, contre 75 entre 2017 et 2018. La différence entre le nombre de victimes et le nombre de signalements s ' explique par le fait que certains auteurs sont décédés, que plusieurs témoignages peuvent se rapporter à un unique auteur ou que certains signalements ne sont pas justifiés.

Selon les normes votées par les évêques en 2012, l'ouverture du procès canonique par l ' évêque, lorsqu ' il a connaissance de faits vraisemblables, est suspendue tant que la justice pénale n ' a pas rendu sa décision, afin d'en tenir compte.

Nous avons aussi décidé d ' intensifier la prévention vis-à-vis de tous les acteurs en lien avec des enfants ou des jeunes : réédition du guide Lutter contre la pédophilie ; renforcement de la formation affective, relationnelle et sexuelle des séminaristes ; formation des clercs, des laïcs en responsabilité et du grand public. Depuis 2017, entre 7 000 et 9 000 personnes en responsabilité actuelle ou future ont pu bénéficier d ' une sensibilisation ou d ' une formation. Il faut enfin mentionner que lorsque des cas sont portés à la connaissance d ' un évêque, celui-ci prend des mesures prudentielles à effet immédiat vis-à-vis de l ' auteur présumé pour protéger de possibles victimes.

D'autres outils ont été mis en place plus récemment. Depuis le 12 avril 2016, une adresse e-mail, parolesdevictimes@cef.fr , recueille les témoignages de tous ceux qui le désirent. En juin 2016, nous avons créé la Cellule permanente de lutte contre la pédophilie, présidée par Mgr Crépy et composée d ' évêques, d ' un juriste, d'un psychologue, d ' un représentant de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) et de Mme Moog, déléguée de la CEF pour la lutte contre la pédophilie. Elle porte ce sujet dans la durée en traitant au fur et à mesure les questions et situations qui apparaissent. Nous avons également mis en place la Commission nationale d ' expertise confiée à M. Alain Christnacht et composée de juristes, de pédopsychiatres, de psychiatres et de spécialistes de l ' enfance. Elle est chargée de conseiller les évêques sur la justesse d ' une mission confiée à un prêtre après sa condamnation, ou sa non-condamnation en raison de la prescription des faits.

Nous avons aussi créé un site internet intitulé « Lutter contre la pédophilie » qui rappelle les procédures à suivre par un responsable religieux averti d'un cas de pédophilie et qui oriente les victimes vers l ' évêque du diocèse concerné. Enfin, Mme Moog a été embauchée à plein temps en tant que déléguée de la Conférence pour la lutte contre la pédophilie. Elle ne ménage ni son énergie ni ses actions.

Parallèlement, au cours de l ' année et de façon régulière, des réunions d ' échanges de bonnes pratiques sont organisées pour les référents diocésains ou pour les membres des cellules d'écoute et de formation, avec un programme établi par le Centre de protection des mineurs de l ' Université grégorienne à Rome, très alerté sur ce sujet.

La détermination des évêques à lutter contre ce fléau et assainir le passé en guérissant au mieux les blessures n ' a cessé de s ' accroître et est aujourd ' hui une réalité quotidienne. Cette conviction liée à l ' action a été renforcée par le témoignage, à Lourdes en novembre dernier, de sept victimes devant les évêques. Elles ont exprimé leur traumatisme mais aussi échangé sur les mesures à prendre et les réflexions à mener.

Les évêques qui n ' avaient pas encore eu l ' occasion de rencontrer de victimes ont ainsi pu mesurer ce que pouvait être leur vie après de tels abus. Au cours de cette dernière assemblée, de nouvelles mesures ont été décidées telles que la création d ' une commission indépendante chargée de faire la lumière sur les abus sexuels commis sur les mineurs et personnes vulnérables depuis les années 1950, d ' étudier le traitement de ces affaires dans le contexte des époques concernées mais aussi d ' évaluer les mesures prises par la CEF et la Corref, depuis les années 2000 afin d'émettre des préconisations. La présidence en a été confiée à M. Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d ' État. Il doit rendre un rapport public.

Par ailleurs, quatre dimensions d ' un même processus de réparation font l ' objet de différents groupes de travail associant des évêques, des juristes, des psychologues et psychiatres en lien avec des victimes : la prise en compte de l ' aspect mémoriel, pour que l ' on n ' oublie jamais le drame vécu par les victimes en recueillant leurs témoignages et en étudiant l'opportunité de désigner un lieu particulier pour les conserver et un jour particulier dans l ' année pour en faire mémoire ; l ' étude d ' un geste financier pour aider à la restauration des personnes victimes - la dimension financière a une part symbolique importante dans la reconnaissance de l ' état de victime et la réparation des personnes ; l ' intensification de la politique de prévention par la création éventuelle de nouveaux outils ; le suivi et l ' accompagnement des auteurs ou personnes mises en cause, au besoin au sein de structures adaptées. Toutes ces mesures sont nécessaires. Nous savons que le chantier est encore devant nous.

Nous devons également tenir compte de la nécessité d ' éviter une dénonciation abusive ou calomnieuse et de respecter la présomption d ' innocence et les droits de la défense afin d ' éviter des abus inverses qui conduisent aussi à des situations dramatiques. À titre d ' exemple, une procédure pour dénonciation calomnieuse vis-à-vis d ' un clerc a été déclenchée par le parquet.

La lutte contre la pédocriminalité est l ' affaire de l ' ensemble des fidèles et pas seulement des évêques. Le pape François nous y incite dans la lettre au peuple de Dieu qu ' il a écrite le 20 août dernier. Il y évoque le cléricalisme comme source de ces abus, c ' est-à-dire un usage tordu de l ' autorité qui fait qu ' on acquiert un pouvoir toxique, une emprise sur l ' autre. C ' est dans une juste articulation entre les responsabilités confiées aux laïcs et celles confiées aux clercs et dans une confiance renforcée que nous pourrons continuer d ' avancer.

Vous nous avez également interrogés sur le secret de la confession. Le secret de la confession est un secret professionnel, au même titre que le secret médical ou que la relation entre un avocat et son client. Il obéit d'ailleurs aux mêmes règles juridiques. L'image d'un prêtre, ayant abusé d'enfants, allant confesser ses crimes à son évêque est un fantasme qui ne correspond pas à la réalité. Un évêque, en effet, n'a pas le droit de confesser ses prêtres.

Enfin, je voudrais souligner que, paradoxalement, ce secret de la confession est une chance parce qu'il permet à des personnes, des victimes ou des proches, et quasiment jamais des auteurs d'abus sexuels comme je viens de le souligner, de s'exprimer en toute sécurité et sérénité. Bien souvent, nous sommes en présence de victimes qui ne veulent pas porter plainte. La confession permet d'entamer un dialogue, un chemin avec la personne, en l'incitant à aller parler à d'autres personnes, en dehors du secret de la confession. Je pense notamment à des enfants qui peuvent exprimer certaines choses en confession, et à qui on peut demander de reparler de ce sujet, en dehors de la confession, pour ouvrir d'autres possibilités d'action. La confession est parfois le seul lieu possible de révélations de faits de violences sexuelles et le confesseur qui reçoit ce secret ne reste pas sans rien faire.

Mme Ségolaine MOOG, déléguée pour la lutte contre la pédophilie . - La Conférence des Évêques de France m'a nommée, en septembre 2016, déléguée pour la lutte contre la pédophilie. Auparavant, j'avais été responsable pendant sept ans des aumôneries de l'enseignement public. Je suis chargée d'animer le travail de la Conférence des Évêques sur cette question, en lien avec les diocèses, les mouvements de jeunes, la Conférence des religieux et religieuses de France, des associations. Une part importante de ma mission consiste à accompagner, au quotidien, les évêques, de façon individuelle, dans les démarches et actions que suscite la réception de témoignages de personnes victimes ou d'éléments préoccupants.

Je distinguerai deux types de situations en fonction de l'âge de la personne victime au moment où l'information nous parvient. Dans la grande majorité des cas, il s'agit de personnes qui étaient mineures au moment des faits dénoncés mais qui sont devenues adultes au moment où l'information nous parvient. Souvent les faits révélés sont très anciens, ce qui ne retire rien à la gravité de l'acte commis. Les autres situations concernent des victimes encore mineures au moment de la transmission de l'information. Ces cas sont très rares, mais imposent une réaction immédiate.

Concrètement, les faits peuvent être portés à la connaissance d'un évêque de façon directe, par la victime elle-même devenue adulte, ou par l'entourage de la victime, des parents ou des proches, lorsque la victime est mineure. L'information peut aussi être transmise à l'évêque par le biais de relais locaux : des paroissiens, des enseignants, des animateurs de jeunes, d'un curé de paroisse ou d'un vicaire. Les faits peuvent aussi être signalés sur la plateforme de dépôt de témoignages que nous avons ouverte. Il arrive aussi, comme ce fut le cas dans quelques affaires récentes, que l'évêque soit informé par les autorités judiciaires au moment de la convocation d'une personne mise en cause ou de sa garde à vue.

Les règles d'action et les normes, dont se sont dotés les évêques, insistent sur l'importance de recevoir rapidement la personne qui témoigne, selon des modalités qui doivent convenir à cette personne. Il s'agit de lui manifester toute l'attention que l'on doit à celle ou à celui qui souffre. L'évêque doit accorder du crédit aux propos qui seront livrés afin de prendre des décisions ajustées et prudentes. Cet échange, lorsqu'il est possible ou souhaité par la personne victime, constitue un moment très important. Lorsque la victime est un mineur au moment de la révélation des faits, l'évêque ne reçoit pas l'enfant directement, mais peut recevoir parfois ses parents à sa demande. Il oriente toujours la famille vers des lieux ad hoc où la parole de l'enfant sera recueillie avec compétence. Dès lors que l'enquête a commencé, le procureur demande de cesser toute relation avec la famille d'une personne victime, ce qui se comprend très bien du point de vue de la justice, mais qui peut provoquer des incompréhensions et des reproches d'abandon de la part des familles qui attendent de l'Église un soutien dans leur démarche.

Si la justice n'a pas été saisie, l'évêque établit, autant que faire se peut, la vraisemblance des faits. Il invite la victime, ou ses parents lorsqu'il s'agit d'un enfant, à porter plainte, et invite l'auteur à se dénoncer. À défaut, il informe lui-même les autorités judiciaires des faits vraisemblables d'abus sexuels sur mineurs dont il a connaissance.

Les mesures prudentielles immédiates de l'évêque font très souvent l'objet d'un échange entre l'évêque et le procureur afin de s'assurer que ces mesures n'entravent pas les investigations. Dans certains cas, le procureur demande expressément à l'évêque de ne pas intervenir et d'attendre l'enquête, ce qui n'est pas sans poser problème pendant cette période intermédiaire qui peut durer plusieurs mois. Dans tous les cas, l'évêque assure le procureur de sa pleine coopération pour la manifestation de la vérité. À partir de ce moment, le contact avec la personne victime est fréquemment interdit. À la suite de ses premières démarches, l'évêque mène des rencontres avec les communautés d'où sont issues les personnes concernées, avec les confrères de l'homme mis en cause. Il lui faut expliquer, apaiser, sans en dire trop, faire taire les rumeurs éventuelles ou infondées, permettre à ceux qui le souhaitent d'exprimer leur colère, leur incompréhension ou d'apporter leur témoignage. Lorsque la personne mise en cause est morte sans qu'un procès ait eu lieu, l'évêque reçoit la personne victime, pour essayer d'apporter des réponses à ses demandes, en consignant le témoignage reçu ou en engageant une relation d'accompagnement si cela est voulu. Enfin l'évêque constitue le dossier canonique pour la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui est, à Rome, l'instance compétente pour juger et sanctionner canoniquement ces faits très graves. Cette instance suspend le cours de ses travaux le temps que la justice du pays se prononce.

Il arrive enfin que des personnes manifestent leur indignation en voyant des hommes, condamnés pour avoir commis des agressions sexuelles sur des mineurs, il y a vingt ou trente ans, ou qui n'ont pas pu faire l'objet d'une condamnation faute de procès en raison de la prescription, demeurer en fonction. Cette indignation est légitime. La commission présidée par Monsieur Christnacht doit conseiller les évêques sur les décisions à prendre à leur égard. Un évêque peut se trouver désemparé face à ces situations particulières, souvent nouvelles pour lui. Mon rôle consiste alors à l'informer davantage, à l'accompagner afin que les mesures de précaution soient prises et que l'ensemble des procédures soient appliquées, tant à l'égard des victimes que des autorités judiciaires ou de la personne mise en cause. Nous aidons aussi l'évêque à trouver la juste communication, respectueuse des droits des personnes, des personnes victimes comme des personnes mises en cause, et des besoins légitimes de la communauté. Nous assurons aussi une astreinte de réception des témoignages.

Une autre partie de ma mission consiste à animer, dans les différents diocèses, des sessions de sensibilisation ou de formation sur les maltraitances sexuelles faites aux personnes mineures ou aux personnes fragiles, et sur les protocoles d'action et de réaction, afin de mobiliser tous les acteurs au sein de l'Église et les rendre plus vigilants pour la sécurité des enfants et des jeunes, en les aidant à adopter les bons réflexes, les bonnes pratiques. La Conférence des Évêques de France et les diocèses ont déjà mené de nombreuses actions, mais force est de constater qu'il nous reste beaucoup à faire : de la prévention à la juste prise en considération de la situation des personnes victimes, en lien avec d'autres institutions.

Mgr Luc Crépy, évêque du Puy-en-Velay, président de la Cellule permanente de lutte contre la pédophilie . - Je reviendrai sur trois questions posées par les rapporteures. Tout d'abord, la place que tient la prévention des violences sexuelles dans le recrutement et la formation des prêtres. Dans l'Église universelle, le recrutement et la formation des futurs prêtres font l'objet de normes précises. Parmi celles-ci, les dimensions affective et sexuelle des candidats constituent un élément important, étant donné les responsabilités qu'exercent les prêtres auprès de communautés, d'enfants et de jeunes. Ainsi les dernières orientations, promulguées en 2016, soulignent l'importance chez les candidats au sacerdoce d'une personnalité structurée et équilibrée. Ce document mentionne de manière spécifique la prévention de la pédophilie. Ces normes sont intégrées dans les directives de formation des prêtres de chaque pays.

Dans les séminaires français, la formation des prêtres dure sept années au minimum. Elle comporte des parcours de formation traitant de la structuration psycho-sexuelle de la personne, de la construction de la personne, de la dimension relationnelle et affective dans l'exercice du sacerdoce, de la connaissance de soi et de la morale sexuelle. La prévention des violences sexuelles s'intègre donc dans l'ensemble de ce parcours.

Par ailleurs, lorsque les formateurs décèlent des fragilités, des inaptitudes voire des déviances, tant au quotidien que dans les stages sur le terrain avec des enfants et des jeunes, la formation des candidats est interrompue définitivement. En outre, depuis 2017, des interventions plus spécifiques concernant les abus sexuels sur mineurs sont aussi organisées dans les séminaires. Ces formations, assurées par des personnes expertes, s'appuient sur l'actualité, des films, des reportages, la confrontation avec des témoignages de personnes victimes. Il s'agit de faire prendre conscience de la gravité des actes commis. Ces formations prennent aussi en compte l'aspect juridique avec l'articulation entre le droit civil et pénal français et le droit canonique. Sont également analysés les rapports nouveaux, provoqués par cette crise très grave, entre les familles, les paroissiens les prêtres et l'évêque. Ainsi, loin d'être un sujet tabou, la prise en compte des diverses dimensions de la sexualité dans la personnalité humaine et de toutes les violences qu'elle peut engendrer, par cléricalisme ou abus d'autorité, fait aujourd'hui partie intégrante des mesures de prévention de l'Église dans la formation des futurs prêtres pour lutter contre les abus sexuels.

L'expérience de certaines Églises étrangères peut-elle inspirer l'Église de France en ce qui concerne la prévention et le traitement des violences sexuelles ? Au niveau de l'ensemble de l'Église, plusieurs instances, à Rome, travaillent sur les actions menées dans différents pays. Ce travail permet un partage d'expériences. La prochaine rencontre à Rome des évêques du monde entier, convoquée par le pape, aura lieu dans quelques jours et s'inscrit dans cette perspective. Il ne s'agit pas d'en rester à des actions locales mais d'oeuvrer à tous les niveaux de l'Église, en collaboration avec les épiscopats de tous les pays. En France, nous sommes intéressés par l'expérience des Églises belge, allemande, suisse et autrichienne, qui ont une expérience plus ancienne que la nôtre sur le sujet. Ce dialogue est utile pour envisager les solutions les plus adaptées au contexte français. Nous réfléchissons ainsi à un soutien financier des personnes victimes. En ce qui concerne l'accompagnement des prêtres auteurs de délits et de crimes sexuels, nous avons pris des contacts récemment avec le Canada qui a mis en place des structures d'accueil et de suivi. Ainsi cette collaboration entre Églises permet de partager les meilleures pratiques et facilite la diffusion d'une véritable culture de protection des mineurs dans l'Église.

Enfin, le pape François organise à Rome, du 21 au 24 février 2019, un sommet sur la protection des mineurs auquel seront convoqués les présidents de Conférences épiscopales et supérieurs d'ordre religieux. Comment la Conférence des Évêques de France compte-t-elle contribuer à cette réflexion ? La dimension universelle de l'Église catholique et le retentissement international du scandale des agressions et des violences sexuelles commises par des clercs à l'encontre d'enfants et de jeunes rendent nécessaire, indispensable, la collaboration entre les Églises locales. C'est dans cet esprit que le pape François réunit tous les présidents des Conférences épiscopales du monde.

Ainsi Mgr Georges Pontier, archevêque de Marseille et président de la Conférence des Évêques de France, se rendra à Rome à cette occasion. Préalablement, les organisateurs ont envoyé aux participants un questionnaire afin de collecter des informations pour permettre une étude plus approfondie de la situation au niveau mondial et pour imaginer de nouvelles mesures. Nous avons déjà adressé à Rome un dossier comportant l'ensemble des mesures prises en France pour lutter contre les abus sexuels, notamment les mesures de prévention. L'annonce de cette session suscite une vive attente de la part des victimes. Mgr Pontier les rencontre en ce moment-même. Elles lui ont remis un rapport pour contribuer au débat, par des témoignages sur les drames vécus, des propositions sur les pratiques, le droit pénal, le droit canonique, la réparation, la prévention, la formation initiale et permanente des prêtres et des religieux, ainsi que sur la dimension spirituelle.

Cette rencontre est inédite, c'est une étape cruciale dans la lutte contre toutes les violences sexuelles, par des clercs, à l'égard de personnes vulnérables et d'enfants. Pour que l'Église soit cette « maison sûre » voulue par le pape François, il faut un profond changement de culture, afin de garantir une tolérance zéro. La Lettre au peuple de Dieu , en août dernier, traitait des usages et pratiques, y compris dans le registre canonique et pastoral. Les mesures qui seront décidées constitueront une étape importante.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quelles sont les victimes actuellement entendues ? Appartiennent-elles aux associations que nous avons entendues, comme Notre Parole aussi libérée ou La Parole libérée ?

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - Ce sont les sept victimes que nous avons reçues à Lourdes, parmi lesquelles Olivier Savignac. Il n'y a pas à ma connaissance de membre de La Parole libérée, mais la plupart des victimes sont en lien avec cette association.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Un élu me demandait ce matin : « Pourquoi le Sénat n'a-t-il pas créé une commission d'enquête spécifique à l'Église catholique ? » Je lui ai expliqué la genèse de notre mission d'information. Mais pensez-vous que votre institution est à l'origine de ce travail ?

Cet élu ajoutait : « Si encore ils ne donnaient pas en permanence des leçons sur notre vie sexuelle, peut-être serions-nous moins tentés de nous pencher sur la leur. » Les extrémistes qui se sont exprimés, par exemple, sur le mariage pour tous, l'ont fait d'une façon vive, voire choquante...

Comment gère-t-on les prêtres, en particulier ceux qui ont commis ce que l'on nommerait, dans une entreprise, une « faute lourde » ? Dans quel cas sont-ils révoqués ? Lorsque des prêtres restent en place alors qu'ils ont abusé d'un enfant, et ainsi trahi leur engagement par rapport à l'Église, cela suscite l'indignation...

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Parle-t-on aujourd'hui sans ambages de la sexualité ? Y a-t-il eu une évolution à cet égard ? Monseigneur Ribadeau Dumas, monseigneur Crépy, lorsque vous vous êtes engagés dans l'Église, parlait-on déjà aux futurs prêtres de prévention, de repérage, de sexualité ?

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous avez parlé d'humilité, de compassion, de détermination : je salue cette prise de conscience, quoique un peu tardive... Chez les Apprentis d'Auteuil, après l'affaire Daheron, dès 2001, des protocoles ont été mis en place afin d'éviter que se reproduisent des abus et pour prendre en charge les victimes - qui sont victimes à perpétuité... Pensez-vous que l'Église, comme structure, favorise le développement de comportements pédocriminels ? Dans votre intime conviction, le crime sexuel est-il d'abord un crime ou d'abord un péché ? La loi doit-elle toujours passer avant la foi ?

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - Un crime sexuel est d'abord un crime et c'est avant tout devant la justice que l'auteur doit répondre de ses actes. Le lien avec Dieu est une question intime. De plus en plus nettement, nous parlons de pédocriminalité ; la dimension pénale est très forte.

J'en conviens, la prise de conscience est tardive et elle ne sera jamais achevée puisque les évêques se renouvellent : ceux qui rejoignent l'épiscopat doivent entrer dans une juste attitude. Mais tout le travail accompli par l'Église comme par la société bénéficiera à toute l'Église et toute la société. Lorsque je dis que les évêques n'ont pas regardé dans le rétroviseur, cela signifie qu'ils n'ont pas fait tout ce qu'ils devaient faire. Ils ne le faisaient pas dans le passé. J'ai en revanche la conviction profonde que quelque chose d'inexorable s'est produit. Un effet de cliquet nous empêchera de retourner en arrière.

En mars 2016, à la conférence de presse qui avait suivi l'assemblée plénière, des journalistes ont souligné que des mesures de lutte avaient été présentées en 2001, dans le même cadre. « Nous vous avions cru en 2001, disaient-ils, et nous en sommes là en 2016 : comment vous croire aujourd'hui ? »

Aujourd'hui, les victimes ont parlé, et je les en remercie, comme je remercie les journalistes, les enquêteurs, qui nous poussent à aller plus loin. L'Église est sur un chemin fort, déterminé : libération de la parole, rencontre avec les victimes, mesures déjà prises, impulsion donnée par le pape François depuis six ans - ses orientations sont fermes. Nous allons de l'avant et souhaitons que la société entière aille de l'avant.

Oui, Mme la rapporteure Vérien, l'Église paie d'avoir voulu s'immiscer dans la vie des fidèles et régenter leur activité sexuelle. Puisqu'elle s'est exprimée sur ces questions, on peut à bon droit lui reprocher des incohérences. Et tant mieux si l'ensemble de la société en bénéficie. Le pape François au demeurant invite les prêtres, les évêques, à ne pas trop s'attacher à ces questions, il est plus enclin à parler de justice sociale que de morale sexuelle et familiale...

Je comprends l'indignation de voir rester en fonctions des prêtres qui ont commis des actes graves. L'abus sexuel est également un abus spirituel grave. Pour l'opinion publique, voir un prêtre continuer à tenir le corps du Christ alors qu'il a eu des gestes incroyables et irresponsables à l'égard d'un enfant, cela est inacceptable. Des sanctions existent, le droit canon en donne l'échelle. Faut-il renvoyer de l'état clérical tout prêtre convaincu de violence sexuelle sur des enfants ? Je ne sais pas si je détiens la réponse exacte, tant les situations sont diverses. Le renvoi est l'ultime sanction ; or dans le droit civil, on ne condamne pas à la réclusion criminelle à perpétuité toute personne jugée pour crime. Il est possible aussi d'interdire à l'auteur tout contact avec des mineurs, ou tout ministère public ; on peut lui demander également de se retirer dans une vie de prière et de pénitence. Il y a toute une gamme de sanctions. Tout évêque doit communiquer les dossiers des prêtres concernés à la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui prend en lien avec l'évêque les sanctions canoniques à l'encontre de ceux qui ont déjà reçu une sanction pénale.

J'ai été formé au séminaire français à Rome pendant six ans : tous les deux ans, une session de deux ou trois jours était consacrée aux relations affectives et sexuelles, mais je n'ai pas souvenir qu'aient été abordées les questions de pédophilie. Nous n'étions alors qu'au début des années quatre-vingt.

Mgr Luc Crépy . - Quant à moi j'ai suivi ma formation à l'Institut catholique de Paris, où j'ai reçu l'enseignement de moralistes comme Xavier Thévenot, qui a beaucoup travaillé sur la morale sexuelle. Au sein de ma congrégation, nous avions également des sessions sur le célibat, question sans tabou mais difficile. Dans notre parcours, la question de la pédophilie était vaguement évoquée, mais non traitée. Mais comme de nombreux futurs prêtres, pour encadrer des camps de jeunes, j'ai passé les brevets d'aptitude aux fonctions d'animateur (BAFA) et de directeur (BAFD) : la juste distance dans la relation avec les enfants et les jeunes était abordée.

Les choses ont-elles évolué ? J'ai été responsable de séminaire, à Orléans. Depuis les années quatre-vingt, les questions de sexualité sont abordées, de façon plus libre et en prenant en compte les sciences humaines. À l'Institut catholique, la sexualité était abordée sous les angles psychanalytique, sociologique,...

Dans l'Église, aujourd'hui, on travaille sur ces questions, en particulier lorsqu'est abordée l'éducation des enfants. Dans les paroisses, lors de la préparation au mariage, les couples qui assurent ces sessions abordent le sujet de la sexualité très clairement. Il y a cependant encore beaucoup à faire, dans l'Église et dans la société, car ces questions demeurent taboues. Il y a des questions lourdes, difficiles, comme la pornographie, auxquelles nous réfléchissons... Il ne s'agit pas pour nous de donner des leçons ! Chacun est libre d'accueillir ces réflexions de l'Église - qui certes ne concernent pas directement les abus sexuels.

M. Bernard Bonne . - Vous avez mentionné la prise de conscience de l'Église catholique sur les faits qui se sont passés : c'est important que vous le disiez, c'est important de le faire savoir.

Outre la responsabilité des évêques, qu'en est-il de la responsabilité des curés de paroisse, dans un diocèse, lorsqu'ils ont connaissance de faits criminels ? Les dénoncent-ils ou non à leur hiérarchie ?

Ma deuxième question porte sur la confession, que vous avez comparée au secret professionnel des médecins et des avocats. Or les médecins doivent dénoncer les faits rapportés par une victime ; c'est indispensable. Vous dites que vous essayez de pousser la personne à discuter en dehors de la confession, mais certains faits ne sont-ils pas si graves qu'il faudrait s'affranchir du secret de la confession pour pouvoir en parler ?

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Je souhaite revenir sur le secret de la confession, sujet complexe qui nous intéresse énormément. Le régime s'appliquant aux ministres du culte n'est pas exactement le même que celui des médecins ou des avocats. Une disposition spécifique du code pénal les autorise à la révélation, sans le leur imposer. Doit-on comprendre qu'ils ne s'y autorisaient jamais ? Quel est votre point de vue ?

Vous avez indiqué mesurer l'importance symbolique de la question financière. Pourriez-vous préciser les intentions de la Conférence des évêques sur ce point ?

Enfin, vous avez contesté l'emploi du terme « omerta », préférant parler de surdité, de déni, voire de sidération. Pourtant, des faits connus d'un certain nombre de personnes n'ont pas été révélés. Comment analysez-vous cette situation ?

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - La responsabilité des prêtres dans un diocèse est celle des citoyens, qui sont tenus de dénoncer les faits dont ils ont connaissance aux autorités judiciaires. Les prêtres ne sont pas au-dessus de la loi. Je voudrais souligner qu'il n'y a pas de hiérarchie toute puissante au sein de l'Église. J'appartiens à la Conférence des Évêques depuis huit ans, mais j'ai été le curé d'une paroisse parisienne pendant dix-sept ans, et le cardinal Lustiger, le cardinal Vingt-Trois n'étaient pas de faibles personnalités. Toutefois, le prêtre a une liberté d'action dans son ministère sans en référer à l'évêque. Il doit signaler les faits aux instances judiciaires, sauf secret, sur lequel je voudrais revenir maintenant.

Le secret de la confession est un secret professionnel. Dans le principe de dénonciation, il y a une exception, celle du secret professionnel, dans laquelle s'applique une nouvelle exception, la faculté de révélation, permettant de ne pas être poursuivi pour violation du secret professionnel. Il faut donc différencier ce qui relève du secret de la confession et ce que le prêtre a appris par ailleurs, où il dispose de l'option de conscience de dire ou de ne pas dire ce qu'il a appris.

Lorsque des faits sont dénoncés dans le cadre de la confession, il nous revient d'accompagner la personne en dehors du secret de la confession pour sortir du secret et faire jouer l'option de conscience. Nous devons accompagner les victimes pour qu'elles puissent porter plainte ou pour que nous soyons libérés du secret et en mesure de dénoncer les faits.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - La personne qui reçoit en confession a-t-elle l'autorisation de révéler sans se voir opposer une violation du secret professionnel ? Je crois comprendre que, de votre point de vue, elle n'a pas à révéler les faits dont elle a eu connaissance dans le cadre de la confession, alors même que, s'agissant de mineurs de moins de quinze ans, la loi pénale lui impose de les signaler.

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - Oui, dans le droit canon, le secret professionnel, ou for sacramentel, est inviolable. Nous devons réaliser un travail de pédagogie pour sortir du secret de la confession, puisqu'il s'agit d'une faculté.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Le droit canon primerait-il le droit français ?

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - Je n'ai jamais dit cela. Je dis simplement que, puisque c'est un secret, il y a une option de conscience, qu'il faut respecter. Tout notre travail de pédagogie consiste donc à sortir de cette confession pour avoir l'autorisation de dénoncer les faits et d'accompagner la victime.

S'agissant de la question financière, nous avons beaucoup travaillé avec les pays voisins, notamment avec les conférences épiscopales étrangères. Nous avons aussi écouté des victimes ; il en ressort que la souffrance n'a pas de prix. Néanmoins, les psychiatres et les psychologues soulignent tous que le versement d'une somme, même symbolique, est un geste fort de reconnaissance de l'état de victime qui aide à la réparation. Nous travaillons en ce sens.

Pour ce qui est de l'omerta, les choses ont évolué dans le temps. Ce n'est pas seulement le silence des clercs, c'est celui de l'ensemble d'une communauté, y compris des laïques, n'osant pas remettre en cause la figure du prêtre, qui est avant tout un homme.

Mgr Luc Crépy . - Plusieurs facteurs ont contribué à ce silence coupable : la volonté de préserver l'institution, l'homme du sacré, mais aussi le manque de perception de la gravité d'un abus sexuel sur un enfant ou un jeune, y compris dans la société et de la part des parents. Dans le passé, on ne parlait pas de ces questions, dans l'Église comme dans les familles et les autres institutions. Ces facteurs ont conduit au silence, caché et permis tous ces abus sexuels dans l'Église et dans la société.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Si le prêtre a une autonomie d'action par rapport à l'évêque, nos auditions ont toutefois fait ressortir une forme de relation filiale qui a pu expliquer une surprotection des prêtres mis en cause.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Je citerai à cet égard le courrier du cardinal Dario Castrillon Hoyos félicitant Mgr Pican d'avoir préféré la prison plutôt que de dénoncer son fils prêtre. Qu'en pensez-vous ?

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - Les choses ont changé depuis 2001 et, aujourd'hui, les cardinaux ne diraient pas cela. Il naît un lien spirituel fort entre le prêtre et l'évêque à qui il promet l'obéissance. L'évêque est l'évêque du prêtre, mais il est surtout celui de ceux qui souffrent, aux côtés de la victime.

Mme Laurence Rossignol . - Je formulerai une remarque préliminaire. Si l'Église a voulu régenter la vie sexuelle de ses fidèles, vous l'avez évoqué, ce qui pose problème, c'est qu'elle ambitionne également de régenter celle des autres.

Pouvez-vous nous citer des exemples de renvois de l'état clérical ?

Dans de nombreux cas, les victimes n'ont pas été soutenues par leurs parents. Comment expliquez-vous une telle défaillance des parents ? Quel regard portez-vous sur l'emprise exercée par l'Église ? Comment comptez-vous la traiter pour l'avenir ?

Mme Catherine Deroche , présidente . - La semaine dernière, M. Christnacht nous indiquait qu'une seule procédure de retour à l'état laïque avait été engagée et mettait en avant la volonté de l'Église de garder la responsabilité du prêtre condamné.

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - C'est la Congrégation pour la doctrine de la foi, à Rome, qui prononce le renvoi de l'état clérical. Il est d'ailleurs question de donner plus de pouvoir aux conférences épiscopales pour mieux appliquer la sanction canonique à la situation du pays. Il est certain que le renvoi de l'état clérical doit être prononcé pour les cas les plus graves.

En ce qui concerne les parents, je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'une emprise exercée par les prêtres. Je pense qu'il s'agit de l'impossibilité pour les parents de reconnaître qu'ils ont failli, qu'ils n'ont pas vu. La culpabilité les empêche de reconnaître la vérité.

Par ailleurs, l'emprise est une vraie question. Lorsque le pape évoque, dans sa « lettre au peuple de Dieu », les abus spirituels, les abus de conscience, les abus sexuels, il est clair que si tout abus de conscience ne débouche pas sur un abus sexuel, tout abus sexuel est un abus de conscience et un abus spirituel. Nous devons être extrêmement vigilants sur la question de l'emprise, le cléricalisme, le côté « gourou » de certains prêtres et clercs.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ce que vous dites sur les parents nous a été confirmé, dans le milieu sportif, pour des abus provenant d'entraîneurs par exemple.

Mme Maryvonne Blondin . - Quand l'enfant met en cause un prêtre, cela excède la compréhension des parents. C'était aussi le cas autrefois pour les instituteurs ; désormais, les parents écoutent et soutiennent leur enfant s'il fait des révélations qui mettent en cause l'Éducation nationale. Pourquoi l'évolution n'a-t-elle pas été la même concernant l'Église ? L'emprise est-elle si forte que les parents se diront toujours qu'il est impossible qu'un prêtre commette de tels actes, puisqu'il a consacré toute sa vie à Dieu et à un célibat rigide où la sexualité n'a pas de place ?

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - Il y va du caractère sacré du prêtre. Il faudrait purifier ce sujet de tout aspect malsain. Le pape nous y invite. Ne nous leurrons pas. Nous ne sommes plus dans une France chrétienne. Le visage du prêtre disparaît progressivement de l'espace public. La moyenne d'âge du clergé n'est plus celle d'il y a cinquante ans. L'image du prêtre change. Il a perdu son statut d'autrefois, celui d'un prêtre qui oeuvrait de génération en génération.

Mgr Luc Crépy . - Le prêtre curé qui régente tout dans sa paroisse n'existe plus. Les prêtres travaillent désormais avec des laïcs alors que le curé d'antan faisait tout, depuis le patronage jusqu'au catéchisme et aux animations. Les prêtres ont désormais plusieurs paroisses à gérer. Ils s'occupent très peu du catéchisme, confié à des hommes et des femmes formés pour cela. Autrefois, les affaires économiques de la paroisse dépendaient de M. le curé ; désormais, il y a des conseils économiques. Dans l'Église d'aujourd'hui, le pouvoir des clercs a pratiquement disparu et les responsabilités qu'on y exerce sont de l'ordre du service. Les abus sexuels relèvent de l'exercice d'un pouvoir qui s'apparente à une toute puissance, le sacré induisant la défense de l'institution et une emprise d'autorité sur les enfants. L'évolution du statut du prêtre va à l'encontre de cela. Parmi les critères de discernement, il y a sa capacité à collaborer avec les fidèles. Un prêtre qui n'en serait pas capable risquerait de se réfugier dans la sphère du pouvoir avec tout ce que cela comporte, à savoir l'argent et le sexe.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vous intéressez-vous à ce qui se passe dans les mouvements scouts et dans l'enseignement catholique ? Pourriez-vous nous donner des précisions sur les moyens dont disposera la commission Sauvé ? Aura-t-elle accès aux archives ?

Mme Ségolaine Moog . - L'enseignement catholique s'est doté d'ouvrages de référence, offrant des repères et des protocoles d'action et de réaction, dans une édition qui date de l'été dernier. Les intervenants sont formés à partir de ces outils. Des rencontres sont organisées entre les chefs d'établissements catholiques, dans les départements. Ceux qui exercent dans le premier degré sont très au clair quant aux maltraitances faites aux enfants et collaborent avec les services de la protection de l'enfance.

La situation est plus complexe dans les collèges et les lycées. Nous travaillons à partir de mises en situation et de cas concrets, afin de revoir les protocoles avec l'aide de psychologues scolaires notamment.

Pour ce qui est des mouvements de jeunes, scoutisme et autres, les chefs participent tous aux rencontres de formation et de sensibilisation dédiées aux laïcs qui sont en contact direct avec les jeunes. Les interlocuteurs sont variés, magistrats, anciens magistrats, psychologues, médecins, éducateurs... Les formations au brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur (BAFA) et au brevet d'aptitude aux fonctions de directeur (BAFD) intègrent aussi la protection des mineurs.

Mgr Olivier Ribadeau Dumas . - M. Sauvé pourra demander tous les moyens matériels dont il aura besoin et nous les lui donnerons, même si l'Église de France n'est pas tellement riche. Il aura accès aux archives dans tous les diocèses, même si elles sont plus ou moins bien tenues selon les endroits.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions pour toutes ces explications.

Audition de représentants de la Fédération protestante de France :
M. François Clavairoly, président,
et Mme Nadine Marchand, présidente de la commission « jeunesse »,
et secrétaire générale des Éclaireuses et Éclaireurs unionistes de France

(jeudi 14 février 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous poursuivons ce matin notre cycle d'auditions consacrées aux infractions sexuelles sur mineurs commises dans un contexte religieux en recevant deux représentants de la Fédération protestante de France.

Je rappelle que notre mission d'information s'intéresse aux infractions commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, à l'exclusion des infractions intrafamiliales. Parmi ces infractions sexuelles, certaines peuvent être commises dans un contexte religieux par des laïcs ou des ministres du culte.

Nous avons entendu mardi des représentants de la Conférence des Évêques de France, qui ont dressé un tableau de la situation au sein de l'Église catholique. Nous avons jugé utile d'entendre les représentants des autres grandes religions présentes dans notre pays. Il est en effet raisonnable de penser que les problématiques auxquelles fait face l'Église catholique sont communes aux autres religions, je pense notamment aux activités de scoutisme dont Mme Marchand pourra nous parler plus en détail.

M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France . - La Fédération protestante de France est une institution ancienne, créée en 1905 au moment de la promulgation de la loi concernant la séparation des Églises et de l'État. Son objet est de représenter le protestantisme français auprès des autorités, d'en défendre les intérêts, et de renforcer les liens entre ses membres.

À sa création, elle ne regroupait que quelques églises et était présidée par un pasteur évangélique. Au fur et à mesure, elle s'est élargie à d'autres églises, puis dans les années 1960 aux oeuvres et aux mouvements travaillant dans les domaines de l'action sociale, de la lutte contre l'exclusion et la pauvreté ou du handicap. Dans les années 1980, enfin, la Fédération protestante de France s'est ouverte aux églises évangéliques pentecôtistes. Aujourd'hui, elle réunit une trentaine d'unions d'églises, manifestant une véritable diversité ecclésiale.

Notre fédération est un espace de réflexion, d'action et de témoignage, notamment autour de tout ce qui concerne la jeunesse, chacune des églises et chacun des mouvements de jeunesse protestants étant évidemment très attentifs à la question qui nous occupe aujourd'hui.

En tant qu'institution représentative du protestantisme, nous sommes très soucieux de la lecture de la Bible. C'est une sorte de marque de fabrique du protestantisme français, et du protestantisme en général. La Bible est l'un des textes fondateurs qui dénonce le plus explicitement la violence et l'injustice, en particulier à l'égard des plus vulnérables. La lecture attentive de ce texte heurte de plein fouet la difficulté que tout un chacun éprouve à dénoncer l'injustice, la violence, la malveillance et la maltraitance, et à assumer cette dénonciation. L'actualité permanente de ce texte doit nous interpeler.

Du fait de cette attention toute particulière, nos églises ont essayé de répondre à ces problèmes en élaborant un certain nombre de documents et de procédures, en engageant des réflexions et en incitant à être proactifs sur le sujet. Si je rappelle cet enracinement biblique, ce n'est pas par coquetterie intellectuelle mais parce que, dans le christianisme, cette dénonciation de l'injustice est programmatique.

Aucune institution n'est à l'abri de la maltraitance. C'est la raison pour laquelle, dans tous les lieux où les adultes sont au contact d'enfants, que ce soit dans les mouvements de jeunesse ou à la catéchèse, nous sommes très attentifs au discernement de la vocation des cadres, qu'ils soient laïcs ou ministres, au moment de leur recrutement, puis au cours de leur formation. Cette vigilance est devenue constante au cours des années.

Nous sommes évidemment très touchés par les révélations sur les infractions commises dans l'Église. Elles bouleversent les consciences depuis de nombreuses années maintenant et nous rendent encore plus attentifs à ce sujet. Elles nous alertent également pour l'avenir. L'actualité montre que ces faits surviennent sans que l'on ait été en mesure de les repérer ou de les anticiper. La question des blessures faites aux mineurs et de leur maltraitance est loin d'être réglée et touche malheureusement toutes les sociétés.

Pour conclure sur une note positive, je dirai que l'appel incessant de la Fédération protestante de France à la dénonciation, à la prévention et à la justice nous permet d'être auditionnés aujourd'hui par votre mission d'information et de contribuer à vos travaux.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Confrontée aux scandales, l'Église catholique s'est parfois réfugiée dans une forme de déni en refusant de dénoncer des actes passés. Je souhaiterais savoir si la Fédération protestante de France a connaissance de cas similaires de non-dénonciation d'infractions sexuelles en son sein ? Votre fédération a-t-elle été « secouée » par des événements identiques à ceux que vivent l'Église catholique ou l'Éducation nationale, par exemple ?

M. François Clavairoly . - Il y a eu ici et là quelques cas dont la presse s'est fait l'écho. À l'évidence, la question de la maltraitance n'épargne aucune institution. Toutefois, cette réalité n'a pas la même consistance dans le protestantisme français que dans l'Église catholique, et ce pour des raisons sur lesquelles on pourra revenir s'il le faut.

Depuis de longues années, les institutions protestantes ont développé une pratique consistant à prendre en compte la parole de la victime, à la mettre en débat avec celle de l'agresseur supposé, et à alerter les autorités, celles de l'église, d'abord, l'autorité judiciaire, ensuite.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - En déclarant que les scandales n'avaient peut-être pas la même consistance dans le monde protestant, cherchez-vous à nous faire entendre qu'un abus spirituel dans l'Église catholique ne serait pas tout à fait similaire à un abus spirituel dans la religion protestante ?

La féminisation du corps pastoral peut-elle expliquer le moins grand nombre d'infractions sexuelles recensées au sein des églises protestantes, étant entendu que le nombre de fidèles est moins élevé que dans l'Église catholique ?

M. François Clavairoly . - Le protestantisme propose un cadre institutionnel différent de celui de l'Église catholique et s'inscrit dans une culture du rapport à l'autre qui est, à mes yeux, spécifique. Son particularisme n'empêche évidemment pas les abus sexuels ou les agressions sur mineurs, mais les rend sans doute beaucoup plus repérables.

Je m'explique : un contexte où prédominent le secret et l'obéissance à l'autorité favorise les agressions. Dans la tradition protestante, la gestion de l'autorité est collégiale à tous les niveaux. Beaucoup de décisions se prennent de façon concertée, dans un esprit de responsabilité partagée, ce qui atténue la possibilité de zones de secret. Dans le monde protestant, il existe une forme de « transparence » qui oblige chacun à parler, créant ainsi un cadre peu propice à la manifestation d'actes répréhensibles.

Les prédateurs sexuels ou les pédophiles qui cherchent à passer à l'acte auront moins tendance à vouloir entrer dans des structures où le risque d'être découvert est plus élevé qu'ailleurs. En d'autres termes, ce n'est pas parce que l'on est catholique que l'on commet des abus, et ce n'est parce que l'on est protestant que l'on n'en commet pas. C'est là où les perversions et les agressions sont plus difficilement repérées que l'on trouve les pédophiles.

Pour autant, cela n'exonère en rien les personnes qui commettent des infractions sexuelles dans les églises protestantes, et il y en a régulièrement.

S'agissant de la féminisation du pastorat, nous nous sommes également interrogés sur son impact. Vous le savez, cette féminisation est théologiquement possible depuis le XVI e siècle, le protestantisme ayant défini le ministère pastoral selon deux caractéristiques non sexuées, l'aptitude à prêcher l'Évangile et l'aptitude à célébrer le sacrement. Malgré tout, il faut attendre le XIX e siècle pour voir apparaître les premières femmes pasteurs, à l'Armée du salut, d'abord, dans un certain nombre d'églises réformées et luthériennes, ensuite.

Cette féminisation du ministère est-elle un atout pour lutter contre les abus ? Oui, sans doute, dans la mesure où les femmes sont beaucoup plus attentives à ces sujets, du fait même qu'elles ont une responsabilité familiale et qu'elles savent mieux que les hommes - c'est incontestable - ce que c'est que d'éduquer les enfants. Cela étant, le protestantisme a toujours milité pour l'égalité entre l'homme et la femme. Au nom de cette égalité, la femme est-elle davantage un atout qu'un homme bien éduqué ? Ce n'est pas certain.

Ce que l'on peut dire, en revanche, c'est que la féminisation du corps pastoral et celle des instances de décision rend les délibérations et l'attention à la gestion de la structure ecclésiale beaucoup plus humaines. À cet égard, la féminisation représente un atout.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vous venez d'indiquer que la collégialité des institutions pouvait expliquer le moins grand nombre d'infractions sexuelles recensées dans le monde protestant. Il existe néanmoins beaucoup de scandales dans les églises protestantes, aux États-Unis notamment. À quoi cela tient-il ?

M. François Clavairoly . - En effet, l'Église protestante a fait face à toute une série de révélations d'abus sexuels, de scandales, de viols sur mineurs, parfois anciens. Récemment, la presse a dévoilé un certain nombre de faits délictueux commis à grande échelle, aux États-Unis, par exemple, au sein de la Convention baptiste du Sud, ou dans l'Église d'Angleterre.

Je crois malgré tout à la justesse de mon analyse : ce type de méfaits n'est possible que lorsque deux critères sont réunis : le secret et l'autorité « au carré », si je peux m'exprimer ainsi. C'est le cas dans les institutions fermées comme les lycées, les internats ou les orphelinats, ainsi que dans un certain nombre d'églises évangéliques reposant sur des structures extrêmement normées, où l'autorité du pasteur est nettement surévaluée par rapport à celle qui prévaut dans la tradition protestante au sens large. C'est le cas des églises de la Convention baptiste du Sud, et de certaines églises issues de l'immigration.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Un pasteur évangélique a récemment été accusé et condamné pour des viols commis sur une paroissienne entre 2013 et 2015. Quelles sont les procédures mises en oeuvre au sein de l'Église protestante de France, afin de faire remonter ce type d'abus ?

M. François Clavairoly . - Ce viol, qui concernait une jeune adulte, relève d'une problématique un peu différente, même s'il s'agit d'une réalité tragique, largement répandue.

En cas d'abus sexuels sur mineurs, les procédures en vigueur dans les églises de la Fédération protestante de France et, par capillarité, dans les autres églises protestantes, sont assez transparentes. Ainsi, dès qu'un conseiller presbytéral ou le responsable d'un mouvement de jeunesse est informé d'agressions sur des mineurs, il alerte l'ensemble de ses responsables.

Soit les faits concernent un laïc, et la procédure suit assez naturellement son cours ; soit ils concernent un ministre du culte, et le responsable de ce ministre, autrement dit le secrétaire général de l'église ou, dans la tradition luthérienne, l'inspecteur ecclésiastique, en est alors informé. Celui-ci alerte ensuite les autorités judiciaires dans l'hypothèse où les faits sont avérés.

Pour leur inculquer les précautions à prendre au contact des enfants, il est fortement recommandé aux futurs ministres du culte de passer le BAFA, le brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur, ou le BAFD, le brevet d'aptitude aux fonctions de directeur de centres de vacances et de loisirs. Il s'agit pour eux d'être en mesure d'animer des camps et des séjours où des enfants seront accueillis. Ces formations comprennent un volet relatif à ces sujets, tout comme la formation pastorale pratique et la formation continue des ministres.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Un ministre du culte suspecté d'agression sexuelle peut-il être suspendu temporairement le temps que la justice se prononce ? Après condamnation, lui retire-t-on automatiquement son ministère ? Que devient-il après avoir purgé sa peine ?

M. François Clavairoly . - Tout ministre des cultes suspecté est en effet suspendu de ses fonctions. S'il est condamné, il perd évidemment son ministère. Une fois sa peine purgée, il s'engage dans un processus de réinsertion, comme tout individu dans la même situation. Un nouveau départ est possible pour lui, mais pas dans son ministère en tout cas.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Comment vous assurez-vous qu'un membre du culte protestant, condamné pour des infractions sexuelles sur mineurs, ne puisse plus être au contact d'enfants ? Existe-t-il un suivi de ces personnes à l'échelon national ? Portez-vous une attention particulière à l'embauche des personnes appelées à travailler dans certains lieux d'hébergement ou à l'Armée du salut, notamment les bénévoles ?

M. François Clavairoly . - Les ministres du culte, une fois condamnés, n'exercent plus au sein de nos églises. Leur réinsertion dans la société se fait par un autre biais professionnel, que nous ne contrôlons en revanche pas.

Nous faisons preuve d'une grande vigilance à l'égard des encadrants, tant au moment de leur recrutement que de leur formation, notamment pour ceux qui travaillent dans des lieux d'accueil. C'est particulièrement vrai pour l'Armée du salut et l'église adventiste.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Le sacrement de réconciliation existe-t-il dans la religion protestante ? Si tel est le cas, pouvez-vous nous dire, en votre âme et conscience, si une agression sexuelle sur mineur est d'abord un crime ou un péché ?

M. François Clavairoly . - On peut répondre de manière simple à une question complexe : pour moi, il s'agit à la fois d'un crime et d'un pêché. C'est un crime, du ressort de l'autorité judiciaire, mais un tel acte relève aussi, en vertu d'une interprétation qui n'est absolument pas exclusive ou contradictoire, de l'ordre du péché. Une agression est un acte qui rate sa cible, la mauvaise orientation d'une volonté, d'un geste ou d'une parole.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Madame Marchand, quelles sont les procédures d'alerte mises en oeuvre au sein de votre organisation ? Quelles mesures prenez-vous pour prévenir l'embauche d'auteurs d'infractions sexuelles sur mineurs ? Comment la parole des victimes est-elle prise en compte au sein du scoutisme protestant ?

Mme Nadine Marchand, présidente de la commission « jeunesse » et secrétaire générale des Éclaireuses et Éclaireurs unionistes de France . - Pour prévenir d'éventuels problèmes, tous nos animateurs sont déclarés auprès du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse ou du ministère des sports, selon la nature des activités qu'ils encadrent. Ainsi, leur identité est vérifiée par les services de l'État, qui peuvent facilement nous alerter sur la présence d'un individu qui serait déjà impliqué dans une procédure ou qui aurait déjà fait l'objet d'un signalement. Il s'agit de notre premier garde-fou.

Le second garde-fou repose sur notre système de formation et d'accompagnement. Les activités du scoutisme durent toute l'année, si bien que les encadrants font l'objet d'un suivi régulier, au long cours, et qu'ils bénéficient de diverses formations, notamment des formations relatives à la maltraitance des mineurs. Nos animateurs sont ainsi capables d'identifier les problèmes, de recueillir les témoignages, et connaissent les procédures en vigueur au sein du mouvement pour l'accompagnement des victimes et de leurs familles.

Lorsqu'une agression sexuelle a lieu dans le cadre d'une activité, on fait en sorte d'écarter l'adulte et de signaler son comportement aux autorités compétentes, ainsi qu'à la famille de la victime. Cela étant, en dix ans d'activité au sein des Éclaireuses et Éclaireurs unionistes de France, je n'ai jamais eu connaissance de cas de pédophilie. En revanche, nous observons une hausse du nombre des agressions sexuelles entre mineurs. Les agressions et abus commis sur des mineurs sont de plus en plus souvent le fait d'autres mineurs. Il est difficile de savoir si cette réalité est nouvelle ou si l'on vient seulement d'ouvrir les yeux. Le fait est, en tout cas, que le scoutisme a mis au jour ce type de violences.

Pour prendre en compte la parole des victimes, on agit essentiellement sur deux leviers. Le premier est pédagogique : il passe par la mise en place de dispositifs d'écoute auprès des jeunes, qui valorisent l'estime de soi et permettent de distinguer ce qui est normal de ce qui ne l'est pas. L'enjeu est d'amener les enfants à se confier et à en parler.

Dans le monde protestant, en général, il existe nombre d'activités, outils et revues pour accompagner la parole des jeunes et leur faire clairement prendre conscience de l'importance du consentement, notion qui pose question aujourd'hui.

Le second levier a trait à nos procédures : nous avons des procédures d'alerte très précises, qui font intervenir des acteurs clairement identifiés, et qui aboutissent in fine à une déclaration auprès des autorités compétentes, à savoir la direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative, la Djepva, et les préfectures du lieu de recueil des témoignages. Ces procédures engagent les personnes déclarant nos activités aux autorités c'est-à-dire, pour ce qui nous concerne, les responsables régionaux de notre mouvement.

Pour garantir un accompagnement efficace et de qualité, ces informations remontent automatiquement à l'échelon national : notre commission « mixité » peut apporter de l'aide aux responsables locaux du mouvement en leur prodiguant des conseils juridiques ; les faits signalés sont, quant à eux, systématiquement examinés par le secrétariat général et le bureau de l'association, ce qui n'est possible que parce que notre association est petite.

Enfin, nous nous sommes dotés d'une hotline interne, accessible 24 heures sur 24, comparable au numéro national d'urgence 119, dont le rôle consiste à aider les encadrants ou les enfants, à recueillir leur parole et à répondre à leurs questions. Cette ligne permet d'identifier les acteurs de terrain susceptibles de prêter main forte aux victimes supposées et, éventuellement, de discuter avec les familles.

Notre rôle consiste à protéger les mineurs, à leur dispenser un accompagnement pédagogique, et absolument pas à mener l'enquête. En cas de suspicion, nous suspendons l'auteur présumé d'une agression de manière préventive pour éviter qu'il ne demeure au contact des mineurs.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Combien y-a-t-il d'animateurs et de jeunes adhérents au sein de votre mouvement ?

Mme Nadine Marchand . - Notre mouvement compte 6 000 adhérents : 1 500 adultes, animateurs ou cadres bénévoles, et 4 500 enfants.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Comment informez-vous les jeunes de l'existence de votre hotline ? Comment s'articule-t-elle avec le 119 ?

Mme Nadine Marchand . - Le 119 est un numéro plutôt destiné aux enfants. La hotline est plutôt à destination des encadrants et des animateurs.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Avant de recruter vos encadrants et de les laisser au contact des jeunes, vérifiez-vous leur casier judiciaire ou le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes, le FIJAISV ?

Mme Nadine Marchand . - Aujourd'hui, c'est la Djepva qui, sur le fondement des déclarations obligatoires qu'on leur transmet, vérifie automatiquement l'identité de nos animateurs, leur casier judiciaire et leur éventuelle inscription au fichier des personnes interdites d'encadrement.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Comment les autorités vous signalent-elles la présence d'une personne posant problème parmi vos bénévoles ? Et sous quel délai ?

Mme Nadine Marchand . - Nous transmettons les déclarations des activités et des encadrants sur l'application en ligne « Téléprocédure d'accueil de mineurs » (TAM). Ces informations sont visées par le département de la déclaration et le département où l'activité se déroule, s'il est différent. Le délai de signalement est variable, mais reste relativement rapide, car le traitement est automatisé.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous nous dites ne jamais avoir été confrontée à des cas de pédophilie au sein de votre mouvement. Toutes les associations en charge de la protection de mineurs que nous avons auditionnées s'accordent pourtant sur le fait que 20 % d'une classe d'âge aurait subi une agression sexuelle. Sur vos 4 500 jeunes adhérents, cela représenterait environ 900 personnes. Comment expliquer l'écart entre ce chiffre et la réalité que vous décrivez ?

Mme Nadine Marchand . - En dix ans, je n'ai jamais eu à écarter un accompagnant, parce qu'il aurait commis une infraction sexuelle sur un mineur. En revanche, on m'a signalé des abus sexuels sur des mineurs à l'extérieur du mouvement, ou entre mineurs au sein du mouvement.

M. François Clavairoly . - Les enquêtes montrent en effet qu'un taux assez élevé de mineurs déclare avoir subi des agressions sexuelles. Cela ne signifie pas pour autant que le risque est le même partout. La statistique est générale. En tout cas, on sait qu'une proportion importante des agressions subies a lieu au sein des familles.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quelles procédures mettez-vous en oeuvre quand vous constatez des violences entre mineurs au sein de votre mouvement ? Existe-t-il un profil-type des mineurs auteurs de violences ?

Mme Nadine Marchand . - Nous n'avons pas d'étude précise sur ce point. On comptabilise quatre à cinq cas de violences sexuelles entre mineurs chaque année. Nous traitons ces dossiers selon les mêmes procédures que celles que j'ai décrites pour nos encadrants. La seule différence est qu'il faut aussi tenir compte de la famille de l'enfant agresseur. Je n'ai malheureusement aucun élément concret à vous fournir sur le profil de ces enfants ; il n'existe a priori pas de profil-type.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Combien la France compte-t-elle d'écoles confessionnelles protestantes ?

M. François Clavairoly . - Le protestantisme a largement contribué à la rédaction de la loi de 1905. Par cohérence, il a considéré que l'éducation ne relevait pas de la conviction religieuse, mais de la responsabilité de la République. Les 2 500 établissements privés protestants de l'époque ont été confiés à la République, si bien que le protestantisme français ne compte plus aujourd'hui que cinq établissements privés sous contrat : il s'agit donc d'un micro-enseignement confessionnel. Le protestantisme a joué le jeu citoyen, le jeu d'une religion qui se sent à l'aise avec la laïcité.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.

Audition de représentants du ministère des sports

(mardi 19 février 2019)

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M. Stéphane Piednoir , président . - Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi trois représentants du ministère des sports : M. Skander Karaa, conseiller spécial de la ministre des sports ; Mme Christelle Gautier, cheffe du bureau du développement des pratiques sportives, de l'éthique sportive et des fédérations multisports et affinitaires au sein de la direction des sports ; et M. Michel Lafon, chef du bureau de la protection du public, de la promotion de la santé et de la prévention du dopage au sein de la direction des sports.

Notre mission d'information s'intéresse aux infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, à l'exclusion donc des infractions intrafamiliales. Nous avons déjà auditionné des représentants du ministère de l'éducation nationale et des représentants de la Direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (Djepva), qui nous ont présenté les procédures mises en oeuvre dans leurs champs de compétences respectifs pour protéger les enfants et les adolescents contre les prédateurs sexuels.

Nous avons également auditionné il y a quelques semaines le directeur de l'association Colosse aux pieds d'argile, qui a attiré notre attention sur les abus sexuels dont peuvent être victimes les jeunes dans le cadre de leur pratique sportive. Les déplacements rendus nécessaires par la participation à des compétitions, les bizutages qui existent encore dans de trop nombreux établissements, sont des moments propices aux agressions sexuelles sur mineurs, mais ils ne sont bien sûr pas les seuls.

Nos trois rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous adresser des réponses écrites à ce questionnaire, ce qui nous permettra de nous concentrer, dans le cadre de cette audition, sur les points essentiels.

Nous souhaitons notamment mieux comprendre à quels contrôles sont soumis les professionnels qui encadrent les jeunes dans les clubs sportifs. Avez-vous identifié des failles dans ce dispositif qu'une intervention législative ou règlementaire permettrait de combler ? Qu'en est-il des bénévoles qui interviennent auprès des jeunes ?

Nous souhaitons également savoir quelle remontée d'informations est organisée lorsqu'une infraction sexuelle sur un mineur est constatée ou soupçonnée. Comment le signalement est-il traité ? L'autorité judiciaire vous informe-t-elle lorsqu'une procédure est ouverte contre un éducateur sportif ?

Voilà quelques-unes des questions sur lesquelles nous avons besoin de votre éclairage.

M. Skander Karaa, conseiller spécial de la ministre des sports . - Je vous remercie de cette invitation. Je commencerai par rappeler la volonté de la ministre des sports, Roxana Maracineanu, de poursuivre une action volontariste en matière de lutte contre les infractions sexuelles, puis je présenterai dans les grandes lignes l'action du ministère pour renforcer notre politique de prévention. Christelle Gautier et Michel Lafon préciseront un certain nombre de points dans le cadre des échanges qui suivront.

La protection des acteurs sportifs est une préoccupation très forte du ministère sur tout le territoire, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler la semaine dernière dans le cadre d'une table ronde sur la lutte contre le dopage, car nous avons à coeur de mieux prévenir l'ensemble des dérives dans le sport. Nous voulons protéger et mettre en avant les valeurs auxquelles nous sommes très attachés, dans le respect de la dignité de chacun.

Très rapidement après son entrée en fonction, la ministre a rappelé qu'il ne fallait plus avoir de tabou. Une omerta existe dans le domaine du sport, nous avons le devoir d'y mettre fin en nous mobilisant collectivement pour libérer la parole. Il importe en effet de reconnaître que le sport, comme d'autres pans de la société, n'est pas épargné par les violences sexuelles.

Dans une interview donnée au journal 20 Minutes en octobre dernier, la ministre a formulé un certain nombre de lignes directrices pour renforcer nos actions afin de mieux protéger les jeunes. S'il n'existe pas à l'heure actuelle de données spécifiques concernant les mineurs, nous devons rester vigilants et mettre en place des actions appropriées à destination de ce public particulièrement vulnérable. Nous devons notamment travailler de manière transversale en activant plusieurs leviers. Je pense à la campagne « Stop aux violences sexistes et sexuelles », à la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, et plus récemment au plan pour la protection de l'enfance présenté par Agnès Buzyn, ministre de la santé et des solidarités.

En parallèle, il est essentiel de porter des politiques publiques dans chacun des départements ministériels concernés. La ministre souhaite que le ministère des sports ait une action volontariste et intervienne à plusieurs niveaux : services déconcentrés, mouvements sportifs, associations, clubs. Le ministère doit également intervenir auprès de différents publics : professionnels, bénévoles, fonctionnaires, salariés du secteur privé, personnes majeures ou mineures, etc.

J'aborderai trois volets : la prévention, la formation et le contrôle.

Tout d'abord la prévention. Depuis la fin des années 2000, le ministère a mis en place un programme de prévention. Nous avons commandé une enquête à des universitaires en 2009, puis en 2014 aux centres de ressources, d'expertise et de performance sportive (CREPS). Nous voulions mesurer non seulement l'impact des violences sexuelles, mais aussi celui des bizutages.

Par ailleurs, depuis 2014, des éléments statistiques nous sont transmis par le service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger (SNATED). Une prévention plus affirmée passe par une meilleure visibilité des outils de prévention et par l'organisation de tables rondes sur le territoire avec les acteurs de terrain.

Ces derniers mois, différents guides ont été diffusés aussi bien à destination des chefs d'établissement, des directeurs techniques nationaux au sein des fédérations que des agents dans les services déconcentrés. Ces guides font un focus sur les procédures à mettre en place pour accompagner les victimes, car force est de reconnaître que les acteurs de terrain ne savent pas toujours comment agir. Il convient donc de mieux les aider, notamment grâce à un affichage systématique du 119, le numéro d'urgence pour les enfants en danger. Nous travaillons également à mettre en place des outils plus modernes et plus lisibles pour mieux cibler les jeunes. Il importe aussi d'accompagner les fédérations sportives et de les sensibiliser sur l'importance d'engager des poursuites disciplinaires. Le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) est parfaitement conscient du problème. Il a engagé une réflexion sur le sujet et s'est rapproché des associations spécialisées, comme Colosse aux pieds d'argile.

Ces actions de sensibilisation s'appuieront sur une collaboration plus grande avec un certain nombre d'experts sur ces problématiques : Comité Éthique & Sport, Colosse aux pieds d'argile, etc.

Enfin, c'est en intervenant dans les médias, comme l'a fait la ministre des sports, que les victimes se sentiront plus considérées, mieux écoutées et que nous libèrerons leur parole, dans le secteur du sport comme ailleurs.

Le deuxième point concerne le volet formation. La ministre a souhaité renforcer dès son arrivée les dispositifs de formation sur les questions de violence sexuelle, mais aussi sur les questions de radicalisation ou de dopage. Nous mettons en particulier l'accent sur la formation initiale de nos agents à travers des modules spécifiques et obligatoires. Nous réalisons également un travail important sur la formation continue, car il est essentiel de sensibiliser nos animateurs sportifs. En effet, l'éducateur est en position d'autorité, il doit en être conscient et savoir où se situe la limite. Dans certaines disciplines, la natation par exemple, il est en contact avec des mineurs peu vêtus. Il convient donc de clarifier les comportements - geste et parole - pour éviter toute ambiguïté. L'association Colosse aux pieds d'argile mène un travail en ce sens.

Selon nous, il convient de mieux accompagner les acteurs sur leurs droits, leurs devoirs, l'approche du corps, la protection des pratiquants et plus largement sur les dispositifs de signalement et d'alerte.

Enfin, en ce qui concerne le volet contrôle, le ministère vérifie systématiquement l'honorabilité de l'ensemble des éducateurs sportifs lors de la délivrance de leur carte professionnelle, puis renouvelle ce contrôle chaque année par le biais d'une consultation automatisée des fichiers judiciaires grâce à un logiciel recoupant depuis 2015 toutes les infractions. Près de 230 000 éducateurs professionnels sont concernés. Par ailleurs, un site internet permet au public de s'assurer de la situation de chaque éducateur. Enfin, les directions départementales réalisent des contrôles au sein des établissements d'activités physiques et sportives (EAPS). Environ 7 000 contrôles sont réalisés chaque année sur le territoire pour vérifier l'honorabilité des éducateurs - professionnels et bénévoles - comme celle des exploitants des structures sportives.

Nous n'avons pas pu automatiser les contrôles des encadrants bénévoles, mais les services déconcentrés du ministère réalisent les mêmes contrôles in situ et à la demande des dirigeants des EAPS.

La ministre souhaite aller plus loin en suivant deux pistes : améliorer l'information des clubs sur la possibilité de solliciter nos services pour vérifier l'honorabilité des bénévoles - une circulaire a été publiée à cet égard en novembre 2018 - et expérimenter le croisement du fichier des encadrants bénévoles avec le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) et le B2 du casier judiciaire pour faire évoluer le cas échéant la règlementation.

Les admissibles aux concours d'entrée des fonctionnaires des sports recrutés font l'objet d'une vérification.

Lorsque des faits graves sont commis, des mesures de police administrative sont prises, telles que l'interdiction d'exercer la profession d'éducateur. En 2018 : neuf mesures d'interdiction ont été prononcées, dont trois pour infraction sexuelle sur mineurs. Le non-respect de ces interdictions expose à des sanctions pénales.

La ministre a donc l'ambition d'aller plus loin en matière de prévention, de formation et de contrôle, afin de tout faire pour que les acteurs soient mobilisés. Chacun à son niveau doit prendre les décisions qui s'imposent pour faire cesser ces faits.

Mme Christelle Gautier, cheffe du bureau du développement des pratiques sportives, de l'éthique sportive et des fédérations multisports et affinitaires au sein de la direction des sports . - Un premier plan de prévention a été déployé de 2007 à 2012. Nous avons diffusé une documentation à destination des trois réseaux : chefs d'établissements - CREPS, Institut national du sport, de l'exercice et de la performance (Insep) et écoles nationales - fédérations sportives et directions techniques nationales - et par ruissellement à destination des encadrants. Nous n'avons pas fait de distinction entre mineurs et majeurs.

Depuis deux ans, une action volontariste a été lancée pour toucher les encadrants de premier niveau ; en effet, nous ne sommes pas encore assez efficaces concernant les encadrants de clubs, qu'ils soient professionnels ou non. Certaines fédérations font bien le relais, d'autres non. La relation entraineur-entrainé est particulière et comporte une dimension physique : il y a du contact. Certaines fédérations ont travaillé pour trouver des modalités qui mettent en retrait cette dimension ; c'est une piste encore insuffisamment exploitée. Nous devons également faire passer des messages auprès des jeunes sportifs. L'association Colosse aux pieds d'argile intervient dans ce sens dans tous les CREPS.

Une formation précise sur ce sujet est conduite en direction des agents du ministère des sports, lors de leur entrée en fonction et après. Ces sujets sont malheureusement tus dans un nombre important de lieux.

Les professeurs de sport stagiaires ont suivi cette année un module sur ce sujet dans le cadre de leur formation initiale. Concernant la formation continue, une offre nationale sera bientôt proposée - c'est une première. Nous mobiliserons à la fois des ressources internes et du personnel extérieur. Un module complémentaire sera aussi organisé cette année lors des formations diplômantes des éducateurs sportifs.

Nous nous demandons s'il faut engager une formation continue auprès des éducateurs sportifs, professionnels ou non, déjà en fonction. Nous aimerions toucher les encadrants, notamment les bénévoles, parmi lesquels certains sont diplômés, et d'autres ne le sont pas - ce qui fait que nous n'avons pas de levier d'action sur eux.

M. Michel Lafon, chef du bureau de la protection du public, de la promotion de la santé et de la prévention du dopage au sein de la direction des sports . - Le ministère contrôle l'ensemble des 350 000 établissements qui organisent la pratique d'une activité physique et sportive, toutes activités confondues.

Nous procédons à un contrôle a priori pour l'ensemble des professionnels. Nous opérons également des contrôles in situ à l'occasion des inspections annuelles par les services départementaux, qui contrôlent l'honorabilité de tous les encadrants professionnels ou bénévoles, ainsi que celle des exploitants, soit trois ou quatre personnes en moyenne à chaque fois.

Sur le plan statistique, le ministère recense l'ensemble des mesures administratives prises : en 2018, cent cinquante-six éducateurs ont fait l'objet d'une telle mesure, dont neuf d'interdiction, parmi lesquels trois pour infraction sexuelle sur mineur. Le volume est à peu près le même chaque année.

Les 230 000 éducateurs sont contrôlés annuellement par consultation du FIJAISV et du casier judiciaire B2. Depuis 2015, quatre-vingt-dix cas d'éducateurs inscrits au FIJAISV ont été recensés. Parmi eux, quatre étaient gérants d'un EAPS, douze ont été repérés lors d'une première déclaration, vingt à l'occasion d'un renouvellement et cinquante-quatre à l'occasion d'un contrôle périodique.

Nous ne disposons pas de statistiques pour les casiers B2. Les services départementaux, qui sont destinataires des signalements, les traitent directement. Les personnes condamnées sont stoppées avant d'entrer dans le système.

À chaque fois que nous traitons un cas, nous en informons le procureur de la République dans le cadre d'une procédure fondée sur l'article 40 du code de procédure pénale. Le procureur informe également le préfet de l'ensemble des condamnations en rapport avec les mineurs. Pour toutes les autres condamnations, cette information est optionnelle.

En cas de condamnation définitive, nous notifions automatiquement l'interdiction d'exercer. Si la procédure est encore en cours, une enquête administrative est menée pour prendre la mesure de la situation, prononcer éventuellement en urgence une interdiction, en attendant la décision du conseil départemental de la jeunesse, des sports et de la vie associative.

On peut signaler des dysfonctionnements mineurs : un manque de remontée d'information de la part des services, un délai de traitement parfois long pour le signalement en provenance du procureur et - le plus important - un manque de signalement sur le terrain : les gens ont encore du mal à libérer leur parole.

Mme Christelle Gautier . - Nous tentons de développer des outils pédagogiques pour aider les cadres techniques à mieux utiliser l'article 40. Comme ils exercent auprès d'une fédération, ils se demandent souvent comment le milieu fédéral va réagir. Le ministère de la justice est fortement mobilisé sur ce terrain.

M. Michel Lafon . - Notre logiciel EAPS est performant : avant la délivrance d'une carte professionnelle, valable cinq ans, il permet de vérifier la qualification et l'honorabilité de chaque éducateur.

Il s'agit de données publiques : si un éducateur sportif est déclaré incapable, tous les départements savent qu'il ne peut pas exercer. Chaque carte professionnelle comporte un flash code et à tout instant la fiche qui correspond peut être consultée. N'importe qui, en tapant un nom et un prénom, peut donc vérifier si une personne a une carte professionnelle valide. Cela garantit son honorabilité et ses qualifications.

Les stagiaires sont soumis à la même obligation : ils doivent se déclarer et obtenir une carte. La difficulté est de faire appliquer la règle par les organismes de formation, qui ne devraient pas envoyer leurs élèves en stage sans carte.

Les bénévoles sont contrôlés lors des contrôles in situ ou à la demande des associations. Nous envisageons de leur étendre le contrôle systématique, mais cela concernerait 1,8 million de personnes. C'est un travail difficile qui nécessite que les fédérations puissent séparer ceux qui encadrent de ceux qui exploitent.

Il y faudra des moyens supplémentaires pour gérer ce flux. La Justice est prête à y consacrer trois à quatre fonctionnaires. Il y a beaucoup de problèmes d'identité. Il faut obtenir un acte de naissance datant de moins de trois mois, intervenir auprès de la Justice pour, le cas échéant, mettre à jour le registre national des personnes physiques (RNPP). Nous nous engageons donc dans une expérimentation.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Merci pour vos présentations complètes sur les trois aspects de la prévention, de la formation et du contrôle. Et pourtant, il y a dans tous les sports des prédateurs et des victimes. Qu'est-ce que nous, législateurs, pourrions améliorer : y a-t-il des « trous dans la raquette » ou des mailles du filet à resserrer ?

Mme Christelle Gautier . - Le sport implique une relation particulière entre l'entraîneur et l'entraîné. Si le phénomène des violences sexuelles et sexistes est avéré, il reste difficile à repérer et à qualifier, au-delà de la spécificité de chaque situation. Nous connaissons bien le sujet, Michel Lafon et moi-même, pour avoir été tous les deux entraîneurs et avoir exercé les fonctions de directeur technique national. La violence peut être le fait d'adultes qui abusent de l'autorité qu'ils ont sur des mineurs, mais celle qui s'exerce entre les sportifs eux-mêmes constitue le phénomène majeur. Il faut distinguer ces deux cas pour aborder le problème dans sa globalité.

La formation doit être renforcée quantitativement et qualitativement. Les encadrants, qu'ils soient bénévoles diplômés d'État ou non, doivent être parfaitement au fait de la nature et des limites de l'intervention qu'ils mèneront auprès des enfants. En tant que législateurs, vous pourriez certainement soutenir notre démarche en ce sens. Nous avons notamment besoin d'approfondir l'expertise, car l'enquête de 2008 n'a porté que sur 1 400 sujets, dont 11 % ont déclaré avoir subi des faits de violence perpétrés à 60 % entre sportifs. Autre lacune, le pouvoir de sanction disciplinaire des chefs d'établissement et de fédération reste insuffisamment mis en oeuvre, surtout dans les fédérations. Enfin, il faudrait que nous tranchions sur les moyens à développer pour mieux apprécier la réalité de ces faits de violence.

M. Skander Karaa . - L'obligation d'honorabilité s'applique aux éducateurs professionnels et bénévoles, et nous disposons d'une base légale pour la faire respecter. Sa mise en oeuvre auprès des bénévoles reste insuffisante. Dans la mesure où les fédérations sportives ont les fichiers des bénévoles qui travaillent pour elles, nous pourrions renforcer les contrôles. C'est du moins ce que souhaite la ministre. Il faudrait aussi élargir cette obligation d'honorabilité, en l'appliquant par exemple aux arbitres ou aux maîtres-nageurs sauveteurs.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Un gros travail reste effectivement à mener au sujet des bénévoles, d'autant qu'ils interviendront très largement dans l'organisation des Jeux Olympiques (JO) de 2024. Sébastien Boueilh, le président de l'association Colosse aux pieds d'argile, nous a mis en garde contre le phénomène de chantage qui se développe particulièrement au moment où il y a des enjeux de sélection. Si certains faits restent tus, c'est souvent parce que l'entraîneur est celui qui permet d'évoluer et de gagner une médaille : on ne le dénonce pas, de peur de tout perdre.

Mme Christelle Gautier . - Cette forme de chantage dépasse largement le cadre des Jeux olympiques et paralympiques, et intervient dès lors qu'il y a une situation de sélection. La relation de l'entraîneur à l'entraîné comporte un enjeu d'autorité et d'influence d'autant plus fort lorsqu'il faut effectuer une sélection. Cependant, de manière concomitante, ces personnes qui ont du pouvoir sont aussi celles qui sont le plus encadrées et dont l'autorité est la plus partagée, dans le cadre des chemins de sélection qui existent au sein des fédérations.

La volumétrie des bénévoles sera importante dans l'organisation des JO. C'est du moins ce que nous espérons, et le comité olympique travaille avec le ministère des sports à développer la prévention pour éviter toute dérive qui gâcherait la fête.

M. Skander Karaa . - Peut-être faudrait-il nous rapprocher du Comité d'organisation des Jeux olympiques (COJO) sur ce sujet.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je suis un peu troublée par la manière dont vous formulez les choses. Vous nous dites que le ministère des sports est sensibilisé au fléau que constituent les violences sexuelles sur mineurs depuis 2007, en précisant que madame la ministre va « poursuivre » une action volontariste. « Poursuivre » n'est pas le bon mot quand il s'agit de se donner les moyens d'avoir une politique volontariste. Le nombre des victimes est loin d'être un détail. Il faudrait une étude sérieuse qui porte sur plus de 1 400 sujets. Chacun doit prendre la mesure de l'horreur que représentent ces violences. C'est une catastrophe pour les enfants qui en sont victimes. Nous avons été extrêmement émus par le témoignage du directeur de l'association Colosse aux pieds d'argile que nous avons auditionné. Cependant, faut-il que ce soit une association qui nous donne la mesure de ces horreurs ? Ne croyez-vous pas qu'il faut déployer davantage de moyens pour combattre ce fléau ?

M. Skander Karaa . - La ministre souhaite effectivement se donner les moyens d'avoir une politique volontariste. Nous ne disposons pas de données sérieuses sur les infractions sexuelles dans le secteur du sport. Nous creusons la piste et nous développerons cet axe dans le cadre d'un plan de prévention des violences sexuelles dans le sport sur lequel nous travaillons.

Pour ce qui est des partenariats, l'État travaille en bonne intelligence avec un certain nombre d'associations qui sont sur le terrain. Les services déconcentrés jouent aussi un rôle important. L'appui des acteurs de terrain nous offre des moyens efficaces en matière de sensibilisation et de formation. C'est le sens dans lequel s'inscrit l'action prioritaire définie par la ministre, comme elle l'a rappelé dans son entretien donné à la presse en octobre dernier.

Mme Christelle Gautier . - Sébastien Boueilh a témoigné de son expérience et des entretiens qu'il a menés auprès des sportifs et de leurs encadrants. Pour autant, le ministère n'a pas attendu le témoignage des associations pour engager des actions volontaristes. Désormais, le phénomène des violences dans le sport est bien connu, même si ses contours restent imprécis. Des commissions ont travaillé au sein du ministère. Des athlètes de haut niveau ont témoigné, avec un écho médiatique fort dans certains cas. Pour que notre action se déploie à une échelle encore plus importante, il nous faut des moyens. La ministre souhaite que nous avancions dans cette voie. Tous les services de la Direction des sports sont mobilisés, car ce n'est pas l'affaire d'un seul bureau, mais de tous. Nos travaux sont décloisonnés. Nous les menons en lien avec les territoires et l'ensemble des opérateurs partenaires. Il ne s'agit donc pas de poursuivre une politique volontariste, mais de lui donner plus d'ampleur en la faisant changer d'échelle.

Nous avons reçu des propositions pour mener des enquêtes plus complètes et précises. Ces enquêtes doivent être menées en interne par le ministère des sports. Il nous reste à trancher sur la méthode et sur l'opérateur. Pour l'instant, nous examinons les dossiers.

M. Michel Savin . - Avec quels moyens la ministre mettra-t-elle en oeuvre sa politique, dans un contexte où le budget consacré au sport diminue chaque année davantage ? Le milieu sportif dispose-t-il des ressources nécessaires en termes de connaissance, de prévention et d'information pour mener une action auprès des licenciés, des sportifs et des éducateurs ? Chaque discipline sportive dispose d'un comité départemental. Ces comités ne pourraient-ils pas se charger d'organiser des réunions d'information au niveau des communes ? Des formations existent, qui portent sur la gestion des clubs et l'aspect financier, mais rien n'est fait sur le sujet qui nous intéresse. Ce pourrait être un relais intéressant qui permettrait de toucher un grand nombre de bénévoles.

Mme Véronique Guillotin . - Dans les associations de terrain, les éducateurs sont démunis, qu'ils soient salariés ou bénévoles. Ils découvrent le sujet et n'en ont pas pris la mesure. J'ai passé un brevet d'État, il y a assez longtemps. À l'époque, il ne comportait aucun module sur la maltraitance des enfants, qu'elle soit sexuelle ou bien d'un autre ordre.

Les fédérations doivent être sensibilisées au problème, même s'il n'est pas simple pour leurs dirigeants d'aborder ce tabou. Elles sont les mieux placées pour toucher les éducateurs par le biais des comités départementaux ou régionaux. Il faut que le sujet soit traité aussi bien dans le cadre de la formation continue que de la formation initiale, ce qui ne me semble pas encore être le cas.

Quant aux bénévoles, il faudrait les recenser. Pour cela, il faudrait faire obligation aux fédérations de les déclarer à partir du moment où ils interviennent de manière régulière, de la même manière qu'elles déclarent leurs salariés, en affichant leur nom sur un tableau avec les diplômes correspondants.

M. Stéphane Piednoir , président . - Les éducateurs sont en position d'autorité. Dans certaines disciplines dont l'exercice implique un contact physique, comme la gymnastique, les professeurs d'EPS ou les professionnels des associations sont sans doute les mieux placés pour détecter un changement de comportement ou une réticence chez l'enfant faisant supposer qu'il pourrait être victime de violences. Ces professeurs et encadrants reçoivent-ils une formation spécifique à ce sujet ?

Mme Christelle Gautier . - Il n'y a aucune formation ni sensibilisation particulière dans les cursus de formation initiale ou de formation continue. Effectivement, les éducateurs sportifs qui exercent une parade, par exemple, dans le cadre d'un cours de gymnastique, peuvent très rapidement détecter une situation de maltraitance. Si c'est le cas, ils le signalent au président de l'association du club ou bien aux autorités du sport de haut niveau. En pratique, cela arrive malheureusement assez régulièrement.

Vous avez raison de souligner l'importance de la formation et des conditions de son organisation. Au ministère, une cellule réfléchit à définir une offre de formation, en lien avec le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) et avec un certain nombre de fédérations qui ont été confrontées au problème des violences sexuelles et sexistes. Le chantier s'étalera sur 2019 et 2020. Il concerne les formations diplômantes, tout comme celles mises en place par les fédérations. Il constitue un volet important d'amélioration et de changement d'échelle de notre action. Nous espérons que le dispositif pourra se déployer dès la rentrée prochaine, de manière progressive, en commençant par les CREPS, et en veillant à ce que les fédérations s'en emparent. Le directeur technique national et le président de la fédération de gymnastique y sont favorables.

La filière territoriale du CNOSF est un cadre d'action intéressant. Un certain nombre de comités régionaux délivrent déjà des formations sur des sujets ciblés à des bénévoles des associations de leurs territoires. Il faut soutenir ces efforts, sous réserve que cela fasse l'objet d'un accord avec le CNOSF.

M. Skander Karaa . - La Direction régionale du Centre-Val de Loire nous offre un bel exemple de cette action territoriale, avec un dispositif qui associe les organes déconcentrés du comité olympique et tous les acteurs locaux.

M. Stéphane Piednoir , président . - Nous vous remercions pour l'éclairage que vous nous avez apporté.

Audition de M. Sébastien Brochot, président de l'association Une Vie,
en charge du programme international de prévention
des violences sexuelles sur les enfants PedoHelp

(mardi 19 février 2019)

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M. Stéphane Piednoir , président . - Nous recevons M. Sébastien Brochot, président de l'association Une Vie, qui met notamment en oeuvre le programme de prévention des violences sexuelles sur les enfants PedoHelp.

Les actions de prévention et d'information que mène votre association peuvent contribuer à éviter le passage à l'acte de personnes éprouvant une attirance pour les enfants. Nous souhaitons connaître vos méthodes et les résultats obtenus. Nous sommes également intéressés par vos propositions pour mieux protéger les enfants et les adolescents sur le fondement, par exemple, des bonnes pratiques suivies à l'étranger.

M. Sébastien Brochot, président de l'association Une Vie, en charge du programme international de prévention des violences sexuelles sur les enfants PedoHelp . - L'Association Une Vie a été fondée en février 2017, deux ans après le démarrage de PedoHelp, pour porter le projet, mais également d'autres actions citoyennes. Elle a pour objet la promotion du respect entre les êtres et l'épanouissement de l'individu et du collectif. L'association ne compte que deux membres actifs et, pour des raisons pratiques, aucun adhérent. Elle ne bénéficie d'aucune subvention et vit des interventions de prévention rémunérées et des dons reçus. Elle ne verse aucun salaire et investit l'ensemble des dons dans la création et la distribution de supports de prévention. Une Vie agit presque exclusivement dans le domaine de la prévention des violences sexuelles, via des actions d'éducation sur Internet comme en présentiel.

PedoHelp est un projet international de prévention des violences sexuelles ciblant les enfants, en amont donc du passage à l'acte. Un comité d'éthique composé de deux psychiatres - les docteurs Walter Albardier, responsable du Centre ressources pour intervenants auprès d'auteurs de violences sexuelles (Criavs) Île-de-France, et Mathieu Lacambre, président de la Fédération française des Criavs - et de trois psychologues - Cécile Mièle du Criavs Auvergne, Ève Pilyser, psychanalyste jungienne, et Odile Verschoot, présidente du comité international permanent du Congrès international sur l'agression sexuelle (Cifas) - m'a accompagné dans la création d'un kit de prévention destiné aux personnes concernées par les violences sexuelles sur les enfants : les potentiels agresseurs, les professionnels de la santé, de la justice, de l'éducation et du social, ainsi que les familles.

L'audience prioritaire de PedoHelp demeure toutefois les personnes attirées sexuellement par les enfants, auxquelles le projet délivre un triple message : vous n'avez pas choisi vos fantasmes, mais vous êtes responsables de ce que vous en faites et vous pouvez, à cet effet, vous faire aider par des professionnels. Il est nécessaire de différencier la pensée de l'acte : les personnes attirées par les enfants ne l'ont pas choisi. Nous les déculpabilisons pour mieux les inviter à se livrer à une introspection et, éventuellement, à engager un parcours de soins. Enfermer ces personnes dans le secret et le mal-être ne saurait, en effet, que les fragiliser davantage. Je précise, à cet égard, que le fait de regarder des images pédopornographiques ne ressort pas du domaine de la pensée, mais bien d'un acte illégal.

Le site renseigne, pour chaque pays, les institutions et les associations qui peuvent apporter une aide aux personnes attirées par les enfants. L'internaute a, en outre, accès, dans plus de trente langues, à des réponses à ses questionnements sur le désir de l'enfant, sa capacité de consentement ou ses besoins éducatifs et affectifs et, bien entendu, sur les actes ressortant ou non de la légalité. Certes, une personne privée de capacité d'empathie ne sera pas réceptive à ces messages, mais les thérapeutes affirment - et les études confirment - que la majorité des pédophiles passés à l'acte se sentent dépassés et n'adhèrent pas moralement à leurs comportements.

PedoHelp cible les personnes qui ressentent de l'attirance pour les enfants et qui s'interrogent pour leur apporter des informations dénuées d'ambiguïté. La finalité est d'orienter ceux qui en éprouvent le besoin vers un professionnel de santé formé qui va les accompagner dans un travail thérapeutique. Le guide de prise en charge, rédigé conjointement par Cécile Mièle et les docteurs Mathieu Lacambre et Jean-Philippe Cano, est proposé aux soignants à cet effet. Le kit PedoHelp comprend également un guide destiné aux professionnels de l'enfance et du social pour les aider à repérer les potentielles victimes et auteurs de violences - il est l'outil le plus distribué -, un support informatif pour les parents et un livre de sensibilisation, élaboré avec des pédopsychiatres, destinés aux enfants de six à douze ans. Enfin, une chaîne YouTube diffuse plus de cent vidéos de sensibilisation ; elle a enregistré plus de 200 000 visionnages en deux ans et demi. Elle s'adresse prioritairement aux parents et aux professionnels de l'enfance, pour les sensibiliser aux comportements qui peuvent fragiliser les enfants face à un potentiel agresseur, notamment aux climats incestueux. L'ensemble de nos supports est gratuit.

Le site PedoHelp a reçu, depuis sa mise en ligne il y a un peu plus de deux ans, plus de 60 000 visites et le site Internet de l'association, qui propose au téléchargement les supports de prévention, a été visité plus de 150 000 fois. Peu de temps après son lancement, j'ai été invité à présenter notre projet devant le Comité de Lanzarote au Conseil de l'Europe.

PedoHelp a alors été cité comme l'un des projets prometteurs pour la protection des enfants face aux violences sexuelles, aux côtés du programme allemand Dunkelfeld.

Sur Internet, le site PedoHelp poursuit un double objectif : limiter le passage à l'acte des personnes attirées par les enfants et court-circuiter la recherche d'images pédopornographiques en s'appuyant sur des mots-clés tapés sur les moteurs de recherche pour délivrer des messages de prévention. À titre d'illustration, si quelqu'un renseigne « preteen porn » sur Google, il arrive sur le site de PedoHelp ; la manoeuvre fonctionne pour des centaines de mots-clés qui ne laissent aucun doute sur l'objectif des internautes concernés.

En présentiel, je suis régulièrement sollicité pour présenter le projet de prévention et ses outils. J'interviens devant des thérapeutes, des conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP), des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), des avocats, des magistrats, des assistants de justice, des agents des forces de l'ordre, des élus locaux, des éducateurs de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) ou encore des psychologues scolaires.

Je propose également des formations pour sensibiliser le public à la prévention des violences sexuelles commises sur les enfants. À la demande d'un diocèse de l'Église catholique, nous avons ainsi organisé avec le Criavs Île-de-France des journées de sensibilisation destinées aux prêtres et aux personnes en charge d'un public mineur - responsables de catéchèse, directeurs et directrices d'écoles catholiques, responsables de mouvements de jeunesse, etc . Dans ce cadre, la totalité des prêtres du diocèse ont été sensibilisés. Également sollicité par la communauté juive, j'ai rencontré des formateurs au Brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur (BAFA), ainsi que des responsables de mouvements de jeunesse et d'établissements scolaires. Un Service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) m'a récemment demandé de former son équipe aux outils de prévention pour faciliter l'accompagnement de personnes attirées par les enfants. En outre, je forme des agents municipaux en charge des activités périscolaires et parascolaires. Lors de chaque intervention, je sensibilise le public au repérage d'enfants potentiellement victimes, aux comportements problématiques d'adultes et d'enfants et, bien entendu, au signalement. J'informe également sur les bonnes pratiques à adopter pour interagir avec les enfants.

L'association se limite à la prévention et ne propose pas d'accompagnement. Je ne me sens, en effet, ni légitime ni compétent pour accompagner des personnes en situation de détresse. Le site PedoHelp renvoie vers des professionnels pour la prise en charge des pédophiles ou des victimes.

Quant à savoir s'il est possible de faire évoluer durablement les attirances sexuelles, des professionnels affirment avoir suivi des patients pédophiles qui, après un travail thérapeutique, ne l'étaient plus. Il ne s'agit ici pas de thérapies de conversion qui se pratiquent dans certains pays, notamment à l'encontre de personnes homosexuelles, mais d'une prise en charge bienveillante, analytique ou cognitivo-comportementale par exemple. Selon eux, il est possible de dépasser les fantasmes pédophiles des personnes qui le souhaitent, de les modifier pour une attirance envers des personnes de leur âge ou, à tout le moins, majeures. Leurs fantasmes ne sont alors plus un handicap ni une souffrance au quotidien.

Le succès de PedoHelp m'a conduit à travailler sur d'autres projets avec les Criavs. Depuis quelques mois, j'ai ainsi rejoint le Criavs Île-de-France, au sein des hôpitaux de Saint-Maurice, en tant que préventeur-formateur. Nous avons mis en place un partenariat avec Une Vie : l'hôpital profite du matériel de tournage et de la visibilité de l'association sur Internet et nous avons développé conjointement deux programmes de prévention.

Le premier programme, consentement.info, est un site Internet destiné à sensibiliser les adolescents et les jeunes adultes à la notion de consentement à une relation sexuelle. Il propose des vidéos, à première vue humoristiques, qui délivrent des messages de prévention essentiels. Lors du lancement, à l'automne dernier, nous avons créé une chanson et un clip parodique : le clip a été vu près de quatre millions de fois sur les réseaux sociaux et la chanson reprise très largement dans la presse et lors de manifestations contre le sexisme.

Le second projet est beaucoup plus ambitieux : il s'agit du site violences-sexuelles.info, un média d'information sur les violences sexuelles. Il s'étoffera dans les prochains mois pour délivrer aux professionnels et au public des messages fiables sur les violences sexuelles. Il propose des vidéos de prévention, des définitions, notamment une vulgarisation de certains articles du code pénal, et des outils de prévention à destination des professionnels. Nous sommes, dans ce cadre, en cours de rédaction d'un livret détaillant les comportements sexuels des enfants et des adolescents, afin de donner une grille de lecture aux professionnels. Seront ensuite notamment mis à disposition un guide sur l'éducation sexuelle à destination des enfants et un jeu de prévention.

Une Vie a conclu des partenariats avec différentes institutions et peut intervenir lors de manifestations qu'elles organisent : la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS), l'Association pour la recherche et le traitement des auteurs d'agressions sexuelles (Artaas), l'Association interdisciplinaire post universitaire de sexologie (MUS), la Société française de sexologie clinique (SFSC), le Syndicat national des sexologues cliniciens (SNSC) et le projet espagnol Pedopsylia notamment.

Nous proposons aux personnes manifestant une attirance sexuelle pour les enfants de signer une charte de « non passage à l'acte », afin de concrétiser leur engagement. Il s'agit d'un acte symbolique qui peut aider, car, dans notre culture, l'engagement passe souvent par la signature d'un contrat. Le texte, très simple, résume les bons comportements à adopter avec un enfant. La charte peut être utilisée par des thérapeutes avec leurs patients en prévention de la récidive ou par des CPIP avec les personnes dont ils assurent le suivi. Elle peut être signée en ligne anonymement, en indiquant uniquement un prénom et un pays. Le site comptabilise 239 signataires, soit autant d'enfants qui ne seront pas victimes de violences sexuelles.

Par les réponses à des questions facultatives sur le site, il est possible de connaître certains profils de visiteurs, certes anonymes. À titre d'illustration, je puis vous citer deux exemples de personnes indiquant avoir été aidées par PedoHelp : un homme habitant le Nord de la France, lui-même ancienne victime, venu pour savoir s'il était possible d'avoir des rapports sexuels avec des enfants, ou encore une jeune fille du Nord de l'Angleterre, également attirée par les enfants, qui recherchait des informations sur la pédophilie.

Vous m'avez demandé si j'avais été sollicité par des personnes attirées sexuellement par des mineurs et étant en contact avec eux dans le cadre de leur métier ou de leur fonction.

L'objet de l'association, vous l'avez compris, est plutôt de renvoyer les internautes qui nous contactent vers des professionnels de santé. Il est cependant arrivé que des personnes attirées par des enfants ou des victimes me contactent depuis le site. Il est aussi arrivé que certains me contactent par l'intermédiaire de Facebook ou via des commentaires sur YouTube. Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de messages de pédophiles ou de victimes, je ne réponds jamais seul et fais toujours appel à des psychiatres ou des psychologues.

Je citerai deux exemples significatifs.

Le premier concerne un homme m'ayant écrit un jour qu'il se sentait extrêmement perturbé par la lecture d'un article laissant entendre que les enfants pouvaient ressentir du plaisir sexuel en se masturbant. Jusqu'alors, cet homme se retenait de passer à l'acte, car il pensait justement que les enfants ne pouvaient pas prendre de plaisir. À la lecture de son message, j'ai immédiatement fait appel à deux psychologues, qui lui ont expliqué ce qu'était la masturbation infantile, l'incapacité de consentement de l'enfant, et qui lui ont rappelé l'illégalité de tout acte sexuel avec un mineur. L'homme nous a par la suite répondu que notre message l'avait aidé à comprendre et l'avait apaisé.

Le second exemple est celui d'un jeune homme de vingt-deux ans, qui m'a demandé si le fait d'aimer sortir avec des mineures âgées de neuf à douze ans faisait forcément de lui un pédophile. Le Docteur Albardier et moi-même lui avons rappelé que toute relation sexuelle ou amoureuse avec des mineurs de moins de quinze ans est interdite quand on est soi-même âgé de plus de dix-huit ans. Nous l'avons invité à se rapprocher du Criavs de sa région pour être mis en contact avec des professionnels pouvant l'accompagner.

Enfin, vous m'avez demandé si la France y gagnerait à s'inspirer des bonnes pratiques en vigueur à l'étranger. Pour moi, la réponse est oui. Par exemple, le projet allemand Dunkelfeld , ou « zone d'ombre » en français, est très pertinent. Entre 2005 et 2018, ce réseau d'une dizaine de centres a reçu 9 000 appels, évalué 2 900 personnes et proposé un soin à 1 550 patients. Il a misé sur des publicités destinées spécifiquement aux personnes attirées par les enfants, qui ont été diffusées à la télévision allemande avant le journal de 20 heures et pendant la mi-temps des matchs de foot. Les publicités anglophones de ce projet renvoient vers un site proposant un formulaire d'auto-évaluation qui redirige l'internaute, si nécessaire, vers une offre de soins.

Je pense également au projet hollandais Stop it Now, qui a mis en place un numéro d'appel pour les personnes ressentant de l'attirance pour les enfants. Un service similaire serait très utile en France, comme le recommande d'ailleurs le rapport de la Commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles. L'idéal serait évidemment de mettre en place un numéro gratuit, accessible 24 heures sur 24, sept jours sur sept et, en appui, un site internet proposant un formulaire d'auto-évaluation. L'important est de donner les moyens humains et financiers pour que la ligne soit opérationnelle, et de faire en sorte que les centres médico-psychologiques puissent accueillir et accompagner ce public.

Permettez-moi pour terminer d'attirer votre attention sur deux points.

Premièrement, il serait pertinent de s'accorder sur une terminologie qui aide à la prévention. Certains termes fréquemment utilisés par les institutions, les associations et les médias me semblent particulièrement contre-productifs : par exemple, parler d'une personne poursuivie « pour pédophilie » n'aide pas les personnes attirées par les enfants à en parler et à demander de l'aide. Qualifier ces individus de « prédateurs », de « monstres » ou de « pervers » est également contre-productif : cela n'aide personne, ni les personnes qui pourraient passer à l'acte ni celles qui seraient susceptibles de repérer des victimes.

Deuxièmement, il serait pertinent de rappeler que les violences sexuelles sont commises le plus souvent au sein de la famille, que les petits garçons peuvent aussi être victimes de ces violences, et que les femmes peuvent également commettre de tels actes.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Pourriez-vous nous présenter votre parcours et nous dire ce qui vous a poussé à créer votre association ?

M. Sébastien Brochot. - J'ai décidé il y a quelques années de m'investir dans des projets citoyens. Je me suis d'abord impliqué dans la lutte contre l'antisémitisme, avant de m'intéresser à partir de 2015 à la question de la protection de l'enfance. J'appartiens à une génération qui a grandi au moment où des affaires retentissantes ont éclaté, comme l'affaire Dutroux, par exemple. Il me semblait naturel de chercher à comprendre ce qui pouvait être amélioré dans ce domaine. Après avoir réalisé un documentaire sur la pédophilie, j'ai décidé d'aller plus loin et de lancer le projet PedoHelp.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous nous expliquez qu'il faut « déculpabiliser » les auteurs de violences sexuelles. En abusant de mineurs de moins de quinze ans, ils sont pourtant bel et bien coupables. Pour m'être beaucoup intéressée au sujet, je suis pour ma part convaincue que les enfants ayant subi des agressions sexuelles sont bien les victimes de prédateurs. Nos auditions nous ont permis de mieux comprendre leur comportement et de nous apercevoir que l'ensemble du processus qu'ils mettent en oeuvre pour gagner la confiance de leur victime est destiné à faire du mal à l'enfant.

M. Sébastien Brochot. - Je rappellerai d'abord qu'un enfant peut surmonter l'agression qu'il a subie et avancer dans la vie, selon qu'il dispose d'une plus ou moins grande capacité de résilience.

Déculpabiliser les individus attirés par les enfants - et non ceux qui sont déjà passés à l'acte - les aide à faire leur introspection, ce qui est le premier pas vers la prévention et d'éventuels soins. Il est préférable de leur tendre la main que de les montrer du doigt.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous devriez parler de compréhension et d'empathie plutôt que de déculpabilisation. Il ne faut pas donner le sentiment qu'on leur accorde notre bénédiction...

M. Sébastien Brochot. - Il ne s'agit en aucun cas de leur donner notre bénédiction. Je dis simplement que l'on ne choisit pas ses fantasmes. On décide seulement de ce que l'on en fait. Ces personnes ne doivent plus avoir peur de dire ce qu'elles ressentent. Moins elles peuvent s'exprimer, plus celles-ci risquent de passer à l'acte.

Si je suis prudent quant à l'emploi du mot « prédateur », c'est que dans la majorité des cas, il existe un lien privilégié entre l'auteur d'une agression sexuelle et sa victime. En outre, parler de lui comme d'un prédateur revient en quelque sorte à le déshumaniser. Désigner le coupable comme un monstre nous empêche de nous remettre en question. Or nous avons tous un rôle à jouer dans la prévention des violences sexuelles sur mineurs.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Un enfant est par nature une victime plus facile à abuser. Consciemment ou non, une personne qui est attirée par un enfant élabore une forme de stratégie pour atteindre son but. Si le terme de « prédateur » n'est pas forcément adapté à un individu qui n'est pas passé à l'acte, il l'est tout de même pour ceux qui commettent des agressions sexuelles.

M. Sébastien Brochot. - Je persiste : le terme de « prédateur » me dérange profondément et me paraît contre-productif. Les auteurs d'agressions sexuelles restent, quoi qu'on en pense, des êtres humains.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - En deux ans, combien de personnes avez-vous réorienté vers des professionnels de santé ?

M. Sébastien Brochot. - Je n'ai pas les chiffres exacts. Personnellement, j'ai dû en réorienter une cinquantaine.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Votre réflexion sur la prévention est intéressante, car elle se fonde sur la distinction entre les auteurs d'agressions sexuelles et les personnes qui ne sont pas encore passées à l'acte. De mon point de vue, la prévention n'est possible que pour ceux qui n'ont pas encore commis de violences.

M. Sébastien Brochot. - Aider les auteurs d'agressions sexuelles à ne pas récidiver est aussi indispensable. Je suis pour la prévention avant et après le passage à l'acte.

M. Stéphane Piednoir , président . - En réalité, il me semble qu'existe deux types de profils : d'un côté, les véritables prédateurs, qui mettent en place des stratégies très élaborées, de l'autre, des individus avec des pulsions, qu'il est possible de réorienter avant le passage à l'acte. Selon vous, combien de personnes êtes-vous parvenu à faire sortir de l'impasse ?

M. Sébastien Brochot. - En matière de prévention, il est toujours difficile d'avancer des chiffres. En tous cas, beaucoup de professionnels m'ont assuré que ce projet aiderait de nombreuses personnes.

Audition de M. Jean-Sébastien Barrault, président,
et Mme Ingrid Mareschal, déléguée générale
de la fédération nationale des transports de voyageurs (FNTV)

(mercredi 20 février 2019)

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Mme Françoise Laborde , présidente . - Mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi nos auditions consacrées aux infractions sexuelles sur mineurs en recevant deux représentants de la Fédération nationale des transports de voyageurs (FNTV) : M. Jean-Sébastien Barrault, le président de la Fédération, et Mme Ingrid Mareschal, sa déléguée générale.

Il y a quelques semaines, vous avez envoyé un courrier à la présidente de notre mission d'information, notre collègue Catherine Deroche, dont je vous prie d'excuser l'absence aujourd'hui, pour demander à être entendus par notre mission, ce que nous avons bien sûr accepté.

Votre fédération professionnelle n'est sans doute pas celle à laquelle on pense le plus spontanément lorsque l'on réfléchit aux institutions qui accueillent des mineurs. Pourtant, les professionnels des transports sont bel et bien amenés à prendre en charge des enfants et des adolescents, notamment dans le cadre des transports scolaires, mais aussi pour des activités de loisirs.

À cet égard, nous nous souvenons tous de la tristement célèbre affaire Émile Louis : c'est en travaillant comme chauffeur d'autocar de ramassage scolaire qu'Émile Louis a rencontré ses victimes, qu'il les a agressées sexuellement et pour certaines assassinées. Notre collègue Dominique Vérien, élue de l'Yonne, connaît bien ce dossier.

Elle vous a envoyé, avec les deux co-rapporteures, Marie Mercier et Michelle Meunier, un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, puis les rapporteures et l'ensemble de mes collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points.

M. Jean-Sébastien Barrault, président de la fédération nationale des transports de voyageurs . - Je vous remercie d'avoir accepté notre demande d'audition. La FNTV regroupe l'ensemble des entreprises de transport routier par autocar en France, des très petites entreprises jusqu'aux grands groupes comme la SNCF ou Transdev.

Notre fédération représente plus de 1 000 entreprises qui transportent chaque jour plus de deux millions d'enfants le matin et le soir pour les trajets scolaires et près de 700 000 enfants chaque année pour des voyages scolaires par autocar. Vous avez rappelé une affaire tristement célèbre et le contexte actuel explique que notre profession se sente largement concernée par le sujet sur lequel travaille votre mission.

Nous n'avons pas d'informations pour quantifier ces faits au sein de notre secteur d'activité mais la presse se fait régulièrement l'écho de dramatiques incidents. Bien que rares, ces faits demeurent trop nombreux et nous nous en préoccupons.

Concernant les exigences encadrant le recrutement des conducteurs, elles tiennent surtout à la conduite et à la sécurité routière. Nous avons de nombreuses exigences en matière de formation initiale. Nous pensons cependant que nous pouvons faire mieux, en particulier pour prévenir les risques d'agressions sexuelles sur les mineurs.

En matière de prévention, il n'existe pas d'action ou de programme spécifique sur ce sujet. Néanmoins nous allons signer prochainement avec les services de la police et de la gendarmerie une convention cadre pour organiser des échanges d'informations entre nos professionnels et les forces de l'ordre, notamment pour renforcer les signalements concernant les atteintes aux personnes. Cette convention, qui a vocation à être déclinée territorialement, prévoit des interventions des forces de l'ordre pour sensibiliser les chefs d'entreprise et les professionnels. Il s'agit d'une piste de travail que l'on souhaite concrétiser dans les prochaines semaines.

Vous évoquiez, dans le questionnaire que vous nous avez transmis, la procédure de « criblage ». Nous avons amélioré ces dernières années les contrôles lors du recrutement des conducteurs avec cette procédure d'enquête administrative de sécurité, permise par la loi du 22 mars 2016, dite « loi Savary », et son décret d'application du 3 mai 2017. Ce dispositif permet aux chefs d'entreprise de demander une enquête administrative au ministère de l'intérieur pour leurs futurs salariés. Au sein du ministère de l'intérieur, un service est dédié à ces enquêtes, le Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS). L'entreprise transmet l'identité de la personne et la description de l'emploi au SNEAS qui dispose d'un délai de deux mois pour se prononcer sur la compatibilité de la personne avec les fonctions envisagées. Cette enquête a été plutôt mise en oeuvre dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Si la prévention des infractions sexuelles n'était pas le premier objectif visé, ce criblage pourrait être renforcé pour prévenir ces agressions. Il faut aussi que le chef d'entreprise précise que le recrutement est destiné au transport de mineurs sinon l'enquête ne portera pas sur ce point.

Lorsque le SNEAS transmet à l'entreprise un avis de compatibilité ou d'incompatibilité, cet avis n'est pas motivé. Les entreprises ne connaissent pas les raisons d'une incompatibilité, ce qui place le chef d'entreprise dans une situation délicate puisqu'il est tenu de reclasser le professionnel concerné. Il nous semble que ce point pourrait être amélioré. En outre, le SNEAS n'a pas accès au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV), ce que nous regrettons.

Enfin, c'est une procédure globalement peu utilisée par les entreprises car elle est complexe. Seul le chef d'entreprise, ou son représentant habilité, peut faire une demande de criblage, selon des règles strictes. Dans un groupe, l'entreprise de tête ne peut pas centraliser les demandes envoyées au ministère de l'intérieur. Un assouplissement des procédures pourrait donc être également envisagé.

Notre demande est donc d'aller plus loin dans le contrôle des personnels en ayant notamment accès au bulletin n° 2 du casier judiciaire. Le bulletin n° 3 peut déjà être demandé par l'employeur à un candidat en vue d'un recrutement mais cette faculté est peu connue des entreprises et donc peu utilisée. Le bulletin n° 2 n'est aujourd'hui accessible qu'à certaines administrations pour des motifs précis. Les organismes privés qui y ont accès sont limitativement énumérés par la loi et nos entreprises n'y figurent pas. Nous souhaiterions donc bénéficier de cet accès qui serait plus efficace que le criblage, dont les résultats sont obtenus au bout de deux mois, ce qui peut décourager certains chefs d'entreprise.

L'accès par nos entreprises au bulletin n° 2 du casier judiciaire présenterait l'avantage que le chef d'entreprise pourrait lui-même apprécier l'opportunité de recruter un candidat. En l'état actuel, la demande d'enquête administrative aboutit à un avis qui n'est pas motivé. Cet accès lèverait donc des incertitudes pour les employeurs.

Nous souhaiterions aussi que la profession de conducteur de transport scolaire puisse être identifiée comme une profession bénéficiant d'une information obligatoire du parquet à l'employeur en cas de contrôle judiciaire ou d'interdiction d'exercer une activité en contact avec des mineurs. Aujourd'hui il n'y a une information automatique que pour certaines fonctions énumérées par décret, telles que l'exercice d'activités d'enseignement, mais nos activités de transport par autocar ne sont pas visées. Nous n'avons donc pas d'information automatique dans le cas où une décision judiciaire serait prise à l'encontre d'un employé d'une de nos entreprises et nous souhaiterions bénéficier de cette information.

Au total, notre demande porte donc sur trois points : le renforcement de la procédure de criblage, l'accès au bulletin n° 2 du casier judiciaire et l'information automatique de l'employeur en cas de condamnation d'un salarié.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Je vous remercie, nous allons passer aux questions des rapporteures.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je vous remercie pour votre témoignage et d'avoir sollicité notre mission. Pourriez-vous nous préciser combien de conducteurs assurent aujourd'hui le transport de mineurs ? J'ai entendu vos demandes pour renforcer la prévention et les procédures de détection. Je voudrais aussi signaler que les conducteurs peuvent être les témoins de situations dans le cadre de leurs fonctions et les signaler aux autorités publiques, notamment les maires. Il s'agit donc d'une réciprocité, d'un échange à installer : les chauffeurs doivent pouvoir être contrôlés mais aussi sensibilisés à la remontée d'informations.

M. Jean-Sébastien Barrault . - Il y a 100 000 salariés dans nos entreprises, dont la très grande majorité sont conducteurs d'autocar. Il faut, vous avez raison, sensibiliser nos conducteurs sur les signaux d'alerte et la transmission. C'est l'objet de la convention que nous allons signer avec les forces de l'ordre afin d'organiser des échanges d'informations de manière ascendante et descendante.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Votre fédération comprend-elle des entreprises de transport en taxi ou par ambulance ?

M. Jean-Sébastien Barrault. - Non, ces professions ne sont pas représentées par la FNTV mais nous travaillons étroitement avec la fédération des ambulanciers car nos professions relèvent de la même branche professionnelle et nous sommes soumis à la même convention collective.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - La délégation aux droits des femmes a mené des auditions sur le sujet des violences faites aux femmes handicapées et à cette occasion, nous avons constaté que les transports pouvaient être un secteur à risques, notamment les ambulances et les taxis.

Vous parliez de l'information automatique du parquet à l'employeur en cas de condamnation du salarié. Si elle n'est pas automatique, elle est aujourd'hui autorisée. Avez-vous été alertés par le ministère public de cas de conducteurs condamnés pour des faits de violences sexuelles sur mineurs ?

M. Jean-Sébastien Barrault . - C'est effectivement une possibilité pour le parquet. Je n'ai pas connaissance de cas précis mais cela ne signifie pas que de tels cas ne se soient jamais produits.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Concernant la procédure de criblage, elle constitue une avancée mais elle est effectivement plutôt destinée à lutter contre le terrorisme. Pour environ 100 000 salariés, il est assez compliqué que le ministère de l'intérieur centralise les enquêtes de criblage.

Pour assurer un contrôle efficace, il conviendrait donc d'assouplir la procédure, par exemple en permettant la consultation du FIJAISV, qui serait peut-être plus simple que de demander le bulletin n° 2 du casier judiciaire. Le respect de la vie privée doit aussi être garanti, il faut donc trouver un équilibre.

Comme vous l'indiquiez, vous recevez des avis d'incompatibilité non motivés, or il est difficile de licencier sans motif. Je m'interroge aussi sur le délai de deux mois pendant lequel est réalisé le criblage : pendant cette période, le salarié est en poste. Par ailleurs, il existe des situations où un conducteur peut être remplacé au dernier moment par un autre, sans avoir fait l'objet de contrôles préalables. Faut-il alors annuler la sortie scolaire ou accepter le conducteur remplaçant ?

Mme Ingrid Mareschal, déléguée générale de la fédération nationale des transports de voyageurs . - Je ne connais pas en détail les conditions d'accès au FIJAISV. A ma connaissance, le SNEAS n'a pas accès à ce fichier et il ne peut pas non plus consulter directement le bulletin n° 2 du casier judiciaire. Ce service doit en faire la demande et attendre la réponse du service du casier judiciaire. Les agents du SNEAS nous ont également fait part d'erreurs dans la transmission des noms ou des dates de naissance des personnels à contrôler, ce qui conduit à la multiplication d'échanges avec le service du casier judiciaire afin d'obtenir les bonnes informations. Le SNEAS n'a par ailleurs pas accès au fichier des titres électroniques sécurisés. Ils ont toutefois accès au fichier des personnes recherchées et au système de traitement des infractions constatées de la police nationale.

Dès lors, la réception par le chef d'entreprise du bulletin n° 2 du casier judiciaire simplifierait les démarches et raccourcirait les délais.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Comment l'entreprise gère-t-elle un licenciement sans motif ?

Mme Ingrid Mareschal . - La loi Savary impose le reclassement du salarié qui fait l'objet d'un avis d'incompatibilité et il ne peut être licencié qu'à condition que l'entreprise ne puisse pas le reclasser.

M. Jean-Sébastien Barrault . - Effectivement, sans possibilité de reclassement, le salarié est licencié pour cause réelle et sérieuse, à la charge de l'entreprise. Il s'agit donc d'une procédure assez lourde pour l'entreprise, et plus encore s'il s'agit d'un salarié protégé.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Le FIJAISV est consultable par certaines collectivités par l'intermédiaire du préfet, qui répond normalement dans le mois. Si vous pouviez effectuer cette demande auprès de la préfecture, vous pourriez obtenir ces informations pendant que le salarié est encore en période d'essai. Sauf que si l'on multiplie les demandes auprès des préfets, les délais pourraient s'allonger.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Nous allons étudier ces pistes d'amélioration avant de formuler nos préconisations. Une demande auprès des préfets pourrait en effet être plus souple qu'une centralisation au ministère de l'intérieur.

M. Jean-Sébastien Barrault . - Je tiens à souligner que nos entreprises ont des relations très satisfaisantes avec le SNEAS et que les contrôles s'effectuent dans de bonnes conditions.

Mme Catherine Conconne . - Je ne pensais pas que les procédures étaient si compliquées pour les entreprises afin d'obtenir des informations sur les salariés. Compte tenu du contexte et des risques, je pensais même que la consultation du casier judiciaire était exigée pour le recrutement des conducteurs.

Mme Françoise Laborde , présidente . - L'attention est d'abord portée sur les capacités de conduite ou encore sur les risques liés à l'alcoolémie et à la consommation de stupéfiants, de sorte que le sujet des violences sexuelles passe après ces préoccupations. Certes les faits sont rares, mais toujours trop nombreux. Pour revenir sur les propos de notre collègue Dominique Vérien, les taxis et ambulanciers sont amenés à transporter des enfants handicapés : nous devrons être vigilants sur ces transports individuels de voyageurs.

Mme Ingrid Mareschal . - Nos professionnels assurent aussi le transport de personnes à mobilité réduite.

Concernant la demande auprès du préfet pour la consultation du FIJAISV, elle s'ajouterait à la demande de criblage à effectuer auprès du ministère de l'intérieur, ce qui pourrait complexifier les procédures de contrôle.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - La saisine du préfet pourrait peut-être se substituer à celle du ministère de l'intérieur.

M. Jean-Sébastien Barrault . - Cependant, nous ne pouvons pas nous passer de l'actuelle procédure de criblage en saisissant le ministère, essentielle dans la lutte contre le terrorisme.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Tout pourrait être centralisé auprès du préfet, à charge ensuite pour les services de l'État de se coordonner pour effectuer les contrôles et transmettre les informations à l'employeur.

Mme Véronique Guillotin . - Ce qui me surprend, c'est la difficulté dont vous avez fait part de se séparer du salarié en cas d'avis d'incompatibilité. Le salarié peut-il saisir le conseil de prud'hommes dans un tel cas ?

M. Jean-Sébastien Barrault . - Oui, c'est une possibilité mais elle est rare car les salariés concernés viennent en général d'être embauchés. Nous considérons que le licenciement de ces salariés en cas d'avis d'incompatibilité ne devrait pas être à la charge de l'entreprise.

Mme Véronique Guillotin . - C'est moins une question d'argent que de principe.

M. Jean-Sébastien Barrault . - Nous parlons là des candidats à l'embauche mais il y a aussi la possibilité de demander un criblage sur les salariés en poste pour lesquels le chef d'entreprise a un doute. Un avis d'incompatibilité peut donc aussi concerner un salarié avec plusieurs années d'ancienneté ou un salarié protégé et, dans ce cas, je ne sais pas comment serait géré le licenciement.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Vous indiquez qu'il est compliqué de se séparer d'un salarié au bout de deux mois. Ce constat repose-t-il sur des cas qui se sont déjà produits ou sur un risque que vous avez identifié ?

Mme Françoise Laborde , présidente . - Pour compléter cette question, vous indiquiez que le criblage était complexe et peu utilisé. Cette procédure est-elle compliquée pour le chef d'entreprise en raison du choix des cas dans lesquels une enquête administrative mérite d'être demandée ? Ce choix peut être délicat pour les chefs d'entreprise. Disposent-ils d'une liste de critères leur permettant de se déterminer ?

Il serait plus logique que lors de l'embauche, il y ait une systématisation du contrôle, éventuellement par le biais des préfectures, avec la consultation des fichiers, sans distinction des candidats.

M. Jean-Sébastien Barrault . - On constate que 2 % des dossiers qui ont fait l'objet d'un criblage sont déclarés incompatibles. En ce qui concerne les critères, vous avez raison, il faut veiller à ne pas faire de discrimination. Il y a par ailleurs une obligation d'information du salarié par l'employeur lorsqu'une décision de criblage le concernant est prise. Le choix est effectué par le chef d'entreprise en cas de doute sur la personne, s'il constate par exemple des signes de radicalisation.

Mme Françoise Laborde , présidente . - La part des dossiers déclarés incompatibles s'élève à 2 %, mais combien de dossiers donnent lieu à une enquête ?

Mme Ingrid Mareschal . - En juin 2018, un an après la mise en place de la procédure, ce taux de 2 % était basé sur l'examen de 4 241 demandes.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - L'Éducation nationale a procédé à des vérifications pour l'ensemble de son personnel afin de détecter d'éventuelles situations à risques. L'exercice de fonctions en contact avec des mineurs pourrait devenir la condition du déclenchement d'un contrôle systématique, que ce soit pour le personnel en place ou pour les nouvelles embauches.

M. Jean-Sébastien Barrault . - Nous avons la chance, dans notre secteur, de bénéficier du criblage qui permet de réduire un certain nombre de risques pour les voyageurs. Nous avons déjà un point d'entrée par ces demandes d'enquête auprès du ministère de l'intérieur.

Notre demande serait donc, pour renforcer cette procédure, que le SNEAS puisse avoir accès à tous les fichiers. En outre, l'employeur devrait recevoir un avis motivé, car l'obligation de reclassement est très compliquée à réaliser sans connaitre la raison de l'incompatibilité du salarié.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Nous vous remercions d'avoir anticipé notre demande d'audition. Vous avez pointé un sujet très important pour prévenir les infractions sexuelles sur mineurs dans tous les secteurs. Les prédateurs étant difficilement identifiables, la systématisation des contrôles faciliterait sans doute la tâche des entreprises et permettrait de ne pas pointer du doigt certains salariés. La systématisation des contrôles simplifierait en outre vos démarches, qu'il s'agisse du criblage ou de l'accès au casier judiciaire, par la présentation d'une demande unique adressée à l'administration. Merci à vous.

Audition de représentants de la direction de l'administration pénitentiaire
du ministère de la justice

(mercredi 20 février 2019)

__________

Mme Françoise Laborde , présidente . - Pour cette deuxième audition, nous recevons deux représentantes de la direction de l'administration pénitentiaire : Mme Audrey Farrugia, adjointe au sous-directeur des missions, et Mme Lucie Charbonneau, référente nationale santé au sein de la direction.

Notre mission d'information s'intéresse à la répression des infractions sexuelles sur mineurs et à la prévention de la récidive. C'est pourquoi il nous a paru indispensable d'entendre votre direction afin de mieux comprendre comment sont pris en charge en prison les auteurs d'infractions sexuelles et quel traitement peut être mis en oeuvre pendant la durée de leur incarcération pour tenter de diminuer le risque de récidive. Nous aimerions que vous nous précisiez le cadre juridique applicable, les moyens dont vous disposez et la manière dont vous organisez la détention des auteurs d'infractions sexuelles.

Pour vous aider à préparer cette audition, nos rapporteures, Marie Mercier, Michelle Meunier - qui est excusée aujourd'hui - et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire. Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire, puis nous aurons un temps d'échanges avec l'ensemble des sénateurs présents, de manière à approfondir certains points.

Mme Audrey Farrugia, adjointe au sous-directeur des missions . - Merci de nous recevoir. Je vais commencer par vous donner quelques éléments de cadrage sur le parcours pénitentiaire des auteurs d'infractions à caractère sexuel (AICS), puis sur leur prise en charge médicale.

À titre liminaire, je précise qu'il n'y a pas à proprement parler de prise en charge spécifique au profit des AICS sur mineurs, mais une prise en charge des AICS au sens large.

En ce qui concerne leur parcours pénitentiaire, les AICS peuvent être orientés vers des établissements spécialisés. C'est un enjeu important et cette affectation est présentée comme prioritaire parce qu'ils sont alors pris en charge par des professionnels rompus à cet exercice. Pour autant, l'affectation des AICS dans ce type de prison peut entrer en concurrence avec d'autres principes de la détention, et notamment la nécessité de maintenir les liens familiaux. En effet, on ne compte que vingt-deux établissements de ce type sur tout le territoire national (dont un en Corse et un en outre-mer), et ils ne couvrent donc pas tous les départements.

Pour l'affectation initiale d'un AICS, on privilégiera naturellement ce type d'établissement. En revanche, en cas de changement d'affectation d'un détenu, on prendra davantage en compte les critères plus habituels de la détention, ce qui peut conduire la personne incarcérée à poursuivre son parcours pénitentiaire dans un établissement classique.

D'après les statistiques disponibles en janvier 2019, on compte 37 % d'AICS parmi les détenus dans les établissements spécialisés, contre 10 % dans le reste de la population carcérale. Il faut avoir conscience que le regroupement de ces profils dans des établissements spécialisés présente l'avantage de les préserver des stigmatisations, voire des agressions dont ils peuvent être victimes dans les prisons ordinaires.

Des programmes de prévention de la récidive sont régulièrement organisés en direction des AICS, à travers des ateliers comme des groupes de parole. L'idée est de permettre aux AICS de parler de leurs actes et de les aider à déterminer le sens de leur passage à l'acte.

Ces programmes conduits par les services d'insertion et de probation (SPIP) s'appuient souvent sur l'expertise des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS), qui existent dans chaque région. Ces structures bénéficient d'intervenants spécialisés et du matériel pédagogique nécessaire. Elles présentent des déclinaisons diverses au niveau local. Les SPIP travaillent également sur la sortie de la détention et sur la continuité des soins, de façon à garantir un lien entre la prise en charge à l'intérieur de l'établissement et celle qui se fera ensuite à l'extérieur. C'est essentiel pour les profils « AICS ».

La loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs a mis en place le médecin coordonnateur des soins qui joue un rôle de suivi. Le suivi socio-judiciaire qui peut être imposé aux auteurs de ces infractions permet d'assurer la continuité des soins.

La prise en charge médicale relève avant tout de la compétence et de la responsabilité du ministère de la santé et des solidarités, avec lequel nous travaillons étroitement. Un protocole élaboré en 2011 rappelle le caractère prioritaire de cette prise en charge. Plusieurs circulaires ont décliné les grands axes de travail. Les établissements spécialisés dans l'accueil des AICS disposent de moyens dédiés du ministère de la santé pour les mettre en oeuvre. Pour autant, la direction de l'administration pénitentiaire n'a qu'une vision limitée de l'aspect médical et de son application concrète.

Une enquête a été réalisée en 2015 dans la perspective de l'élaboration d'une première stratégie « santé-justice », qui a abouti en 2017. Cette même enquête de 2015 a servi pour la préparation de la stratégie « santé-justice » déclinée pour la période 2019-2022 : on constate une affectation inégale des moyens selon les territoires, notamment s'agissant de la disponibilité des professionnels de santé.

Hormis ces bilans limités, nous avons peu de visibilité sur les actions menées au sens strictement sanitaire pour la prise en charge des AICS.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Merci pour ces éléments de cadrage. Je vais céder la parole aux co-rapporteures qui vont vous poser des questions.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Vous avez évoqué vingt-deux établissements spécialisés. Nous en comptons un dans mon département de l'Yonne, celui de Joux-la-Ville. Disposez-vous d'informations sur la prise en charge médicale des AICS au sein de cet établissement ?

De façon générale, la prise en charge médicale est souvent plus difficile dans les territoires ruraux, à l'image de mon département, en raison de la pénurie de professionnels de santé.

Mme Audrey Farrugia . - Je peux vous indiquer que la prison de Joux-la-Ville est assez exemplaire en matière de suivi des AICS. La structuration du suivi de ces détenus y est intéressante, fondée sur une réflexion qui implique une phase d'évaluation, de travail sur le sens de la peine et de responsabilisation dans la commission de l'acte. Il me semble également que les surveillants référents bénéficient d'un module de formation spécifique et que des ateliers sont organisés sous l'égide d'une psychologue spécialisée affectée à l'établissement.

J'insiste sur le fait que les AICS sont un public qui craint la stigmatisation parmi les autres détenus, et qui nécessite donc une surveillance accrue. A Joux-la-Ville, il y a un personnel dédié et sensibilisé, affecté à la surveillance de ce public. Des groupes de parole réguliers existent aussi, ainsi qu'un groupe de suivi. Ce travail pluridisplinaire permet de dresser un bilan qui associe aussi l'autorité judiciaire pour la prise en charge des détenus les plus dangereux du point de vue des risques de récidive.

En revanche, je ne crois pas qu'il existe une approche spécifique aux AICS sur des mineurs. La prise en charge des AICS est globale, mais aussi adaptée, à travers un volet de soins en lien avec l'unité de suivi psychiatrique. Des groupes thérapeutiques sont mis en place au profit de ce public et se déclinent selon la capacité de verbalisation des détenus, car les profils sont variés. Ils travaillent sur l'hygiène de vie, le respect du corps et la réinsertion sociale.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Nous entendrons prochainement la direction générale de l'offre de soins (DGOS) pour aborder de façon plus précise la question de la prise en charge médicale des AICS. Si c'est une décision de justice qui décide de cette prise en charge médicale, il existe plusieurs niveaux de soin. Appartient-il aux services pénitentiaires de définir les soins les plus adaptés à chaque détenu ?

Vous avez évoqué la nécessité de conserver un lien avec la famille en ce qui concerne le parcours pénitentiaire. Cette condition me surprend, dans la mesure où la grande majorité des violences sexuelles sur les mineurs sont commises dans un cadre intrafamilial. Certes, il faut aider les détenus et le maintien du lien familial a aussi une vocation de prévention de la récidive. Pour autant, comment peut-on justifier par exemple de conserver un lien entre un père incestueux et son enfant victime ?

Je dresserai à cet égard un parallèle avec la situation des violences conjugales, où l'on constate que l'autorité parentale est rarement retirée au parent ayant commis des violences sur les enfants.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - J'abonderai dans le même sens que ma collègue. Comment orientez-vous ces détenus ? Le maintien du lien avec la famille est-il indispensable dans des situations d'inceste ?

Mme Audrey Farrugia . - En ce qui concerne les soins aux personnes détenues, je rappelle qu'on ne peut pas forcer un individu à se soigner, même s'il est incarcéré. Il y a une décision de justice qui est rendue, qui comporte ou non une obligation de soins, un suivi socio-judiciaire ou une injonction de soins. L'administration pénitentiaire se soumet à l'autorité judiciaire et ne s'y substitue pas.

Les moyens de contrainte de l'autorité judiciaire pour obliger un détenu à se soigner sont également limités. Par exemple, le juge d'application des peines peut prendre la décision de ne pas octroyer de réduction de peine supplémentaire face à un détenu réticent à suivre son obligation de soin, mais ce n'est pas forcément très persuasif.

Il n'y a pas d'intervention de notre part, car nous n'avons pas vocation à orienter les soins, ni au niveau du surveillant pénitentiaire qui suit le détenu en prison, ni au niveau du SPIP qui a pour préoccupation la réinsertion du détenu dans la vie sociale à l'issue de sa peine. Aucun des deux ne peut venir se substituer à l'avis du médecin. Nous menons un travail commun et permanent avec le ministère de la santé sur la stratégie « justice-santé » que j'ai précédemment évoquée, mais chacun reste dans son rôle.

Même si la loi parle d'injonction de soins, la réalité ne permet pas de contraindre un détenu à la respecter. De même, la rétention post-peine est très peu mise en oeuvre dans les faits.

Mme Françoise Laborde , présidente . - L'injonction de soins nous paraît très importante pour lutter contre la récidive ; votre réponse n'est guère rassurante, même si nous savons que la loi n'est pas toujours appliquée de la façon dont on le souhaiterait...

Mme Audrey Farrugia . - En ce qui concerne la victime, le SPIP a connaissance du dossier, AICS ou pas. Il connaît les circonstances de l'agression. C'est une nécessité pour travailler sur les faits et orienter au mieux le détenu, mais ce n'est pas propre aux AICS. Cela fait partie du cadre de l'intervention du SPIP.

Il y a un double enjeu sur les permis de visite. À cet égard, je rappellerai que l'administration pénitentiaire ne se résume pas à un trousseau de clés et à des portes ! Elle investit la période de détention pour mener un travail de réinsertion, même si la peine de prison est là aussi pour protéger la société. En effet, il faut être conscient que même si le condamné n'exécute pas l'injonction de soins, il finira de toute façon par sortir de prison car l'incarcération a un terme. Nous travaillons donc avec l'objectif de limiter la récidive et de favoriser l'insertion du détenu dans la vie sociale, voire professionnelle, à sa libération. Dans certains dossiers impliquant des AICS commis par le père sur son enfant, c'est l'épouse elle-même qui demande un droit de visite. Qui sommes-nous pour lui dire : « vous n'avez pas le droit de rendre visite à votre mari » ?

Je comprends néanmoins votre réaction. En conclusion, la réponse n'est pas évidente et ne peut être générale.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - S'agissant des conditions de détention des AICS, je souhaiterais savoir s'ils subissent l'hostilité des autres prisonniers. Quel bilan peut-on dresser des établissements spécialisés de ce point de vue ? Sur la sortie de la détention, y'a-t-il une poursuite des soins en milieu ouvert quand ils ont débuté en prison ?

Mme Audrey Farrugia . - L'enquête précitée de 2015 permet d'avoir quelques informations sur les conditions de détention. Les AICS sont indéniablement des profils davantage victimes de stigmatisation, de pressions et de violences. Ils ont tendance à se mettre en situation d'isolement ou bien c'est le chef d'établissement qui peut proposer un isolement pour les mettre à l'abri du reste de la population carcérale. C'est une réalité.

Pour autant, nous ne disposons pas de statistiques fines et une étude resterait sans doute à mener sur ce sujet.

En ce qui concerne l'orientation des AICS vers les établissements spécialisés, l'idée est de les regrouper pour limiter le risque d'incidents. Dans les vingt-deux établissements spécialisés, on ne compte pas que des AICS. Il n'y a pas de cloisonnement total avec le reste des détenus. Même s'il y a moins d'incidents, il y en a quand même. Les données dont nous disposons montrent que les AICS sont généralement plus impliqués dans des incidents en tant que victimes.

Toutefois, le regroupement de ces détenus dans des établissements dédiés présente aussi des inconvénients. Par exemple, lorsqu'on travaille sur les projets de sortie autour de ces centres de détention, l'information circule vite dans les environs. Certains partenaires, tels que des employeurs potentiels pour les prisonniers, se montreront alors plus réservés à collaborer avec des programmes d'insertion dans ces prisons, au détriment de tous les détenus. C'est le risque d'une autre forme de stigmatisation. Il y a indéniablement une réflexion à mener sur les enjeux associés à la détention des AICS.

En ce qui concerne la poursuite des soins en détention, je dirais que l'enjeu n'est pas spécifique aux seuls AICS. On trouve en prison beaucoup de profils psychiatriques problématiques et la continuité des soins est souvent difficile lorsqu'ils sont passés dans des établissements à soins contraints dans le cadre du code de la santé publique. Quand ils se sont stabilisés, ils rechutent généralement à leur retour en prison car ils ne sont plus obligés de se soigner. Voilà un autre enjeu en termes de récidive. Nous travaillons sur ce sujet avec le ministère de la santé.

Une réflexion doit être menée, en particulier sur le rôle du médecin coordonnateur des soins institué par la loi de 1998. Outre le relai auprès de l'autorité judiciaire, il est aussi censé faire le lien avec les structures de soins, dans l'hypothèse où le suivi socio-judiciaire est prononcé.

Mme Lucie Charbonneau, référente nationale santé . - Il y a effectivement un problème de démographie médicale. C'est une vraie difficulté dans tous les territoires, particulièrement en zone rurale, où les personnes peuvent attendre parfois plusieurs mois avant d'être reçues par un professionnel.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Plusieurs rapports récents - notamment au Sénat - ont insisté sur la problématique des détenus présentant des problèmes psychologiques, profils pour lesquels l'incarcération n'est pas une solution adaptée.

Vous avez parlé des territoires ruraux. Avez-vous également des informations plus précises s'agissant de la situation dans les outre-mer ?

Mme Audrey Farrugia . - J'ai peu de données sur les territoires ultramarins, et je vous parle de mémoire. Il existe un établissement spécialisé à la Réunion, ce qui est peu.

D'où l'importance de prendre en compte les autres critères dans l'affectation d'un détenu à un centre de détention, notamment le maintien des liens familiaux. Ce point est régulièrement mis en avant par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH).

De plus, nous avons sollicité la mission outre-mer qui gère les établissements ultramarins. La cartographie est comparable à celle de la métropole. Le SPIP met en oeuvre des programmes de prévention de la récidive dans presque tous les établissements. En revanche, les difficultés de maillage des professionnels de santé sont encore plus prégnantes en outre-mer qu'en métropole.

Par ailleurs, on peut avoir davantage de problèmes d'addiction dans ces territoires. Ces éléments sont également identifiés par le ministère de la santé.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - A la délégation aux droits des femmes, nous avons mené quelques auditions sur la question des violences faites aux femmes dans les outre-mer, et on a constaté que ces territoires sont loin d'être épargnés. C'est aussi l'une des conclusions de l'enquête Virage réalisée par l'Institut national d'études démographiques.

Mme Catherine Conconne . - Vos informations sur la prise en charge des AICS dans les outre-mer manquent de précisions. Je souhaiterais disposer d'éléments plus approfondis et fiables, notamment en ce qui concerne les programmes mis en oeuvre par les SPIP.

Mme Audrey Farrugia . - On ne constate pas de différence entre les programmes mis en place par les SPIP en métropole et dans les territoires ultramarins. Ce sont les mêmes types de programmes de prévention de la récidive que ceux que j'ai présentés tout à l'heure.

Mme Catherine Conconne . - Disposez-vous d'éléments d'évaluation ? Je vais creuser cette question dans mon territoire, car contrairement à ce que vous affirmez, on me signale régulièrement que la prise en charge des AICS est le parent pauvre des politiques mises en place dans les établissements pénitentiaires ultramarins.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Il est évident que l'existence d'un seul établissement spécialisé pour les outre-mer à la Réunion ne peut être suffisante.

Mme Audrey Farrugia . - Comme je l'ai déjà expliqué, nous ne disposons pas d'éléments d'évaluation, ni pour la métropole, ni pour les outre-mer. La seule source d'information est l'enquête de 2015 que j'ai citée tout à l'heure, mais elle reste partielle.

Le SPIP de Martinique ne prévoit pas de dispositifs spécifiques pour les AICS sur les mineurs, mais il existe des programmes à destination des auteurs de violences sexuelles en général, quel que soit l'âge des victimes (prise en charge psycho-sociale individuelle et groupale, faite en milieu ouvert).

Mme Catherine Conconne . - Il y a neuf territoires outre-mer, répartis sur trois océans, pour vingt-deux établissements spécialisés, dont vingt en métropole, un en Corse et un à la Réunion. Vous constatez le caractère inéquitable de la situation faite aux outre-mer. On aurait pu avoir au minimum un établissement par région océanique, ce qui n'est même pas le cas.

Mme Audrey Farrugia . - C'est bien pour cela que, en dépit des réserves que vous avez exprimées, le maintien des liens familiaux est souvent privilégié dans l'affectation d'un condamné dans tel ou tel centre de détention.

Mme Catherine Conconne . - Oui, mais sans prise en charge adaptée au profil des AICS ! Je connais bien ce sujet pour travailler avec les établissements concernés. Je connais les prédateurs sexuels, surtout intrafamiliaux, et je peux vous dire que rien n'est fait pour prévenir la récidive chez ces individus.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Je remercie notre collègue de pointer les difficultés spécifiques aux outre-mer. C'est important de le préciser, même si nous ne pourrons régler la question aujourd'hui. Mais il ne faudra pas les oublier lorsque nous formulerons nos propositions. Nous avons bien compris que ce n'est pas tout à fait de votre ressort...

Mme Lucie Charbonneau . - Je tiens à préciser que, même dans un établissement pénitentiaire non spécialisé pour les AICS, il existe une prise en charge psychiatrique par l'unité sanitaire, si le détenu manifeste la volonté d'entamer une démarche de soins. Mais cela reste conditionné à la volonté d'entrer dans une telle démarche, établissement spécialisé ou non.

Mme Dominique Vérien , rapporteure. - Pourriez-vous nous indiquer comment a été établie la cartographie des établissements spécialisés ? Quand on sait que la prévalence des violences intrafamiliales est significative dans les outre-mer, il paraîtrait important de privilégier ces territoires.

Mme Audrey Farrugia . - La cartographie date de plus de dix ans. Je ne suis pas en mesure de répondre à votre question car je ne connais pas les critères qui ont présidé à l'époque au choix des territoires accueillant les établissements spécialisés.

Encore une fois, je répète que dans l'affectation d'un AICS à un centre de détention, plusieurs critères comme le maillage territorial des soins et le maintien des liens familiaux doivent être pris en compte, et pas seulement le souhait d'une prise en charge spécialisée.

S'agissant de la cartographie des établissements, une réflexion a été amorcée pour mieux concilier la nécessité d'une prise en charge spécifique avec le maintien des liens familiaux. Mais cela soulève toujours la question de la disponibilité de professionnels de santé spécialisés et formés à ce type de prise en charge.

Mme Françoise Laborde , présidente . - On ne peut que souhaiter la création de nouveaux établissements, dont certains hors métropole.

Mme Audrey Farrugia . - Étant entendu que cela ne relève pas que d'une décision de l'administration pénitentiaire, sur la base de ses seuls moyens humains et immobiliers, mais d'une chaine de décisions plus vaste impliquant aussi le ministère de la santé.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Une telle décision ne relève pas que d'un seul ministère, nous vous avons bien comprises.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - On ressent pleinement votre professionnalisme sur ces sujets. Je souhaiterais revenir sur les programmes de soins. Vous êtes très attentives au sens du passage à l'acte et à l'importance des groupes de parole. Avez-vous entendu parler de l'association PedoHelp ?

Mme Audrey Farrugia . - Non.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Il s'agit d'une petite association, puisqu'elle comprend seulement un président, que nous avons auditionné, et une secrétaire, qui conduit des actions de prévention à l'égard de ceux qui ressentent une attirance sexuelle pour les mineurs sans être passés à l'acte ou qui se sentent susceptibles de récidiver.

Mme Audrey Farrugia . - Le contact s'effectue par le biais d'Internet, c'est bien ça ?

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Exactement, ils ont un site Internet : une personne qui ressent de telles pulsions, dont elle perçoit bien le caractère anormal, peut prendre contact par ce site. Une charte lui est proposée. L'association offre une oreille attentive et échange avec ces personnes qui n'auraient pas l'occasion sinon de confier leur crainte de passer à l'acte.

Mme Audrey Farrugia . - Ils n'ont pas évoqué avec vous un travail qui serait effectué localement avec un établissement ?

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Du tout, mais je souhaitais évoquer leur action dans le cadre de notre échange sur les actions de prévention.

Mme Françoise Laborde , présidente. - Cette association travaille en revanche avec certains CRIAVS. Elle joue un rôle préventif tandis que vous intervenez davantage après la commission de l'infraction, ce qui peut expliquer que vous n'ayez jamais eu de contacts avec eux.

Avez-vous connaissance de cas d'agressions sexuelles sur des mineurs incarcérés qui auraient pu être commises par des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou des surveillants pénitentiaires dans l'exercice de leurs fonctions ?

Mme Audrey Farrugia . - Je n'ai pas connaissance de l'existence de tels cas.

Mme Lucie Charbonneau . - En revanche, il existe des mineurs auteurs d'infractions à caractère sexuel (AICS), pris en charge.

Mme Dominique Vérien , rapporteur . - Existe-t-il des lieux spécialisés pour les mineurs AICS ?

Mme Lucie Charbonneau . - Il existe, d'une part, des établissements qui n'accueillent que des mineurs, et d'autre part, des quartiers qui accueillent uniquement des mineurs au sein de certains établissements. Ce sont des établissements qui relèvent de la direction de l'administration pénitentiaire, même si bien entendu ce travail se fait en lien avec la protection judiciaire de la jeunesse.

Mme Dominique Vérien , rapporteur. - J'imagine que les surveillants en contact avec des mineurs sont passés au crible du fichier des délinquants sexuels, comme le sont les enseignants, c'est-à-dire dans le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) ?

Mme Audrey Farrugia . - Le casier judiciaire des surveillants pénitentiaires fait bien entendu l'objet d'un contrôle. En revanche, à ma connaissance, mais je vérifierai, le FIJAISV n'est pas interrogé au moment d'une embauche. Il s'agit d'un fichier qui comporte les condamnations assorties de mesures de suivi, comme des obligations de pointages au commissariat. Je pense que les vérifications pour le recrutement des surveillants pénitentiaires, s'agissant d'un concours, sont les mêmes que pour les autres fonctionnaires et n'incluent pas le FIJAISV, mais une vérification du casier judiciaire. J'ignore en revanche à quel rythme des vérifications du casier sont effectuées en cours de la carrière.

Mme Dominique Vérien , rapporteur . - J'imagine quand même que selon que les surveillants sont en contact ou non avec des mineurs, les vérifications effectuées sont différentes ?

Mme Audrey Farrugia . - Je ne le pense pas. Des vérifications sont effectuées comme pour tout recrutement par concours dans la fonction publique. Puis les surveillants sont affectés dans différents établissements au cours de leur carrière et ils peuvent donc être en contact avec des mineurs à certains moments, mais les formalités de recrutement sont les mêmes. Je ne pense pas que soit opéré un contrôle plus poussé sur les surveillants pénitentiaires au contact de mineurs, mais je vérifierai.

Mme Françoise Laborde , présidente . - Il nous reste à vous remercier, Mesdames, pour la qualité de votre intervention et pour la passion que vous témoignez dans l'exercice de vos fonctions.

Audition conjointe de MM. André Peyrègne,
président de la Fédération française de l'enseignement artistique (FFEA),
et Maxime Leschiera, président des Conservatoires de France

(mercredi 13 mars 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Après une période d'interruption, nous reprenons nos auditions en recevant les représentants de deux organisations du secteur de l'enseignement artistique, M. André Peyrègne, président de la Fédération française de l'enseignement artistique (FFEA), et M. Maxime Leschiera, président des Conservatoires de France.

Notre mission d'information étudie les politiques de lutte contre les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. Après nous être intéressés à l'Éducation nationale, aux accueils collectifs de mineurs et au secteur du sport, il nous est apparu important de compléter notre information en nous centrant sur le secteur culturel. Les établissements que vous représentez accueillent beaucoup de jeunes élèves et ils ne sont donc pas à l'abri de ce type de problèmes.

L'an dernier, le magazine L'Obs avait consacré un article au problème des agressions sexuelles dans les écoles de musique : il montrait que l'emprise exercée par certains enseignants sur leurs élèves pouvait créer un contexte propice aux abus. Plusieurs affaires très médiatisées ont mis en cause des personnalités éminentes du monde musical, comme James Levine, renvoyé par le Metropolitan Opera de New-York, après que la presse américaine a fait état de soupçons d'attouchements sur un adolescent d'une quinzaine d'années au milieu des années 1980.

Nous aimerions savoir si les établissements d'enseignement artistique prennent des précautions au moment de recruter les professionnels placés au contact des mineurs, et si les professionnels et les directeurs d'établissement sont sensibilisés à ce problème. Nous aimerions également savoir quelles suites seraient données à une éventuelle affaire : des soupçons entraîneraient-ils une suspension immédiate de la personne mise en cause et un signalement à la justice ?

Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Je vous prie d'excuser l'absence de Mmes Meunier et Vérien, retenues cet après-midi par d'autres obligations.

M. André Peyrègne, président de la FFEA . - Nous sommes sensibilisés à ce problème depuis toujours. En trente-cinq ans de direction du conservatoire de Nice, j'y ai été directement confronté à trois reprises. L'article du magazine L'Obs paru il y a quelques mois a beaucoup choqué nos collègues en raison de son titre : « Silence, on viole dans les conservatoires ». Il est parfaitement injuste de jeter ainsi l'opprobre sur l'ensemble de nos établissements. Le problème est grave, mais il faut le ramener à sa juste mesure.

Dans nos établissements, le public est constitué à 80 % de mineurs. Il faut que les professeurs soient sensibilisés à ce problème, et ils le sont. Les professeurs sont des éducateurs qui forment à l'art, mais aussi à la vie. Éducateurs, ils doivent être protecteurs, et donc penser à l'attitude qu'ils adoptent vis-à-vis des élèves.

L'enseignement culturel est particulier en ce qu'il établit une relation singulière de l'élève au « maître », comme on disait au dix-neuvième siècle. Le terme s'emploie moins, mais le respect existe toujours. Dans le domaine musical, les relations sont plus intimes que dans l'Éducation nationale. Le professeur est un modèle pour l'élève. Généralement instrumentiste, il se met au piano ou il prend son violon, et le but de l'élève est d'imiter son professeur. L'emprise du professeur sur l'élève, du maître sur le disciple, est considérable, qu'elle soit intellectuelle ou humaine.

Les conservatoires se transforment parfois en lieux de confidence. Combien de fois avons-nous découvert, nous, directeurs de conservatoire, des problèmes qui ont lieu dans les familles ? Les enfants se confient à leur professeur de conservatoire comme ils ne le feraient pas à un professeur de l'Éducation nationale. La relation est très particulière dans le domaine de la musique, de la danse et du théâtre.

Le danger de cette proximité se situe à plusieurs niveaux. Tout d'abord, l'enseignement est individuel, fondé sur une relation où le maître demande un effort technique particulier à chaque élève.

Autre particularité du métier, le professeur touche l'élève. Le professeur de piano prend la main de son élève pour arrondir les doigts ou placer le poignet. Il touche ses épaules pour s'assurer qu'il est en position stable sur son tabouret. Le professeur d'instrument à vent touche les lèvres de son élève. Le professeur de danse touche les jambes de son élève. C'est inévitable. Des exceptions existent, bien sûr, comme ce professeur de percussions atteint d'une sclérose en plaque qui le tenait immobile à la fin de sa carrière : il parvenait à faire passer tout son savoir auprès des élèves sans aucun geste. C'est le contre-exemple le plus parfait de ce que je viens d'énoncer, mais c'est une exception. Le professeur de chant touche le diaphragme de son élève pour lui faire sentir l'appui de la colonne d'air. Des dérives sont possibles. Le professeur doit faire preuve d'une morale sans faille.

La matière artistique que nous enseignons fait appel aux sentiments et à l'émotion. Quand on joue une sonate de Beethoven, quand on joue du Schubert ou du Chopin, on fait passer une émotion intime et amoureuse. « Tu dois jouer avec amour ; libère-toi », conseille le professeur à l'élève. C'est là l'essence de l'interprétation. Combien de fois avons-nous entendu un jury dire : « C'est parfait techniquement, mais il n'a jamais été amoureux. Lorsqu'il sera amoureux, il deviendra un grand interprète » ? La frontière est ténue entre la bienséance et ce que nous sommes en train de pourchasser. Sans parler du théâtre où l'élève est amené à lire des tirades amoureuses en les adressant à la personne qui lui fait face, en l'occurrence son professeur.

Je veux pour finir évoquer l'organisation des cours dans les conservatoires et les écoles de musique. Dans les nouveaux bâtiments - j'ai supervisé la construction du nouveau bâtiment du conservatoire de Nice qui a une dizaine d'années d'existence -, toutes les portes ont un hublot. On demande souvent aux professeurs de donner leurs cours porte ouverte. Dans le cas d'un enseignement individuel, l'élève qui précède reste un peu plus longtemps et l'élève qui suit arrive un peu plus tôt. Nous avons réfléchi à ces problématiques.

Certaines choses sont spécifiques à nos métiers : nos professeurs sont des artistes, ont des répétitions et peuvent être soumis au dernier moment à des changements d'horaires qui ne leur permettent plus d'assurer leur cours à l'heure prévue. Ils préviennent leurs élèves par SMS. La relation entre le professeur et l'élève est quelque peu particulière. Il faut aussi évoquer la question des répétitions du soir : les cours ont lieu en dehors des horaires scolaires, à 18 heures, 19 heures, 20 heures, 22 heures. Quand il faut trouver un horaire commun à plusieurs élèves, par exemple pour les répétitions de groupes de musique de chambre, c'est souvent tard le soir. Si les parents ne peuvent pas accompagner l'élève, le professeur peut proposer de passer le prendre en voiture. Ces pratiques sont inhérentes à notre métier. Elles ne débouchent pas forcément sur des délits, heureusement ! Mais il faut avoir conscience des spécificités de notre métier.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vous avez défini l'exercice des métiers que vous représentez. Des associations de victimes ont évoqué les déplacements, le partage des chambres d'hôtel et le problème de la promiscuité.

M. André Peyrègne. - Ce n'est pas spécifique à nos métiers.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ces situations surviennent effectivement également dans les pratiques sportives.

Il en va de même de ce besoin de toucher le corps de l'enfant, de ce regard que l'enfant et les familles portent sur le maître qui amènera leurs enfants à un bon niveau...

M. André Peyrègne. - J'ai été confronté en tant que directeur du conservatoire de Nice, établissement que j'ai dirigé pendant trente-cinq ans, trois fois à ces problèmes.

La première fois, j'ai été informé qu'un professeur approchait de très près une adolescente, sans aller jusqu'à une situation extrême. Ma réaction immédiate a été de convoquer le professeur. Cela s'est réglé « d'homme à homme », avec toute la sévérité et la gravité dont je peux faire état. Je l'ai évidemment sermonné, menacé d'exclusion éventuelle ou de sanctions. Il ne s'est plus rien passé. Le professeur a reconnu qu'il était allé au-delà de ce qu'il pouvait faire. Peut-être m'aurait-on demandé aujourd'hui d'aller le dénoncer.

La deuxième fois, un professeur avait eu des relations avec un élève, mais à l'extérieur de mon établissement. Les parents ont porté plainte, l'affaire a été jugée et le professeur a fait plusieurs années de prison. Il est maintenant libre et n'enseigne plus dans la fonction publique. Il n'est en revanche pas impossible qu'il continue à enseigner dans le privé.

La troisième affaire est celle qui a failli faire le plus grand bruit. Un matin, une élève est venue dénoncer l'attitude fautive d'un professeur. À midi, un journaliste de télévision m'appelait de Paris à propos de cette « affaire de moeurs au conservatoire ». J'ai appelé le journaliste à la raison : sur quoi se basait-il ? Pourquoi donnait-il tout de suite tant d'importance à cette affaire ?

Je sentais qu'il ne s'était rien passé... J'avais déclaré « l'état d'urgence » dans mon établissement, convoqué les parents d'élèves, les professeurs pour les amener à la raison. J'ai étouffé dans la journée une affaire qui n'existait pas et, par la suite, on s'est aperçu que la dénonciation était fautive. On aurait pu jeter l'opprobre sur mon établissement et, par voie de conséquence, sur l'ensemble des établissements français si l'on avait parlé de ce cas à la télévision nationale. L'enquête a duré plusieurs mois, et il s'est avéré que la jeune fille avait menti.

De plus, j'ai eu connaissance d'une affaire concernant le directeur d'un conservatoire voisin du mien, qui a eu la malhonnêteté d'approcher de près une élève mineure. La mairie l'a convoqué, et il a fait l'objet d'une mutation. Il existe deux types de personnalités fautives : d'un côté, le pervers, le malade, et, de l'autre, comme dans ce cas précis, l'homme qui tombe amoureux d'une jeune personne. Cela ne l'excuse pas, mais cet homme, qui est un remarquable directeur, est à l'abri de commettre de nouveau une telle faute. La proximité qu'il avait avec cette jeune personne était très personnelle et ponctuelle.

Notre fédération peut vous aider à établir une charte, un texte, qui nous permettrait d'insister plus que nous le faisons dans nos établissements sur ces problèmes.

M. Maxime Leschiera, président de Conservatoires de France. - Notre association regroupe un peu plus de 200 directeurs de conservatoire. Nous essayons de réfléchir aux enjeux du métier et de nos établissements.

Nous représentons surtout des établissements en régie de collectivités locales, avec des agents qui sont des fonctionnaires territoriaux. C'est dans ce cadre que se gèrent les problématiques dont nous parlons aujourd'hui. Nos réponses reflètent donc des expériences que nous avons pu vivre en tant que professionnels, mais nous n'avons pas de statistiques ou d'enquêtes qui permettraient de donner des réponses précises au questionnaire que vous nous avez adressé.

La proportion de mineurs parmi les élèves est d'environ 80 %, la très grande majorité ayant entre six et dix-huit ans. Des centaines de milliers de mineurs fréquentent les établissements d'enseignement artistique.

Nous avons connaissance d'un certain nombre d'infractions. À titre personnel, je n'ai jamais été confronté à cette situation. Nous avons diffusé un questionnaire au sein de notre association. Il ressortait des réponses, qui n'ont aucune valeur statistique, qu'une personne sur deux a été, au moins une fois dans sa carrière, confrontée à ce type de situation. De tels cas arrivent, mais sont relativement rares.

Le contexte est soit celui d'une activité régulière, parfois à des horaires un peu spécifiques et décalés, soit, comme pour les clubs sportifs ou le scoutisme, celui des sorties, des manifestations, des voyages en car avec des nuitées et un encadrement par des adultes.

En cas de situation problématique, différents cas de figure existent. Le plus complexe est de traiter la rumeur, car il faut alors porter une appréciation sur une situation qui n'est pas claire. Il faut éviter de prendre des mesures injustifiées si l'adulte n'est coupable de rien, et prendre au sérieux la rumeur dans les cas où il s'avère qu'elle est fondée.

À partir du moment où une personne se dit victime d'une infraction, deux hypothèses se présentent : soit la famille du mineur a déjà saisi la justice, et c'est alors la collectivité territoriale qui accompagne les services judiciaires dans les démarches, soit la famille et le mineur entament des démarches sans saisir la justice, et c'est alors la responsabilité de la direction de l'établissement. Les services support d'une collectivité sont mis à contribution : ressources humaines, service juridique... Les directeurs d'établissement doivent alors être soutenus, avec toutefois la particularité qu'il n'existe souvent qu'un seul conservatoire par collectivité. Il n'est donc pas facile de communiquer sur des procédures à mettre en oeuvre, comme ce peut être le cas à l'Éducation nationale. Il pourrait être intéressant que les associations de DRH des collectivités réfléchissent à cette question.

J'en viens à la question des recrutements. Les collègues que nous avons interrogés font remarquer qu'il est à la discrétion de la collectivité d'exiger un extrait de casier judiciaire au moment de l'embauche.

Cette formalité est obligatoire au moment de l'entrée dans la fonction publique territoriale, mais la question se pose en cas de mutation, et pour les emplois contractuels ou vacataires. Le conservatoire est parfois considéré par la collectivité comme le centre de loisirs ou le club sportif municipal et soumis aux mêmes vérifications ; quelquefois, ce n'est pas le cas.

En matière de prévention, différentes mesures peuvent être mises en oeuvre. Dans les établissements, il faut instaurer une communication très fluide avec les familles pour permettre le signalement de difficultés à des interlocuteurs au sein d'un établissement. La peur de communiquer avec une institution peut être forte. La formation des enseignants et la formation continue des responsables d'établissements doivent évoquer ce type de problèmes, le rapport à l'élève mineur, le rapport au corps - on fait de la musique, de la danse, du théâtre, avec son corps, qu'on doit mettre en mouvement, et l'enseignant doit émettre des conseils sur la façon d'utiliser son corps, quelquefois en touchant l'élève -, l'instauration d'une relation dénuée d'ambiguïté... Certaines améliorations pourraient être apportées dans le processus de formation de nos enseignants.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Votre personnel est employé par les conservatoires ou les établissements d'enseignement artistique. Avez-vous recours à des bénévoles ?

M. Maxime Leschiera. - Ce sont uniquement des parents d'élèves qui font de l'accompagnement.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je vous remercie pour la qualité de vos exposés. Monsieur Peyrègne, vous maîtrisez parfaitement votre sujet et vous nous avez bien fait ressentir la passion que les maîtres transmettent à leurs élèves « disciples », ce qui nous permet de comprendre l'emprise qu'ils peuvent aussi exercer, quelquefois indépendamment de leur volonté.

Dans les conservatoires, on enseigne la danse : il faut voir le corps évoluer et corriger les postures.

M. André Peyrègne. - Pour l'enseignement de la danse, la règle est qu'il faut au minimum trois élèves avec un professeur. C'est une règle tacite que nous observons depuis quelques années.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous avez bien travaillé sur le plan pratique, en pensant à la conception des salles avec un hublot pour protéger l'élève, mais aussi l'enseignant.

La formation des enseignants nous semble intéressante. C'est à la collectivité de faire attention à la personne recrutée en termes de casier judiciaire : avez-vous des préconisations ? Devrait-il être obligatoire de vérifier le casier judiciaire ?

M. André Peyrègne. - C'est la collectivité locale qui recrute, et une vérification du casier judiciaire est faite. Mais il est vrai que, lors des entretiens d'embauche, la question n'est pas abordée, pas plus que dans les instituts de formation des professeurs que sont les centres de formation des enseignants de la danse et de la musique, ou les sections de préparation à l'enseignement des conservatoires nationaux supérieurs. Il serait peut-être bon qu'elle soit évoquée dans le cursus de ces futurs professeurs.

M. Maxime Leschiera. - Dans le cadre de la formation continue au sein des collectivités, notamment les plus importantes, l'organisation de modules pourrait permettre de faire passer des messages transversaux.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Ces questions dépendent des collectivités. Il n'existe donc pas de procédure nationale, avec des directives ou des consignes.

Mme Annick Billon . - Je vous remercie pour vos interventions.

Monsieur Peyrègne, vous avez évoqué cette relation singulière entre le professeur, le maître, presque un dieu, et l'élève, dans ces apprentissages qui favoriseraient des confidences. Mais d'autres lieux jouent le même rôle : cafétérias, salons de coiffure... Je ne vois pas en quoi le phénomène serait plus répandu dans le milieu culturel.

Le professeur touche l'élève ; mais les médecins, les instituteurs, les animateurs des centres de loisirs touchent aussi les enfants. Ce n'est pas une particularité du conservatoire.

M. André Peyrègne. - Je ne vous contredirai pas, mais il y a une importance toute particulière de l'approche tactile du professeur artiste.

Mme Annick Billon . - La question des SMS et des transports concerne d'autres activités. Si l'on peut améliorer les choses, on le fera pour toutes les disciplines.

Je voudrais revenir sur les affaires douloureuses que vous avez eu à traiter.

Avez-vous entendu la parole de l'enfant ? Quid des conséquences psychologiques pour celui-ci ? Vous avez pris les mesures que vous jugiez utiles, mais je ne vous ai entendu parler que du professeur et de vous-même, le directeur, ce qui m'a dérangée.

M. André Peyrègne. - Je n'ai pas voulu aggraver la situation de l'enfant ; en revanche, j'ai eu plusieurs longs entretiens avec les parents. Le fait de convoquer l'élève aurait aggravé sa situation psychologique. Les conversations que j'ai eues avec le professeur et avec les parents ont permis de mettre un terme à cette affaire. J'ai évidemment proposé que l'élève ne fasse plus partie de l'établissement, mais dans sa discipline il n'y avait qu'un seul professeur. Après une période d'absence d'un ou deux mois, la jeune fille est revenue, et tout est rentré dans l'ordre.

Mme Annick Billon . - Mes propos vont peut-être vous heurter, même si j'essaye de les dire avec délicatesse, mais vous avez dit que vous aviez proposé qu'elle « ne fasse plus partie de l'établissement », alors même qu'elle n'était pas en faute.

M. André Peyrègne. - Bien entendu ! Je me suis mal exprimé, j'ai proposé qu'elle ne fasse plus partie des élèves de ce professeur. Mais celui-ci était l'unique enseignant de cette discipline et, circonstance aggravante, elle aurait pu s'inscrire dans le conservatoire voisin, dans lequel enseignait... le même professeur. La situation était inextricable.

Mme Annick Billon . - Il n'aurait pas fallu que cette élève subisse une double peine.

M. André Peyrègne . - Elle aurait certes pu rester dans l'établissement mais changer d'instrument. Mais elle aimait son instrument !

Mme Annick Billon . - Vous avez parlé d'imprudence, de malhonnêteté et laissé entendre que ces affaires avaient été difficiles à traiter. J'ai l'impression que l'on a toujours du mal à nommer les choses par leur vrai nom...

En outre, l'écart d'âge peut être très faible entre les élèves et leur professeur. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les écarts d'âge, dans les trois affaires sur lesquelles vous avez eu à statuer ?

Ne faut-il pas, pour mieux combattre ces phénomènes, mieux nommer les choses, mieux écouter la parole des enfants et leur donner la priorité, eux qui sont victimes avant tout ?

M. André Peyrègne . - Dans les deux cas auxquels je songe, les enseignants avaient une trentaine d'années.

Dans les trois affaires que je vous ai décrites, la seule parole d'enfant que j'ai écoutée était mensongère. Écouter les enfants est évidemment capital, mais les convoquer pour leur poser des questions est toujours délicat, voire contraignant pour eux.

M. Maxime Leschiera . - Parler de convocation est peut-être un peu excessif. Les choses ont changé dans nos établissements : la relation entre la direction et l'équipe pédagogique d'une part et les enfants d'autre part est devenue moins verticale. Nous tendons vers une communication fluide pour surmonter la peur de dire les choses, pour éviter que les petits problèmes ne deviennent des gros problèmes et que l'on soit réduit à convoquer les enfants pour les faire parler.

M. André Peyrègne . - Il n'y a certes pas de règle administrative ou de façon de procéder bien codifiée. Dans le monde artistique, nous sommes dans la nuance ; l'attitude procède de cela.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous avez dit que les professeurs prenaient contact avec les élèves, pour modifier un horaire de cours par exemple, via leur téléphone portable...

M. Maxime Leschiera . - Cela dépend naturellement de l'âge des élèves. Je vous rassure : les professeurs n'indiquent pas par texto à leurs élèves de huit ans que l'horaire du cours a changé, ils passent dans ce cas par les parents !

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Bien loin de nous, naturellement, l'idée de vous donner des leçons, mais dans les collèges et les lycées, il semble que le formalisme ait été abandonné et que le téléphone portable soit devenu une étonnante solution de facilité ; le tutoiement s'instaure, la distance est abolie, ce qui peut faciliter les dérives. Qu'en pensez-vous ?

M. André Peyrègne . - Nous l'avons remarqué en effet. Mais le tutoiement et le rapprochement de l'élève et du professeur n'empêchent pas le respect, qui se manifeste autrement.

Mme Corinne Imbert . - Ne pourrait-on préconiser que la communication doit être établie avec les parents, même si l'élève a dix-sept ans et demi ?

M. Maxime Leschiera . - À chaque établissement ses règles en la matière. Dans celui que je dirige, la communication directe avec l'élève est possible dès quinze ans. Mais cela se décide à chaque rentrée scolaire, avec l'accord des responsables légaux du mineur.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions pour vos explications. Les cas que vous avez cités ne sont certes pas du type de ceux qui ont défrayé la chronique. Mais dans tous les domaines, celui de l'enseignement artistique comme les autres, la vigilance et l'information, au stade du recrutement comme du suivi de l'établissement, sont de mise pour garantir la sécurité des mineurs.

Audition de Mmes Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy,
Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris,
et Josine Bitton, membre du groupe « mineurs »
du Conseil national des barreaux

(mercredi 13 mars 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Pour notre deuxième audition, nous avons le plaisir de recevoir quatre représentants du Conseil national des Barreaux, le CNB : Maître Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy, élue au CNB ; Maître Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière de Paris ; Maître Josine Bitton, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis et membre du groupe de travail « droit des mineurs » et Mme Corine Meric, juriste au CNB.

Le CNB a pris contact avec nous il y a quelques semaines pour demander à être entendu. Je vous remercie de cette démarche, qui témoigne de l'intérêt que vous portez aux travaux du Sénat.

Les travaux de notre mission d'information s'inscrivent dans le prolongement du groupe de travail de notre collègue Marie Mercier, qui avait étudié de manière très approfondie, l'an dernier, les règles de droit pénal applicables aux infractions sexuelles sur mineurs. Ces règles ont évolué encore tout récemment avec l'adoption de la loi Schiappa, qui a notamment allongé le délai de prescription.

Vous nous direz si, de votre point de vue, des modifications supplémentaires méritent d'être apportées à nos règles de droit, qu'il s'agisse des règles de fond ou de la procédure pénale - on sait par exemple que le recueil de la parole des victimes mineures n'est pas une tâche facile. Au-delà des règles, c'est peut-être leur mise en oeuvre par les services enquêteurs et par les tribunaux qui gagnerait parfois à être améliorée.

Les avocats que vous représentez peuvent être amenés à défendre des enfants victimes - et je suppose que c'est cet aspect qui intéresse principalement le groupe de travail « droit des mineurs » -, mais aussi des auteurs d'infractions sexuelles. Ces deux versants du sujet nous intéressent, la nécessaire écoute des victimes devant être conciliée avec le respect de la présomption d'innocence.

Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire indicatif pour vous aider à préparer cette audition. Je vous prie d'excuser l'absence de Mmes Meunier et Vérien, retenues cet après-midi par d'autres obligations.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, puis la rapporteure et l'ensemble de mes collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points.

Mme Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris . - Nous sommes des avocats spécialement formés pour assister des enfants, auteurs ou victimes d'infractions, dans toutes les procédures ou problématiques qui les concernent.

Dans un premier temps, je souhaite insister sur la nécessité des formations pluridisciplinaires. Les professionnels de l'enfance, les magistrats, les avocats, les travailleurs sociaux, les personnels de l'éducation nationale doivent se connaître pour bien travailler ensemble. Toutes les personnes qui sont, de par leur profession, en contact avec des enfants doivent être formées pour être capables de déceler les signes de souffrance ou de détresse chez les enfants. C'est fondamental de pouvoir intervenir le plus rapidement possible sur ces problématiques.

Il faut surtout que ces acteurs disposent de rudiments de droit. Que peuvent-ils faire ou ne pas faire ? Que doivent-ils faire ? Je suis par exemple frappée par l'absence de culture juridique chez les personnels de l'Éducation nationale. C'est même parfois le cas chez des travailleurs sociaux ou des fonctionnaires de la PJJ.

Mme Sophie Ferry-Bouillon, avocate au barreau de Nancy, élue au Conseil national des barreaux. - C'est frappant de constater que les infractions sexuelles ont principalement pour cadre le milieu familial. Enfin, c'est ce que nous disent les statistiques. Est-ce un reflet fidèle de la réalité ? C'est tout l'enjeu du travail que vous avez entrepris : savoir révéler ce qui est caché.

Dernièrement, la conjonction de la montée de l'individualisme dans nos sociétés et de la désacralisation des institutions a conduit à une libération de la parole. Le législateur que vous êtes doit accompagner ce mouvement pour faciliter cette libération et l'accueil de cette parole.

Vous nous demandez si l'arsenal juridique est suffisant. Toute la profession s'accorde à dire qu'il l'est. Il existe des mesures de protection en amont et en aval. En amont, je vise les obligations de signalement, qui renvoient au secret professionnel, que j'aborderai plus loin. Il y a aussi le temps de l'enquête, avec le contrôle judiciaire et les interdictions éventuels, pour protéger les mineurs.

En aval, il y a bien sûr les textes répressifs, qui nous paraissent très complets.

En revanche, ce qui nous inquiète, c'est le chiffre de 70 % de classements sans suite, ce qui renvoie au manque de moyens, humains et financiers.

Quand un mineur porte plainte contre un autre mineur dans un cadre institutionnel, on se contente souvent du « parole contre parole » pour abandonner les poursuites, car on n'a pas les moyens d'enquêter de manière plus approfondie, par exemple dans l'entourage des mis en cause. C'est trop compliqué, trop périlleux. Ce faisant, on laisse peut-être d'autres victimes sur le bord du chemin et on laisse planer un risque sur la société.

Sur la prescription, la tendance est à l'allongement des délais. C'est peut-être insuffisant, mais nous sommes confrontés à des impératifs constitutionnels. Par ailleurs, il faut avoir en tête que le procès n'est pas la solution à tout. Il peut être très violent et contribuer à fragiliser davantage une victime.

Le recueil de la parole de l'enfant, en revanche, est insatisfaisant. Nous avons des professionnels, qui, même avec la meilleure volonté du monde, ne sont pas formés à recueillir la parole de l'enfant. Il y a de surcroît des inégalités de traitement selon les juridictions, les territoires où cette parole sera recueillie. C'est notamment beaucoup plus compliqué en milieu rural.

Je suis sidérée de voir des mineurs se rendre seuls dans des commissariats de police. Un accompagnement par des avocats est parfois organisé dans certains parquets, mais c'est loin d'être le cas partout.

Il faut une formation bien particulière pour savoir poser les bonnes questions à un mineur. Si on ne pose pas les bonnes, on n'aura pas les bonnes réponses. Tout se joue à ce stade. Cela peut être préjudiciable à un éventuel procès, mais également traumatisant pour l'enfant qui devra plusieurs fois répondre aux mêmes questions. L'enregistrement est un garde-fou, mais des problèmes peuvent toujours arriver à ce stade.

Sur le suivi sociojudiciaire et sur le suivi en détention, il y a, là aussi, un manque criant de moyens. Il y a trop peu de psychiatres en prison et le système se repose trop souvent sur les traitements médicamenteux. On peut donc s'interroger sur l'intérêt de l'injonction de soins.

Je conclus sur le problème de la conciliation entre obligation de signalement et secret professionnel. Ce dispositif juridique est très complexe et beaucoup d'obligations sont méconnues. D'abord, soyons clairs, le secret de la confession n'est absolument pas couvert par la loi sur le secret professionnel. C'est une loi canonique qui ne s'impose absolument pas dans notre ordre juridique. Ensuite, le secret professionnel peut être levé par certaines professions, notamment les médecins qui auraient à connaître de maltraitances sexuelles ou physiques envers des enfants. Mais c'est parfois difficile pour eux de se repérer dans ce maquis législatif. Une simplification serait peut-être salutaire. L'article 40, enfin, qui fait obligation aux fonctionnaires de dénoncer des infractions dont ils auraient connaissance dans leur activité, n'est pas suffisamment connu. La lourdeur de sa mise en oeuvre pose de surcroît question.

Mme Josine Bitton, membre du groupe « mineurs ». - La boîte à outils est satisfaisante, mais les acteurs, que ce soit les enseignants, les médecins, les assistants sociaux, les éducateurs de rue, les policiers, voire les intervenants de la PJJ, ne sont pas suffisamment bien formés. Or je confirme ce que vient de dire ma collègue : c'est l'accueil de l'enfant et le recueil de la parole qui déterminent toute la suite de la procédure.

Il faut dire que les budgets, y compris pour la formation, sont réduits partout. Les salles Mélanie se développent dans les commissariats et les gendarmeries, mais ne sont pas encore généralisées. C'est normalement prévu pour la fin 2019.

J'insiste, comme Dominique Attias, sur la nécessité de mettre en place des formations pluridisciplinaires, transversales.

La situation de la psychiatrie est évidemment très problématique. En Seine-Saint-Denis, où j'exerce, il faut parfois plus de dix-huit mois pour avoir un rendez-vous. L'enfant en souffrance se retrouve face à un désert, parce qu'il n'y a plus ni médecin, ni infirmière scolaire, ni PMI dans certains territoires.

Mme Catherine Deroche , présidente . - J'ai rencontré en Isère l'association SOS Inceste pour Revivre. L'une de ses psychiatres a évoqué les dossiers médicaux des personnes suivies en hôpital psychiatrique après avoir subi des violences sexuelles dans l'enfance. D'après elle, les dispositions issues de la loi Kouchner relatives à la possibilité de consulter son propre dossier conduisent certains services à recommander aux médecins de faire preuve d'une grande prudence en ce qui concerne les informations qu'ils font figurer dans le dossier. Ainsi, lorsque des abus sexuels sont révélés par des patients lors d'entretiens avec leur médecin, souvent ce dernier ne les inscrit pas dans le dossier, par peur de problèmes en cas de future consultation du dossier. Avez-vous entendu parler de cette difficulté ?

Mme Dominique Attias. - Cela me rappelle les discussions autour de l'accès de l'enfant et de ses parents à leur dossier en matière d'assistance éducative. Tous les professionnels avaient exprimé une opposition farouche à cette idée. D'après eux, si l'on offrait l'accès au dossier, on ne pourrait plus y écrire tout ce que l'on veut. Aujourd'hui, les justiciables y ont accès, de manière encadrée : certaines pièces peuvent être retirées, avec une explication, et un professionnel est présent lors de la consultation. Certains professionnels, forts de leur droit et de leur compétence, se montraient réticents, mais devoir expliciter la position de chacun de manière construite permet un suivi beaucoup plus efficient de la personne et un meilleur respect de ses droits. Les professionnels, qu'il s'agisse de droit ou de médecine, doivent simplement être suffisamment formés.

D'ailleurs, même en matière psychiatrique, faire assister les patients par des avocats qui les aident à avoir accès à leur dossier peut être utile. Il ne s'agit pas de mettre à leur disposition le rapport à l'état brut, mais de leur en lire les éléments importants tout en appliquant les filtres nécessaires.

C'est donc, selon moi, un faux problème. Les personnes, notamment quand elles sont privées de leur liberté, doivent avoir les moyens de connaître ces informations, afin de pouvoir construire un vrai parcours de vie.

Ce serait un moyen de clarifier la situation et de protéger les médecins que de les obliger à signaler de tels éléments dans le dossier médical. Ils sont tétanisés de peur, car ils ne savent plus ce qu'on peut faire ou ne pas faire ; ils craignent des poursuites. Rendons les choses simples en mettant en place cette obligation, comme dans d'autres pays ! On nous rétorquera que les parents n'oseront plus emmener leur enfant voir un médecin, mais je crois que quand on a besoin d'aller voir un médecin, on y va. S'il y a une obligation, les choses sont simples et les enfants sont protégés. Un enfant qui révèle de tels faits, même en demandant « de ne pas répéter », exprime une demande d'aide ; un médecin ne doit pas hésiter à y répondre de manière professionnelle. Il faut que les médecins, qui comptent parmi les protecteurs des enfants, puissent révéler ces faits sans se poser de questions. À l'étranger, dès que cette obligation a été instaurée, il y a eu plus de signalements et les enfants ont été mieux protégés.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - La loi existe, mais elle est mal connue et mal appliquée. On entend souvent dire : « Il n'y a qu'à faire une loi, et tout sera réglé ! ». Depuis quelques mois que nous travaillons sur la protection des enfants, nous pouvons constater que tel n'est pas le cas : la loi existe déjà !

Quant au recueil de la parole des enfants, on nous avait déjà fait part de soucis au sujet des gendarmes et des policiers ; semble-t-il, de tels problèmes peuvent se poser même pour les avocats ! Le problème est d'abord financier : la justice a trop peu de moyens, sans parler des inégalités entre territoires. Les salles Mélanie ont le mérite d'exister, mais ne servent à rien sans volonté humaine, sans présence d'un psychologue auprès de l'enquêteur.

Que pensez-vous de l'allongement de la prescription à trente ans pour les crimes ? Faudrait-il aussi l'allonger pour les délits d'attouchements sexuels ?

Mme Sophie Ferry-Bouillon. - La question est délicate. La plus grande problématique, même en cas de dénonciation immédiate, est celle de la preuve ; prouver les faits devient toujours plus difficile au fur et à mesure que les faits sont plus anciens. Le procès ne résout pas tout, mais la reconnaissance des faits est essentielle dans le parcours d'une victime. La parole exercée dans un cadre institutionnel permet de mettre chacun à sa place, agresseur et victime. Pour autant, le procès n'est pas forcément la solution dans de tels cas.

Mme Josine Bitton. - Des expériences de justice restauratrice ont été organisées au Canada et en Belgique ; cela donne aux victimes la possibilité d'être entendues et pourrait peut-être pallier le problème de la preuve et de la vérité judiciaire, qui n'est pas toujours celle qu'attend une victime.

Mme Catherine Deroche , président e. - Le fait que tant d'affaires soient classées sans suite fait penser aux victimes et aux associations que la loi est mal faite. Cela génère une demande très forte de changement législatif. Les condamnations pour viol sont moindres qu'il y a quelques années, alors même que la prise de conscience est plus forte. La question des moyens financiers est en tout cas cruciale.

Mme Dominique Attias. - Prenons la situation d'un enfant qui révèle un tel crime. L'auteur présumé, placé en garde à vue, est assisté d'un avocat, alors que l'enfant présumé victime est seul. Nous sommes censés être à côté de l'enfant s'il y a une confrontation, mais ce n'est pas systématique. Un enfant auteur d'un crime ou d'un délit a un avocat à ses côtés du début à la fin ; ce n'est pas le cas d'un enfant victime, sauf si la demande en est faite par les parents ou par un juge.

Une jeune fille victime d'attouchements est récemment venue me consulter ; elle n'avait encore jamais vu d'avocat, alors même qu'elle était citée comme partie civile devant le tribunal. Il a fallu demander le renvoi de l'affaire pour que je puisse consulter le dossier, pour des faits qui se sont produits il y a quatre ans. C'est toute seule qu'elle a été entendue par un juge d'instruction. Si un avocat était obligatoirement désigné pour assister un enfant victime, on ne connaîtrait pas de tels dysfonctionnements. C'est son psychologue qui, la voyant tétanisée de peur par la convocation, l'a orientée vers une permanence juridique.

On traite différemment, pour des raisons historiques liées à la présomption d'innocence, les prévenus et les enfants victimes. Concernant l'aide juridictionnelle, les avocats sont moins rétribués quand ils sont avocats d'une victime que quand ils défendent un prévenu. Pourtant, c'est un long et lourd parcours, qui requiert une formation spécifique, que de conseiller un enfant ou d'une femme qui a subi une agression sexuelle. Si l'auteur présumé nie, il y a des confrontations : il faut les préparer.

Les divers professionnels doivent se connaître et se former ensemble. Quand des enfants sont hospitalisés après une tentative de suicide, les médecins n'osent pas nous recevoir parce qu'ils ont peur des avocats. Il faut pouvoir travailler avec les enfants, les aider à défendre leurs droits. Ce sont des questions strictement pratiques !

Mme Sophie Ferry-Bouillon. - Je veux faire un point technique sur la durée des enquêtes préliminaires. L'accès au dossier par la victime est possible seulement une fois qu'une information judiciaire est ouverte ; pendant l'enquête préliminaire, cet accès est très limité. Entre autres conditions, seules les victimes assistées d'un avocat en disposent. Pourtant, l'enquête préliminaire dure parfois quatre ans. Cela ajoute à la souffrance de la victime et à la difficulté de son parcours.

La faculté donnée au procureur de la République d'informer une administration qu'une personne qu'elle emploie fait l'objet d'une enquête est quant à elle limitée aux cas où cette personne est mise en examen ou condamnée. Pendant l'enquête préliminaire, il y a un vide ; en outre, le contrôle judiciaire est par définition impossible. Comment faire, alors ? L'ouverture plus rapide d'une information judiciaire, qui demande elle aussi des moyens, est nécessaire.

La consultation du Fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes, ou FIJAISV, est elle aussi impossible dans le cadre d'une enquête préliminaire. Cette temporalité en creux est extrêmement importante : elle doit être comprise en rapport avec la présomption d'innocence. On ne peut pas inscrire des individus contre lesquels aucune information judiciaire n'est ouverte. Une ouverture d'instruction, avec l'équilibre des droits de la défense que cela implique, permet ces mesures de prévention.

Mme Catherine Deroche , président e. - Le problème posé par la durée des enquêtes a été évoqué lors de nos visites dans les départements, notamment par les services de protection de l'enfance. La période de suspension de quatre mois qu'ils peuvent imposer à leurs agents expire toujours avant que les décisions judiciaires ne leur parviennent.

Mme Françoise Laborde . - J'étais ravie d'entendre vos propos relatifs à la dénonciation et aux médecins. Qu'il s'agisse du droit canonique ou des services sociaux, il y a tout de même des règles à appliquer, mais elles sont peu connues : quand j'étais directrice d'école, l'article 40 du code de procédure pénale ne nous était pas familier ! Il existe historiquement, en France, une culture de non-dénonciation, pour bien des raisons bonnes et mauvaises, mais il faut aller jusqu'au bout de ce qui nous est permis.

Mme Dominique Attias. - Avez-vous auditionné des représentants de l'association L'Ange Bleu ? Ils travaillent à la prévention des actes pédocriminels. Je pense d'ailleurs qu'il serait symboliquement important de parler de « pédocriminels » plutôt que de « pédophiles ».

Mme Catherine Deroche , président e. - Nous devons les auditionner bientôt. Nous avons déjà entendu l'association PedoHelp ainsi que des représentants des CRIAVS. On nous a signalé l'existence en Allemagne d'un numéro de téléphone destiné aux personnes qui éprouvent de telles attirances et qui souhaitent être accompagnées.

Mme Dominique Attias. - Je suis interrogative sur la mise en contact direct entre un agresseur et une victime. Je sais que des associations mènent des travaux sur cette question. C'est sans doute envisageable si les victimes ne sont pas mises en relation avec les personnes qui les ont personnellement agressées.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - En effet. Pour revenir à la question sémantique que vous évoquiez, je rappelle que le terme de pédophile appartient à la classification psychiatrique et désigne une maladie. Pour un prédateur, on parle de pédocriminel.

Mme Dominique Attias. - Certaines associations ont fait bouger les lignes. Ainsi, de l'association du syndrome de Benjamin : alors que la troisième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-III), référence pour le psychiatres aux États-Unis et dans le monde, classait les transsexuels comme souffrant d'une maladie psychiatrique, cette association a réussi à les faire retirer de la quatrième édition de ce manuel (DSM-IV). Pourquoi ne pas faire changer le terme de pédophile ?

Mme Catherine Deroche , présidente . - Un pédophile ne passe pas toujours à l'acte...

Mme Marie Mercier , rapporteur . - C'est un débat de professionnels !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Lorsqu'on interroge sur les actes qui se produisent dans quelque institution que ce soit, le terme de pédo-criminalité indique clairement qu'on ne touche pas un enfant, dans aucune circonstance.

J'ai vu hier un documentaire intitulé « L'enfance volée », qui sera diffusé sur LCP et donne à voir un extrait d'une émission d' Apostrophe dans les années 1970 où, sous le regard goguenard de Bernard Pivot, certains défendent les relations avec les mineures. C'était surréaliste.

Je vous remercie pour votre intervention que vous pouvez compléter par une contribution écrite si vous souhaitez préciser certains points techniques.

Audition de Me Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris
et du Consistoire central israélite de France,
M. Jérémie Haddad, président, et Mme Karen Allali, commissaire générale,
des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France

(mercredi 13 mars 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons à présent Maître Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris et du Consistoire central israélite de France, ainsi que M. Jérémie Haddad, président, et Mme Karen Allali, commissaire générale, des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France (EEIF), qui est une organisation de scoutisme.

Merci d'avoir accepté notre invitation. Notre mission commune d'information s'intéresse aux infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. Nous sommes donc hors du cadre familial, où se produisent la majorité des agressions sexuelles sur mineurs. À ce titre, nous nous sommes intéressés à l'Éducation nationale, au secteur sportif ou encore aux activités culturelles, mais nous ne pouvions bien sûr pas ignorer les agressions sexuelles commises dans un contexte religieux.

C'est surtout l'Église catholique qui est, depuis plusieurs années, bouleversée par des scandales de pédophilie. La semaine passée a encore été marquée par la condamnation, en première instance, du cardinal Barbarin, à qui il est reproché de ne pas avoir dénoncé des agressions sexuelles commises par un prêtre dans un camp de scouts.

Il nous a semblé indispensable d'entendre les représentants des autres cultes présents dans notre pays, afin de compléter notre information et de dresser un état des lieux plus exhaustif. Nous avons déjà auditionné le président de la Fédération protestante de France, accompagné de la secrétaire générale des Éclaireuses et Éclaireurs unionistes de France, et nous entendrons juste après vous un représentant du Conseil français du culte musulman.

Certaines activités que le Consistoire contribue à organiser impliquent d'accueillir des mineurs : je pense aux écoles confessionnelles, à l'enseignement religieux ou encore aux mouvements de jeunesse. Il existe par ailleurs un scoutisme israélite, représenté aujourd'hui par les Éclaireuses et Éclaireurs, qui, par construction, encadre des enfants et des adolescents.

Nous aimerions savoir si les agressions sexuelles sur mineurs sont un problème auquel vous avez déjà été confrontés et, si oui, comment ces affaires ont été traitées.

Ont-elles donné lieu à un signalement à la justice ? Quelles précautions prenez-vous au moment de recruter un professionnel ou un bénévole qui va être au contact de mineurs ? Êtes-vous engagés dans des démarches de prévention et de sensibilisation, tant auprès des jeunes qu'auprès des adultes, sur ces sujets ? Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Je vous prie d'excuser l'absence de Mmes Meunier et Vérien, retenues cet après-midi par d'autres obligations.

Maître Alex Buchinger, administrateur du Consistoire de Paris et du Consistoire central israélite de France . - Le Consistoire est une institution napoléonienne, créée il y a 218 ans. Elle regroupe toutes les communautés consistoriales de France dans le cadre du Consistoire central. La plus importante est celle de Paris, à laquelle j'appartiens en tant qu'élu. J'appartiens également au Consistoire central, dont je suis le conseiller juridique et judiciaire au niveau national, étant avocat de profession.

La communauté juive de France est la plus importante d'Europe, et le Consistoire est l'institution juive la plus importante d'Europe. Nous sommes la troisième communauté au monde, après Israël et les États-Unis. Il y a environ 300 000 juifs en région parisienne, et 500 000 dans toute la France.

Au sein du Consistoire de Paris, le tribunal rabbinique est présidé par le grand rabbin de Paris. La fonction du Consistoire est en effet une fonction cultuelle. Il traite du mariage, des conversions, des inhumations, des divorces religieux - qui n'existent pas dans la religion catholique ni dans la religion protestante. Le tribunal rabbinique est composé de juges rabbiniques et il n'intervient que dans les domaines strictement religieux.

Lorsqu'il est contacté pour un problème d'ordre pénal, comme les atteintes sexuelles sur mineurs, les agressions sexuelles, la pédophilie, ou les viols, le Consistoire conseille systématiquement au plaignant de se tourner vers la justice pénale en déposant plainte.

Il y a également des cours de Talmud Torah, c'est-à-dire des cours de religion dispensés aux enfants et aux adolescents qui sont scolarisés dans le public. Malheureusement, dans une bonne partie de la région parisienne, il n'est plus possible pour les enfants juifs d'être scolarisés dans les établissements publics. Beaucoup d'enfants ont donc rejoint les écoles confessionnelles dont celle que gère le Consistoire, située à Montrouge. Beaucoup d'enfants de confession juive sont par ailleurs élèves d'institutions catholiques.

Le Talmud Torah a lieu le mercredi et le dimanche et regroupe les enfants qui désirent recevoir un enseignement religieux. Nous sommes donc tout à fait concernés par ce type de problèmes. Heureusement, les cas de pédophilie sont extrêmement rares.

Il est vrai que les rabbins ont cet avantage sur les prêtres de la religion catholique d'être presque tous mariés. Pour autant, on sait qu'aucun groupe social n'est épargné par ce fléau qu'est la pédophilie. Souvent, les pédophiles ont eux-mêmes été victimes dans leur enfance de telles agressions.

Au sein de la communauté juive, il est arrivé que des personnes soient poursuivies à la suite de plaintes, mises en examen et même incarcérées pour des faits d'agressions sexuelles ou de viols sur des enfants. Le Consistoire est rarement alerté sur ce type d'affaires. Lorsqu'on vient lui en rapporter une, il conseille systématiquement aux victimes ou aux parents des victimes de déposer plainte.

Une affaire récente, pour n'être pas un cas de pédophilie, a beaucoup ému la communauté juive. Il s'agit d'un circonciseur qui a abusé de la fonction religieuse qu'il exerçait pour commettre des attouchements sur les mères de famille qui lui apportaient leur enfant. Sept ou huit plaintes ont été déposées. C'est un avocat du Consistoire qui défend toutes ces parties civiles.

Dans une école, un surveillant a commis des attouchements sur des enfants. Sollicité par le directeur, je lui ai conseillé de déposer plainte, ce qu'il a fait, et le surveillant a été mis en examen. Il est toujours délicat d'inciter les gens à dénoncer qui que ce soit. Mais, en matière de pédophilie, il peut y avoir de nombreuses autres victimes. Il ne faut donc pas hésiter. Aussi, chaque fois que le Consistoire est alerté, il demande aux parents des victimes de déposer plainte. Plus question de régler les problèmes en interne !

M. Jérémie Haddad, président des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France . - Les Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France sont le plus important mouvement de jeunesse juif de France, avec entre 3 500 et 4 000 membres, soit un taux de pénétration très important auprès de la jeunesse juive.

Ce mouvement existe depuis 1923 ; il va donc allègrement vers ses cent ans. Il a contribué à de nombreuses actions et initiatives qui ont suivi l'ensemble de la vie de la communauté juive en France, mais aussi celle de la France. Je pense notamment à la libération de Castres et de Mazamet par les maquisards qui comptaient dans leurs rangs de nombreux Éclaireurs israélites de France. Le mouvement a aussi contribué à l'accueil des Juifs migrants en provenance, dans les années 1920 et 1930, d'Europe de l'Est, et, dans les années 1960, d'Afrique du Nord.

Notre activité est en croissance forte : plus de 40 % depuis six ans. Sans doute est-ce que notre offre répond assez bien aux attentes des parents. Nous proposons en effet un retour à une forme d'authenticité, avec la déconnexion des portables, des écrans, et un retour à la nature.

Nous avons aussi une dimension extrêmement pluraliste, puisque nous accueillons aussi bien des Juifs pratiquants que non pratiquants mais aussi des non-Juifs. Nous sommes membres du scoutisme français, et faisons partie des six grandes associations de scoutisme reconnues comme telles par le mouvement mondial du scoutisme et par les pouvoirs publics. Nous sommes donc régulièrement audités et auditionnés.

Heureusement, nous n'avons jamais été confrontés à un cas d'agression sexuelle d'un majeur sur un mineur. En revanche, nous avons connu des cas impliquant des mineurs entre eux, et ceux-ci ont même tendance à se multiplier.

La première affaire sérieuse de ce type remonte à 2012. Nous y étions peu préparés et elle a suscité une vive émotion. C'était compliqué, car l'affaire impliquait des enfants âgés de huit à dix ans. C'est allé jusqu'au dépôt d'une plainte et à une audition par la brigade des mineurs. Depuis, nous avons fait beaucoup d'efforts pour être en mesure de prendre en charge ces sujets de façon beaucoup plus claire et nette, avec des procédures bien établies.

L'absence de cas impliquant des majeurs peut s'expliquer par la structure du mouvement, qui compte finalement peu d'adultes. Les jeunes que nous accueillons sont bâtisseurs de huit à onze ans, éclaireurs de onze à quinze ans, puis on entre dans la branche « perspectives » de quinze à dix-sept ans et, à partir de dix-sept ans, on devient animateur, en général jusqu'à vingt-deux ou vingt-trois ans. A vingt-trois ans, quand on a fini son parcours, on quitte le mouvement, et l'on n'y revient que de façon ponctuelle, par exemple pour entrer au conseil d'administration. Les adultes qui sont sur le terrain sont donc de jeunes adultes, qui ont entre dix-sept et vingt-trois ans, et ce ne sont jamais des inconnus : on les connaît depuis très longtemps, puisqu'ils ont suivi l'ensemble du parcours. Puis, avec un effectif de 4 000 membres, s'il y avait un problème, on le saurait très rapidement. Nous connaissons assez précisément les quelque 400 animateurs présents sur le terrain.

Mme Karen Allali, commissaire générale des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France . - Bien sûr, on n'est jamais à l'abri. Mais, dans nos camps, une forme de bienveillance s'installe entre les jeunes et, si d'aventure un jeune avait un comportement qui pourrait poser question, cela serait tout de suite signalé.

En 2012, nous avons connu cette affaire qui nous a interpellés, et la parole s'est libérée. Hélas, nous l'avons appris très tard par rapport à la date de fin du camp. Cela nous a fait comprendre qu'il fallait renforcer la formation des animateurs sur les agressions sexuelles entre mineurs. Nous avons donc mis en place des séances de formation, et participé à une réflexion initiée par le ministère de la Jeunesse et des Sports sur ces questions-là, pour savoir ce qui se faisait dans les autres mouvements de scoutisme.

Nous avons aussi mis en place, en concertation avec des psychologues, des formations et des sensibilisations de nos animateurs et de nos jeunes cadres. Dans le mouvement scout, on est responsable d'équipe à partir de quatorze ou quinze ans. Nous avons donc informé les jeunes cadres que ce sont des choses qui peuvent arriver et nous essayons de leur donner des outils pour déceler ce genre de comportement.

Le résultat est que ces cas sont beaucoup plus vite détectés par les animateurs. Nous séparons immédiatement l'agresseur de la victime, et recueillons la parole, sans aucun jugement, pour savoir ce qui s'est passé. Nous organisons ensuite l'accompagnement vers les professionnels de santé et informons les familles des victimes et des agresseurs. Aucune plainte n'a été déposée pour l'instant. Il est vrai que les jeunes ne sortent pas de nulle part. Ils sont intégrés dans l'un de nos quelque quarante groupes locaux, qui se réunissent d'ailleurs souvent dans les locaux du Consistoire. Ainsi si un animateur se permettait un peu de familiarité avec un enfant, cela interpellerait immédiatement le reste de l'équipe d'animation.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Les mineurs qui agressent sexuellement d'autres enfants ont souvent été eux-mêmes victimes d'agressions. Vous renseignez-vous sur leur histoire personnelle ?

Mme Karen Allali. - On ne s'occupe pas seulement de la victime, mais aussi de l'agresseur, notamment en informant sa famille. On ne sait pas si les enfants « agresseurs » comprennent véritablement la portée de leurs actes ou de leurs paroles. On a par ailleurs constaté qu'ils avaient eux-mêmes souvent subi une agression, qu'ils reproduisaient. La relation qui se tisse avec nos animateurs doit permettre, à cet égard, aux jeunes de parler plus facilement.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Y a-t-il une hiérarchie entre rabbins, à l'instar de ce qui existe au sein de l'église catholique ? Le tribunal rabbinique a-t-il à traiter de ces affaires, ou font-elles l'objet d'une procédure judiciaire ?

M. Alex Buchinger. - Il y a en effet une hiérarchie. Le Grand rabbin de France est principalement le supérieur hiérarchique des communautés de province. Quant au Grand rabbin de Paris, Michel Gugenheim, il est, sur le plan spirituel, celui des rabbins de la région parisienne ; sa fonction est double puisqu'il préside aussi le tribunal rabbinique. Si des faits délictueux sont portés à sa connaissance, il prend des sanctions. Je pense au cas d'un rabbin qui, après son divorce, avait eu des relations sexuelles avec des personnes adultes consentantes et fait des promesses de mariage : il a été convoqué en séance disciplinaire par le Grand rabbin de Paris et a été révoqué au motif qu'un rabbin consistorial ne pouvait se comporter de façon aussi légère. L'affaire est aujourd'hui au conseil de prud'hommes.

Peu de cas sont portés à la connaissance de la hiérarchie, dans la mesure où les rabbins, étant passés par l'école rabbinique, ont été triés sur le volet. Le Grand rabbin de Paris n'a pas eu connaissance de cas de rabbins ayant commis des agressions sexuelles. Il m'a seulement cité le cas d'un jeune homme qui s'était porté candidat à un poste de surveillant rituel, qui est une fonction religieuse. Trouvant son attitude bizarre, il ne lui avait pas confié cette mission. Quelques jours plus tard, cet homme était mis en examen pour pédophilie.

En tant qu'avocat, j'ai eu connaissance de deux cas.

Le premier concerne un jeune homme qui donnait des cours particuliers préparatoires à la bar-mitsva. Une mère de famille m'a informé qu'il s'était rendu coupable à cette occasion d'agression sexuelle sur son fils et qu'il y avait d'autres victimes. Je lui ai conseillé de déposer plainte, ce qu'elle a fait ainsi que d'autres parents. Cet homme a été mis en examen, placé sous mandat de dépôt puis incarcéré. Il se trouve que j'ai été sollicité pour le défendre. Confronté pour la première fois à une affaire de pédophilie, j'ai compris l'ampleur du problème : ce jeune homme d'environ vingt-cinq ans avait lui-même été agressé sexuellement lorsqu'il était adolescent. Après avoir purgé sa peine, il a été libéré. J'ai appris quelques temps plus tard qu'il avait été recruté, à un poste de reprographie, dans une école où était inscrit mon fils. J'ai alerté le directeur et le président de cette école, qui ont mis fin à son contrat de travail.

Le deuxième cas est celui d'un jeune homme résidant en Israël qui, à l'âge de onze ou douze ans, avait été gravement agressé par des enfants, et qui a reproduit peu de temps après ce qu'il avait vécu sur d'autres enfants. Il a été placé dans un foyer, puis sa famille l'a « exfiltré » en France, où il a travaillé dans un établissement d'études talmudiques. Un jour, Israël a demandé son extradition. Suivi par des psychologues, ce garçon a pu dépasser le problème. Je l'ai revu récemment et il m'a semblé guéri.

J'ai compris au travers de ces cas douloureux que les choses n'étaient pas simples et qu'un coupable pouvait se considérer à juste titre comme une victime.

Mme Esther Benbassa . - Pour compléter la réponse de M. Buchinger à Marie Mercier , je rappelle que, depuis la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, le Consistoire est une association cultuelle. Le tribunal rabbinique n'a donc pas la capacité de remplacer l'institution judiciaire, et la hiérarchie au sein du culte est interne.

Quel est le pourcentage de filles et de garçons au sein des EEIF ?

Mme Karen Allali. - Les cas d'agression dont nous avons eu à connaître concernaient essentiellement des garçons mineurs, du côté de la victime comme de celui de l'agresseur.

Concernant la fréquentation des EEIF, les filles sont plus nombreuses chez les plus jeunes, à hauteur de 60 %, et la proportion s'inverse parmi les adolescents. La parité est établie aux postes de responsabilité, au niveau tant des animateurs que des responsables de camps.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Il y a eu une omerta dans tous les milieux. Des faits très médiatisés ont libéré la parole, ce qui est important. Ces sujets sont-ils abordés lors de la formation des rabbins ? Concernant les animateurs des EEIF, savez-vous combien de faits ont été portés devant la justice ?

M. Alex Buchinger. - L'école rabbinique dispense un enseignement religieux, mais aussi général. Des cours sont assurés par des rabbins sur les faits de société, et aussi par un psychologue. Pour former les chefs spirituels des communautés consistoriales, tous les sujets quotidiens sont abordés : le soutien aux malades, la façon de se comporter face à des comportements délictueux de fidèles, etc .

Le nombre de condamnations est faible au sein de la communauté juive, pour une raison évidente : celle-ci représente moins de 1 % de la population française. Sur une vingtaine d'années, il n'y a pas eu plus d'une dizaine de condamnations lourdes pour pédophilie et, à ma connaissance, aucun rabbin consistorial n'a été condamné pour de tels faits.

M. Jérémie Haddad. - Aux EEIF, nous avons été essentiellement confrontés à des agressions de mineurs sur mineurs. Un seul cas, à notre connaissance, qui concernait des enfants de moins de dix ans, a donné lieu, en 2012, à un dépôt de plainte, laquelle a été rapidement classée, car des enfants de cet âge ne sont pas pénalement responsables. Nous avons, de notre côté, organisé en interne une cérémonie pour reconnaître ce qu'avait vécu la victime.

Le cas échéant, après avoir mis en place les procédures qu'a présentées Mme Allali, nous informons les parents, que nous laissons décider de porter plainte ou non .

Mme Catherine Deroche , présidente . - Qui dispense l'enseignement dans les écoles dépendant du Consistoire ? Et qu'en est-il de l'enseignement talmudique ?

M. Alex Buchinger. - Les écoles consistoriales étant toutes sous contrat, les enseignants sont des professeurs diplômés qui dépendent de l'Éducation nationale.

Dans les écoles de Talmud Torah, les enseignants peuvent être des professeurs diplômés, mais aussi des étudiants qui ont une bonne connaissance de l'hébreu et des disciplines juives, et qui sont triés sur le volet. La responsable du recrutement pour ces écoles au sein du Consistoire a été la directrice de l'école Maïmonide, plus important établissement scolaire juif de la région parisienne, avec plus de 2 000 élèves. Il n'y a jamais eu de cas de pédophilie parmi ces enseignants.

Mme Karen Allali. - Nos animateurs, qui sont tous bénévoles, enseignent parfois aussi dans les écoles de Talmud Torah.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions pour vos très intéressantes interventions, l'éclairage que vous avez donné et la franchise de vos propos.

Audition de M. Anouar Kbibech, vice-président
du Conseil français du culte musulman

(mercredi 13 mars 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous avons le plaisir d'accueillir monsieur Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Notre mission d'information s'intéresse aux infractions sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. On exclut donc ici les violences sexuelles sur les enfants commises au sein des familles.

Certaines violences sexuelles que subissent les enfants - on l'a vu dans l'actualité récente - peuvent être exercées dans un contexte religieux. L'Église catholique a été particulièrement mise en cause, en France comme à l'étranger, et nous avons déjà consacré plusieurs auditions à cette question. Il nous a semblé important d'entendre les autres grandes religions présentes dans notre pays, afin de dresser un tableau complet de la situation. Nous venons d'entendre les représentants du culte israélite, après avoir reçu, il y a quelques semaines, la Fédération protestante de France.

Nous aimerions que vous nous expliquiez comment le culte musulman prend en compte la problématique des infractions sexuelles sur mineurs. Avez-vous eu connaissance d'affaires et comment ont-elles été gérées ? Comment l'organisation de votre culte, bien différente de celle de l'Église catholique, vous permet-elle d'intervenir le cas échéant ? Ce sujet est-il abordé dans le cadre de la formation des imams ou des autres adultes qui peuvent être amenés à encadrer des enfants ou des adolescents ?

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire puis nous pourrons échanger avec les autres sénatrices ici présentes.

M. Anouar Kbibech, vice-président du Conseil français du culte musulman . - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre invitation et vous dire le plaisir que j'ai à intervenir au nom du CFCM sur une question cruciale, qui nous interpelle tous, mais à propos de laquelle, pour une fois, le culte musulman n'est pas le premier concerné. D'autres problématiques nous touchent plus directement...

Le CFCM a été mis en place en 2003, afin de parler au nom du culte musulman, et non des musulmans de France. Nous avons vocation à intervenir sur un certain nombre de questions relatives à la pratique du culte, que ce soit en matière de formation des imams, de construction des mosquées, d'abattage rituel, ou de pèlerinage à La Mecque, sujets pratiques qui concernent le citoyen français de confession musulmane.

Dans ce cadre, nous sommes des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics, des ministères - intérieur, santé pour les aumôniers dans les hôpitaux, justice pour les aumôniers des prisons, défense pour les aumôniers militaires, affaires étrangères et tourisme pour l'organisation du pèlerinage. Le CFCM et ses antennes régionales, les conseils régionaux du culte musulman (CRCM) sont également les interlocuteurs des différentes administrations, préfectures, mairies pour jouer un rôle de facilitateur, par exemple en matière de construction d'un lieu de culte ou d'une mosquée.

Concernant la question des violences qui auraient été commises ou dont des imams ou des responsables en contact avec des mineurs dans le cadre du culte musulman se seraient rendus coupables, jamais le CFCM ou les CRCM n'ont été saisis de questions de cette nature.

Ainsi que vous le savez, il n'existe pas de clergé dans l'islam ni de hiérarchie. Les imams sont des personnes comme les autres. Ils ne sont pas soumis à une obligation de célibat et sont parfois actifs dans la vie civile. Très peu d'imams se consacrent totalement à la conduite de la prière ou à l'exercice de la fonction d'imam. On considère qu'il existe environ 2 500 mosquées ou lieux de culte musulman en France. D'après les statistiques, on compte 1 500 à 1 800 imams. Très peu sont des professionnels.

L'imam n'a donc pas de statut particulier du point de vue civil ou religieux. Ce ne sont d'ailleurs pas forcément des religieux. D'ailleurs, la question de l'imam est relativement souple dans la religion musulmane. Quand un groupe de fidèles se retrouve dans une mosquée ou ailleurs, c'est celui qui connaît le plus grand nombre de versets du Coran qui conduit la prière et devient imam. Cette banalisation fait qu'il y a très peu de cas d'agressions ou de suspicions d'agressions sexuelles.

En préparant cette audition, j'ai essayé de répertorier les quelques cas qui sont remontés à la surface, soit qu'ils aient été médiatisés ou qu'ils aient donné lieu à des poursuites judiciaires. J'en ai trouvé deux ou trois en remontant sur vingt ans. On en recense un à Mulhouse, en mai 2001. Il s'agit d'attouchements sur des fillettes de onze ans et treize ans pendant des cours d'arabe ou des cours de religion. Ceci a donné lieu à une plainte de la famille. En août 2007, en Meurthe-et-Moselle, un imam qui pratiquait des séances de désenvoûtement ou d'exorcisme a été accusé de procéder à des attouchements sexuels sur deux hommes majeurs, qui ont porté plainte. Le troisième cas, le plus récent, date de janvier 2016, et s'est déroulé aux Mureaux, où un enseignant a été accusé d'agression sexuelle sur des fillettes de onze ans pendant des cours à domicile.

Ces cas restent marginaux et ne constituent pas un sujet de préoccupation majeur pour le culte musulman, notamment en France.

Le CFCM mène-t-il une réflexion pour faire face à ce type de situation ? Vu le nombre pratiquement inexistant des cas, ceci ne fait pas partie des priorités du CFCM. Il n'existe pas de réflexion spécifique sur cette question. La consigne est cependant donnée aux responsables des mosquées, le cas échéant, de se rapprocher immédiatement des autorités compétentes, police ou justice.

Un cas a été récemment signalé dans une mosquée d'Île-de-France, où quelques femmes majeures se sont plaintes d'attouchements sexuels durant des séances de désenvoûtement. Nous avons immédiatement invité les responsables de la mosquée à procéder à un signalement auprès de la police et de la justice.

S'il n'existe pas de référent sur ces questions au sein du CFCM, une permanence administrative est cependant assurée à notre siège. Nous y recevons des appels de la part de citoyens français de confession musulmane ou de responsables de mosquée, voire d'imams, sur des questions liées à la pratique du culte. Il y a toujours possibilité de recevoir des plaintes ou des appels de personnes que l'on oriente vers des référents s'agissant de telle ou telle question, mais celles-ci ne concernent pas, pour le moment, des cas d'attouchements ou de suspicion d'agression sexuelle.

Bien sûr, il existe aussi dans les mosquées des dispositifs d'écoute. Le responsable de la mosquée est tout le temps au contact des fidèles, des parents et des familles en cas de besoin. Dans les grandes mosquées, on trouve même des cellules d'écoute dotées d'assistantes sociales. C'est le cas, par exemple, de la grande mosquée de Strasbourg, ou de la grande mosquée d'Évry-Courcouronnes. Si des cas de cette nature devaient survenir, ces cellules d'écoute pourraient servir de relais en cas de besoin.

Le CFCM informe-t-il systématiquement les autorités administratives ou judiciaires ? Pour le moment, le cas ne s'est pas présenté, mais la consigne est passée aux responsables des mosquées ou aux imams. On est parfois confrontés à des détections de cas de radicalisation où, de manière préventive, on peut être amené à sensibiliser les autorités administratives ou judiciaires en cas de menace à l'ordre public ou à la sécurité, mais pas dans le cadre d'agressions sexuelles supposées.

Concernant les actions de prévention, il faut tout d'abord dire que, dans la religion musulmane, toute relation sexuelle est très « réglementée ». La religion musulmane n'autorise aucun rapport sexuel hors mariage. Une agression de mineur par un imam constituerait en outre une circonstance aggravante. La religion musulmane ne se pose pas la question de savoir si la pédophilie est un péché ou non : c'est un terrible péché ! On franchit là en effet toutes les lignes rouges.

Certaines actions peuvent être renforcées. Le CFCM a procédé à la mise en place d'une charte de l'imam, qui exige que celui-ci respecte les valeurs et les lois de la République et modère son discours vis-à-vis des fidèles. Il doit aussi adopter un comportement irréprochable sur le plan moral. On pourrait renforcer cette charte le cas échéant.

Le CFCM a également établi une convention-type afin de préciser la relation entre l'imam et la mosquée. Aujourd'hui, cela se fait d'une manière informelle. Il n'existe pas forcément de contrat en bonne et due forme entre l'imam et la mosquée, précisant les droits et les devoirs de chacun. Cette convention-type est en train d'être généralisée. Nous y indiquons que l'imam ne doit pas procéder à certaines actions comme le fait de jouer le rôle de « rabatteur » pour l'organisation du pèlerinage à La Mecque, certains s'en chargeant moyennant finances, ou de procéder à un mariage religieux sans qu'il y ait eu un mariage civil au préalable.

La femme qui est dans ce cas de figure se retrouve en difficulté en cas de répudiation, puisqu'elle n'est pas protégée par la loi civile. C'est d'ailleurs une pratique qui est punie sur le plan pénal. Nous exigeons dorénavant dans cette convention que le mariage religieux ait lieu après le mariage civil.

On pourrait renforcer cette convention-type, mais force est de constater que les cas ne se multiplient pas. Cette question ne constitue donc pas pour nous une préoccupation s'agissant du comportement des imams ou des responsables au sein des mosquées.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Existe-t-il des lieux d'accueil de jeunes dans des camps de loisirs avec hébergement, à l'instar de ce qui se fait chez les scouts ? Comment sont recrutés les encadrants ? L'abus sexuel y est-il évoqué ?

Enfin, avez-vous connaissance de faits qui auraient pu se dérouler dans d'autres pays, notamment européens ?

Mme Marie Mercier , rapporteur . - On sait malheureusement que 20 % d'une classe d'âge subit des agressions ou des atteintes sexuelles. Vous nous avez dit que ce n'était pas une préoccupation majeure pour le CFCM, faute de signalements. Je suis malgré tout un peu surprise. Ne pensez-vous pas que cela existe, mais que la parole ne se libère pas, même dans les cellules d'écoute des mosquées, tout simplement parce que cette parole est figée et que cela ne semble pas possible pour la victime de s'exprimer, dès lors qu'elle ne serait ni entendue ni crue ?

Nous avions aussi posé la question de la prévention des violences sexuelles dans la formation des imams. Or j'ai cru comprendre que l'imam se forme lui-même. Existe-t-il un contrôle des imams que personne n'a aidés à se former ?

M. Anouar Kbibech . - S'agissant des loisirs avec hébergement, les actions de scoutisme sont prises en charge par les scouts musulmans de France, organisation affiliée à la Fédération du scoutisme qui regroupe toutes les religions. Les scouts musulmans de France sont régis par les mêmes règles que les autres scouts. Nous sommes en contact avec eux. Les scouts musulmans de France sont associés au groupe de dialogue avec les jeunes que le CFCM a mis en place depuis trois ans maintenant. Les échanges que nous avons ne font pas remonter de cas spécifiques ou de phénomène généralisé.

Les mosquées elles-mêmes organisent des sorties et des loisirs - visites au Futuroscope, au Parc Astérix ou à Disneyland, etc . Ces sorties sont encadrées par des hommes et des femmes de l'association gestionnaire du lieu de culte. Aucun cas particulier ne nous est remonté.

Est-ce dû à une absence de cas ou à une parole figée ou bridée ? Il est difficile de le dire. En tout cas, les cellules d'écoute ou les responsables des mosquées savent ce qui se passe dans leur mosquée ou leur lieu de culte. Des cas peuvent être signalés, même dans certains pays musulmans, mais la population concernée y est bien plus nombreuse qu'en France.

En France, on dénombre 2 500 lieux de culte et 1 800 mosquées, je l'ai dit. Dans certains pays musulmans, les mosquées sont au nombre de 50 000, voire 100 000, et comportent des écoles coraniques qui scolarisent des enfants en bas âge. Quelques cas ont défrayé la chronique - il ne faut pas être dans le déni - mais, là non plus, il ne s'agit pas d'un phénomène généralisé.

Globalement, c'est l'exception qui confirme la règle, et les choses se passent plutôt bien. Quant aux 20 % d'enfants qui sont touchés, j'espère que cela ne concerne pas le culte musulman...

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Il s'agit de 20 % d'une même classe d'âge.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Il y a beaucoup d'abus intrafamiliaux. Nous travaillons ici sur l'adulte qui, dans le cadre de ses fonctions, usant de son pouvoir et de l'emprise qu'il peut avoir sur l'enfant, commet des abus sexuels. On sait que la majeure partie des violences sur mineurs ont lieu dans le cadre familial. Ce n'est pas le sujet de nos auditions - sauf si vous vous avez connaissance de ce qui peut se passer dans les familles.

M. Anouar Kbibech . - La formation des imams comporte plusieurs volets, avec une formation civile et civique et une formation théologique. En matière de formation civile et civique, des diplômes ont été élaborés, depuis 2008, sous l'impulsion de l'État, d'abord avec l'Institut catholique de Paris puis avec une quinzaine d'autres universités. Nous encourageons les imams, les aumôniers et les cadres associatifs responsables des mosquées à passer ces diplômes universitaires. Il s'agit d'une formation à la laïcité, à la connaissance des autres religions et des institutions françaises, etc . C'est une formation à laquelle s'inscrivent de plus en plus d'imams. C'est une bonne chose.

La formation théologique relève de la responsabilité des fédérations et des associations musulmanes. Le CFCM a recensé huit instituts de formation des imams, dont les promotions varient de cinquante à deux cents étudiants. Un certain nombre d'imams en exercice ont suivi ces formations dans l'un de ces huit instituts, mais on ne peut dire aujourd'hui que les 1 500 ou 1 800 imams ont tous suivi à la fois le diplôme universitaire pour la formation civile et civique et une formation théologique dans l'un des huit instituts existant aujourd'hui.

La volonté du CFCM est de favoriser ces formations et de travailler sur le statut social de l'imam, sa rémunération, afin de susciter des vocations et de pouvoir disposer, à terme, d'imams franco-français. Les seuls qui sont vraiment formés sont les imams détachés des pays musulmans d'origine - Maroc, Algérie et Turquie. Il y en a environ trois cents. On est sûr de leur formation : ils sont passés par différents filtres sécuritaires et autres.

Notre volonté, en concertation avec le Gouvernement, est de renforcer la prévention dans le cadre de la formation universitaire, afin que les imams et les responsables de mosquées soient sensibilisés à ces problématiques et à l'écoute des signes de maltraitance ou d'agressions, même s'ils ne sont pas eux-mêmes potentiellement concernés.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Il en va ainsi partout. L'objet est de faire prendre conscience à la société que ce sujet existe et que chacun, à sa place, forme autour de l'enfant un maillage de protection et de détection.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Combien la population française compte-t-elle de musulmans ?

M. Anouar Kbibech . - Il n'existe pas de statistiques officielles, mais on parle de cinq millions à six millions de musulmans.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Vous avez rappelé qu'il n'existe pas de hiérarchie dans l'organisation de votre religion. On sait très bien que, dans un certain nombre de villes, on trouve des imams autoproclamés que personne ne gère. Il ne faut pas se leurrer. Vous nous avez dit qu'on dénombre environ 1 500 à 1 800 imams. On n'en connaît pas exactement le nombre, car on ne sait pas comment comptabiliser ces imams autoproclamés.

La parole se libère dans la société française, l'Église catholique a fait son mea-culpa et a accepté de parler de choses qu'elle avait enfouies pendant des années...

Mme Esther Benbassa . - Pas complètement !

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Mais cela avance quand même ! Un grand pas a été franchi. Les imams sont des citoyens intégrés dans la vie civile. Est-ce que la sexualité est abordée dans leur formation ? On ne peut parler de pédophilie ou de pédocriminalité sans définir ces notions.

Aborde-t-on le sujet de la sexualité au sein de la religion musulmane ? Dénonce-t-on ce qui est anormal et accepte-t-on ce qui est normal ?

J'attire également votre attention sur le fait que, dans un certain nombre de mosquées, les enfants sont accueillis sans aucun contrôle. Certains vont dans de pseudos écoles coraniques, où des accueils sont réalisés pour transmettre la religion. Qui sont les encadrants ? Comment vivent ces communautés ? On ne le sait pas.

Il est également important d'aborder un certain nombre de questions avec les fidèles de manière transparente. Avez-vous pu former les imams à l'idée qu'ils avaient un rôle à jouer dans la société sur ces sujets ? Vont-ils jusqu'à dénoncer des agressions subies par des enfants ou des jeunes filles ? Ces sujets sont-ils abordés par les trois cents imams détachés ?

Vous avez par ailleurs affirmé être attentif au fait que le mariage religieux n'ait pas lieu avant le mariage civil. Je pense qu'on en est loin du compte aujourd'hui, et que la plupart des membres de la communauté musulmane se marient religieusement avant de passer devant l'officier d'état civil ! C'est une question fondamentale dans notre société.

Mme Esther Benbassa . - Notre rôle n'est pas ici de réformer l'islam. Ce n'est pas à l'ordre du jour. Il faudrait d'ailleurs plus d'un jour pour cela.

S'agissant de la formation, on ne peut dire que beaucoup d'imams se forment à l'université. C'est complémentaire aux écoles théologiques. La formation des imams serait pourtant l'objectif à atteindre dans un avenir proche. On avait transmis un rapport à M. Cazeneuve à ce sujet, mais cela ne bouge pas assez vite.

La mosquée de Paris possède une école de formation : celle-ci pourrait être couplée avec une université parisienne, à l'image de ce qui existe en Alsace-Lorraine dans le contexte du Concordat. À Paris, il y a bien un institut protestant ! On pourrait imaginer son pendant musulman. Je ne vois pas pourquoi il y aurait un Institut catholique et pas d'Institut musulman. Je suis étonnée que nos dirigeants ne favorisent pas le dialogue avec les religions. La loi de 1905 n'a jamais interdit la liberté de culte. Je n'en connais que la version officielle, mais certains l'interprètent à leur manière.

Ces instituts, s'ils existent un jour, pourraient aussi dispenser un enseignement sur les questions sociétales touchant la sexualité et le rôle de la femme. On a parfois du mal à expliquer aux politiques qu'un imam doit apprendre la théologie et pas seulement la Marseillaise. Un rabbin doit connaître les textes sacrés et les commentaires de la Bible et du Talmud pour enseigner et « prêcher ». La formation des imams pourrait peut-être permettre une certaine ouverture. L'enseignement de la sexualité pourrait être dispensé dans les écoles déjà existantes, jumelées avec des universités laïques.

En second lieu, comment faire avec les imams « importés » ? C'est toute la difficulté. Il faut qu'ils sachent parler français et puissent enseigner la théologie - même si je ne suis ni réformiste ni pratiquante. On ne peut demander à l'islam de devenir réformiste en si peu de temps.

Ce sont des questions urgentes, car il faut endiguer la pédophilie, même si les cas ne sont pas nombreux, comme vous l'affirmez. Le vrai problème, ce sont à mon avis les imams « importés ».

Mme Françoise Laborde . - Esther Benbassa a digressé autour de la question des agressions sur mineurs, mais cela prouve l'intérêt que nous portons aux religions, dont nous cherchons à déterminer les failles en matière de surveillance.

Vous avez dit que les camps scouts ne relevaient pas de votre compétence. Ce n'est pas le cas de l'éducation à la religion, que l'on appelle, dans d'autres religions que je connais mieux, la catéchèse : il existe chez vous plusieurs formes d'apprentissage, celui du Coran, mais aussi de la langue, en lien avec le Coran, comme pour d'autres religions. Je suppose que ceci est de votre ressort. On a vu que c'est là qu'il pouvait y avoir, dans d'autres religions, ce que j'appellerais des « déviances ».

Il en existe un certain pourcentage dans toutes les institutions, qu'elles soient sportives, culturelles, ou éducatives. Il y en a donc automatiquement chez vous, même si j'ai bien entendu que la sexualité, dans la religion musulmane, apparaît quelque peu compliquée. Cela m'étonne un peu. Il y a aussi, dans la religion catholique, des gens très intégristes dans leurs pratiques. Et pourtant ! Dans le domaine de l'éducation, on peut supposer que la République cherche à préserver les enfants. Et pourtant ! Je me permets donc de vous poser la question différemment...

M. Anouar Kbibech . - Vous avez soulevé la notion d'imam « autoproclamé ». L'imam a plusieurs fonctions. La conduite de la prière est sa fonction essentielle. Lorsqu'il intervient dans une mosquée qui lui est attitrée, son rôle est beaucoup plus important. Il prononce le prêche du vendredi, donne des cours d'arabe ou de religion, conseille aussi les familles, les fidèles, etc. Il faut donc bien distinguer les deux situations. Les imams « autoproclamés » entrent surtout dans la première des deux catégories. Ils conduisent simplement la prière, le seul critère étant d'être porteur de versets du Coran.

De moins en moins d'imams « autoproclamés » sont « parachutés » dans une mosquée, « prennent le pouvoir » et orientent les fidèles. Les 2 500 mosquées de France sont de plus en plus vigilantes face au discours qui est tenu dans leur enceinte et réalisent un travail de sélection des imams.

Le CFCM reçoit aujourd'hui beaucoup de demandes d'imams bilingues, puisqu'il faut maîtriser l'arabe pour conduire la prière et prononcer le prêche du vendredi, mais également le français pour communiquer avec les non-arabophones, notamment les nouveaux arrivants dans l'islam, des « Français de souche » comme on dit - encore faudrait-il définir ce que signifie ce terme - ou des musulmans d'origine africaine ou asiatique ne maîtrisant pas l'arabe. On « assainit » aujourd'hui de plus en plus la fonction d'imam pour éviter les imams « autoproclamés ».

La première étape mise en oeuvre par le CFCM est la charte de l'imam. Je vous la ferai parvenir. Vous pourrez vous rendre compte des déclarations très fortes qui y figurent. On incite aujourd'hui les imams à la signer. Il s'agit d'un engagement solennel de leur part, mais on souhaite aller encore plus loin - encore faut-il que le culte musulman, les fédérations musulmanes et les mosquées y soient prêts - et certifier les imams en mettant en place des commissions destinées à examiner leur parcours et leur formation, leur discours, leur bagage théologique, civil et civique. Ce projet est actuellement en discussion. Il faut un peu de temps pour y parvenir.

La parole se libère-t-elle assez parmi les imams, notamment par rapport à la question de l'éducation sexuelle ou de la sexualité ? Samedi dernier, le CFCM organisait un colloque, ici même, au Sénat, avec la sénatrice Nathalie Goulet, sur la question des violences faites aux femmes. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, est intervenu à l'occasion de ce colloque en soulignant l'importance de l'éducation sexuelle que dispensent les collèges et les lycées. Je pense que c'est plutôt le rôle de l'Éducation nationale d'assurer cette formation plutôt que celui des imams, qu'il faut peut-être sensibiliser eux-mêmes à cette question.

La sexualité fait malheureusement partie des sujets tabous chez certains imams, bien que le prophète ait été très ouvert sur ces questions. Il répondait aux femmes qui l'interrogeaient devant tous les compagnons réunis dans la mosquée. On doit donc aborder ce sujet dans sa globalité, comme le disait Jacques Toubon samedi dernier au sujet des violences faites aux femmes, afin d'instaurer le respect qui doit exister entre l'homme et la femme.

J'insiste sur le fait que la sexualité est autorisée chez les imams. Ce sont des hommes comme les autres. Ce n'est pas parce qu'on s'investit dans une fonction de ministre du culte qu'on évacue une question qui fait partie de la vie de chacun. L'imam peut donc se marier. D'autres religions ont pris ce chemin. Il existe aujourd'hui des pasteurs femmes, des pasteurs qui se marient, ainsi que des rabbins. Ce matin, l'archevêque de Poitiers a appelé l'Église à autoriser le mariage des prêtres. Il a indiqué que cela peut contribuer à résoudre la question des agressions sexuelles.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - C'est plus compliqué que cela. L'Église catholique gérera son problème. Nous nous intéressons pour notre part aux pédocriminels, qui peuvent être mariés. Si le mariage était la réponse à la pédocriminalité, cela se saurait ! La pédocriminalité est une déviance, un crime. Le fait de proposer la rupture du célibat ou de la chasteté est un autre sujet.

M. Anouar Kbibech . - En effet, mais je répondais à la question concernant les imams et leur comportement dans le cadre de leurs fonctions. Le fait qu'un religieux ne soit pas astreint au célibat constitue une partie de la réponse aux agressions sexuelles. Ce n'est pas moi qui le dis, mais l'archevêque de Poitiers.

Concernant la dénonciation des agressions, la question de la libération de la parole est un phénomène général. On l'a vu avec #MeToo et #BalanceTonPorc. C'est un phénomène qu'il faut encourager, qu'il s'agisse des femmes ou des jeunes objets de ce type de déviances.

Les statistiques sont là. Je ne peux inventer des cas qui n'existent pas. J'ai fait une recherche objective. Je n'en ai trouvé que trois en vingt ans - même si c'est sûrement en dessous de la réalité. Il faut encourager la libération de la parole, notamment des enfants, et mettre en place des structures d'accueil et d'écoute. Il faut en donner acte aux grandes mosquées qui l'ont fait. C'est l'un des points que le CFCM a repris à son compte.

Par ailleurs, détrompez-vous madame Benbassa : la question de la réforme de l'islam est une question d'actualité. Je dirais même plus : elle fait partie de la religion musulmane. Un hadith du prophète dit que, tous les cent ans, Dieu envoie à l' ummat islamiyya - la nation islamique - celui qui renouvellera sa religion. Il faut un travail de renouvellement régulier, de contextualisation de la religion musulmane, notamment par rapport aux contextes français et européen. Dans la religion musulmane, le texte sacré est aussi important que le contexte dans lequel on vit. Le CFCM encourage ce travail de contextualisation. Nous avons mis en place un conseil religieux et un conseil théologique, composé de vingt-quatre ou vingt-cinq théologiens ou imams de France, qui sont amenés à réfléchir à cette question.

La formation des imams est, dans ce cadre, fondamentale, vous avez tout à fait raison de le souligner. Le couplage de la formation théologique avec des formations civiles et civiques est en train de se réaliser. La grande mosquée de Paris a signé un accord avec La Sorbonne à cette fin. Il en va de même à Lyon. Il s'agit de faire bénéficier les futurs imams du statut d'étudiant pour leur offrir un certain nombre de facilités durant leur scolarité. Coupler la formation civile et civique en université avec la formation théologique l'autorise.

La question d'une université musulmane ou islamique à Strasbourg est un peu l'Arlésienne. On en parle depuis des années. Le CFCM a toujours été ouvert à ce type de démarche. On nous dit cependant que le Concordat ne reconnaît que les religions présentes en 1905 et pas forcément l'islam. Il faut néanmoins adopter une lecture libérale et intégrer au Concordat les religions arrivées après cette date.

Pour ce qui est des imams « importés », que nous qualifions quant à nous d'imams détachés par des pays musulmans, ils restent des fonctionnaires de leur pays d'origine. D'après les conventions, ils sont là pour quatre ans et doivent rentrer chez eux au bout de ce laps de temps. On demande aujourd'hui qu'ils reçoivent une formation à la langue française, qu'ils maîtrisent la langue et connaissent également le contexte français. Les imams sont aujourd'hui amenés à être détachés par le Maroc, l'Algérie ou la Turquie. Des fonctionnaires français du ministère de l'intérieur ou des enseignants vont dans ces pays pour dispenser aux imams des modules de formation.

Le dernier point concerne la question de l'éducation. Les imams, comme je l'ai déjà dit, peuvent assurer la formation à l'arabe ou à la religion. C'est en quelque sorte l'équivalent de la catéchèse qui existe dans la religion catholique. Aujourd'hui, force est de constater qu'il n'existe pas de remontées sur des faits d'agression sexuelle. Il faut peut-être inciter à une plus grande libération de la parole pour rendre les choses plus transparentes et plus faciles.

Ces points sont cependant étudiés de très près. Je parle là des formations qui ont lieu dans des mosquées ou dans des associations qui ont pignon sur rue. Le CFCM combat bien sûr les formations sauvages qui peuvent avoir lieu dans des appartements ou des caves.

Ce n'est pas une question d'agression sexuelle, mais d'agression religieuse, de conception, d'interprétation et d'enseignement. Le CFCM a proposé une formation laïque au fait religieux dans les collèges et les lycées, afin que tous les enfants, musulmans, chrétiens, juifs ou même non-croyants, puissent être éduqués à l'altérité, notamment l'altérité religieuse, dès leur plus jeune âge. L'enseignement laïc du fait religieux par l'Éducation nationale marquerait un coup d'arrêt à ce type d'« écoles coraniques » ou de formations qui, parfois, peuvent pulluler. Le CFCM est mobilisé autour de cette question.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je trouve que le fait d'instaurer un lieu d'écoute à l'intérieur des mosquées est une bonne solution, mais j'insiste sur la difficulté que constitue, pour toutes ces structures, le recueil de la parole de l'enfant, qui nécessite une formation spécifique. Au fil de nos auditions, ceux qui sont censés pouvoir recueillir cette parole - enseignants, médecins, avocats - ont bien souligné cette difficulté. J'insiste pour que ces cellules revêtent un caractère pluri-professionnel pour permettre à l'enfant de se libérer, dans son propre intérêt.

Merci de cet échange.

Audition de représentantes du ministère de la culture

(mercredi 13 mars 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons, pour notre dernière audition de l'après-midi, deux représentantes du ministère de la culture, Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire en charge d'une mission sur l'égalité, la diversité et la prévention des discriminations auprès du secrétaire général du ministère de la culture, et Mme Florence Touchant, adjointe au sous-directeur de l'emploi, de l'enseignement supérieur et de la recherche, à la Direction générale de la création artistique (DGCA).

Comme vous le savez, notre mission d'information étudie les politiques de lutte contre les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions, ce qui exclut les violences sexuelles sur enfants dans un cadre familial.

Après nous être intéressé à l'enseignement scolaire, aux accueils collectifs de mineurs ou à l'univers du sport, il nous a paru important de nous pencher également sur le secteur culturel. Certains établissements d'enseignement artistique, dans le domaine de la danse et de la musique accueillent des élèves mineurs et ne sont donc pas à l'abri de ce type de problèmes.

En début d'après-midi, nous avons reçu les représentants de la Fédération française de l'enseignement artistique et des Conservatoires de France, qui nous ont déjà apporté un premier éclairage.

Le point de vue du ministère de la culture nous intéresse pour mieux comprendre les règles juridiques qui encadrent les activités d'enseignement Comment les contrôles sont-ils effectués au niveau du recrutement des enseignants ? Comment une situation d'agression sexuelle ou de soupçon d'agression est-elle traitée ? D'une manière générale, la prévention des infractions sexuelles qui peuvent concerner les mineurs, mais aussi les adultes, fait-elle partie des axes de travail de votre ministère ?

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant d'échanger de manière interactive.

Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l'égalité, à la diversité et à la prévention des discriminations . - Merci de cette occasion que vous nous offrez à toutes deux de vous exposer le point de vue et la démarche du ministère de la culture. Florence Touchant, dans un moment, vous présentera l'action spécifique de la DGCA, notamment dans le champ de l'enseignement, dont elle a la charge.

Je commencerai mon propos en vous exposant un point de vue plus global, qui implique la totalité des services du ministère de la culture, dans toutes ses dimensions, puisque nous avons engagé, voilà maintenant environ deux ans, une action très ambitieuse et déterminée en matière de prévention des risques de discrimination de toute nature dans le but de promouvoir non seulement la diversité, mais également l'égalité entre les femmes et les hommes. Cette démarche nous a permis d'obtenir les deux labels de l'Afnor « diversité » et « égalité ». À la faveur de la politique que nous avons mise en place pour obtenir ces deux labels, nous avons enclenché toute une série de démarches, qui nous ont permis de nous outiller de façon beaucoup plus rigoureuse et efficace que par le passé.

En effet, cette démarche de prévention des discriminations, d'égalité entre les femmes et les hommes, mais également de prévention des risques de violence et de harcèlement sexuels et sexistes, pratiques malheureusement assez fréquentes et répandues dans l'ensemble de nos secteurs, nous a poussés à nous intéresser, en interne, aux équipes du ministère de la culture, de ses opérateurs publics, des services à compétence nationale, mais également à la manière de nous prémunir mieux que précédemment contre tous les risques de discrimination au sens large dans l'ensemble des politiques culturelles.

Nous avons porté un regard particulièrement attentif sur nos écoles d'art, d'architecture, la FEMIS dans le domaine du cinéma, les deux conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse de Paris et de Lyon, qui relèvent directement de la tutelle du ministère de la culture. Il nous a semblé indispensable de faire en sorte que l'ensemble de ces établissements - on en compte 99, qui représentent entre 35 000 et 37 000 étudiantes et étudiants - soit bien mieux outillé pour faire prévaloir l'égalité et la non-discrimination dans le cadre des enseignements, les équipes pédagogiques et administratives, mais également à l'égard des étudiantes et des étudiants.

On sait pertinemment que les stéréotypes de genres, tout comme ceux liés à l'orientation sexuelle, à l'origine ethnique, sociale, au lieu de résidence ou d'autres critères encore, comme le handicap, l'état de santé, sont encore aujourd'hui véhiculés dans la manière même dont on conçoit des parcours pédagogiques. Si, dans nos établissements d'enseignement, on constate que les filles sont majoritaires - elles représentent à peu près 60 % des élèves - il n'en reste pas moins que le taux d'évaporation est ensuite considérable, puisqu'on ne les retrouve dans les métiers auxquels préparent ces écoles qu'à hauteur de 30 %, 35 %, voire 40 %.

Lorsque nous avons outillé nos établissements d'enseignement supérieur de fiches juridiques, d'outils de signalement des situations de harcèlement ou de violences sexuelles et sexistes, nous nous sommes rendu compte qu'il existait une chape de plomb sur le sujet et qu'en parallèle, la parole, pour autant qu'elle s'exprime, n'était guère entendue.

Depuis maintenant deux ans environ, nous avons mis à disposition de l'ensemble des équipes de direction et des écoles tout un outillage juridique, une cellule d'écoute, d'alerte et de traitement des situations de discrimination, de violence et de harcèlement sexuel et sexiste. Nous avons mené une politique déterminée, que le ministre Franck Riester, comme Françoise Nyssen à l'époque, ont mené avec détermination pour appliquer une politique de « tolérance zéro » à l'égard de toutes les dérives que nous constatons.

Il se trouve que, dans mes fonctions de haute fonctionnaire à l'égalité et à la diversité, je suis saisie de façon extrêmement fréquente, une à deux fois par semaine au moins, la plupart du temps par des directions d'établissements d'enseignement qui signalent des faits répréhensibles, et qui ont besoin d'un accompagnement pour traiter chacun des cas signalés.

J'émettrais toutefois un bémol par rapport à l'objet même de cette mission : les cas qui nous sont remontés par les cellules Allo Discrim, Allo sexisme ou directement concernent des étudiantes et des étudiants majeurs. Pour autant, il nous semble que cet outil peut servir à d'autres, comme l'Opéra national de Paris et son école de danse. C'est l'un des établissements qui a accepté de postuler aux deux labels et qui les a obtenus. Il s'est montré particulièrement sensible aux difficultés particulières que les élèves pouvaient rencontrer soit dans le corps de ballet - dont la presse s'est fait l'écho voilà quelques mois -, soit à l'école de danse. L'outillage que nous avons mis à sa disposition nous semble constituer un certain garde-fou, même s'il n'est pas totalement efficace.

Mme Florence Touchant, adjointe au sous-directeur de l'emploi, de l'enseignement supérieur et de la recherche de la Direction générale de la création artistique . - Quatorze établissements publics nationaux relèvent de la DGCA. Seuls trois d'entre eux sont concernés par l'accueil de mineurs, les deux conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse de Paris et de Lyon et l'école de danse de l'Opéra de Paris, où les élèves commencent souvent fort jeunes.

En revanche, pour ce qui est du Conservatoire national supérieur d'art dramatique, les élèves sont souvent plus âgés. Il en va de même pour l'école du cirque et les écoles d'arts plastiques. On est donc assez peu concernés par les mineurs.

On pourrait cependant recourir à l'outillage mis en place à l'initiative d'Agnès Saal et du secrétariat général en cas d'atteinte sur mineurs. Pour l'instant, il n'y a pas eu de signalement de ce type. Une attention particulière est toutefois portée à ces sujets chaque fois que l'on rencontre les directeurs de ces établissements, le corps professoral et les étudiants, à qui l'on demande de signaler tout manquement.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous avez répondu de façon très précise par écrit à notre questionnaire La boîte à outils que vous avez élaborée pourrait être intégrée à nos préconisations, si Mme la présidente en est d'accord. Notre rôle, en matière de protection des mineurs, consiste aussi à proposer des solutions.

Mme Agnès Saal . - Ce serait un honneur que de pouvoir servir votre cause en mettant à disposition tout ce que nous avons réalisé - chartes égalité, outillage juridique, fiches, modalités de saisine des cellules...

Mme Catherine Deroche , présidente . - En l'adaptant à la situation. Les faits existent indéniablement et défraient la chronique lorsqu'ils surviennent, mais il existe des « trous dans la raquette ». J'ai ainsi, dans mon département, le cas très récent d'un éducateur sportif employé par une commune qui avait été condamné en 2005, ce que la mairie ignorait. Un maillage pluri-professionnel doit entourer le parcours de l'enfant, qui doit être placé au coeur du dispositif, afin que la vigilance, la connaissance des sujets et la capacité à entendre les victimes soient optimales. La formation est capitale dans ce domaine. Il faut parfois penser l'impensable, savoir que cela existe et former au mieux les adultes pour protéger les enfants.

Mme Annick Billon . - Toute expérimentation, quel que soit le sujet, est bonne à prendre. L'avez-vous déjà partagée avec d'autres services publics ? Avez-vous d'ores et déjà enregistré des changements ? Je trouve l'idée de Mme le rapporteur excellente : on ne va pas inventer des choses si elles existent déjà.

Mme Agnès Saal . - Nous avons beaucoup diffusé l'outillage, soit de notre propre chef, soit à la demande. Nous travaillons dans un réseau interministériel particulièrement dense. Nous avons, avec le ministère de l'Éducation nationale et le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, des relations de travail extrêmement étroites, au point que la dernière campagne contre les violences et le harcèlement sexuel et sexiste dans l'enseignement supérieur a été conçu et financé conjointement. Il nous a semblé que nous partagions les mêmes enjeux et que les étudiants, qu'ils soient à l'université ou dans nos écoles constituaient la même population. La plupart du temps, les retours ont été très positifs en termes d'utilisation.

On a là un tronc commun dont nos propres écoles se sont emparées pour les adapter à leurs propres spécificités. La charte égalité de la FEMIS ne ressemble pas forcément tout à fait à la charte égalité du Conservatoire national supérieur d'art dramatique. Pour autant, les grands chapitres sont les mêmes, mais adaptées à chaque établissement. Si vous souhaitez vous emparer de l'outillage que nous avons mis en place, ce sera pour nous une opportunité formidable de diffuser ce travail.

Mme Catherine Deroche , présidente . - On a l'impression que la procédure de transmission ne se fait pas toujours comme il faut, et c'est alors que l'« accident » se produit.

Plus tôt les faits pourront être dénoncés, plus tôt la parole de l'enfant pourra se libérer, plus on facilitera sa reconstruction. L'objectif, au-delà des textes qui existent, est d'arriver à bien situer le parcours de la victime avant, pendant et après.

Mme Agnès Saal . - J'ajoute que, dans nos établissements, la loi du silence et une forme de tolérance ont prévalu pendant des décennies. Aujourd'hui, nous engageons des procédures disciplinaires lourdes à l'égard d'enseignants réputés dans leur discipline, que ce soit dans les écoles d'architecture ou dans les écoles d'art. C'est la première fois qu'on pointe le caractère intolérable et inadmissible de comportements qui, inévitablement font prévaloir une forme de domination de la part de l'enseignant - la plupart du temps ce sont des hommes - qui, d'une certaine manière, tient le devenir professionnel des jeunes gens auxquels ils enseignent dans ses mains.

On dit qu'il existe un esprit propre à telle ou telle grande école d'art : non, ce sont des délits pénaux, appelons les choses par leur nom ! C'est la première fois que l'on met le doigt sur leur caractère pénalement répréhensible et disciplinairement sanctionnable.

Le simple fait que des procédures soient engagées auprès du procureur de la République et de l'administration de la culture constitue un signal fort. Cela marque un coup d'arrêt par rapport à des pratiques qui, jusqu'à présent, étaient considérées comme une forme de folklore local.

Mme Florence Touchant . - On retrouve là l'idée du « gourou » et autres clichés.

Ce qui est important, c'est que l'ensemble des usagers des établissements s'en soient emparés, qu'il s'agisse des étudiants, des enseignants, des administratifs ou de la direction. Ceci a fait l'objet de concertations, de discussions, etc . D'un seul coup, on a collectivement pris conscience que ce n'était pas acceptable, qu'il fallait le dénoncer. Pédagogiquement, cela a été très utile. Cela modifie un peu les choses.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Cette emprise mentale pèse à la fois sur l'enfant et sur les familles, qui voient dans le « maître » celui qui va mener l'enfant vers une carrière formidable. C'est également le cas dans le domaine sportif et dans l'Église catholique.

Merci beaucoup.

Audition conjointe
de représentants d'organisations assurant les accueils collectifs de mineurs

(mardi 26 mars 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous recevons les représentants de diverses structures qui organisent des accueils collectifs de mineurs, notamment plusieurs organisations de scoutisme : les Scouts et guides de France (SGDF) représentés par MM. Olivier Mathieu, délégué général, et François Mandil, délégué national communication et relations extérieures ; puis les Éclaireuses et éclaireurs de France (EEDF) avec M. Saâd Zian, leur délégué général ; enfin, les Guides et scouts d'Europe (AGSE) représentés par Mme Claire Verdier, leur présidente, Mme Isabelle Nicpon, commissaire générale guide et vice-présidente du conseil d'administration, M. Michel-Henri Faivre, commissaire général scout et vice-président du conseil d'administration, M. Grégoire Chataignon, secrétaire général, et Mme Marine Delhomme-Accary, responsable communication. Nous accueillons également l'Union nationale des centres sportifs de plein air (UCPA) en la personne de son directeur général, M. Guillaume Légaut - vous organisez des séjours sportifs et des colonies pour les enfants. Est enfin présente la Fédération nationale Familles rurales avec M. Francis Beltran, son administrateur national, président de la fédération régionale Normandie, et Mme Aurore Saada, conseillère technique « enfance jeunesse ». Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Nous avions convié la Ligue de l'enseignement et la Jeunesse au plein air (JPA), qui, n'étant pas disponibles, nous feront parvenir une contribution écrite.

Votre audition complète celle de la direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (Djepva), à laquelle nous avions procédé en début d'année. La Djepva nous avait fourni des informations précieuses sur la réglementation applicable aux accueils collectifs de mineurs, ainsi que sur les procédures en vigueur. Vous nous ferez part de la réalité du terrain. Nous aimerions également savoir comment vos organisations abordent, dans leur fonctionnement quotidien, le risque d'abus sexuel sur les mineurs : menez-vous des actions de formation et de sensibilisation auprès de vos encadrants et des jeunes que vous accueillez ? Avez-vous déjà eu à déplorer des agressions sexuelles sur des mineurs et, le cas échéant, comment ont-elles été traitées ?

M. François Mandil, délégué national communication et relations extérieures des Scouts et guides de France (SGDF) . - Les SGDF est une association d'éducation populaire rassemblant 85 000 membres, dont 25 000 accompagnants bénévoles et 120 salariés. L'encadrement bénévole des jeunes constitue, en effet, une particularité du scoutisme Nous appliquons, dans le cadre de nos activités, la méthode scoute, fondée sur la vie en équipe et dans la nature. Notre objectif consiste à former des citoyens actifs, heureux, utiles et artisans de paix. Le mouvement, centenaire, représente, dans sa forme actuelle, le fruit de la fusion, en 2004, de la branche féminine et de la branche masculine, laquelle était mixte depuis les années 1980. Il est organisé en 840 groupes locaux gérés par des bénévoles. Nous accueillons des jeunes âgés de six à vingt-et-un ans.

Comme mouvement de jeunesse, nous sommes évidemment particulièrement vigilants quant aux infractions sexuelles commises sur des mineurs. Des cas existent. Actuellement trois ou quatre enquêtes concernant notre mouvement sont en cours, dont l'affaire, très médiatisée, qui a éclaté à Wissembourg à l'automne. Dans de tels dossiers, nous ne voulons évidemment rien cacher et veillons à nous tenir auprès des familles concernées comme à faciliter la parole des jeunes. Il apparaît, en effet, que le tabou entourant les agressions sexuelles sur mineurs représente l'un des aspects du problème. Les jeunes doivent avoir conscience que leur corps leur appartient et nos accompagnants doivent leur faire comprendre que leur parole est crédible.

Le mouvement des SGDF est déclaré d'utilité publique : il accueille les jeunes sans distinction autre que l'âge. Il est nécessaire d'avoir a minima dix-sept ans pour être éducateur. Ces derniers, lorsqu'ils se trouvent en contact direct avec les jeunes, sont inscrits sur un fichier d'adhérents adultes, qui fait l'objet, par les services de la jeunesse et des sports, d'une vérification en le rapprochant du fichier des auteurs d'infractions sexuelles. Chaque éducateur est, en outre, accompagné par deux autres bénévoles, qui lui apportent aussi bien un soutien pédagogique qu'une aide à l'organisation des activités. Cette organisation permet d'être plus vigilant et de remarquer plus rapidement d'éventuelles dérives.

Dans l'affaire du père Preynat, le groupe scout concerné se trouvait hors de contrôle : il n'appartenait à aucune organisation constituée. Sur les 25 000 bénévoles que compte notre mouvement, la moitié sont des accompagnants pédagogiques.

M. Olivier Mathieu, délégué général des SGDF . - L'autorité judiciaire ne nous informe pas toujours des condamnations précédemment prononcées. Or seuls les adultes directement en charge de l'accueil collectif de mineurs font l'objet d'une déclaration aux services de la jeunesse et des sports. Il a pu arriver que nous apprenions par voie de presse des informations relatives à l'un de nos accompagnants intermédiaires. Pour les autres, la comparaison de fichiers mentionnée par François Mandil fonctionne.

À l'appui des formations que nous dispensons aux éducateurs, nous disposons, via l'Organisation mondiale du mouvement scout, de plusieurs outils et supports dédiés à la protection de l'enfance et aux réactions à adopter en cas de suspicion, déclinés pour chaque pays. Parfois, les éducateurs doivent accompagner des enfants agressés dans le cercle familial ou par un proche. Une équipe de professionnels de santé est joignable sur un numéro ad hoc pour toute urgence, de la jambe cassée à l'agression sexuelle. Lors de l'affaire précitée de Wissembourg, qui concernait un éducateur scout également enseignant, un soutien psychologique a ainsi pu être apporté au groupe. Nous menons également des actions de sensibilisation auprès des jeunes. À cet effet, un partenariat a été noué avec les éditions Bayard pour publier un livret intitulé « Stop aux violences sexuelles faites aux enfants » ; des jeux portant sur cette problématique, comme des temps d'éducation à l'altérité, mixtes ou non, sont également organisés.

Nos procédures disciplinaires sont claires : une mesure conservatoire de mise à pied de l'éducateur est systématiquement prise lorsqu'il est mis en cause par un enfant. Nous apportons un soutien aux familles, y compris au travers de notre structure juridique. Évidemment, les autorités administratives - la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) - et judiciaires - le procureur de la République - sont immédiatement informées.

Votre questionnaire faisait état des améliorations possibles en matière de prévention. Il nous semble d'abord que la déclaration d'accueil collectif de mineurs est trop limitée : les vérifications devraient concerner l'ensemble des adultes du mouvement, qu'ils se trouvent ou non en contact direct avec des mineurs. Il conviendrait ensuite d'améliorer la gestion des cas intermédiaires en étant en mesure de connaître des comportements douteux commis par le passé par certains individus qui n'ont toutefois pas fait l'objet d'une condamnation pénale. La mesure ne semble, il est vrai, pas aisée à mettre en oeuvre au regard de la protection des libertés individuelles.

Mais une réflexion pourrait être menée entre les différents mouvements accueillant des mineurs, car nous savons que ces individus passent souvent d'une structure à l'autre. Enfin, il serait utile d'accompagner davantage les personnes tentées avant leur passage à l'acte, en mettant par exemple à leur disposition un numéro de téléphone dédié. La gestion de crise, en effet, paraît faire l'objet de plus d'attention que la politique de prévention.

M. Saâd Zian, délégué général des Éclaireuses et éclaireurs de France (EEDF) . - Notre mouvement de scoutisme laïc est né en 1911. Il appartient à la Fédération du scoutisme français et à l'Organisation mondiale du mouvement scout. Il dispose de l'agrément de jeunesse et d'éducation populaire et est reconnu d'utilité publique. Comme les SGDF, il applique la méthode scoute dans le cadre des activités proposées. Les EEDF comptent 30 000 membres, dont 4 000 adultes, et 110 salariés, mais seulement la moitié des jeunes inscrits suivent les activités du mouvement ; les autres utilisent nos infrastructures.

Le sujet qui préoccupe votre mission d'information concerne trois aspects de notre mouvement : les adultes en lien direct avec des mineurs, le « programme des jeunes », c'est-à-dire la déclinaison pédagogique de nos propositions éducatives, et notre organisation structurelle. Le problème des infractions sexuelles sur mineurs dans le scoutisme a été posé dès 2002 au niveau mondial, entraînant la définition d'une politique de protection des enfants et de lutte contre la maltraitance. En pratique, toutefois, les approches divergent selon les pays : les pays anglo-saxons disposent depuis longtemps de règles très strictes tandis que, dans d'autres États, le sujet n'est pas même évoqué. Nous avons donc été invités à décliner cette politique selon notre contexte national, au travers d'actions éducatives pour sensibiliser les mineurs et de formation des adultes. Nous devrions finaliser un document dans les prochaines semaines. Déjà, dans le cadre des formations dispensées à nos éducateurs, nous disposons de supports consacrés à cette question.

Les agressions sexuelles sur mineurs ont majoritairement lieu dans les familles, à l'école ou dans les associations qui les accueillent. Notre mouvement, comme d'autres, représente donc une structure à risque. Notre modèle organisationnel, fondé sur un travail collectif auprès des enfants, limite toutefois les passages à l'acte dans la mesure où la présence de plusieurs adultes constitue un contrôle social pour un éventuel agresseur. Depuis ma prise de fonction en 2015, je n'ai eu connaissance que d'un seul cas.

En revanche, on constate une progression préoccupante du nombre d'agressions entre mineurs.

Nous nous appuyons également sur la téléprocédure des accueils de mineurs (TAM) pour toutes nos activités, mais nous n'en maîtrisons pas la réactivité. Nous pourrions donc être dans l'ignorance d'un accident qui se serait produit après la déclaration. C'est selon nous un point à améliorer.

Enfin, la réglementation sur la protection des données personnelles interdisant le transfert de fichiers, si nous prenons une décision à l'encontre d'une personne, du fait d'une pratique préoccupante ou d'une suspicion d'agression, nous ne pouvons en informer d'autres acteurs, alors même que, nous le savons, certains individus passent d'association en association.

Mme Claire Verdier , présidente de l'Association des guides et scouts d'Europe (AGSE) . - Plus que jamais convaincus de la nécessité d'offrir une maison sûre aux enfants qui nous sont confiés, nous vous remercions de nous associer à vos travaux.

Deuxième mouvement de scoutisme français en termes d'effectif, l'AGSE est un mouvement d'éducation populaire, bénéficiant de l'agrément gouvernemental depuis 1970. Elle est membre de l'Union internationale des guides et scouts d'Europe, regroupant des associations dans vingt-et-un pays en Europe et Amérique du Nord.

Nous reprenons la méthode scout conçue par Robert Baden-Powell, visant au développement équilibré de toutes les dimensions de la personne humaine, par la réalisation de cinq buts : l'épanouissement de la personnalité, le développement de la santé physique et morale, l'acquisition du sens du concret, l'acquisition du sens du service et l'approfondissement du sens de Dieu.

Nous proposons une méthode éducative moderne, dont les caractéristiques sont : la confiance accordée au jeune, qui se manifeste par des responsabilités réelles ; la vie scout dans le cadre de petits groupes autonomes, selon trois tranches d'âge ; une éducation différenciée des garçons et des filles ; la vie dans la nature ; l'engagement dans la cité.

À ce jour, l'AGSE compte 33 000 membres répartis, sur tout le territoire, en 1 300 unités confiées à 5 000 chefs. Les activités de scoutisme représentent environ 70 000 journées par an, auxquelles s'ajoutent 10 000 journées pour les 1 200 camps organisés chaque été.

Déclarées comme accueils collectifs de mineurs, toutes ces activités sont contrôlées via l'outil TAM. Nous veillons à ce que tous les intervenants présents sur un camp et en contact avec des mineurs soient déclarés, même pour un temps de présence d'une seule journée. Le numéro de téléphone 119 « enfance en danger », ainsi que les numéros d'urgence de notre association sont affichés dans les camps.

Nous organisons 90 camps de formation par an, permettant de former 1 700 chefs, et 450 conseillers religieux, choisis en accord avec leur évêque ou leur supérieur, accompagnent notre oeuvre d'éducation.

Dans pratiquement tous les cas, la direction des unités est confiée à de jeunes adultes bénévoles et majeurs. Ils sont choisis par d'autres responsables, plus âgés, qui les rencontrent personnellement avant et tout au long de leur service. L'entretien initial porte sur l'adhésion à la pédagogie des scouts d'Europe, l'engagement à se former et la cohérence de vie avec les principes du scoutisme européen.

La protection de l'enfance a toujours été une de nos priorités éducatives. L'actualité médiatique n'a fait qu'accentuer notre vigilance. C'est avec appréhension et humilité que nous évoquons la question de la pédophilie, forme parmi les plus abouties de la négation des valeurs animant notre mouvement.

La formation des chefs et cheftaines, articulée autour d'une formation initiale et d'une formation continue, est un point clé de notre pédagogie. L'une des sessions théoriques dispensées porte sur la protection de l'enfance. Cette formation est complétée, dans l'année, par des formations locales au profit de l'ensemble de la hiérarchie, traitant de points particuliers comme l'éducation à la vie affective et sexuelle en lien avec la pédagogie scoute.

En cas de suspicion de maltraitance, nous procédons immédiatement à une mise à l'écart de la personne impliquée, pouvant aller jusqu'à la suspension, voire la radiation du mouvement. Nous accompagnons les familles, effectuons un signalement auprès des autorités compétentes et, éventuellement, nous pouvons nous constituer partie civile, et ce, dans le respect constant de la présomption d'innocence.

L'actualité récente nous a conduits à nous réinterroger sur la meilleure réponse à apporter, notamment face à de nouvelles problématiques. Nous nous sommes dotés d'une commission spécifiquement consacrée à la pédophilie, la commission Saint-Nicolas, ayant pour vocation d'améliorer nos procédures et méthodes en matière de prévention des abus sexuels et d'accompagner les personnes concernées. Lieu d'écoute et de conseil, cette instance pourra être saisie à tout moment, par toute personne ayant été victime d'abus dans le cadre de notre mouvement ou informée de telles pratiques. Elle travaille sur une charte, qui sera présentée à tout parent inscrivant son enfant dans notre mouvement et approuvée par tout encadrant.

Pour conclure, une interrogation et une réflexion. Il arrive que certains prédateurs quittent un mouvement et tentent d'en rejoindre un autre : comment partager l'information pour que ces individus ne puissent pas, à travers un tel nomadisme, continuer à commettre leurs forfaits ? Par ailleurs, nos enfants sont soumis à un déferlement pornographique et les moyens techniques actuels leur permettent d'accéder à ce type de contenus où qu'ils soient, y compris pendant les activités de scoutisme. Nous devons coordonner nos efforts en la matière.

Le risque zéro n'existe pas, mais nous sommes déterminés à faire en sorte que l'AGSE demeure une maison sûre pour les enfants !

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Pouvez-vous confirmer que tous les bénévoles participant à l'encadrement des camps passent bien par la fameuse procédure TAM ?

Mme Claire Verdier . - Nous utilisons l'outil TAM pour toutes nos activités, y compris pour des intervenants d'une journée. C'est un filtre qui nous rend le plus grand service.

Mme Isabelle Nicpon, commissaire générale guide, vice-présidente du conseil d'administration de l'Association des guides et scouts d'Europe (AGSE). - Nous rencontrons la même problématique que les deux autres mouvements scouts : certains adultes ponctuellement en lien ou pas du tout en lien avec les mineurs ne sont pas soumis à cette téléprocédure. C'est une vraie préoccupation.

Mme Michelle Meunier , rapporteure. - Je partage l'idée que les images à caractère pornographique sont aussi des violences faites aux enfants. Vos associations respectives gardent-elles la mémoire d'affaires passées ? Avez-vous des chiffres à nous communiquer ?

M. Michel-Henri Faivre, commissaire général scout, vice-président du conseil d'administration de l'Association des guides et scouts d'Europe (AGSE) . - Nous avons effectué trois déclarations au procureur de la République au cours des quatre dernières années. Nous tenons un fichier des éléments radiés, dont certains ont été condamnés. Pour le reste, la zone intermédiaire, ne pouvant échanger des éléments de fichiers, nous nous reposons sur la mémoire et sur notre encadrement à plusieurs niveaux.

M. Saâd Zian. - Nous suspendons provisoirement l'adulte en cas de suspicion et déclarons sans délai le cas auprès des services de la jeunesse et des sports. Même si nous accordons de l'importance à la présomption d'innocence, c'est une mesure de précaution.

Comme je l'ai dit, j'ai pris mes fonctions en 2015. Mon prédécesseur, qui avait occupé le poste pendant cinq ans, m'a indiqué avoir traité un seul cas. Néanmoins, selon où l'on placera le curseur dans la définition d'une agression sexuelle, le nombre de signalements pourrait croître.

M. Olivier Mathieu. - Nous enregistrons actuellement un cas en instance de procès, deux instructions en cours en tant que partie civile et deux dossiers pour lesquels nous venons d'effectuer des signalements. Par ailleurs, nous maintenons des statistiques précises sur l'activation de nos procédures disciplinaires ou de notre ligne d'urgence, permettant aux encadrants de faire remonter des situations anormales. L'été dernier, une trentaine de cas ont été recensés pour la partie concernant les agressions sexuelles, les comportements préoccupants et la maltraitance.

Mme Marie Mercier , rapporteur. - Il nous manque des chiffres, alors même que, d'après nos informations, environ 20 % des enfants d'une classe d'âge auraient subi des violences sexuelles.

Ce qui nous semble important, c'est la formation des bénévoles et qu'une prise de conscience s'opère au sein de vos mouvements.

Je vous remercie de vos propos calmes et mesurés sur ce sujet difficile. Nous entendons faire des propositions législatives, mais malheureusement aucune loi ne pourra empêcher certains phénomènes, comme, par exemple, l'accès facilité aux sites pornographiques. Dans ce cas, on ne peut que préconiser une éducation.

M. Francis Beltran, administrateur national, membre du bureau, président de la fédération régionale Normandie, Fédération nationale Familles rurales . - Né voilà 75 ans environ, le mouvement Familles rurales est un mouvement d'éducation populaire, non confessionnel, non syndical, non politique, reconnu d'utilité publique.

Notre structuration par échelons local, départemental, régional, puis national entraînant certaines pertes d'informations, il nous est difficile de vous répondre sur la question des statistiques.

Nous comptons 2 200 associations locales en France métropolitaine et dans les outre-mer, 84 fédérations et 160 000 familles adhérentes, pour 2 000 à 2 100 accueils de mineurs ou groupes de jeunes.

Dans nos missions, se trouve la formation des animateurs et directeurs. Elle comprend une formation continue de « recyclage », nous permettant, notamment, de travailler sur certains aspects qui entrent aujourd'hui dans la protection de l'enfance, mais dont on ne parlait pas forcément voilà vingt ans.

Nous employons 17 000 salariés et faisons appel à 40 000 bénévoles, avec, à la base de notre projet, l'idée de créer des binômes salarié-bénévole. Je partage donc la question soulevée par les autres intervenants : comment contrôler cette masse de bénévoles ?

Nos valeurs sont la responsabilité de chacun, le respect des différences, la solidarité, le soutien aux plus fragiles et la défense des valeurs des familles.

Mme Aurore Saada, conseillère technique enfance jeunesse, Fédération nationale Familles rurales . - Nous nous conformons au cadre réglementaire s'agissant de nos recrutements, pour lesquels nous exigeons aussi le respect des critères d'adhésion au mouvement Familles rurales ainsi que des qualités d'animation. Toutes nos équipes d'accueil de loisirs sont soumises à la déclaration TAM, et pratiquement tous les intervenants sont aussi déclarés. À ce jour, aucun signalement ne nous a été remonté. Nous incitons nos structures à ouvrir des espaces de parole avec les enfants et les jeunes.

M. Francis Beltran. - Il nous faut recueillir la parole, puis la transmettre - si possible avec un indice de gravité - à un professionnel capable de mener l'enquête. Or le circuit de signalement est parfois complexe et varie selon les départements. Une des propositions que l'on pourrait formuler serait de disposer d'une procédure et d'une fiche de signalement normées.

Ensuite, il serait certainement utile que le ministère de la justice rappelle que le fait de taire une information peut constituer un délit. Les choses devraient être considérées de la même manière que pour un vol : le recel est aussi grave que le vol.

Enfin, il est très important que nous puissions faire appel dans de bonnes conditions à des personnes ressources au sein de l'administration (département, État...). Ce sont elles qui peuvent recueillir la parole, enquêter, le cas échéant mettre en sécurité les enfants et démêler le vrai du faux pour éviter les dénonciations erronées, voire calomnieuses.

Évidemment, chaque mouvement peut inventer son propre modèle, mais il faut quand même que les choses soient cadrées. Ce cadrage général doit être diffusé auprès de tous afin d'éviter les disparités de traitement. En tout état de cause, il me semble qu'il vaut toujours mieux, dans ce type de situation, en dire plus que moins afin d'éviter les drames.

M. Guillaume Légaut, directeur général de l'UCPA . - L'UCPA est une association qui a été créée en 1965, mais qui est issue de deux structures elles-mêmes fondées juste après la Seconde Guerre mondiale. Notre association a pour mission de proposer des pratiques sportives aux jeunes. En pratique, cela prend deux formes : des séjours de vacances, qui rassemblent, chaque année, 240 000 jeunes, dont 140 000 mineurs, ce qui représente environ 1,4 million de journées de vacances ; et la gestion d'équipements de loisirs sportifs - piscine, centre équestre... -, le plus souvent en délégation de service public de la part d'une collectivité locale. Dans le cadre de notre gestion d'équipements sportifs, nous accueillons environ 3,4 millions de personnes par an, mais je ne peux pas vous donner la proportion de mineurs - elle est significative -, parce que nous ne contrôlons évidemment pas les cartes d'identité des gens qui viennent pratiquer un sport dans ce cadre.

Dans ces deux types d'activités, nous avons mis en place une politique de protection des mineurs, qui rejoint celle des fédérations sportives classiques.

Nos activités sont systématiquement encadrées par des salariés, à l'exception de celles liées au nautisme embarqué, où des bénévoles interviennent. Notre association ne compte ainsi que 300 bénévoles, alors qu'elle emploie chaque année 12 500 salariés, dont presque 7 500 sont des animateurs détenteurs du BAFA en contrat d'engagement éducatif.

En ce qui concerne les statistiques que vous avez demandées, je suis directeur général de l'UCPA depuis sept ans : durant cette période, un cas a été signalé au procureur de la République et nous nous sommes séparés de quatre collaborateurs en raison d'un comportement non conforme à l'esprit et aux valeurs de notre association, sans qu'il y ait eu d'éléments suffisants pour saisir la justice.

Je vais revenir rapidement - mes collègues en ont déjà parlé - sur la manière dont les choses se passent. Nous déclarons tous les séjours de vacances auprès des directions départementales de la cohésion sociale et nous transmettons les informations demandées pour l'ensemble de nos personnels présents dans les centres, y compris les agents administratifs, de cuisine ou de ménage. Ainsi, toutes les personnes qui sont présentes sur un centre sont passées au crible du fichier et nous écartons systématiquement toutes celles qui nous sont signalées.

En ce qui concerne la formation, nous avons intégré depuis plusieurs années un module spécifique pour les directeurs de séjours : au sein de leur formation qui dure deux jours et demi, une heure et demie est dédiée à la prévention des maltraitances et des violences sexuelles sur les mineurs.

Notre démarche vise en premier lieu à isoler l'adulte concerné pour qu'il ne soit plus en contact avec des jeunes. Ensuite, nous essayons d'identifier s'il existe des éléments matériels ou tangibles permettant de conforter les premières informations reçues. S'il apparaît que des éléments peuvent être transmis à la justice, nous faisons un signalement.

Les cas sont très peu nombreux - malheureusement, c'est toujours trop ! - et on peut peut-être expliquer ce faible nombre par deux éléments.

D'une part, les jeunes viennent de manière ponctuelle à l'UCPA, ce qui est assez différent par rapport à d'autres organisations. Très peu de jeunes sont amenés à être en relation avec notre association de manière récurrente ou durable, même si certains participent à un séjour une fois par an pendant plusieurs années. C'est certainement un facteur qui limite les risques, car les prédateurs ont tendance à vouloir maîtriser un jeune grâce à une emprise psychologique qui demande du temps pour se mettre en place.

D'autre part, nous avons un système d'encadrement que je qualifierais de matriciel : les enfants sont entourés d'animateurs titulaires du BAFA, eux-mêmes encadrés par des directeurs de séjours, à leur tour accompagnés par des directeurs de centres qui sont des salariés permanents. En outre, des équipes support interviennent pour s'assurer de la qualité du projet éducatif et sportif mis en oeuvre et pour accompagner toute situation potentiellement complexe. Il me semble que cette organisation protège les enfants.

Si nous avons connu très peu de cas de collaborateurs suspectés d'infractions sexuelles sur mineurs, il est arrivé à une ou deux reprises qu'un adulte extérieur au centre agresse des mineurs qui étaient sous notre responsabilité - j'ai en tête un cas dans une station de ski.

Enfin, nous devons être conscients que les mineurs sont certainement relativement nombreux à être victimes d'agressions de la part d'adultes et nous considérons qu'il est de notre responsabilité d'agir pour les aider. C'est pourquoi nous participons cette année à la diffusion du livret édité par Bayard auprès de tous les enfants accueillis à l'UCPA.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Constatez-vous des exigences particulières de la part des parents sur ces questions ou des demandes qui seraient différentes de celles que vous avez connues les années passées ?

M. Francis Beltran . - J'aurais tendance à dire que l'inquiétude varie en fonction des actualités télévisées, ce qui est assez dommage dans un certain sens, parce qu'elle devrait être permanente. Dans ma région, la Normandie, des questions sont régulièrement posées dans les groupes de parents et nous apportons des réponses en termes de signalement et de formation, mais nous n'avons pas noté de « vent de panique ».

Il me semble que l'exigence des familles est plus grande, mais elles ne se sentent pas toujours actrices elles-mêmes. J'ai parfois l'impression que les familles sont consommatrices d'un service, mais pas assez parties prenantes du projet d'accueil de mineurs, y compris en milieu rural. Or il faut qu'elles collaborent à la construction et à l'évolution de ce projet, notamment en posant les questions qui les préoccupent.

Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas eu de remontée de cas en Normandie ou au niveau national.

La sensibilisation qui est réalisée dans les formations ou dans les réunions de salariés rendent ceux-ci plus à l'écoute des familles et des enfants. Il faut bien comprendre aussi que certains enfants se confient dans les centres d'accueil sur des événements qui se passent à l'extérieur et nous n'avons pas le droit de taire ce type d'informations - nous devons les signaler. Cet aspect doit aussi faire partie de la formation des animateurs et des équipes.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - J'allais justement poser une question à ce sujet. Est-ce que vos structures d'accueil sont amenées à faire des signalements sur des événements qui se passeraient en famille et que les enfants confieraient à vos personnels ? On sait que 80 % des violences sexuelles se déroulent dans un cadre intrafamilial.

M. Olivier Mathieu . - La grande majorité des cas que nous signalons concerne la cellule familiale et il ne faut pas sous-estimer les chiffres donnés par les associations spécialisées. D'ailleurs, par rapport à ces chiffres, le nombre de situations que nous détectons reste certainement insuffisant.

Nous constatons une augmentation du nombre de jeunes qui se confient dans le cadre de nos activités sur une situation préoccupante à l'extérieur, mais pour continuer d'avancer, il faut une coordination forte entre tous les acteurs. Or l'été dernier, pour la première fois, nous avons rencontré des difficultés à contacter les services compétents, notamment le 119 qui, dans certains départements, était saturé. Ainsi, nous demandons à de jeunes adultes - ils ont parfois dix-neuf ou vingt ans - de signaler des cas, mais ils tombent sur un répondeur et doivent rappeler ultérieurement, ce qui n'est pas une situation idéale.

Je crois que l'ensemble des acteurs doit dialoguer sur ces questions et il faut renforcer les structures externes d'accompagnement, parce que le nombre de cas va continuer d'augmenter. La communication et l'information ont d'ailleurs un impact sur ce nombre. Aujourd'hui, nous communiquons via Internet sur les cas les plus graves ; tout cela est public et visible par les parents, y compris ceux qui voudraient rejoindre nos associations. Cette transparence participe également à la libération de la parole, mais il faut que l'ensemble de la chaîne suive, de nos structures aux services publics compétents.

M. Saâd Zian . - Je confirme que, l'été dernier, plusieurs de nos appels à des cellules de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes n'ont pas pu aboutir. Or, comme vient de le dire Olivier Mathieu, ce ne sont pas des situations faciles à gérer pour de jeunes adultes : que doivent-ils faire vis-à-vis du papa ou de la maman d'un enfant qui se confie ainsi ? Encore une fois, nous ne sommes pas là pour juger, mais la consigne est d'alerter sur une situation préoccupante, en espérant que des suites soient données à ce signalement...

Mme Isabelle Nicpon . - Les attentes des parents sont particulièrement fortes dans notre mouvement, puisque nous participons véritablement à l'éducation de l'enfant. Les familles comptent donc beaucoup sur nous, y compris pour les questions liées à la construction de la vie affective et pas simplement sur la prévention d'éventuelles agressions. En fait, toutes ces questions sont inhérentes au scoutisme, puisqu'en participant à la construction de la personne humaine nous travaillons sur le mode de relations que développent les enfants avec les autres. Nous ne sommes pas naïfs pour autant et nous savons que des choses graves peuvent arriver, mais les parents sont dans cet état d'esprit.

Il faut aussi comprendre que les parents ont parfois des attentes contradictoires. Il nous est arrivé que des parents nous informent d'une situation pour que nous prenions les mesures à même de protéger leur enfant, mais sans vouloir pour autant que nous fassions un signalement. Or si nous sommes informés d'une telle situation, nous sommes dans l'obligation de la signaler, ce qui peut compliquer nos relations avec la famille.

Une autre difficulté peut apparaître : le fait que beaucoup de familles auprès desquelles nous intervenons se connaissent très bien entre elles. Nous pouvons donc accueillir une victime, tandis que l'auteur des violences est le parent d'un autre enfant que nous accueillons.

En outre, nous devons parfois gérer des familles qui ne veulent pas du tout que les choses se sachent et qui nous mettent de ce fait dans une situation compliquée : elles nous ont fait confiance, en nous informant d'un certain nombre de choses, mais elles ne l'ont pas nécessairement fait pour que nous les signalions, alors que nous y sommes contraints. Vous le voyez, les situations humaines que nous rencontrons peuvent être complexes.

Enfin, lorsque nous faisons un signalement, nous n'avons pas de retour. La loi pourrait peut-être, le cas échéant, améliorer cette situation. Lorsqu'une personne dépose une plainte, elle est informée des décisions qui sont prises - non-lieu, classement sans suite... -, mais une association ne l'est pas et notre meilleure source d'informations est parfois Google ! Nous ne sommes donc pas informés des condamnations et il nous est arrivé que des personnes se présentent de nouveau à l'association, en disant qu'elles n'avaient pas été condamnées - heureusement, nous nous sommes rendu compte que ce n'était pas la vérité.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous ne parlez pas d'un signalement auprès de la cellule de recueil des informations préoccupantes ?

Mme Isabelle Nicpon . - Non. Nous envoyons systématiquement un signalement au procureur de la République. Je pense notamment à un dossier pour lequel les faits se sont déroulés hors de l'activité scoute, mais entre des scouts et un conseiller religieux ; nous nous sommes constitués partie civile, non pour une question d'image, mais pour accompagner les victimes et leurs familles et avoir accès au dossier.

Mme Brigitte Micouleau . - Dorénavant, les éducateurs, les personnels et les bénévoles ne doivent pas avoir de contact physique avec les enfants, sauf s'il s'agit de leur porter secours. Est-ce qu'ils sont bien sensibilisés sur cette question ? Il suffit en effet d'un geste mal placé pour créer un problème.

Mme Annick Billon . - Monsieur Légaut, vous nous avez dit que l'UCPA déclarait l'ensemble des personnes présentes sur un site qui accueillait des enfants, quel que soit leur poste effectif. Ne pensez-vous pas que l'ensemble des organismes devrait procéder ainsi, puisque chacune de ces personnes est amenée à croiser des enfants à un moment ou à un autre ?

Par ailleurs, je suis assez surprise de constater que des associations telles que les vôtres, souvent reconnues d'utilité publique, sont laissées à elles-mêmes sur ce genre de sujet. C'est un problème évidemment national. Pourtant, vous devez, seules, chacune de votre côté, imaginer des solutions.

Enfin, vous avez parlé des difficultés du signalement, notamment du fait de l'âge de vos éducateurs. Est-ce que toute suspicion fait l'objet, dans vos structures, d'un signalement ? La procédure permet-elle de protéger la personne qui fait ce signalement et qui peut évidemment se tromper ?

M. Michel Savin . - En cas d'infraction sexuelle, quelle est la responsabilité personnelle des encadrants, des directeurs, qui ne sont pas présents en permanence à côté des jeunes ?

Monsieur Légaut, pouvez-vous nous indiquer les procédures que vous suivez, non pas lors des séjours vacances que l'UCPA organise, mais dans les équipements sportifs que vous gérez ? En effet, vous intervenez beaucoup, vous l'avez dit, dans des structures municipales.

Enfin, si un problème survient, ce qui est malheureusement arrivé, quelles sont les procédures mises en oeuvre, aussi bien du côté du personnel - encadrants, animateurs... - que de celui des enfants ?

M. Francis Beltran . - Nous soumettons tout le monde à la même déclaration dans un centre d'accueil, mais nous rencontrons une difficulté particulière : beaucoup de nos centres sont gérés par délégation de collectivités locales et, dans ce cas, les personnels techniques relèvent souvent de la responsabilité de ces collectivités, pas de la nôtre.

Mme Catherine Deroche , présidente . - C'est en effet une situation fréquente en milieu rural, que ce soit pour les activités périscolaires ou pour les lieux d'accueil des enfants.

M. Francis Beltran . - Il faut donc que les maires et les présidents d'intercommunalités soient aussi sensibilisés à ces questions.

En ce qui concerne les signalements, il existe une graduation. Lorsque je travaillais à l'Éducation nationale, nous ne transmettions pas au procureur de la République toutes les violences : nous n'allions pas le saisir pour une bagarre de cour d'école !

En revanche, en cas de suspicion, je ne suis pas certain qu'il faille mettre en place une graduation. Je le redis, nous ne sommes pas là pour enquêter nous-mêmes, y compris auprès de la famille ; il revient aux professionnels de l'action sociale et de la justice de le faire. Nous pouvons simplement recueillir la parole de l'enfant ou d'autres éléments évidents. D'ailleurs, lorsque les faits sont commis à l'extérieur de la structure d'accueil, ils sont parfois connus des services compétents.

Je voudrais aller dans le sens de ce qui a été dit tout à l'heure : en cas de signalement, nous n'avons quasiment aucun retour. Je me souviens d'un cas, où nous avions signalé des violences commises à l'extérieur du centre et où l'enfant est revenu deux jours après, sans que l'équipe soit informée de ce qui se passait. Si elle n'a pas nécessairement besoin de connaître tous les détails, elle se trouve tout de même assez démunie dans ce type de situation et elle doit au moins savoir si la question a bien été prise en charge.

Mme Annick Billon . - Tout à l'heure, j'ai oublié un élément : lorsqu'une famille ne souhaite pas que la situation soit signalée, on peut alors penser qu'il y a d'autres victimes ! Si la structure d'accueil ne signale pas une situation préoccupante, parce que la famille ne le souhaite pas, on laisse la porte ouverte à d'éventuelles nouvelles agressions.

Mme Isabelle Nicpon . - C'est un point extrêmement important. Il ne peut pas y avoir de discussion avec la famille : la loi nous oblige à signaler une situation préoccupante. Pour nous, c'est essentiel et j'ai presque envie de dire que plus ce sera obligatoire, mieux ce sera !

En effet, nous sommes souvent confrontés à une pression humaine pour que les choses ne se sachent pas. Il est alors plus facile pour nous d'expliquer que nous n'avons pas d'autre solution. Cette obligation est donc nécessaire, même si l'on peut craindre, par certains côtés, que certaines personnes ne viennent plus se confier.

M. Guillaume Légaut . - Tous nos éducateurs sportifs, et tous nos animateurs, sont sensibilisés au fait qu'il faut éviter à tout prix le contact physique. Bien sûr, avec des enfants jeunes, il faut parfois donner la main pour monter dans le bus : il faut savoir être pragmatique.

Dans les centres sportifs en délégation de service public, notamment les piscines, le risque vient surtout des adultes extérieurs à nos équipes : il arrive régulièrement que celles-ci attrapent un adulte ayant un regard mal placé dans les vestiaires. Aussi les sensibilisons-nous au fait qu'il faut absolument protéger tout le monde, et en particulier les mineurs. Nous avons de surcroît des règles de fonctionnement destinées à éviter que les mineurs croisent les adultes. Ce n'est pas toujours simple, et l'infrastructure ne le permet pas toujours, mais nous faisons le maximum. Notre système de double encadrement prévoit des équipes de soutien aux équipes qui sont directement au contact du public. Ces équipes de soutien ont du recul et peuvent intervenir en cas de comportements répréhensibles.

Vous avez souligné que nous sommes, pour la plupart d'entre nous, de grandes associations. À l'UCPA, les directeurs de centres ont la responsabilité de chef d'établissement. En tant que directeur général, je suis responsable exécutif de l'ensemble des activités de l'UCPA, mais une part de responsabilité est déléguée aux chefs d'établissement : un directeur de centre peut, de sa propre initiative, exclure un salarié qui aurait un comportement déplacé. Je peux aussi intervenir directement pour exclure quelqu'un si le chef d'établissement ne le fait pas.

Vous avez parlé aussi d'isolement. Heureusement, nous ne sommes pas seuls, et il y a des procédures et des instruments. Je pense toutefois que notre pays a du retard. Au-delà des dispositions législatives, qui sont certainement nécessaires, il faut prendre des mesures dans le domaine de l'éducation et de la formation. La Belgique, par exemple, a déployé des outils intéressants. Votre mission pourrait d'ailleurs recommander à l'État de créer une agence semblable à Yapaka, qui a mis en ligne des centaines de tutoriels vidéo d'une ou deux minutes faits par des pédopsychiatres, des pédo-psychologues et des intervenants spécialisés, et que nous utilisons dans la formation de notre personnel. J'en ai parlé à la direction de la jeunesse, qui connaît cet outil.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quelle fut la réponse ?

M. Guillaume Légaut . - Qu'ils trouvaient l'outil très intéressant et que la question méritait d'être étudiée.

M. François Mandil . - Les signalements doivent être accueillis de façon positive, puisqu'ils portent à notre connaissance des cas jusqu'alors inconnus. L'État n'en fait peut-être pas assez, mais les responsables associatifs doivent aussi se mobiliser : nos mécanismes sont-ils suffisants ? La publicité que nous donnons aux cas découverts est-elle assez grande ? Il est fondamental de ne rien cacher et d'inciter les adhérents à témoigner, à collaborer, et surtout à faire savoir, à l'inverse du réflexe, bien naturel, de protection de notre image qui a longtemps prévalu. En fait, plus nous donnons de la publicité, plus nous collaborons avec la justice, et plus nos adhérents sauront que personne n'a le droit de les agresser et que, si un adulte les agresse, ce n'est pas normal.

Vous mettez en garde contre les fausses déclarations, mais celles-ci sont marginales. Il faut donc faire systématiquement un signalement, à la moindre suspicion. Par exemple, des adhérents nous ont révélé qu'un de leurs responsables leur avait envoyé des photos non sollicitées. Nous avons dû insister auprès de la police pour qu'elle mène l'enquête ! Cela ne lui paraissait pas assez important... L'accompagnement psychologique de notre réseau de professionnels de santé bénévoles a été utilisé aussi, car la personne en question était un enseignant. Il faut que les responsables de tels actes sachent que SGDF n'est pas un espace sécurisé pour eux.

Chaque enfant a besoin de grandir et d'avoir accès à l'éducation sexuelle et affective. Pour autant, il ne faut pas se leurrer : l'affaire du père Preynat ne se limite pas à ce problème, mais relève plutôt de problématiques d'emprise intellectuelle et morale, notamment parce que les jeunes qui nous sont confiés sont encadrés tout au long de l'année par les mêmes animateurs et animatrices.

M. Michel-Henri Faivre . - Dans nos camps de formation, nous éduquons nos animateurs aux attitudes justes et ajustées. Même si on se voit tout au long de l'année pendant les activités scoutes, il y a des gestes que des éducateurs ne doivent pas faire. Le contact physique n'est pas nécessaire pour montrer qu'on s'aime bien.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie de votre participation à cette audition.

Audition conjointe de Mme Isabelle Debré, présidente,
et M. Michel Martzoff, secrétaire général de l'association L'Enfant Bleu,
et Mme Anne-Marie Clément, présidente
de la Fédération des comités Alexis Danan

(mardi 26 mars 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous en arrivons à la deuxième audition de l'après-midi.

Nous avons le plaisir d'accueillir les représentants de deux associations de protection de l'enfance : l'association L'Enfant bleu, représentée par sa présidente, notre ancienne collègue Isabelle Debré, et par son secrétaire général, M. Michel Martzoff ; et la Fédération des Comités Alexis Danan, représentée par sa présidente, Mme Anne-Marie Clément.

Vos deux associations nous ont demandé à être entendues. Je les remercie de cette démarche qui témoigne de l'intérêt qu'elles portent aux travaux du Sénat.

Comme vous avez pu le constater, nous avons déjà reçu plusieurs associations de protection de l'enfance, comme la Voix de l'Enfant ou à Stop aux violences sexuelles. Nous sommes intéressés par l'éclairage complémentaire que vous pourrez nous apporter sur les violences sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre d'institutions. Nous sommes en effet hors du cadre familial mais aussi hors des abus de mineurs sur mineurs.

Nous aimerions connaître vos propositions pour mieux protéger les enfants et les adolescents contre les agresseurs sexuels ; nous aimerions savoir si vous accompagnez les victimes et ce qui peut être fait pour les aider à surmonter leur traumatisme.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, puis nous passerons aux questions.

Mme Isabelle Debré, présidente de l'association L'Enfant Bleu . - Merci de nous recevoir. L'Enfant Bleu existe depuis 1989 et j'y suis bénévole depuis 1992. Il s'agit d'une association d'aide aux victimes - et non pas d'une association de victimes - et elle assume diverses fonctions comme l'écoute, le suivi thérapeutique, l'accompagnement juridique, la prévention dans les écoles ou encore l'amélioration du système de protection de l'enfance ; les lois ne sont en effet pas toujours bien faites ou bien comprises. L'aide que l'association apporte aux victimes est totalement gratuite. L'Enfant bleu compte cinq permanents et de nombreux bénévoles, dont nous faisons partie, M. Martzoff et moi-même.

M. Michel Martzoff, secrétaire général, de l'association L'Enfant Bleu . - L'Enfant Bleu compte une association à Paris et quatre en province : à Grenoble, à Toulouse, à Saint-Dié - qui a du mal à fonctionner - et une autre à Maubeuge qui a fermé pour des raisons financières, et que nous allons reprendre comme antenne.

Les chiffres que je vais vous donner sont ceux de Paris. En 2018, nous avons ouvert 613 dossiers pour des maltraitances : il s'agit soit de mineurs, soit d'adultes qui ont été maltraités pendant leur enfance et qui, dix, vingt, voire trente ans après les faits, souhaitent recevoir des conseils sur d'éventuels recours juridiques ; ces adultes nous appellent majoritairement pour des maltraitances sexuelles qui, au total, représentent 41 % de nos dossiers. Au moment des faits, 51 % des victimes avaient moins de six ans et 46 % moins de quinze ans.

Mme Isabelle Debré . - Les enfants nous appellent très rarement. Le plus souvent, ce sont les parents non-maltraitants ou les personnes proches de l'enfant comme les éducateurs, les grands-parents, les enseignants... Nous accompagnons les enfants sur le plan thérapeutique et juridique, mais en aucun cas nous ne nous érigeons en juges. En revanche, il nous arrive fréquemment de nous porter partie civile.

M. Michel Martzoff . - Pour l'instant, nous nous sommes portés partie civile pour une trentaine de dossiers, mais leur nombre à tendance à augmenter. Nous intervenons dans deux cas : à la demande de la justice, lorsqu'il n'y a pas de partie civile et que l'enfant est décédé ou lorsque nous décelons un dysfonctionnement des institutions - police, justice ou services sociaux.

Mme Isabelle Debré . - Nous assistons ces derniers temps à des agressions sexuelles de plus en plus fréquentes entre enfants : récemment, nous avons été alertés par des parents sur le cas de garçonnets en maternelle qui avaient violé des fillettes de quatre ans dans une école à Paris. Si nous ne sommes ni juges ni procureurs, nous nous devons de porter assistance à personne en danger. J'ai donc prévenu le directeur de l'académie de Paris pour signaler ces cas.

Si les gens se confient à nous, c'est sans doute parce que nous ne portons pas d'uniformes, que nous sommes facilement abordables et que nous sommes souvent sur le terrain. Concernant les agressions sexuelles, nous avons ouvert deux groupes de parole d'adultes - un troisième le sera bientôt - et un groupe d'adolescents devrait voir le jour. Les adultes ont besoin de parler pour se libérer de ce qu'ils ont vécu quand ils étaient enfants. Ces groupes se réunissent un fois par mois sur une durée de onze mois. Il s'agit de groupes de six à sept personnes et au bout d'un an, ces personnes vont en général beaucoup mieux.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Qui anime ces groupes ?

Mme Isabelle Debré . - Ce sont des psychologues.

M. Michel Martzoff . - Chaque groupe comprend un, voire deux psychologues cliniciens spécialistes des traumatismes et parfois un élève psychologue. Ce sont toujours des professionnels qui prennent en charge ces groupes. Lorsque nous allons dans les écoles, des enfants se confient à nous et seul un psychologue expérimenté peut prendre en charge ces situations. Bien évidemment, ces psychologues sont rémunérés.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quel est le pourcentage d'enfants concernés par des agressions hors sphère familiale ?

M. Michel Martzoff . - Environ 12 %.

Mme Isabelle Debré . - Toutes les structures connaissent malheureusement ce type d'agressions : milieu sportif, camps de scouts...

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quid des assistantes maternelles et de leur entourage ?

Mme Isabelle Debré . - Cela arrive, bien sûr. Nous avons aussi à connaître le syndrome du bébé secoué par la nounou.

M. Michel Martzoff . - Le père ou le compagnon sont pour 48 % les auteurs des maltraitances ; la mère ou la compagne : 18 %. Ensuite, il s'agit des proches familiaux ou amicaux.

Mme Isabelle Debré . - C'est souvent le compagnon qui porte les coups, mais la maman est à proximité. Ainsi, dans le cas du petit Bastien, le compagnon l'a mis dans la machine à laver le linge alors que la maman et la grande soeur de neuf ans étaient là : il s'agit de non-assistance à enfant en danger.

La plupart des personnes qui nous contactent nous ont connus par Internet. Le site de L'Enfant Bleu enregistre de deux cents à trois cents visites par jour. Lorsque nous lançons une campagne de communication, nous sommes beaucoup sollicités dans les jours qui suivent. Enfin, notre avocat va régulièrement sur les plateaux de télévision, ce qui concoure à notre notoriété.

M. Michel Martzoff . - Lorsque nous communiquons en direction du grand public, nous évitons les campagnes trash, qui montrent la violence. Par le passé, nous l'avons fait, sans grand résultat. Désormais, nous voulons communiquer de façon positive en insistant sur la reconstruction des enfants. En outre, il est indispensable que les salles d'attente des médecins et que les services de protection maternelle et infantile (PMI) disposent d'affiches et de documents sur la maltraitance. Dans nos brochures, nous rappelons que les cas de maltraitance peuvent être signalés de cinq manières différentes. Les signalements peuvent être anonymes et la personne qui signale ne risque pas - si elle se trompe, sauf si elle a agi avec l'intention de nuire - d'être poursuivie pour dénonciation calomnieuse. Il faut rassurer les gens qui sont témoins de tels actes pour les amener à parler. Aujourd'hui, ils se taisent car ils ont peur de se tromper : l'affaire d'Outreau nous a considérablement nuit car l'idée s'est répandue que les enfants mentaient.

Nous avons mené une enquête sur la notoriété des associations et du 119 : les résultats sont désespérants.

Mme Isabelle Debré . - Lorsque nous avons interrogé les personnes, nous leur avons demandé vers quelles associations elles se tourneraient en cas de maltraitance d'un enfant de leur connaissance. Pour 72 %, aucune ; la Voix de l'Enfant, 2 % ; SOS Enfance maltraitée : 2 % ; 119 : 3 % ; Unicef : 3 % ; L'Enfant Bleu : 3 % ; Enfance et Partage : 4 %.

La communication doit donc être améliorée. Nous souhaiterions que la maltraitance des enfants soit déclarée grande cause nationale. Le 20 novembre a lieu la Journée internationale des droits de l'enfant mais, malheureusement, cette journée passe inaperçue, contrairement à la Journée internationale des droits de la femme.

Je souhaite rencontrer M. Blanquer sur le sujet de la maltraitance, d'autant que nous sommes agréés par cinq ou six académies. Lorsque nous intervenons dans un établissement, les enfants restent en classe et continuent à parler, même lorsque la récréation a sonné. Il n'est pas rare qu'à la fin de nos interventions, un ou deux enfants viennent nous voir parce qu'ils sont victimes de maltraitances ou parce qu'ils ont un copain qui l'est.

Les assistantes sociales n'ont pas le temps de s'occuper de ces questions, même si elles en ont la compétence. Pour bien faire, il faudrait au minimum doubler leurs effectifs.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Les assistantes sociales connaissent les familles sous un autre angle et elles ne sont pas toujours au courant de ces faits. En revanche, je suis persuadée que l'on peut détecter davantage de problèmes dans le milieu scolaire.

Mme Isabelle Debré . - Les enfants se confient plus facilement à quelqu'un extérieur à l'école. Lorsque nous arrivons dans un établissement, nous sommes totalement neutres, ce qui n'est pas le cas de l'enseignant ou de l'assistante sociale.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Des attitudes ou des comportements sont très révélateurs de mauvais traitements. Il faut y travailler avec les enseignants.

M. Michel Martzoff . - Lorsque nous intervenons dans une école, nous rencontrons tout d'abord les enseignants qui souhaitent participer à notre programme. Nous leur indiquons quels sont les comportements anormaux des enfants qui pourraient signaler une maltraitance. Nous rencontrons aussi les parents pour les rassurer sur les messages qui vont être délivrés aux enfants, surtout lorsqu'il s'agit d'écoles maternelles, puisque ce sont nos publics prioritaires. Nous voyons ensuite les enfants à trois reprises et nous leur disons à qui ils peuvent s'adresser s'ils sont victimes de maltraitances. Nos protocoles s'adaptent en fonction des classes d'âge : de la maternelle au lycée.

Nous laissons enfin un kit dans chaque école pour que les professeurs puissent s'emparer des sujets abordés lors des sessions de prévention.

Mme Isabelle Debré . - Nous avons également édité un livre blanc contenant de nombreuses propositions, et mis en place une plateforme sur notre site, appelée #alerterpoursauver, qui permet de localiser une agression, et qui indique la localisation des services utiles : médecins, tribunal, commissariats, etc.

M. Michel Martzoff . - C'est à la fois une source d'informations utiles pour les victimes, et un annuaire géolocalisé. Pour tout dire, nous travaillons encore à ce second volet - nous ne refuserions d'ailleurs pas un peu d'aide sur ce chantier colossal... Les gens ne savent en effet pas à qui s'adresser pour transmettre une information préoccupante ou faire un signalement, voire ont une peur terrible de parler, craignant de se tromper. Comme le dit Nagui, soucieux de prévenir la maltraitance et qui participe à nos activités, ce n'est pas grave de se tromper ; ce qui est grave, c'est de se taire et de laisser ainsi un enfant à son sort funeste.

Nous restons défavorables à l'idée de menacer du tribunal correctionnel les témoins d'actes de maltraitance : c'est le meilleur moyen de ne pas les faire parler. Il faut au contraire les éduquer, les rassurer, et leur donner le sens des responsabilités.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Comment êtes-vous financés ?

Mme Isabelle Debré . - Essentiellement par des dons et legs. Nous ne recevons quasiment aucune subvention. C'est arrivé, de la région Île-de-France par exemple, mais c'est une ressource infime.

La générosité des Français, réelle, finance nos locaux et cinq permanents. La cause des enfants conditionne notre avenir et celui de notre pays. Soyons-en dignes. Voilà trente ans que je fais partie de cette association, et je ne me remets toujours pas de ce que j'y vois. Cela existait avant, me dit-on ; certes, mais il n'y avait pas les réseaux sociaux pour le savoir. En trente ans, j'ai l'impression que la cruauté a augmenté, ce qui m'affole totalement. Un animal ne ferait pas à son petit ce que l'on voit parfois.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Dans quel domaine le législateur pourrait-il intervenir ? Le repérage ? La prévention ?

Mme Isabelle Debré . - La dernière loi, portée par Mme Schiappa, a été l'occasion d'une mobilisation commune, de la part d'un nombre inédit d'associations de protection de l'enfance, contre l'idée qu'un enfant de moins de quinze ans puisse être consentant. Il faut une présomption de non-consentement. Au juge de démontrer, le cas échéant, qu'il y a eu consentement. À quinze ans, un père a tout de même une emprise sur sa fille ! Comment peut-on accepter qu'un enfant de treize ou quatorze ans soit présumé consentant ? C'est le contraire qui s'impose, à l'évidence.

Mme Anne-Marie Clément, présidente de la Fédération des comités Alexis Danan . - Je vous remercie de votre invitation et de l'ampleur que vous donnez à cette étude, sur un sujet si déroutant qu'il provoque presque le déni. Car imaginer qu'un enfant de deux ans subit des violences sexuelles, voire un acte sexuel, est insupportable. Il est d'ailleurs encore difficile pour les professionnels et les politiques d'aborder ces choses assez crues, voire insoutenables. L'Enfant bleu, avec qui nous travaillons, vous a déjà donné de nombreux éléments utiles, mais peut-être faut-il répéter les choses pour que tout le monde soit bien convaincu ; les choses progressent, je crois.

J'ai commencé à rencontrer des enfants maltraités à la fin de mes études de médecine, en choisissant de travailler dans le service d'un professeur déjà préoccupé, en 1982, par ces questions. Son service accueillait en effet les enfants donnant l'impression ou disant vivre des maltraitances pour un examen rapide, une observation de son état et de son environnement. Et le chef de service travaillait en lien direct avec le procureur. Ce travail interprofessionnel permettait une prise en charge efficace des cas de maltraitance. Dans le système actuel, hélas !, d'autres types de violences, involontaires, s'ajoutent parfois, lors de la prise en charge, à celles subies initialement.

Notre association est, je crois, la plus ancienne association de protection de l'enfance : l'appel d'Alexis Danan date de 1936. À l'époque où je m'y suis engagée, tout le monde espérait qu'une association de ce type finirait par disparaître. Hélas ! elles se sont multipliées, et des institutions spécifiques ont été créées. De bonnes choses ont été faites. En 1936, Alexis Danan évoquait le bagne, les maisons de correction, la misère, on employait des mots forts : bourreaux, torture... « L'enfant qui souffre n'a pas le temps d'attendre », disait Alexis Danan dans son appel ; or ces enfants attendent encore beaucoup, même quand leur souffrance a été déclarée. L'appel a été lancé pour interpeller les citoyens ; ceux-ci ont alors pris conscience de leurs responsabilités d'adultes face à tout enfant. Des petits comités se sont ensuite créés, souvent composés de professionnels constatant des maltraitances. Beaucoup de signalements étaient alors faits lorsqu'une affaire était découverte ; elle était prise en main ; il se passait quelque chose.

Où en sommes-nous en 2019 ? Les comités restent répartis sur le territoire. Mais l'application des lois et des règlements, de même que la pratique de la protection de l'enfance, varie grandement selon l'endroit où l'on se trouve. Même la prise en compte de la parole de l'enfant est variable ! Reste que les associations font un travail considérable. Une majorité de professionnels s'acharne bien sûr à lutter contre ces événements. Mais il faudrait réagir plus vite quand on se rend compte que certaines personnes ne sont pas à leur place.

Les comités se renouvellent ; ils sont désormais quatorze, et deux sont en formation. Nous observons un intérêt croissant des jeunes. Il y a une vingtaine d'années, un silence entourait ces sujets. N'en parlaient que les passionnés, si je puis dire, ou lorsqu'une affaire était révélée. Voilà vingt ans qu'au conseil d'administration de la caisse d'allocation familiales dont je suis membre, j'évoque la protection de l'enfance et les actions possibles dans ce domaine ; jusqu'à une date récente, cela déclenchait une certaine gêne, nul ne se sentait concerné. La semaine dernière, alors que le secrétaire d'État à la protection de l'enfance venait de redire l'importance de cette question, cinq membres du conseil d'administration renouvelé ont pris la parole pour me soutenir. Quelque chose, peut-être, est en train de changer.

Nous menons des actions dans les écoles, conduites par des personnes formées. Certains comités évoquent les maltraitances, d'autres présentent les droits de l'enfant. Dans tous les cas, les enfants auxquels nous nous adressons comprennent bien de quoi il s'agit. Certains, à l'issue de ces formations, viennent s'exprimer. Nous allons également dans les établissements du secondaire, voire de l'enseignement professionnel. Récemment, un comité s'est rendu dans une école de manipulateurs radio, car il est des jeunes qui se sentent concernés et disent que ces sujets manquent à leur information primaire. De jeunes professionnels qui demandent à être compétents sur un sujet qui leur tient à coeur, c'est une démarche de citoyen merveilleuse. Nous accompagnons également des étudiants, jusqu'à la rédaction de leur mémoire. J'ai ainsi conduit une étudiante en droit au dernier procès de Daniel Legrand, dans le cadre de l'horrible affaire d'Outreau. C'est un travail de fourmi, mais qui peut apporter un certain nombre de choses, car nous sommes nombreux à le mener. Nous sommes encore présents dans des manifestations d'adultes, des forums, diverses interventions... Bref chaque fois qu'il est possible d'alerter sur la protection de l'enfance, nous le faisons, grâce à notre statut et à notre engagement bénévole.

La fédération souhaite, chaque fois que c'est possible, travailler en lien avec les professionnels qui traitent sur le plan juridique les affaires dont elle a à connaître. Celles-ci lui arrivent généralement par l'appel de personnes en demande de conseil ou de soutien. Nous constatons que, curieusement, se multiplient les appels pour des affaires complexes, déjà révélées et prises en charge mais qui n'avancent pas, ou qui avancent curieusement - car lorsqu'on explique à une petite fille de trois ans que son père restera son père, quoi qu'il lui ait fait, on a du mal à comprendre...

Nous avons tendance, par commodité d'étude sans doute, à scinder les maltraitances par types. Or malheureusement, sur un nombre important d'enfants, il y a plusieurs types de maltraitances. Et les violences psychologiques, la pression, le chantage affectif, les violences physiques, multiplient les effets d'une violence sexuelle : c'est un type de violence globale. On parle certes davantage de violences sexuelles aujourd'hui : c'est intéressant, car on n'en parlait pas auparavant.

Le déni recule heureusement. Dans d'autres pays, cela fait longtemps qu'il a reculé. L'ONU interpelle régulièrement la France sur son attitude dans ce domaine. Le Conseil de l'Europe cite depuis des années le chiffre d'un enfant sur cinq. Il a élaboré une bande dessinée Kiko, destinée aux des tout-petits, qui est un outil utile de prévention sur la façon dont un enfant peut être abordé. C'est un sujet mondial.

La caractéristique essentielle d'un petit enfant est qu'il ne peut pas se défendre seul ; il ne peut composer un numéro de téléphone, il ne va pas à l'école... Et quand il a tenté de s'exprimer mais n'a pas été entendu ou a été renvoyé, parfois avec violence, il s'enferme dans le silence. Dans une affaire sordide récente, une adolescente s'est murée dans le silence, lasse d'avoir, dit-elle, trop parlé, des années durant, pour n'avoir jamais été entendue. Quand une personne se livre à un proche et que celui-ci s'entend accuser de manipulation, cela ne facilite pas la protection de l'enfance. Or c'est un cas de figure fréquent dans les appels que nous recevons, qui laisse les gens démunis.

Alerter, c'est se sentir responsable. Comment faire ? Au-delà du travail de fourmi qui permet de constater, de pointer des éléments et de les recouper avec les constats d'autres personnes, il faut combler un besoin d'informations, à tous les niveaux. Il faut éduquer au respect de l'autre, de son corps, de la réserve et de l'intimité. Or ces notions ne sont pas abordées, alors qu'elles ne sont pas violentes ! Les propos peuvent être bienveillants, très progressifs, ce que les enfants comprennent très bien. Les sites sur lesquels les enfants font leur éducation, eux, sont violents. On peut, plus tard, évoquer la qualité d'une relation, sa progressivité, le rôle de la parole. Me reviennent en tête, en en parlant, les visages d'enfants qui confessaient n'avoir jamais parlé de ces choses-là chez eux. Si l'école n'aborde pas ces questions, cela crée un manque, que l'on remarque, je crois, chez beaucoup. Il faudrait également aborder la question de la grossièreté...

Mme Catherine Deroche , présidente . - Mes collègues brûlent de vous poser des questions...

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Je voudrais remercier l'association « L'Enfant bleu » pour le premier travail que nous avions fait ensemble autour du rapport sur la loi Schiappa. Nous n'avions pas réussi à aller jusqu'à la présomption de non-consentement, mais nous avions travaillé sur la notion de contrainte dans la définition du viol. Pas à pas, nous allons progresser dans la protection de l'enfant - même si c'est urgent. C'est une cause nationale. De fait, à chaque intervention dans une école, deux ou trois cas se révèlent. Aussi avions-nous axé nos préconisations sur la prévention. Il y a peu d'associations agréées pour entrer dans les écoles... La vôtre en fait partie. Votre livre blanc est très complet, et nous pouvons en reprendre certaines préconisations. J'avais été marquée par une certaine forme de désespoir : l'avocat qui vous accompagnait déplorait que, depuis si longtemps, le nombre d'enfants victimes ne diminue pas. Mais si vous n'étiez pas là, ce serait bien pire !

Mme Isabelle Debré . - Notre avocat Yves Crespin est membre de l'association depuis très longtemps. Nous avons tout de même réussi, heureusement, à faire disparaître de la loi Schiappa l'abomination qu'était la notion d'atteinte sexuelle avec pénétration. En d'autres termes, le viol d'une femme était un crime, celui d'un enfant, un délit ! Inimaginable. Mme Belloubet nous a entendues, et elle a retiré ce concept. Il est de fait que cela aurait été incompréhensible par nos concitoyens. Bien sûr, l'intention première était bonne - c'était pour aller plus vite. Mais la loi doit avant tout être compréhensible pour nos concitoyens.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - En effet, nous avions préconisé de supprimer cette notion. Lorsque le texte est arrivé au Sénat, cela a été fait.

Mme Isabelle Debré . - Comment les Français auraient-ils pu comprendre cela ?

L'un des premiers slogans de l'association, en 1995 je crois, était : « Un enfant ne parle pas, parlez pour lui ! ». Déjà, à l'époque, nous incitions à alerter. Aujourd'hui, c'est devenu plus facile, avec les plateformes. Merci infiniment, en tous cas, de vous occuper de ce sujet qui nous tient particulièrement à coeur. Nous tenons à notre indépendance, et voilà près de trente ans que l'association est indépendante de paroles et d'actes. C'est notre force, mais elle coûte cher.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Comment votre fédération est-elle financée, madame Clément ?

Mme Anne-Marie Clément . - De la même façon que L'Enfant bleu. Nous avons le même souci d'indépendance, depuis l'origine.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Les collectivités territoriales vous financent-elles parfois ?

Mme Anne-Marie Clément . - Nous avons des liens avec certains départements. Ils financent parfois un projet précis.

J'ai quelques propositions dans le domaine législatif. Il faut que le vocabulaire soit simplifié et uniformisé. On dit parfois qu'on est obligé de signaler, parfois que ce n'est pas obligatoire. Il existe des termes précis, il faut en faire usage. Cela réduirait la confusion et les prétextes pour ne pas agir.

Parmi les communautés concernées, il y a toutes celles que vous avez vues, et que l'on voit s'ouvrir et travailler sur ce problème. Mais il ne faut rien exclure. Des affaires touchent des milieux professionnels comme l'armée ou des transporteurs. Ce type de problème peut se développer partout car les personnes agressives qui recherchent des enfants existent partout.

Mme Isabelle Debré . - Nous souhaitons justement proposer qu'au stade de la mise en examen, le procureur soit obligé de transmettre l'information aux services des ministères concernés : l'éducation nationale, la santé, la ville, la jeunesse et les sports... Sinon, on laisse la personne en situation de continuer.

Mme Anne-Marie Clément . - Il est très culpabilisant, pour des professionnels, de constater qu'une personne qui a été condamnée était présente parmi eux. Ainsi, de ce garçon arrivé dans un collège privé comportant beaucoup de jeunes filles. Tout aurait pu être évité avec une mesure d'éloignement, et si l'on s'était posé davantage de questions. Le travail sur le consentement doit aboutir. Les agressions sexuelles sur des enfants sont interdites et l'inceste en France est interdit !

La protection du signalant doit avancer aussi. Je pars demain dans un secteur où quatre professionnels qui ne se connaissaient pas ont fait un signalement : les quatre sont poursuivis alors que le juge, après enquête, a décidé que les enfants devaient être protégés ! Il n'y a pas que les médecins. Il y a d'autres professionnels : psychologues, psychomotriciens et même tout citoyen. Des personnes font des signalements par l'intermédiaire d'associations qui maintiennent le secret, parce que ces personnes ont peur.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci.

Audition de Mme Latifa Bennari,
présidente de l'association L'Ange Bleu

(mardi 26 mars 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente. - Pour cette dernière audition de la journée, nous avons le plaisir de recevoir Mme Latifa Bennari, présidente de l'association l'Ange Bleu.

Votre association offre un accompagnement aux personnes qui éprouvent une attirance pour les enfants afin de les aider à ne pas passer à l'acte. Vous avez notamment développé des groupes de parole qui réunissent des pédophiles avec des personnes qui ont été victimes de pédophiles.

Cette démarche originale nous intéresse dans une perspective de prévention des abus sexuels sur mineurs. Notre système judiciaire mène une action pour prévenir la récidive, avec notamment le mécanisme de l'injonction de soins, mais peu d'actions sont menées en direction des pédophiles afin d'éviter le tout premier passage à l'acte.

Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, qui pourrait durer une quinzaine de minutes. Puis les rapporteures et l'ensemble de mes collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points.

Mme Latifa Bennari, présidente de l'association L'Ange Bleu . - Je me suis basée sur vos questions pour préparer mon intervention. J'ai fondé cette association sur le conseil du maire de ma ville car j'ai été victime d'abus sexuels lorsque j'étais enfant et que je vivais au Maroc. L'auteur était l'employé de mon père. Cette expérience malheureuse m'a poussée à réfléchir. Pendant huit ans j'ai été abusée et violée par le plus fidèle employé de mon père. Très tôt, je me suis donc demandé pourquoi on pouvait éprouver du désir pour un enfant. J'avais décelé chez mon agresseur une prise de distance progressive lorsque j'ai grandi et que j'ai commencé à prendre une apparence plus féminine : j'ai compris qu'il était attiré par les petites filles. Mon départ à quinze ans m'a sauvé.

Je suis arrivée en Algérie et j'ai rencontré une petite fille à l'attitude fermée : elle m'a rappelé mon enfance. Bouleversée par son état, j'ai fait parler cette petite fille qui m'a dit être victime de son père, de son oncle et de son frère. Je l'ai incitée à dénoncer tout de suite les faits alors qu'elle me suppliait de ne rien dire. Mes conseils ont fonctionné et tout a changé chez elle. Ce fut ma première action.

Ensuite, j'ai commencé à rencontrer des victimes et à déceler le mode opératoire des agresseurs. J'ai progressivement pu mieux identifier les différents profils des auteurs par le biais de mes rencontres avec des victimes.

À partir de l'âge de vingt ans, j'ai eu la volonté de comprendre cette attirance pour les enfants qu'éprouvent les pédophiles. J'ai constaté que les pédophiles ne souhaitaient en général pas faire de mal aux enfants et souffraient de ne pas pouvoir expliquer leur attirance. À partir de là, j'ai décidé d'aller vers les auteurs dès qu'un dialogue était possible, ce qui n'est pas toujours le cas.

J'ai commencé à réunir les familles, à faire des médiations. J'ai mené ces actions seule, en autodidacte. C'est le combat de ma vie : je suis animée par ce combat et en premier lieu par la volonté de prévenir les passages à l'acte. Les auteurs que j'ai rencontrés m'ont indiqué que s'ils avaient bénéficié plus tôt de cette écoute et de cette empathie, ils ne seraient jamais passés à l'acte.

J'ai continué mes actions, par le biais du bouche à oreille, et c'est toujours la victime qui m'a orientée vers son auteur. J'ai développé ces actions d'écoute qui se sont avérées efficaces pour prévenir la récidive.

Au moment de l'affaire « Marc Dutroux », les articles de presse que je lisais n'avaient rien à voir avec ce que j'avais appris sur le terrain. J'ai constaté qu'aucune action n'était prévue pour prévenir le passage à l'acte.

J'ai été contactée par l'école où était inscrite ma fille, à Créteil, afin d'aider le directeur et l'équipe pédagogique qui suspectaient un instituteur de faits d'abus sexuels sur mineur. J'ai mené une enquête pour m'assurer que cet enseignant avait bien enfreint la loi. Dans le cadre de cette affaire, j'ai rencontré le maire et un inspecteur de l'académie de Créteil. Ils m'ont encouragée à créer une association pour partager mon expérience de terrain. Cela n'a pas été si facile car j'ignorais ce qui se faisait en France sur ces sujets.

Je suis allée à un congrès à Lille pour connaître les dispositifs qui existaient pour la prise en charge des délinquants sexuels. J'ai été surprise qu'on assimile le terme pédophile à celui de délinquant sexuel alors que le pédophile peut être abstinent pendant des années et déraper par manque d'écoute. Ceux que j'ai écoutés étaient accessibles et ouverts au dialogue.

Mon association m'a permis de réaliser ce que je voulais faire : un travail en amont pour prévenir le passage à l'acte. Je me suis renseignée auprès de professionnels, dont des psychologues et des psychiatres. Tous m'ont dit que mon projet était utopique. La prise en charge des victimes et des auteurs d'infractions existait déjà. Ce que je souhaitais, c'était agir pour éviter le passage à l'acte. Pour être pris en charge lorsqu'on est pédophile, il fallait passer à l'acte et enfreindre la loi !

J'ai donc persévéré et j'ai créé un site Internet qui permettait à ces personnes de me contacter par téléphone et par courriel. Ma permanence téléphonique a démarré en 1998 et j'ai constaté le manque criant d'accompagnement des personnes par ce type d'approche. De nombreuses personnes m'ont contactée pour me faire part de leurs attirances et de leur volonté de ne pas passer à l'acte. J'ai pu éviter de nombreux abus.

Les premiers qui m'ont contactée étaient des enseignants ou des éducateurs sportifs qui souffraient de l'étiquette accolée au pédophile, vu comme un délinquant dangereux.

Mme Catherine Deroche , présidente. - Vous receviez les appels de façon anonyme ?

Mme Latifa Bennari . - Cette question s'est posée mais l'anonymat ne me dérangeait pas. Les premières personnes qui m'ont contacté n'avaient pas forcément confiance au départ, donc cet anonymat a pu les aider. Ils n'étaient pas habitués à trouver cette empathie. J'ai découvert des personnes bâillonnées, qui ne pouvaient pas parler. Elles souffraient de rejet et de mépris. Les personnes qui m'ont contactée ont progressivement commencé à me faire confiance et à m'écrire en me transmettant leurs coordonnées, car ils n'avaient rien à se reprocher.

Ensuite, un journaliste d'Europe 1 m'a contactée pour me demander comment je travaillais. Ma méthode était pionnière, elle existait avant même que l'Allemagne ne mette en place des dispositifs de prévention. Cette situation m'a d'ailleurs donné le sentiment d'avoir une responsabilité importante. Au lendemain de la publication d'articles dans la presse relatant ma démarche, j'ai reçu des centaines d'appels de France, de Belgique, d'Allemagne et du Canada. J'ai été choquée de découvrir qu'il n'y avait aucun dispositif similaire de prévention en Europe. J'ai donc commencé à recevoir également de très nombreux courriels.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vous étiez seule ou vous aviez déjà élargi le périmètre des intervenants au sein de votre association ?

Mme Latifa Bennari . - À la différence d'un petit groupe de psychiatres qui me déconsidèrent, des étudiants en psychologie, des avocats ou des journalistes ont porté un intérêt au travail de mon association, et m'ont contactée pour assister à mes groupes de travail ou bénéficier de formations. J'ai mis en place les groupes de parole bien avant la création de l'Ange bleu. Je n'ai fait qu'intégrer les pédophiles abstinents dans le dispositif lorsque j'ai créé l'association.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - L'action de votre association concerne des pédophiles qui ne sont pas passés à l'acte ?

Mme Latifa Bennari . - J'avais l'intention de consacrer mon action aux seuls pédophiles abstinents, mais je ne voulais pas refuser ceux qui sont passés à l'acte afin de prévenir la récidive.

Parmi ceux qui ne sont pas passés à l'acte, il y a plusieurs catégories. Certains ont fait le choix délibéré de ne pas passer à l'acte et car ils connaissent les répercussions qu'aurait un passage à l'acte sur un enfant. Faire preuve d'empathie est un garde-fou utile contre le passage à l'acte. Il n'existe pas une méthode standardisée mais je travaille au cas par cas. Selon l'état psychiatrique des personnes, je leur propose ou non de participer aux groupes de parole, ou je leur propose un rendez-vous. Ces groupes de parole sont efficaces car ils sont préparés, parfois quinze jours à l'avance pour déterminer si les personnes, victimes et auteurs, sont compatibles pour un échange au sein d'un même groupe de parole. Ce sont toujours les victimes qui sollicitent de participer, mais toutes les victimes ne sont pas compatibles avec tous les coupables.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Ce sont des groupes distincts, ou les prédateurs et les victimes sont ensemble ?

Mme Latifa Bennari . - Victimes et auteurs sont réunis. Je ne veux pas employer le terme de prédateurs car certains ne sont pas passés à l'acte. J'ai découvert différentes catégories de pédophiles. Certains ont été arrêtés et condamnés, d'autres fantasment sur des images ou, demandent de l'aide pour un sevrage.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Ces pédophiles qui fantasment sur des images ont-ils conscience que ces images mettent en scène de vrais enfants ?

Mme Latifa Bennari . - La plupart oui, mais certains ont l'impression que ce n'est pas réel.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Ils sont donc dans un déni de réalité ?

Mme Latifa Bennari . - Oui et dans un leurre, ils sont attirés par les images et n'ont pas forcément conscience qu'ils assistent à de véritables scènes. Dans la réalité, ils n'éprouvent pas forcément d'attirance pour les enfants. Ils voient parfois ces images sans le vouloir initialement, à partir d'images pornographiques légales.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Mais ce n'est pas légal pour autant...

Mme Latifa Bennari . - Ils le savent.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Vous intervenez sur un seul lieu ?

Mme Latifa Bennari . - Les moyens et les capacités me manquent pour élargir mon champ d'action. On me demande souvent si je ne serais pas en mesure de créer une antenne ici ou là. Par téléphone et par mail, je parviens cependant à répondre à beaucoup de personnes à distance.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Disposez-vous de données chiffrées sur votre activité ?

Mme Latifa Bennari . - Il y a vingt ans, je recevais deux ou trois appels par semaine et beaucoup de courriels. Vingt ans après, je reçois des appels jusqu'à minuit. Pour préserver ma vie familiale, je prends d'ailleurs des rendez-vous téléphoniques après 21 heures. Grâce à mon mari qui subvient à nos besoins familiaux et qui est le donateur principal de mon association, je peux mener mon action bénévolement.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Comment se déroule un groupe de parole. Doit-il parfois être interrompu ?

Mme Latifa Bennari . - Je n'invite pas des personnes qui peuvent heurter la sensibilité des victimes. Ces dernières peuvent écouter longuement avant de prendre la parole, toujours quand elles le souhaitent. Les victimes entendent et découvrent aussi la souffrance des auteurs. Cela permet aussi aux auteurs d'infraction de comprendre la gravité de leurs actes. J'ai mené deux médiations le mois dernier entre une victime et son agresseur, et deux autres sont prévues le mois prochain.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quel est l'âge des victimes qui prennent part à ces groupes de parole ?

Mme Latifa Bennari . - Ce sont des adultes.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Conduisez-vous des actions en lien avec d'autres associations ou institutions, notamment les Centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) ?

Mme Latifa Bennari . - J'ai participé à une conférence à Toulouse avec le CRIAVS local. À l'occasion d'une table ronde, j'ai découvert l'action des CRIAVS et leur ai présenté mes activités. Ils ont compris mon apport et le fait que les psychiatres ne sont pas nécessairement indispensables. Je suis d'ailleurs conviée à participer à la formation des écoutants du numéro d'appel qu'ils mettent en place. On ne s'improvise pas écoutant.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Avez-vous connaissance de cas de pédophiles abstinents qui seraient ensuite passés à l'acte, malgré les groupes de parole ? Est-ce qu'ils viennent le dire lors d'un groupe de parole, en pensant ainsi pouvoir confier leurs défaillances, et font-ils alors l'objet d'un signalement ?

Quelle est la proportion, parmi les pédophiles qui interviennent dans vos groupes de parole, de personnes qui travaillent dans des institutions où ils sont en contact avec des enfants, à l'école par exemple ?

Enfin, avez-vous détecté différents types de pédophiles ? J'ai cru comprendre par exemple qu'un père incestueux n'était pas nécessairement considéré comme un pédophile. Certaines catégories de pédophiles sont-elles moins exposées au risque de récidive ?

Mme Latifa Bennari . - Il existe, à mon sens, trois types de pédophiles. Il y a d'abord le pédophile qui ressent du désir pour l'enfant, qui est physiquement attiré par les enfants. L'abstinence est un choix. Le phobique est celui qui a peur de passer à l'acte. Celui-là m'appelle pour me confier sa crainte de passer à l'acte. Ceux-là ne travaillent pas avec les enfants : il est rare que des professionnels qui sont en contact avec des enfants me contactent. C'est très rare qu'un instituteur ou un professionnel de l'enfance me contacte.

Le père incestueux n'est pas en tant que tel un pédophile : il ne ressent de l'attirance que pour son propre enfant et pas nécessairement pour les enfants de manière générale. J'ai actuellement à connaître de cas de personnes qui ne sont pas pédophiles. Ils sont hétérosexuels mais le contexte peut faciliter leur passage à l'acte. Le passage à l'acte chez ce type de personne est d'ailleurs assez imprévisible. J'ai quatre cas d'agressions sexuelles sur mineurs par des personnes qui ne sont pas à proprement parler pédophiles. Ils peuvent être attirés par la fille d'une amie, ou une jeune voisine habillée « comme une grande », qui est très proche du papa ou du voisin. Ce type d'individu ne me contacte qu'après l'arrestation.

J'ai développé un instinct pour déceler la vérité chez ceux qui me contactent. Si je pressens que c'est la vérité, je suis amenée à signaler des personnes qui me racontent leurs fantasmes. S'ils me disent que leur petite voisine les excite, là je les signale. Je contacte la brigade des mineurs pour leur dire que telle personne me semble dangereuse ou qu'il y a un risque. Les autorités me répondent qu'ils ne peuvent rien faire tant que l'on reste dans le fantasme, sans passage à l'acte. Je ne laisse en tout cas pas une situation dangereuse perdurer.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Avez-vous déjà été contactée par des religieux ?

Mme Latifa Bennari . - Oui. J'ai beaucoup travaillé au début avec des aumôniers de prison qui ont fait un travail formidable. J'ai découvert des personnes en souffrance parmi les prêtres qui m'étaient adressés par eux. J'ai été invitée au Luxembourg pour faire une conférence dans une église, mais aussi au diocèse de Lyon, à la demande de prêtres désireux d'apprendre à écouter d'autres prêtres attirés par les enfants. J'ai accepté de former les personnes qui le souhaitaient. Cela me paraissait important.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci pour ces précisions. Souhaitez-vous aborder d'autres points susceptibles d'éclairer notre mission d'information ?

Mme Latifa Bennari . - Je voudrais attirer votre attention sur un événement qui m'a bouleversée et qui met à jour, de mon point de vue, le caractère parfaitement inadapté de certains rapports d'expertise sur les personnes attirées par les enfants, qui ne révèlent en rien leur vraie personnalité.

Je citerai à cet égard le cas d'un jeune homme qui est allé se dénoncer de lui-même à la police pour dire qu'il regardait de façon addictive des scènes de pédopornographie sur internet. Il a expliqué avoir commencé à regarder des films pornographiques à l'âge d'onze ans, avant de dériver vers la pédopornographie. Une enquête a donc été menée tambour battant, avec des conséquences dramatiques sur la vie de ce jeune homme qui n'a jamais abusé d'un enfant. La procédure judiciaire a gravement compromis son travail et sa vie de famille, alors qu'il pensait trouver de l'aide en allant se dénoncer.

Dans le cadre de cette procédure judiciaire, un rapport d'évaluation a été rédigé par un expert pour dresser un profil de ce jeune homme. Le rapport dresse un portrait particulièrement sombre de cette personne, estimant que les risques de récidive sont très élevés et qu'aucune injonction de soins ne sera jamais en mesure de l'aider à surmonter son addiction.

Je tiens à répéter que ce jeune homme n'est jamais passé à l'acte sur aucun enfant ; il consultait des contenus pédopornographiques. Il a été tellement choqué à la lecture de ce rapport qu'il s'est suicidé.

Les gendarmes ont trouvé une lettre manuscrite dans sa poche, dans laquelle il mentionnait l'Ange bleu et regrettait de ne pas m'avoir contactée pour chercher de l'aide.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Qui a rédigé le rapport d'expertise que vous évoquez ?

Mme Latifa Bennari . - Un psychiatre. Je ne veux pas les incriminer de façon générale. C'est un exemple parmi d'autres.

J'ai également eu l'occasion de venir en aide à un Canadien attiré par les enfants. Il a contacté l'Ange bleu et a reçu une réponse immédiate de ma part. Je l'ai appelé tous les soirs pendant un mois. Je ne comprenais pas grand-chose à ce qu'il me disait, entre ses sanglots et son accent, mais j'ai perçu une forme d'apaisement et de soulagement chez cet homme qui se sentait écouté. Lui n'a pas été interpellé, contrairement au jeune homme qui s'est suicidé. Au bout d'un mois, il a fini par couper les ponts et puis j'ai finalement reçu de ses nouvelles dans une lettre où il m'annonçait qu'il avait surmonté son attirance pour les enfants, et qu'il était marié, diplômé, propriétaire et père d'un enfant depuis six mois.

Deux profils similaires, mais deux traitements différents. On voit ici toute la différence entre une approche répressive et une approche bienveillante comme celle que propose l'Ange bleu, à travers l'écoute de la souffrance des personnes attirées par les enfants.

Pour finir, je voudrais vous laisser un journal où vous pourrez lire un article sur un groupe de parole rassemblant un père incestueux et des victimes d'inceste. On constate que tout se passe bien et qu'ils discutent de façon apaisée.

Par ailleurs, je vous invite aussi à consulter l'enregistrement d'un reportage de la Télévision Suisse Romande sur mes groupes de parole, réalisé récemment.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Ce père incestueux évoqué dans l'article a-t-il été condamné pour ses actes ?

Mme Latifa Bennari . - Il s'est dénoncé lui-même, sur mes conseils.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Merci à vous pour la présentation de votre association et de votre travail d'écoute auprès des personnes pédophiles.

Audition de Mme Laurie Boussaguet,
professeure des universités, politologue,
auteure d'une thèse sur le processus d'émergence de la pédophilie
comme problème public en France, en Belgique et en Angleterre

(mardi 9 avril 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi Mme Laurie Boussaguet, professeure de sciences politiques à l'Université de Rouen et chercheuse à Sciences Po. Vous avez consacré votre thèse de doctorat à l'émergence de la pédophilie comme problème public en Europe à la fin du XX ème siècle, en adoptant une approche comparative entre la France, l'Angleterre et la Belgique. Vous faites partie des rares chercheurs en sciences sociales à avoir étudié de manière approfondie le sujet qui nous occupe.

Depuis une vingtaine d'années, la question de la pédophilie a occupé l'attention des médias et de l'opinion publique avec plus ou moins d'intensité selon les périodes. Il me semble que nous sommes revenus aujourd'hui, à la suite notamment des nombreuses affaires qui ont ébranlé l'Église catholique, dans un moment où nos concitoyens se préoccupent de nouveau de ce sujet et attendent des réponses de la part de leurs responsables politiques. Notre mission s'attache ainsi aux abus commis en dehors du cercle familial et par des adultes exerçant une autorité: église, école, foyers, familles d'accueil...

Mme Laurie Boussaguet, professeure des universités, politologue, auteure d'une thèse sur le processus d'émergence de la pédophilie comme problème public en France, en Belgique et en Angleterre . - Merci beaucoup de me recevoir : un chercheur a toujours plaisir à présenter ses travaux de recherche, ayant ainsi le sentiment d'être utile. Pourquoi en suis-je venue à travailler sur la pédophilie ? Après un premier travail de recherche sur la marche blanche organisée par les parents des fillettes victimes lors de l'affaire Dutroux, j'ai constaté que le sujet des abus sexuels sur mineurs n'avait fait l'objet d'aucune recherche en sciences sociales. Sur des sujets approchants, je n'ai trouvé qu'une thèse sur la protection de l'enfance comparant la France et l'Angleterre. Il y avait donc beaucoup à faire. La comparaison internationale m'a semblé intéressante : malgré des systèmes pénaux différents, l'émergence du problème a eu lieu au même moment. Enfin, la pédophilie se situant au croisement du pénal, de la santé et de la protection de l'enfance, c'est un objet multidimensionnel intéressant à étudier dans l'optique de l'analyse des politiques publiques ; relevant à la fois du public et du privé, elle permet d'étudier comment l'État gère les marges et les menaces sur la société.

Il faut attendre la fin du XX ème siècle pour qu'on commence à parler des abus sexuels sur mineurs. Dans les années 1980, ce sont les abus sexuels dans la famille, l'inceste, qui apparaissent en premier, le problème étant porté par les féministes. Celles-ci constatent que, malgré la nouvelle loi sur le viol de 1980, les femmes n'osent toujours pas porter plainte. Elles demandent une ligne téléphonique pour les victimes et se rendent compte que la majorité des appels proviennent de mineures ou de femmes qui racontent les abus qu'elles ont subis étant mineures. Les féministes vont porter le problème sur le devant de la scène. Elles bénéficient du relais de plusieurs ministres femmes titulaires de « petits » portefeuilles, comme Hélène Dorlhac, secrétaire d'État à la famille. Le discours dominant à l'époque est celui de la dénonciation de la domination masculine, des violences patriarcales que les petites filles subissent dans le cadre familial. Les professionnels qui s'emparent du sujet sont ceux qui commencent à travailler sur le traumatisme de l'enfant, le sujet étant intégré dans les questions de la maltraitance infantile.

En 1990, apparaît le nouveau problème de la pédophilie - plus restreint que celui des abus sexuels sur mineurs : on parle là des 3 % d'abus dont les auteurs sont des délinquants sexuels que la victime et son entourage ne connaissent pas. On se centre donc sur la menace extérieure en évacuant la question du danger dans la famille ou des adultes familiers des enfants.

De nouveaux acteurs apparaissent, tels que les associations de protection de l'enfance. Ce sont souvent des associations à enjeu unique, spécialisées dans la pédocrimininalité sur internet, par exemple, ou rassemblant des familles de victimes. À la différence des années 1980, les professionnels qui émergent sont ceux qui commencent à élaborer un soin aux délinquants sexuels. L'idée commence à s'imposer qu'il est possible de les soigner.

Avec l'affaire Dutroux notamment, des ministres de premier plan se saisissent du problème. Le « récit de politique publique », pour utiliser notre jargon, est le suivant : la pédophilie peut concerner toutes les catégories de la population, mais elle peut se soigner ; l'enfant victime est traumatisé ; la crainte est que les pédophiles sortant de prison récidivent et que les enfants victimes deviennent des agresseurs à leur tour... Les réponses imaginées sont donc les fichiers, l'interdiction faites aux auteurs de violences sexuelles pédophiles d'aller dans des lieux fréquentés par des enfants et l'obligation d'un suivi socio-judiciaire.

Pourquoi ce phénomène, qui a toujours existé, doit-il attendre la fin du XX ème siècle pour devenir un objet identifié ? Cela s'explique par des évolutions de long, de moyen et de court termes.

Première évolution de long terme, celle du contexte de connaissances : les idées, les valeurs, les normes. Entre la fin du XIX ème siècle et la fin du XX ème siècle, la place de l'enfant change dans la société ; jusqu'à la fin du XIX ème siècle, il n'y a pas de sentiment de l'enfance. Dans la conception hiérarchique de la famille alors en vigueur, celle-ci est le domaine du père, et l'État n'a pas à y intervenir ; l'enfant n'est pas un sujet de droit, mais un objet. À la fin du XIX ème siècle, on commence à s'intéresser à l'enfance dangereuse, qui, en général, est la même que l'enfance malheureuse. L'enfant devient alors un objet de politique publique. Après un coup d'arrêt pendant la seconde guerre mondiale, l'enfant devient petit à petit un sujet de droit, devant être protégé, car plus fragile et ayant des besoins spécifiques. On peut commencer à envisager de le protéger en matière sexuelle.

Deuxième évolution de long terme, l'adoption de textes internationaux structurants. Une philosophie des droits de l'enfant se met en place. Avant-guerre, la SDN avait établi un comité de protection de l'enfance et la Déclaration de Genève reconnaissant des droits aux enfants avait été publiée en 1924. En 1946 l'Unicef est créé, en 1959 est signée la déclaration des droit de l'enfant, en 1989, c'est la Convention internationale des droits de l'enfant. Ces textes forment un cadre structurant pour l'action des États au niveau national. On constate le même mouvement au niveau européen : le Conseil de l'Europe est le premier à adopter un texte consacré spécifiquement à l'exploitation sexuelle des enfants en 1991 et le Parlement européen adopte en 1992 une charte européenne des droits de l'enfant, en attendant une série de mesures en 1996.

La troisième évolution a lieu dans le milieu des professionnels, dans ce que j'ai appelé le « forum des professionnels de la psyché » : psychiatres, psychologues, pédiatres, psychanalystes - selon les pays, ce ne sont pas les mêmes. Pendant longtemps, la pédophilie n'a pas été prise en charge par ces milieux, le paradigme en vigueur étant celui de la perversion. L'enfant présentant des comportements déviants était considéré comme un pervers, sans qu'on se demande si ces comportements n'étaient pas le résultat d'un traumatisme - là-dessus, Freud n'a pas fait que du bien, en imposant l'idée que la réalité intérieure est plus importante que la réalité extérieure. Les délinquants sexuels, quant à eux, étaient vus comme des pervers incurables.

Pour ces deux publics, une poignée de professionnels commencent à dire qu'on peut agir. Concernant les enfants, on redécouvre le traumatisme, à partir du traumatisme de guerre, qu'on rapproche de celui subi par les enfants. On apprend à lire le symptôme chez l'enfant. Pour les délinquants sexuels, il se passe la même chose. À Montréal, des pionniers parviennent à les faire entrer dans une démarche de soin à partir d'injonctions - ils n'y vont jamais volontairement. On passe du paradigme de la perversion au paradigme du soin. Or c'est important : si les milieux spécialisés disent qu'une solution est possible, les politiques changent.

Ces évolutions de long terme n'ont pas été désincarnées. Elles ont eu lieu parce que des acteurs se sont mobilisés : dans les années 1980, les féministes et les professionnels de l'enfance ; dans les années 1990 les associations de protection de l'enfance, les associations de victimes et les professionnels qui travaillent au contact des délinquants sexuels. C'est ce qui préside aux évolutions de moyen terme.

Ces acteurs font évoluer les cadres d'interprétation. Les féministes commencent par parler du viol des femmes, puis passent au viol des enfants. Dans les années 1990, une grande campagne pour faire cesser le tourisme sexuel en Asie est lancée ; à partir de cette problématique, les associations se disent que ces Français qui partent en Asie peuvent aussi commettre des actes sur le territoire national.

Ces acteurs se mobilisent à travers différents « répertoires d'action » : les militantes féministes mettent en place des cellules d'accueil pour les femmes victimes ou des formations pour les professionnels, sans passer forcément par l'État. Puis les acteurs vont vouloir obtenir l'aide du politique, soit de manière feutrée par du lobbying soit de manière plus bruyante ou contestataire, comme en témoigne la marche blanche en Belgique - au cours de laquelle 300 000 Belges sont descendus dans la rue.

Les acteurs agissent ensuite en réseau : les parents victimes se rencontrent, contactent les professionnels qui travaillent au contact des délinquants sexuels, puis portent ensemble les solutions envisagées sur le devant de la scène politique.

Il y a enfin des variables de court terme. De ce point de vue, il faut retenir tout particulièrement un moment, l'été 1996. Ce moment voit en effet la conjonction de plusieurs éléments : l'éclatement de l'affaire Dutroux en Belgique et, en août, la tenue du congrès international de Stockholm pour lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Cela crée une fenêtre d'opportunité dont va découler en France le vote de la loi de juin 1998 sur le suivi socio-judiciaire. Le changement de majorité entre les deux dates ne changera rien à cette dynamique.

Y a-t-il des divergences entre la France et les deux autres pays que j'ai étudiés ? Non, c'est un des grands résultats de mon travail de recherche qui ne porte, je le précise, que sur l'émergence du problème. Quel que soit le pays, le problème émerge exactement de la même manière, au même moment et avec les mêmes acteurs. C'est pour cela que le titre de ma thèse évoquait initialement une « convergence inattendue ».

J'ai choisi volontairement des pays différents sur le plan institutionnel, à la fois dans le domaine pénal et dans le domaine de la protection de l'enfance. Sur le plan pénal, la France et la Belgique sont des pays de code alors que l'Angleterre est un pays de Common Law fondé sur la jurisprudence. Sur le plan de la protection de l'enfance, le système anglais est beaucoup plus libéral tandis que la France et la Belgique entrent dans la catégorie des « corporatistes conservateurs ». Les chercheurs travaillant d'un point de vue institutionnaliste prédisaient que le problème émergerait d'abord en Angleterre : le système étant plus libéral, plus individualiste, il permettrait d'entendre plus rapidement l'enfant, sans le filtre de la famille. Or le résultat de mes travaux est tout autre : l'émergence a lieu exactement au même moment dans les trois pays !

Pourquoi ai-je choisi deux pays appartenant à la même catégorie, à savoir la Belgique et la France ? Tout simplement parce qu'en Belgique on parle toujours de « l'exceptionnalité belge », avec en toile de fond l'affaire Dutroux. D'où l'intérêt d'établir une comparaison. Résultat, il n'y a pas vraiment d'exceptionnalité belge, malgré l'affaire Dutroux, puisque les processus d'émergence sont identiques dans les trois pays, quel que soit le parti au pouvoir : d'abord l'inceste dans les années 1980, puis la pédophilie dans les années 1990. De surcroît, les acteurs sont les mêmes : les féministes dans les années 1980, puis les associations de protection de l'enfance et les familles de victimes dans les années 1990. C'est ce que j'appelle la « convergence transnationale ».

Deux grands facteurs expliquent cette convergence. Tout d'abord, l'existence de grands textes internationaux s'appliquant à tous les pays crée des cadres identiques d'action dans lesquels les États vont piocher des recommandations. Ensuite et surtout, tous les acteurs de l'émergence, qu'il s'agisse des féministes, des associations de protection de l'enfance ou des professionnels de la psyché, ont des contacts à l'étranger. Certes, il existe plusieurs degrés d'ouverture à l'international, certains acteurs se limitant simplement à lire les travaux de leurs collègues étrangers quand d'autres nouent de vraies relations. Par exemple, très vite, dans l'affaire Dutroux, les parents sont entrés en contact avec les associations de victimes en France. D'autres acteurs participent à des congrès internationaux. Il existe même des associations internationales. C'est notamment le cas pour les professionnels de la psyché où de grandes associations internationales regroupent des personnes travaillant au contact des délinquants sexuels. Ces liens transnationaux aident à faire circuler les idées, les cadres d'interprétation, ainsi que les solutions.

Il existe néanmoins de petites variations dans les solutions retenues, car des systèmes institutionnels différents vont produire des solutions quelque peu différentes. Même si les régimes d'interdiction sont les mêmes - les trois pays interdisent par exemple l'accès des parcs fréquentés par les enfants aux délinquants sexuels - les solutions pour lutter contre la récidive sont différentes. La Belgique va mettre l'accent sur la guidance des délinquants sexuels, la France sur le suivi socio-judiciaire et l'Angleterre sur le fichier des délinquants sexuels. Bref, les trois pays n'adoptent pas exactement les mêmes mesures, même s'ils ont la même philosophie et la même façon d'envisager le problème.

Mes travaux ont-ils mis en évidence une différence d'approche entre l'inceste et les abus sexuels sur mineurs commis par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions ?

La façon de voir le problème va déterminer son traitement politique. Dans les années 1990, quand on s'est focalisé sur la seule pédophilie et sur la récidive des délinquants sexuels, on a évacué toute une partie des abus sexuels sur mineurs. On a par exemple oublié les pères incestueux.

Par conséquent, les solutions proposées étaient uniquement axées sur la figure du « stranger danger », c'est-à-dire l'inconnu qui représente un danger pour l'enfant. Quid si l'agresseur est un proche ? La façon de qualifier le problème induira donc des solutions qui ne seront pas forcément adaptées à l'ensemble du phénomène. Si l'on s'intéresse à la pédophilie et aux abus sexuels commis sur les enfants par des étrangers, on ne mettra pas forcément en place les mêmes solutions politiques que si l'on s'intéresse aux abus sexuels dans leur ensemble, en incluant l'inceste et les abus sexuels perpétrés par des personnes connues de l'enfant.

J'ai arrêté de travailler sur le sujet, car il était un peu difficile d'être toujours considérée comme « Madame pédophilie » ! Actuellement, je m'intéresse à la réponse gouvernementale aux attentats, plus particulièrement sur son volet symbolique. Or se pose également le problème de la qualification : quel récit fait-on ? Il est intéressant de constater qu'ici aussi la manière dont un problème émerge, c'est-à-dire la façon de le définir, détermine grandement les solutions politiques.

Je vis en Italie où le débat porte actuellement sur le recours à la « camisole chimique » pour les délinquants sexuels : on n'a donc pas avancé depuis les années 1990 ! Avant de lutter contre la récidive, il faudrait d'abord réfléchir aux moyens à mettre en place pour éviter le problème, c'est-à-dire à la prévention. Je suis toujours frappée par les discours que l'on tient aux enfants. Les parents leur disent toujours de ne pas parler à un inconnu dans la rue alors que, statistiquement, ils devraient plutôt leur dire : « attention à tonton au repas de Noël ! ». Ce qui manque, c'est une vraie politique de prévention pour apprendre aux enfants les limites à ne pas franchir en ce qui concerne leur corps. Certaines régions font de la prévention dans les écoles, mais je ne suis pas sûre que cela se pratique partout.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quand vous avez rédigé votre thèse, avez-vous eu un regard sur la période post-1968, évoquée dans le documentaire Enfance volée, chronique d'un déni , où l'on parlait plus librement dans des émissions de la sexualité avec les enfants ?

Mme Laurie Boussaguet . - J'ai commencé ma thèse au début des années 2000. On était alors beaucoup plus dans la dénonciation et le scandale. Il s'agissait donc d'un sujet honteux et inacceptable. Le discours sur la libération de la sexualité et des moeurs a été à double tranchant : il a permis de justifier des comportements aujourd'hui condamnés, mais il a aussi permis d'envisager la prise en charge de la sexualité déviante. Cela a aidé à comprendre que tel ou tel symptôme sur un enfant n'était pas un comportement pervers mais le signe d'un trauma sexuel.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Merci de vos propos cartésiens et structurés. Avez-vous des données chiffrées ? Avez-vous mis à jour un pourcentage d'enfants victimes ? Vous avez évoqué un taux de 3 % ?

Mme Laurie Boussaguet . - Ma thèse reprend les données chiffrées recueillies par les féministes dans les années 1980. Je n'ai pas en tête l'évolution de ces chiffres. Mais au moment où j'ai rédigé ma thèse, 3 % des abus sexuels étaient commis par des « s tranger dangers » . Deux tiers étaient commis par la famille et le reste par des personnes connues de l'enfant : animateur sportif, etc .

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Vous mettez l'accent sur la prévention : vous parlez ici à des convertis ! C'est tout le sens de notre travail. Nous souhaitons encourager les associations qui vont dans les écoles pour sensibiliser les enfants autour du thème « Ton corps t'appartient ».

Mme Laurie Boussaguet . - Parfaitement, même s'il s'agit de quelqu'un que l'on connaît et que l'on aime beaucoup !

Mme Marie Mercier , rapporteur . - Effectivement, personne n'a le droit de faire certains gestes.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Comment avez-vous abordé le déni, la banalisation, la minimisation, la culture du silence en ce qui concerne les violences sexuelles faites aux enfants ?

Mme Laurie Boussaguet . - Je n'ai pas travaillé directement sur le sujet, il m'est donc difficile de vous répondre...

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - J'ai l'impression qu'il existe une sorte de déterminisme. On croit se saisir librement d'un sujet de réflexion, mais il est dans l'air du temps ! Quoi qu'il en soit, j'espère que nous irons vers une vraie prévention. Au moment de la loi Schiappa, avez-vous suivi le débat sur la pénalisation ? Que faire pour que la symbolique de la peine soit respectée ?

Mme Laurie Boussaguet . - Je vais de nouveau botter en touche, car j'ai suivi le débat en tant que citoyenne, pas en tant qu'analyste. Quoi qu'il en soit, vous n'êtes pas victimes de déterminisme : vous êtes de vrais acteurs susceptibles de travailler à la troisième phase de l'émergence du thème des abus sexuels ! Ne sous-estimez pas votre rôle, il faut toujours que quelqu'un se saisisse de l'air du temps !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Votre travail montre que tout est parti du mouvement féministe et d'un intérêt plus grand des femmes sur ces sujets. N'est-ce pas moins genré dans le milieu de la psyché ?

Mme Laurie Boussaguet . - Il existe effectivement une division genrée des tâches sur cette question. Parmi les acteurs que j'ai rencontrés, les femmes s'occupaient de la protection de l'enfance et les hommes travaillaient auprès des délinquants sexuels !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Tout n'est heureusement pas si tranché...

Mme Laurie Boussaguet . - Dans les années 1990, si des ministres hommes se sont saisis du sujet, c'est uniquement en raison de l'affaire Dutroux ! Le constat est intéressant...

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie pour votre contribution très utile à notre réflexion.

Audition de Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix,
représentant l'Association des maires de France (AMF)

(mardi 9 avril 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Pour cette deuxième audition, nous avons le plaisir d'accueillir Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix, qui représente aujourd'hui l'Association des maires de France (AMF), dont elle est l'une des vice-présidentes, accompagnée de Mme Charlotte de Fontaines, chargée des relations avec le Parlement.

Nous avons auditionné il y a quelques mois l'Assemblée des départements de France qui nous a présenté la manière dont les départements abordaient la question des infractions sexuelles commises sur des mineurs, sous l'angle des compétences reconnues aux départements en matière de protection de l'enfance. Je rappelle que notre mission d'information s'intéresse aux abus sexuels commis sur des mineurs par des majeurs hors sphère familiale.

Il m'a semblé important de recevoir également l'AMF, car les communes sont également concernées par l'accueil des enfants et des adolescents, qu'il s'agisse de l'organisation d'activités de loisirs ou culturelles, de la présence des personnels municipaux dans les écoles ou encore du fonctionnement des structures de garde pour la petite enfance.

Les auditions auxquelles nous avons procédé depuis quelques mois nous ont parfois donné l'impression que les élus municipaux n'étaient pas toujours suffisamment informés des possibilités qui leur étaient offertes en matière de prévention des abus sexuels, par exemple de la possibilité de contrôler certains fichiers au moment du recrutement des personnels placés au contact des mineurs. Peut-être l'AMF pourrait-elle jouer un rôle pour sensibiliser les élus à cet enjeu auquel les familles sont de plus en plus sensibles ? Nous aimerions avoir votre sentiment sur cette question, à la lumière à la fois de vos responsabilités au sein de l'AMF, mais aussi de vos fonctions de maire de Morlaix.

Mme Agnès Le Brun, maire de Morlaix, vice-présidente de l'AMF . - Merci d'avoir sollicité l'AMF - dont je suis vice-présidente mais aussi co-présidente de la commission de l'éducation - sur cette question. C'est un sujet très transversal qui présente plusieurs points d'entrée. La problématique est au demeurant analogue à celle des fichés S.

Certains élus estiment nécessaire d'avoir accès au fichier des délinquants sexuels, dans l'idée que plus ils seront informés, mieux ils maîtriseront les événements. Ces élus font aussi valoir leurs responsabilités en matière de santé publique.

Cette position est parfois adoptée sous l'empire de l'émotion. Ainsi le maire d'une commune où avait eu lieu un viol de mineur a récemment relancé le débat en déplorant ne pas avoir eu accès à l'information sur les condamnations précédentes du coupable.

Première question, que change le fait d'avoir l'information ? Le maire doit-il la recevoir en amont et avec quel degré de précision ? La loi prévoit que le maire soit mis au courant de tout événement grave dans sa commune ; mais faut-il lui donner accès aux données sur un individu condamné présent dans sa commune, qui a purgé sa peine et payé sa dette à la société ? C'est la solution adoptée aux États-Unis où des personnes condamnées pour infractions sexuelles sont ghettoïsées dans un quartier ou une ville et leurs déplacements suivis. Est-il nécessaire à l'ordre public de stigmatiser, pour toute sa vie, celui qui a commis une infraction, même de nature sexuelle et sur mineur ? Avoir passé dix ans en prison ne suffit-il pas ? Je n'ai pas de réponse à cette question, mais c'est en ces termes qu'elle doit être posée.

Deuxième question : que faire de cette information ? Agir de manière préventive, comme aux États-Unis ? Se placer en alerte permanente, alors qu'il est impossible de suivre la personne visée au quotidien ? Ce n'est pas ainsi que notre société fonctionne, et ce n'est pas ce que prévoit la loi. Le maire conserverait donc en quelque sorte l'information par devers lui, au cas où... Si un garçon subit des attouchements dans des vestiaires, le maire qui a connaissance du fichier, et donc des personnes condamnées pour faits de nature sexuelle sur sa commune, fera nécessairement une association d'idées, par nature hasardeuse.

La position de l'AMF est, vous le comprendrez, extrêmement prudente sur le sujet. Avoir accès au fichier est une chose, traiter et utiliser l'information en est une autre. Le maire est, plus que quiconque, soucieux de l'ordre public et attentif au bien-être des plus fragiles, en particulier les mineurs et les plus âgés. Cependant, l'AMF ne juge pas opportun l'accès du maire au fichier des délinquants sexuels. C'est également une question de confidentialité : cet accès doit-il être réservé au maire ou également ouvert à son adjoint aux affaires sociales par exemple ?

La question se pose en termes différents pour les faits commis par des fonctionnaires publics territoriaux ou des employés de structures municipales. Lorsque nous recrutons un animateur scolaire, nous vérifions systématiquement que son casier judiciaire est vierge, ce qui écarte la question de la consultation du fichier des délinquants sexuels.

Mais qu'en est-il pour les catégories de personnel n'appelant pas de vigilance particulière ? Faut-il avoir accès à certains fichiers pour ce type de recrutement ? La question s'est posée dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires : nous avons alors recruté certains animateurs directement, et d'autres en déléguant le recrutement à des associations. Or un parent d'élève nous a signalé que l'un d'entre eux, qui avait tenu des propos étranges à son fils, appartenait à une secte. La collectivité avait en quelque sorte péché par omission, mais elle n'avait pas la main sur le recrutement.

Une collectivité qui avait recruté un jardinier pour ses espaces verts s'est aperçue qu'il avait été précédemment condamné à cinq ans de prison pour des faits de pédophilie. Le maire a saisi le conseil de discipline, qui a rendu un avis défavorable à la radiation au motif que la condamnation n'avait pas de lien avec ses nouvelles fonctions, proposant à la place une exclusion de fonction de trois ans. À l'issue de cette période, le juge d'application des peines a interdit au jardinier d'exercer ses fonctions à moins de cinq cents mètres d'un lieu accueillant des enfants, or le local technique se trouve à côté de l'école. La commune n'employait que trois jardiniers : il était donc impossible de proposer un autre poste à l'agent ou même de déménager le local. Le maire avait donc un agent qu'il ne pouvait faire travailler, alors que sa situation administrative l'y obligeait. Il a préféré placer l'agent en arrêt maladie, ce qui, au demeurant, n'a été possible que parce que ce dernier a accepté de consulter un médecin. Sollicité par le maire, qui lui a fait part de ses difficultés, le juge d'application des peines a décidé d'interdire au jardinier l'exercice de ses fonctions sur l'ensemble du territoire de la collectivité. Ainsi l'agent n'exerce plus mais reste employé par la commune. À la lumière de cet exemple, j'estime que le périmètre de la lutte contre les infractions sexuelles devrait être élargi à l'ensemble des agents publics, et pas seulement ceux qui sont en contact avec des mineurs.

Autre exemple, celui d'un agent du pôle petite enfance dont des collègues de travail ont dénoncé des comportements inappropriés envers des enfants. Cet agent était une femme, or il subsiste un certain tabou autour des délits à caractère sexuels commis par les femmes. Elle a été suspendue à titre conservatoire ; saisi, le conseil de discipline n'a pas proposé d'exclusion définitive, attendant que la justice se prononce. L'agente n'a pas été condamnée, ce qui a contraint le maire, en accord avec le représentant du personnel, à statuer sur son sort. Une formation lui a finalement été proposée autour d'un projet de réorientation professionnelle. Malgré la solution trouvée, l'affaire a laissé un goût amer.

Je souhaite enfin attirer votre attention sur les préoccupations des maires vis-à-vis des associations sportives, dont le fonctionnement n'est pas toujours très sain - cela étant dit sans volonté de stigmatiser ces associations qui contribuent beaucoup au lien social. Mais nous mettons des locaux, parfois du personnel, des équipements à disposition de ces structures, que nous subventionnons parfois, sans droit de regard sur ce qui s'y passe. Nous sommes en effet souvent informés de faits délictueux commis en leur sein de façon indirecte ou a posteriori .

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Un animateur périscolaire d'une commune de la métropole nantaise a été récemment mis en examen pour des violences sexuelles. Le maire travaille avec son équipe à un protocole de repérage, de prévention, de signalement pour éviter ces cas. L'AMF projette-t-elle d'apporter aux élus, qui sont les premiers magistrats des communes - quelle que soit leur taille puisque les violences sexuelles peuvent surgir partout - des outils de ce type ?

Mme Agnès Le Brun . - L'AMF répond aux demandes des maires mais ne les devance pas. Nous éditons des guides, des vademecum lorsque la commission de l'éducation est sollicitée. Mais le sujet des violences sexuelles, étant transversal, n'est pas traité en tant que tel dans une commission. Je proposerai au bureau exécutif de l'AMF la rédaction d'un guide sur la marche à suivre en amont et en aval, puisque nous avons des ressources juridiques que n'ont pas les maires des petites communes. Il convient d'être vigilant sans paranoïa, et de rassurer. C'est souvent vers le maire que la population se tourne en premier, car il est identifié comme chargé de la protection des administrés. Ce guide pourrait établir un protocole, mais aussi un rappel de l'existant. Chacun pourra s'y référer dans des situations par nature très émotionnelles.

Dans le département du Finistère, mais aussi dans le Morbihan, une rumeur de tentative d'enlèvement de jeunes filles à la sortie du collège a récemment couru, amplifiée par les réseaux sociaux. Il est essentiel de prendre en compte ces derniers dans nos démarches d'information de la population et d'agir dès l'alerte lancée. Dans les petites communes, le maire n'hésite pas à se rendre à la sortie des écoles, en concertation avec les forces de police ou de gendarmerie, pour rassurer et apaiser dans des situations propices aux réactions très épidermiques. Il conviendrait d'accompagner davantage les élus dans ce type de circonstances.

Mme Marie Mercier , rapporteur . - La médiatisation des affaires, la réalisation de plusieurs films sur le sujet ont nourri nos échanges avec les élus. Les maires sont très demandeurs d'une aide, car ayant particulièrement à coeur la sécurité de leurs administrés, ils se sentent en première ligne. Or le fait que l'AMF ne devance pas, comme vous l'avez souligné, la demande relève à mes yeux de l'omerta autour du sujet des violences sexuelles sur mineur. Il n'est pas toujours plaisant de savoir ce qui se passe dans nos écoles ou nos établissements... L'AMF ne pourrait-elle prendre la main en diffusant un protocole auprès des écoles ? Les maires l'apprécieraient, d'autant qu'ils siègent aux conseils d'école.

Savoir qu'un individu est fiché peut, à mes yeux, permettre au maire d'exercer une surveillance accrue, d'être plus vigilant. Il est très dommageable pour un édile d'apprendre par la presse de tels faits commis dans sa commune.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Quand on est maire, que faire de l'agent qui a commis un délit qui n'a pas entraîné de révocation ? En outre, les peines infligées sont souvent légères par rapport à la gravité de l'acte.

Le but n'est pas que le maire connaisse tout sur tous ses administrés, mais qu'il sache quelles sont les personnes qu'il ne doit pas mettre en contact avec les enfants. Pour avoir rencontré des femmes élues en Isère, j'ai senti un réel besoin d'accompagnement sur ce point.

Les personnels qui encadrent les enfants doivent être vigilants lorsque ces derniers ont des attitudes ou des comportements inquiétants. Sur tous ces sujets, le bulletin communal est un bon moyen d'information car les administrés le lisent.

M. Jean-Pierre Sueur . - Nous avons publié un rapport sur les fiches S dans lequel nous refusions que les maires en soient destinataires. Que pourraient-ils d'ailleurs en faire ? En outre, en cas de malheur, ne risquerait-on pas de leur reprocher de ne rien avoir fait alors qu'ils étaient au courant ?

Dès lors que le maire connait, il a le devoir d'agir. Alors, que ferait un maire disposant du fichier des infractions sexuelles ? Il ne serait pas habilité à surveiller une personne condamnée une fois sa peine purgée. En revanche, s'il a connaissance de faits délictueux, il doit saisir la justice : je fais référence au fameux article 40 du code de procédure pénale qui n'a jamais été autant célébré ! Votre discours, madame, est sage : la séparation des pouvoirs est indispensable et doit être respectée.

Mme Agnès Le Brun . - Une information ne vaut que si l'on a les moyens d'en faire quelque chose. Sinon, elle ne sert à rien. En revanche, lorsqu'on sait quelque chose, impossible de faire comme si on ne savait pas. Il est bien préférable d'adresser un signalement au procureur sur un enfant en détresse que de savoir que monsieur X a été condamné à dix ans de prison pour infraction sexuelle sur mineur. Que devrait faire le maire disposant de cette information ? Faire surveiller discrètement cette personne par la police municipale ? Cela se passe comme cela aux États-Unis, soit, mais chez nous ? La séparation des pouvoirs doit être respectée.

Sans doute faut-il chercher d'autres voies. Je pense notamment aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Tout le monde s'accorde à dire que le secret partagé est une bonne solution, sauf lorsqu'il s'agit de le mettre en oeuvre ! Combien de CLSPD avons-nous tenus au cours desquels tout le monde savait de qui on parlait, mais jamais aucun nom n'était prononcé au motif des réserves professionnelles des uns et des autres ? Dans d'autres corps de métiers, les sources et les participants sont anonymes, ce qui libère la parole.

Les maires qui ne souhaitent pas avoir accès au fichier des délinquants ne se préoccupent pas moins de leur population que les autres. En outre, le fichier des délinquants sexuels comporte aussi le nom de ceux qui ont commis des actes très violents.

L'AMF répond aux demandes qui lui sont adressées, mais il ne s'agit en aucune manière de participer à une quelconque omerta sur les infractions sexuelles sur mineurs. D'ailleurs, les commissions des affaires sociales, de l'éducation ou de la petite enfance traitent très librement de tous les sujets qui les préoccupent.

Évitons la dictature de l'émotion : après des meurtres sauvages, la poussée de fièvre en faveur de la peine de mort est impressionnante et tout à fait explicable. Dans de telles situations, le maire doit garder de la hauteur tout en se préoccupant de la protection de la population.

Mme Catherine Deroche , présidente . - J'entends ce que vous dites sur l'accès aux fichiers, mais notre demande est plus précise : le maire doit savoir s'il peut embaucher tel ou tel adulte qui travaillera au contact de mineurs.

Mme Agnès Le Brun . - Le maire dispose de l'information en ce qui concerne les agents communaux.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Il y a quand même des « trous dans la raquette ». Ainsi, quid des contractuels et des bénévoles ? Un guide des bonnes pratiques de l'AMF serait bien utile.

Mme Agnès Le Brun . - Effectivement, tout ce qui touche au paramunicipal est plus difficile à cerner. Les maires devraient ainsi vérifier que toutes les personnes qui assurent le service minimum d'accueil auprès des enfants n'ont pas été condamnées.

M. Jean-Pierre Sueur . - Quand le juge a décidé qu'une infraction devait être inscrite au casier judiciaire, le maire en a connaissance au moment de l'embauche. Mais si le juge ne l'a pas décidé, l'élu n'a aucun moyen de le savoir. Le juge a intérêt à inscrire l'infraction au casier judiciaire s'il soupçonne un risque de récidive, mais la décision appartient à lui seul, pas au maire.

Mme Muriel Jourda . - L'inscription au casier judiciaire ne dépend pas du juge : elle est automatique et inscrite sur un des bulletins du casier en fonction de la gravité de l'infraction. En revanche, il revient au juge de décider s'il inscrit une personne sur le fichier des délinquants sexuels.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous ne demandons qu'une chose : que les personnes qui figurent sur ce fichier ne soient pas au contact des enfants.

Merci beaucoup pour la franchise de nos échanges. Nous connaissons tous les difficultés et les responsabilités des maires : ne leur demandons pas d'assumer des tâches impossibles.

Audition de Mmes Marie Rabatel, cofondatrice
et présidente de l'Association francophone de femmes autistes (AFFA),
et Muriel Salmona, psychiatre, psychotraumatologue,
présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie

(mardi 7 mai 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi Mme Marie Rabatel, qui préside l'association francophone des femmes autistes. Elle est accompagnée du docteur Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l'Association « Mémoire traumatique et victimologie », que nous avons entendue lors d'une précédente audition et qui travaille régulièrement avec Mme Rabatel.

Je précise que vous avez été reçue en février dernier par la délégation aux droits des femmes du Sénat pour parler des violences faites aux femmes en situation de handicap. Votre témoignage très fort a touché plusieurs de nos collègues, qui ont suggéré de vous auditionner sur la question des agressions sexuelles dont peuvent être victimes les mineurs en situation de handicap.

D'après plusieurs témoignages que nous avons entendus, ceux-ci sont particulièrement vulnérables et sont fréquemment victimes d'agressions. Nous aimerions connaître votre point de vue et, surtout, réfléchir avec vous aux mesures complémentaires que nous pourrions prendre pour mieux protéger les enfants et les adolescents accueillis dans les établissements et services sociaux et médicosociaux.

Nos rapporteures, Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, puis les rapporteures et nos collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points.

J'ajoute que nous avons tenté d'organiser une table ronde sur le handicap avec les associations concernées, mais seule l'une d'entre elles a répondu à notre invitation.

Mme Marie Rabatel, cofondatrice et présidente de l'Association francophone de femmes autistes (AFFA). - Merci de votre invitation pour parler de ce sujet sur lequel règne une véritable omerta.

Notre association a différents objectifs, le principal étant la défense de nos droits en tant que femmes, ce que nous sommes avant d'être des personnes handicapées ou autistes. C'est un peu compliqué dans la communauté du handicap. Pareillement, dans nos relations avec les associations de femmes, les femmes handicapées sont un peu laissées de côté.

Autres combats : le placement abusif des mamans autistes, ainsi que le combat contre les violences sexuelles et la maltraitance. Il faut savoir que 88 % des femmes autistes ont été victimes de violences sexuelles, 51 % ont vécu un viol, 31 % avant l'âge de 9 ans.

Comment évaluer l'ampleur des agressions sexuelles contre les mineurs en situation de handicap ? Certains profils sont plus touchés que d'autres. Un enfant handicapé à quatre fois plus de « chances » d'être victimes de violences sexuelles qu'un enfant qui ne l'est pas. Les enfants aveugles, malentendants, ceux qui s'inscrivent dans le spectre de l'autisme, les déficients intellectuels et ceux qui sont atteints d'un trouble de communication sociale sont plus touchés que les autres.

Le fait qu'une seule des associations que vous avez invitées ait accepté de venir montre à quel point les violences sexuelles dans le monde du handicap restent une question taboue.

Il est impossible de donner des chiffres. Quand les enfants s'expriment, verbalement ou corporellement, ils ne sont ni écoutés ni entendus, pas plus que leurs parents quand ils dénoncent les faits se produisant dans des institutions. Les parents sont les otages des institutions : quand ils dénoncent les violences subies par leurs enfants, on leur fait comprendre qu'ils doivent s'estimer heureux que ceux-ci y soient accueillis et qu'ils ne peuvent pas porter plainte. Quand ils le font, ces parents font l'objet d'un signalement préoccupant de l'aide sociale à l'enfance (ASE).

De nombreux parents et professionnels nous ont alertés sur cette stratégie, qu'on retrouve dans toutes les institutions : elles se protègent au lieu de protéger les enfants qu'elles accueillent. Le résultat, c'est que ces enfants restent en contact constant avec leurs agresseurs. Or le but de ces enfants, c'est de gagner en autonomie selon leurs compétences et leurs capacités. Si les conséquences des viols que ces enfants subissent ne sont pas prises en compte, leur handicap et leur dépendance ne peuvent que s'accroître.

Quand les parents décident de retirer leur enfant de l'une de ces institutions, l'ASE va leur reprocher de priver celui-ci de scolarité. Ils sont donc contraints de recourir au Centre national d'enseignement à distance (CNED) pour éviter qu'on le leur retire. C'est le monde à l'envers : on reproche aux parents de protéger leur enfant !

Ces enfants ne sont pas non plus entendus par la justice. Dans le cas d'un dépôt de plainte, il arrive que l'enfant soit filmé sur le lieu même où il a été agressé ; il est dès lors compliqué pour lui d'exprimer quoi que ce soit. De même, lorsqu'un enfant été victime de cyberpédocriminalité, cela peut susciter en lui de profonds troubles du comportement.

Un enfant, autiste ou non, n'est pas en capacité de mentir ou de tricher. Un enfant autiste, quant à lui, éprouvera des difficultés dans sa communication sociale. Il comprendra difficilement ce qu'on lui demande, ce qui est bien, ce qui n'est pas bien, ce qu'on lui fait.

Ce qui augmente la vulnérabilité de ces enfants handicapés, c'est qu'ils sont constamment accompagnés par des personnes extérieures à leur famille. En particulier, ils sont amenés à emprunter différents modes de transport - véhicule sanitaire léger, taxi - pour se rendre chez leur thérapeute, et de nombreux parents nous ont informés que leurs enfants leur avaient relaté des actes qu'ils avaient subis au cours de ces transports. On pourrait faire les mêmes remarques s'agissant des prestataires intervenant à domicile.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Les représentants de certaines entreprises de transport ont demandé à avoir la possibilité de vérifier que leurs salariés ne sont pas inscrits au fichier des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais).

Mme Marie Rabatel. - Lors de l'examen de la loi Schiappa, nous avions proposé que les enfants autistes soient accompagnés d'un « traducteur » qui puisse exprimer ce qu'ils ressentent. Il est toujours difficile à un autiste de répondre à une question selon la façon dont celle-ci est posée et il peut lui arriver de répondre différemment de ce qu'il voulait dire. En outre, nous avions proposé que soient apposés des pictogrammes, qui seraient utiles à la fois aux personnes autistes et aux personnes ne maîtrisant pas la langue française. De même, il faudrait renforcer la formation de l'ensemble des professionnels : tant celle de la maîtresse de maison dans un institut médico-éducatif que celle des magistrats. Nous réfléchissons à un outil qui permettrait d'améliorer l'écoute des personnes autistes, qui sont souvent perçues comme étant des déficients intellectuels et dont la parole n'est pas crédible.

En ce qui concerne la prise en charge, les comportements en lien avec le traumatisme seront imputés à l'état autistique. Chez l'enfant, les événements qu'il a vécus vont déclencher des comportements destructeurs qui feront l'objet d'un traitement médicamenteux. Or ce traitement va l'enfermer dans son traumatisme. Plus tard, en grandissant, cet enfant sera violent sans que personne ne sache pourquoi.

Mme Muriel Salmona, psychiatre, psychotraumatologue, présidente de l'association « Mémoire traumatique et victimologie ». - Avec mon association, cela fait très longtemps que nous travaillons sur la problématique violence et handicap. Au départ, nous avons beaucoup collaboré avec notre regrettée Maudy Piot. Puis notre rencontre avec Marie Rabatel nous a conduits à cette prise de conscience relative à l'autisme.

Il existe une possibilité de confusion très importante entre les troubles psychotraumatiques et les troubles autistiques : le dépistage, la prise en compte de la parole des personnes autistes et leur prise en charge en sera d'autant plus difficile.

Selon les chiffres d'une enquête publiée en 2018, en une année, 0,8 % des personnes subissent des violences sexuelles - viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel. Le risque est multiplié par deux pour les personnes atteintes d'un handicap non mental et par six pour les femmes présentant un handicap mental.

Le risque de discrimination et de harcèlement sexuel est aussi particulièrement important en stage et dans les phases d'accompagnement à l'emploi, surtout pour les personnes en situation de handicap.

Voilà quelques années, mon association avait publié les résultats d'une enquête sur les représentations des Françaises et des Français concernant les violences sexuelles. Nous avons refait la même enquête trois ans plus tard après la vague #MeeToo, pour nous apercevoir que les stéréotypes restaient très présents. Une proportion plus importante de sondés estime que les victimes peuvent accuser à tort et méconnaît que ce sont les enfants, en particulier les enfants porteurs d'un handicap, qui sont les principales victimes des violences sexuelles.

Je veux également insister sur les spécificités de l'accompagnement des enfants en situation de handicap en matière de prévention, de dépistage, de prise en charge, de soins. Il faut savoir comment fonctionne un enfant, une personne en situation de handicap, une personne ayant un fonctionnement autistique, très spécifique, et une personne traumatisée. Les protocoles d'audition sont élaborés selon le mode de fonctionnement d'un enfant : mémoire, capacité d'élaboration, de compréhension, rapport au mensonge. Or ils sont inadaptés aux enfants lourdement handicapés et aux enfants ayant subi des troubles psychotraumatiques. De fait, dans le cas de ces enfants, ces auditions ne sont pas utilisables et c'est ce qui explique que 74 % des dossiers sont classés sans suite.

Nous avons reçu beaucoup de témoignages sur des faits qui se sont produits au cours des transports. Effectivement, les employeurs n'ont pas connaissance d'éventuelles condamnations de leurs salariés.

Il faudrait absolument pouvoir mener des enquêtes, à l'image de l'enquête que nous avions faite sur les conséquences des violences sexuelles sur les mineurs devenus adultes, pour poser des questions spécifiques à la fois aux personnes ayant subi des violences, mais également à leur entourage et aux personnes ayant accompagné ces enfants. Le problème de la plupart des enquêtes, c'est qu'elles ne touchent pas les personnes les plus lourdement handicapées : les autistes non verbaux, les personnes placées en institution, etc. Il faut absolument connaître les stratégies des agresseurs, où ils agissent. Plus il y a d'intervenants, plus le risque est important.

Je veux moi aussi souligner que la prise en charge est inadaptée dans la quasi-totalité des cas. Les troubles psychotraumatiques qui se présentent comme des troubles du comportement, par exemple des troubles phobiques, des troubles compulsionnels, seront attribués au handicap ou considérés comme des troubles autistiques. Il faudrait un dépistage systématique.

Déjà, les enfants en général sont très dépendants du rapport émotionnel avec les gens qui les entourent : ils parleront de ce qu'ils ont vécu à telle personne, mais pas à telle autre. C'est pourquoi il faut que chaque intervenant soit à même de retranscrire les paroles de l'enfant ou d'interpréter son comportement et que les personnes qui ont procédé au signalement soient informées des suites qui y ont été données. Je le constate lorsque je forme des professionnels : faute d'être informés, ils ne se sentent pas légitimes pour intervenir directement auprès du procureur, si besoin est.

S'agissant plus particulièrement des enfants les plus vulnérables, les médecins devraient être obligés de faire les signalements.

La prévention passe aussi par l'éducation de l'enfant, qui doit disposer des outils - du papier, des images, des vidéos - et des mots pour s'exprimer, qui doit savoir qu'il peut être entendu. Ce qui me paraît essentiel pour toucher un maximum d'enfants, c'est la multiplicité des supports, lesquels ne seront jamais assez nombreux. Par exemple, pour un enfant qui aurait été filmé ou photographié pendant qu'il subissait des violences sexuelles, il faut avoir idée de ce que représente une audition filmée ! Autre exemple : un enfant ayant des troubles de la sphère autistique à qui l'on demandait si on lui avait retiré son pantalon répondit par la négative ; en réalité, on ne le lui avait que baissé !

Mme Marie Rabatel. - Effectivement, il est très compliqué de verbaliser ce qu'on a subi. Un autiste ne sait pas généraliser. Quand on fait confiance à une personne, cela ne signifie pas qu'on fait confiance à toutes les autres personnes : un enfant qui parlera à un policier ou à un éducateur ne parlera pas forcément à tous les autres policiers et éducateurs. Cela vaut d'ailleurs pour tous les individus.

De même, quand un enfant a pu s'exprimer, l'information reste dans le circuit de l'établissement, surtout si celui-ci ne fait pas de signalement à l'agence régionale de santé (ARS). J'ai vraiment l'impression que rien n'a bougé depuis la publication en 2003 du rapport du Sénat sur la maltraitance envers les personnes handicapées.

Les parents ont peur pour leurs enfants et pour eux. Peut-être pourrait-on mettre en place un numéro vert pour permettre à ces parents d'être entendus anonymement. Cela en soulagerait beaucoup et cela permettrait aux enfants de réaliser qu'ils sont victimes.

On parle beaucoup de la prévention des violences sexuelles, mais chez les personnes autistes il faut d'abord commencer par l'apprentissage de l'intimité. On oublie trop souvent d'enseigner ce qui fait partie de l'intime. Si cette notion n'est pas comprise très tôt, et cela vaut pour tous les enfants, ils ne seront pas à même de réaliser à l'adolescence qu'ils sont en réel danger.

Notre association a élaboré un outil de prévention des violences sexuelles sous forme de pictogrammes : il permet aux enfants qui ne sont pas handicapés et aux personnes souffrant d'un handicap ou d'une déficience intellectuelle, ou qui ont cette difficulté de compréhension des sous-entendus ou de l'implicite comme les personnes autistes, de saisir un peu mieux la notion de consentement. Cela vaut pour tous les actes du quotidien et non pas seulement pour les actes sexuels et concerne les enfants comme les adultes.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - Ce livret est-il consultable en ligne ?

Mme Marie Rabatel. - Vous le retrouverez sur le site de notre association. Nous l'avons créé en partenariat avec la confédération nationale du planning familial, qui est très sensibilisée à l'éducation et à la sexualité des personnes en situation de handicap. Les enfants, les adolescents, les personnes en situation de handicap savent qu'elles ne sont pas entendues, et c'est triste. Et l'on ne s'exprime que quand on sait qu'on est entendu.

Mme Muriel Salmona. - Nous avons élaboré une fiche sur la façon de parler aux enfants et de les accompagner, également disponible sur notre site. L'enseignement des droits des personnes les plus vulnérables et des personnes handicapées est essentiel. À travers les enquêtes que nous avons faites et à travers mon expérience professionnelle, j'ai constaté que ces personnes pensaient n'avoir aucun droit ; c'est d'ailleurs ce que leur font croire les agresseurs. Quand un enfant s'exprime sur une violence qu'il a subie, il va être amené à s'exprimer sur les précédentes violences qu'il a subies : 70 % des personnes ayant déjà subi une violence en subiront d'autres. L'interroger sur ces multiples violences qu'il a subies peut permettre de remonter les filières.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Je reviens sur les chiffres que vous avez cités tout à l'heure. Combien de personnes ont répondu à cette enquête ?

Mme Marie Rabatel. - Cette enquête a été réalisée par le docteur David Gourion avec la fondation Pierre Deniker. Quand j'expliquais, au sein de la communauté autistique, qu'une étude canadienne indiquait que 90 % des femmes autistes avaient été victimes de violences sexuelles, on m'expliquait qu'il n'en allait pas de même en France. Or, de ce point de vue, il n'en va pas autrement. Le questionnaire a été réalisé anonymement. Il a juste été vérifié que les 238 femmes qui ont répondu étaient bien autistes. Parmi celles-ci, 88 % ont déclaré avoir subi des violences sexuelles, 51 % ont relaté avoir subi une pénétration sous contrainte, mais 39 % disent avoir subi un viol. Cela pose la question du déni de viol. Une personne qui est dans le déni du viol ne pourra jamais aller mieux : on ne guérit pas d'un traumatisme causé par un viol ; on vit avec, on survit avec. Et dans le cas des personnes autistes, elles ont très peu de chances d'aller bien un jour. Il faut vraiment faire quelque chose pour aider ces 88 % de femmes autistes victime de violences sexuelles.

Mme Marie Mercier , rapporteure . - Je vous remercie de ces témoignages justes et authentiques et de nous avoir fait partager votre quotidien et votre vie. J'aimerais quelques précisions sur cette étude : depuis le début de nos travaux, nous constatons qu'il nous manque une étude sérieuse et chiffrée sur le nombre d'enfants concernés par ces violences sexuelles.

Mme Muriel Salmona. - Je vous transmettrai une bibliographie très précise et récente. Il est important de disposer de chiffres récents parce que les chiffres s'aggravent. Je travaille avec le docteur Denis Mukwege, et nous constatons que les violences sexuelles sont utilisées comme un mode de destruction. En outre, les études prennent en compte un plus large panel de populations et prennent en compte les troubles dissociatifs, ce qui n'était pas le cas auparavant. De fait, nous passions à côté des personnes les plus traumatisées sans qu'elles soient répertoriées.

Pour les personnes souffrant de handicaps mentaux, de troubles psychiatriques lourds ou de troubles neurologiques très importants de type Alzheimer, l'idée prévaut qu'il n'y a pas grand-chose à faire pour elles si ce n'est gérer les manifestations les plus spectaculaires de leurs troubles. Or les troubles psychotraumatiques se traitent, même si l'on n'en guérit pas. On  peut nettement réduire la souffrance des victimes, l'impact sur leur santé. Traiter leurs troubles dissociatifs change tout pour elles. Pour vous dire, je prends en charge non seulement des bébés, mais aussi des personnes de 96 ans ! Le simple fait de les prendre en charge permet de diminuer la maltraitance autour d'elles. Enfin, il faut agir sur l'impunité.

Mme Marie Rabatel. - Quand Mme Muriel Salmona parle de soigner pour aller mieux, pour une personne autiste, cela prend beaucoup de temps. Ce sont plein de petits détails qui contribuent à créer le traumatisme. Pour une même situation, on peut donc rencontrer un nombre très important de traumatismes. Il faut y ajouter tous les traumatismes du quotidien, qui aggravent le traumatisme en lien avec les violences.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions de ce nouveau témoignage. On ne guérit pas nécessairement de ces situations douloureuses, mais le fait d'être entendu et reconnu dans ce que l'on a souffert est déjà un premier pas.

Audition de M. Pascal Cussigh,
président de l'association Coup de pouce - Protection de l'enfance

(mardi 7 mai 2019)

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Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous avons souhaité accueillir M. Pascal Cussigh, président de l'association Coup de pouce - Protection de l'enfance. Créée en mai 2014, celle-ci propose une aide sur le plan juridique et psychologique à des enfants victimes de maltraitance, ainsi qu'à des adultes en ayant été victimes durant leur enfance. Vous les accompagnez dans leur processus de reconstruction.

Vous regroupez des professionnels - avocats, psychologues, éducateurs, professionnels de la petite enfance - et des citoyens engagés dans la protection de l'enfance, ainsi que d'anciennes victimes.

Votre association organise le 18 mai prochain un colloque intitulé, sans doute de manière délibérément provocatrice, Un enfant peut-il consentir à un acte sexuel avec un adulte ? Ce colloque permettra de croiser les approches juridiques, médicales et psychologiques.

Nous nous intéressons à un aspect des violences subies par les mineurs, à savoir les violences à caractère sexuel commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. Nous aimerions connaître vos réflexions. Vous avez reçu un questionnaire à cet effet. Nous vous poserons ensuite quelques questions pour approfondir certains points.

M. Pascal Cussigh, président de l'association Coup de pouce - Protection de l'enfance. - Vous avez présenté notre association. J'ajoute que nous avons souhaité que le conseil d'administration soit composé de professionnels en activité, et donc en lien avec le terrain, provenant d'horizons divers : des psychologues, des avocats, des scientifiques, etc . Sur ces thèmes de l'enfance maltraitée, il est important d'avoir une vision pluridisciplinaire.

Vous avez évoqué le colloque qui se tiendra le 18 mai prochain, pour lequel nous avons en effet retenu un intitulé volontairement provocateur. Pourquoi ? Nous serons tous d'accord ici pour considérer que le bon sens amène à répondre non : un enfant ne peut pas consentir à un acte sexuel avec un adulte, tout simplement faute d'être mature et, la plupart du temps, faute de pouvoir comprendre ce que cela implique.

En tant qu'avocat depuis vingt-trois ans au barreau de Paris, j'assiste des victimes, et si l'on me demande si un enfant peut consentir à un acte sexuel avec un adulte, ma réponse juridique sera oui. Parce que selon la loi française, ce qui est relativement unique en Europe, pour caractériser un viol, il faut établir la contrainte.

De fait, le code pénal français ne prévoit aucun régime particulier pour les enfants : pour caractériser le viol ou l'agression sexuelle, il faut établir la contrainte pour une victime adulte, mais également pour un enfant. Il existe bien un régime de l'atteinte sexuelle, mais ce n'est qu'un délit, et il présuppose l'absence de contrainte, par violence, menace ou surprise. Pour parler clairement, il s'agit de privilégier l'hypothèse où l'enfant victime a pu consentir. La Cour de cassation utilise les mots « défaut de consentement » de la victime pour caractériser la contrainte.

Il est donc nécessaire de prouver la contrainte pour établir le viol. Si nous posons cette question, c'est que c'est la loi elle-même la pose. Dans tous les cas de plainte pour viol sur mineur, les juges devront systématiquement répondre à cette question pour savoir s'il faut retenir la qualification de viol ou la qualification d'atteinte sexuelle, ce qui les conduit à examiner l'éventuel consentement de l'enfant.

Par ce colloque, nous voulons dénoncer ce que nous estimons être une absurdité : comment examiner le consentement d'un enfant de dix, sept ou quatre ans ? Pourtant, c'est la question que pose la loi française. Être choqué par l'intitulé de notre colloque, c'est être choqué par la loi française !

Je sais que des consoeurs du Conseil national des barreaux vous ont expliqué que, selon elles, l'arsenal juridique était satisfaisant et complet. Je n'ai pas du tout cette vision des choses.

Différentes personnes vous ont parlé d'impunité quasi-totale, dont le docteur Salmona. Mme Marlène Schiappa reconnaît elle-même qu'entre 1 % et 2 % des affaires de viol débouchent sur une condamnation. Pourquoi cette impunité ? Il y a un gros travail à faire sur le plan juridique et par ce colloque, nous voulons montrer notamment que la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes n'a en rien mis fin aux absurdités mises au jour à la suite de l'affaire de Pontoise.

Les chiffres officiels de la police et la gendarmerie, même s'ils sont sous-estimés, puisque toutes les victimes ne déposent pas plainte, montrent l'ampleur du phénomène : on dénombre plus de 700 000 viols ou tentatives de viol sur mineur en France chaque année, soit environ un viol ou une tentative de viol sur enfant par heure. Encore une fois, ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Face à ce fléau, le code pénal français ne prévoit aucun régime particulier pour les enfants. De surcroît, la Cour de cassation, parce que c'est le droit, dit aux magistrats des tribunaux correctionnels ou des cours d'assises qu'ils ne peuvent pas se contenter de relever que la victime était un jeune enfant pour caractériser la contrainte. Auquel cas, la décision sera systématiquement cassée.

Le jeune âge de la victime étant une circonstance aggravante, il ne peut, en effet, être utilisé pour définir la contrainte. Mêmement, pour un enfant victime d'inceste, le fait que le père soit l'auteur de l'agression ne permet pas d'établir la contrainte.

Notre système juridique admet donc qu'un enfant victime d'inceste pourrait y consentir ! La seule atténuation apportée à ce système absurde qui ne fait pas de distinction entre les viols sur adulte et les viols sur enfant le fut par un arrêt de la Cour de cassation en 2005 relatif au viol d'enfants âgés respectivement de dix-huit mois et de cinq ans. Elle a, en l'espèce, considéré que la question de la contrainte ne pouvait se poser pour les enfants en très bas âge. Le principe a dû être posé par la Cour de cassation, car le législateur ne l'avait pas précisé. Par la suite, il a été appliqué pour une affaire concernant un enfant de six ans. Contrairement à nos voisins européens, le principe de non-consentement d'un enfant à un acte sexuel ne dépasse donc pas l'âge de six ans. Pourtant, Marlène Schiappa avait déclaré vouloir inscrire dans la loi qu'en deçà d'un certain âge, il ne pouvait exister de débat sur le consentement de l'enfant.

D'autres pays disposent de l'arsenal juridique nécessaire à une protection de l'enfance digne de ce nom. À titre d'illustration, l'article 375 du code pénal belge indique qu'est réputé viol à l'aide de violence tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'un enfant qui n'a pas atteint l'âge de quatorze ans accomplis. L'interdiction est parfaitement claire. Une loi votée en 2017 en Tunisie, apparaît également d'une clarté enviable : est considéré viol tout acte de pénétration sexuelle commis sur une personne sans son consentement, consentement considéré comme inexistant lorsque l'âge de la victime est inférieur à seize ans accomplis. A contrario , la France a préféré faire référence à l'abus de vulnérabilité de la victime et à son discernement. Dès lors, la loi se défausse sur les juges, lesquels doivent estimer si l'enfant disposait ou non des capacités de discernement pour consentir un acte sexuel. Le message véhiculé par la loi est crucial pour les victimes comme pour les agresseurs : ne nous étonnons alors pas de l'impunité dont jouissent ces derniers ! Pire, la loi apparaît, en pratique, inapplicable. Il n'est, en effet, pas rare qu'une victime attende plusieurs années pour porter plainte. Comment le juge peut-il estimer les capacités de discernement dont elle disposait à quinze ans ? La loi du 3 août 2018, en maintenant le régime de l'atteinte sexuelle qui présuppose que l'enfant a pu consentir à l'acte, n'a apporté aucune protection supplémentaire aux victimes. Pourtant, la mission pluridisciplinaire installée par le Premier ministre avait demandé son abrogation.

Notre association considère urgent de créer une infraction spécifique pour les mineurs de moins de quinze ans qui supprime toute référence à la contrainte. Pourront ainsi être évités les débats malsains sur le prétendu consentement de l'enfant. De même, les notions de discernement et de maturité sexuelle conduisent à une impasse : comment les évaluer plusieurs années après les faits ? Une infraction spécifique constituerait-elle une atteinte à la présomption d'innocence ? Je remarque tout d'abord que jamais le Conseil constitutionnel n'a été saisi de la question. Seul fut interrogé pour avis le Conseil d'État, auquel on a fait dire, faussement, que toute incrimination spécifique pour un mineur de moins de quinze ans serait automatiquement contraire à la présomption d'innocence.

Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) autorise les présomptions en droit pénal à condition de les maintenir dans des limites raisonnables. Est-il déraisonnable de considérer qu'un acte de pénétration sexuelle sur un enfant de sept ans doit automatiquement être qualifié de viol ? Du reste, les pays signataires de la Convention européenne des droits de l'homme dont la législation prévoit un principe de non- consentement, à l'instar de la Belgique ou, depuis 1956, de l'Angleterre, n'ont jamais fait l'objet d'une condamnation par la CEDH sur ce point. Enfin, il me semble que certains magistrats font une confusion juridique entre principe de non-consentement et présomption de culpabilité. Or, le principe de non-consentement ne constitue aucunement une présomption d'infraction : la présomption ne concerne en l'espèce que la contrainte ; les autres éléments de l'infraction pénale restent à établir. L'agresseur conserve le droit de se défendre ; il y aura évidemment une enquête et un procès. S'il revient au législateur de poser les interdits fondamentaux, le juge garde tout son rôle dans la réponse pénale à apporter à l'infraction.

Lors des auditions menées par votre mission commune d'information, plusieurs intervenants ont considéré que la loi du 3 août 2018 était mal appliquée. Je crois, au contraire, qu'elle conduit d'emblée à qualifier le viol d'atteinte sexuelle dès lors qu'il est impossible de prouver la contrainte, puisque ni l'âge de la victime ni, en cas d'inceste, la qualité de l'agresseur ne suffisent. Comment apporter des preuves alors que, souvent, l'enfant victime se trouve dans un état de sidération lors de l'acte, lui interdisant de se débattre ou de crier ? Sans principe de non-consentement, notre système juridique garantit une impunité aux agresseurs. D'ailleurs, dans les récentes affaires de Pontoise, de Meaux et de Nîmes, les agresseurs n'ont pas nié la réalité de l'acte commis, mais ont argué du consentement de leur victime.

Je ne suis pas seul à soutenir cet argument. M. Édouard Durand, que vous avez entendu, y est notamment favorable. Plus de trente associations de protection de l'enfance et des personnalités comme Boris Cyrulnik et Michèle Créoff se sont regroupées au sein du Collectif pour l'enfance, car elles partagent la même analyse de la situation. Leur objectif est de faire reconnaître dans la loi l'incapacité d'un enfant à consentir à un acte sexuel avec un adulte, afin de lutter contre toute impunité en la matière.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Le loi votée en août fera l'objet d'une évaluation. L'association l'Enfant bleu nous a semblée plus mesurée sur le sujet de la présomption de non-consentement et, surtout, sur la limite de quinze ans.

Mme Marie Mercier , rapporteure . - Comme rapporteure de la loi dite Schiappa, que je n'approuve pas intégralement, j'ai travaillé avec la plus grande objectivité. Il était apparu, lors des auditions de magistrats, qu'il convenait de veiller à ne pas fixer une limite d'âge trop arbitraire. En effet, il peut exister de véritables histoires d'amour impliquant un jeune de treize ou de quinze ans.

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - La délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes avait d'ailleurs proposé de fixer le seuil à treize ans.

Mme Marie Mercier , rapporteure . - L'article 227-25 du code pénal qualifie d'infraction le fait, par un majeur, d'exercer une atteinte sexuelle sur un mineur de quinze ans : il peut en être déduit que la majorité sexuelle s'établit à quinze ans. Nous avons également travaillé à modifier la définition du viol en essayant d'introduire une présomption de contrainte. En cas de grande différence d'âge où d'un non-consentement manifeste, le juge, dont le rôle demeure central dans le système juridique français, qualifie l'infraction en conséquence. Mais, dans certaines affaires - personne n'a oublié Outreau - les conditions dans lesquelles la parole de l'enfant, dont la souffrance ne peut être niée, est recueillie peuvent entraîner quelquefois des témoignages incertains. Nous partageons la même exigence : protéger nos enfants. La loi pourra évoluer à cet effet. Pour autant, le droit français peut, il me semble, en remontrer à cet égard au droit tunisien ! D'ailleurs, le parquet a fait appel dans l'affaire de Pontoise pour corriger ce qu'un jury d'assises avait jugé.

M. Pascal Cussigh. - L'article 227-25 du code pénal relatif à l'atteinte sexuelle ne constitue nullement une réponse à notre problématique, car la peine encourue est plus faible - sept ans d'emprisonnement au lieu de vingt ans en cas de viol - et, surtout, à cause de son traitement en audience correctionnelle durant une heure à une heure et demi, là où une cour d'assises aurait siégé pendant trois jours. Les affaires ne peuvent alors être étudiées de façon approfondie. En outre, le huis clos n'est pas de droit. Enfin, le message adressé à la victime - elle a pu consentir à l'acte - apparaît parfaitement délétère.

Mme Marie Mercier , rapporteure . - Cet article n'est pas adapté aux cas de viol.

M. Pascal Cussigh. - Comment la victime peut-elle espérer se reconstruire avec une telle décision de justice ? Le régime de l'atteinte sexuelle n'est pas satisfaisant ; il ne compense nullement l'absence du principe de non-consentement qui existe ailleurs. Les requalifications de viol en atteinte sexuelle sont d'autant plus fréquentes que la preuve de la contrainte est extrêmement difficile à apporter. Récemment, une jeune femme de treize ans, placée en foyer, a été victime de viol par son éducateur de quarante-sept ans. La différence d'âge, pourtant significative, n'a pas suffi aux magistrats pour considérer le viol qui fut requalifié en atteinte sexuelle. C'est dramatique !

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions.

Audition de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims,
futur président de la Conférence des évêques de France

(mardi 7 mai 2019)

__________

Mme Catherine Deroche , présidente . - Pour l'une des dernières auditions de notre mission commune d'information, nous recevons Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et futur président de la Conférence des évêques de France.

Vous avez été élu à la présidence de la Conférence des évêques lors de l'assemblée qui s'est tenue à Lourdes en avril dernier et vous prendrez vos fonctions le 1 er juillet prochain, succédant à Mgr Pontier, archevêque de Marseille. Nous avons précédemment entendu des représentants de la Conférence des évêques en la personne de Mgr Ribadeau-Dumas, son porte-parole, et de Mgr Luc Crépy, évêque en charge de la lutte contre la pédophilie. Il nous a néanmoins semblé intéressant de vous recevoir, car vous réfléchissez à ce sujet depuis plusieurs années et que vous êtes l'auteur d'un article, paru en 2018 dans La Nouvelle revue théologique, intitulé « Que nous est-il arrivé ? De la sidération à l'action devant les abus sexuels dans l'église ». Vous aurez, en outre, un rôle important à jouer dans vos futures fonctions pour impulser, au sein de l'Église de France, des actions destinées à mieux protéger les enfants et les adolescents contre le fléau de la pédophilie.

Nous avons, par ailleurs, entendu des journalistes, la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, ainsi que des associations de victimes et nous avons rencontré à Strasbourg Mgr Ravel, accompagné de Mme Marie-Jo Thiel, théologienne et spécialiste d'éthique.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims. - Je vous remercie de m'avoir invité. C'est un honneur et un devoir de rendre compte devant la représentation nationale de ce qui se passe dans l'Église, de ce qui s'y est passé et de ce que nous faisons pour que cela ne se reproduise plus. La pédophilie représente un mal qui atteint notre société au-delà du corps de l'Église. Nous en avons longuement débattu lors de l'assemblée de la Conférence des évêques de France en avril à Lourdes. Mgr Pontier a évoqué à cette occasion la réunion des présidents des conférences épiscopales du monde qui s'est tenue à Rome et les mesures que compte prendre l'Église universelle, qui seront prochainement publiées. Il a ensuite été rendu compte des travaux de la cellule présidée par Mgr Crépy. Enfin, nous avons poursuivi notre réflexion sur les quatre processus décidés en novembre dernier, relatifs à la mémoire, à la réparation financière des victimes, à la prévention et au traitement et à l'accompagnement des prêtres fautifs. Nous sommes extrêmement déterminés à avancer.

En novembre dernier, l'assemblée des évêques a rencontré des victimes. Ce fut un moment décisif. Nous avons pu parler à égalité et nos échanges furent profonds et paisibles. Nous devons désormais affiner les processus précités, en co-construction avec les victimes. Certains points juridiques et fiscaux demandent quelque technicité, mais nous progressons. Mes prises de position sur la pédophilie dans l'Église ont sans doute contribué à ma désignation comme futur président de la Conférence des évêques. J'ai effectivement publié en 2018 l'article auquel vous avez bien voulu faire référence. En outre, la Conférence m'avait confié le soin de conduire un travail sur les mesures que nous devions prendre et la manière de les organiser.

L'Église a été confrontée ces dernières années, en France comme à l'étranger, à un grand nombre d'affaires d'agressions sexuelles sur mineurs. Dans l'article que vous avez cité, j'essaie de fournir quelques explications, bien que n'étant ni sociologue, ni psychologue. J'espère d'ailleurs que la commission Sauvé permettra de recueillir un nombre suffisant de récits de victimes pour pouvoir les confier à des spécialistes et ainsi disposer d'une analyse pour essayer de comprendre le phénomène de manière à ne pas le reproduire. Il existe, selon moi, deux causes principales : la complexité de la relation éducative qui peut facilement être déviée par l'adulte, d'autant que nous ne vivons plus sous le joug des relations sociales extrêmement codifiées qui existaient autrefois - la responsabilité revient à l'adulte de savoir comment il doit se comporter et jusqu'à quel geste de familiarité il peut aller - et le fait que, notamment dans les pays anglo-saxons, à cause de la pression culturelle des protestants, l'Église catholique se soit constituée en « forteresse », où de jeunes enfants ou des femmes vulnérables ont pu se trouver comme enfermés. Ce genre de structure tend à favoriser l'exacerbation de certaines perversions et le détournement d'un certain nombre de relations éducatives. La France ne se trouve pas exactement dans une telle situation ; la commission Sauvé, toutefois, examine plusieurs lieux éducatifs fermés pour voir ce qui a pu s'y passer. Nous sommes devenus méfiants... L'existence de clivages dans l'Église de France a pu, en outre, favoriser certains comportements déviants. À titre d'illustration, il apparait probable qu'une partie de l'impunité dont a bénéficié le père Preynat a tenu à ce qu'il était considéré comme le « bon » prêtre qui encadrait le « bon » scoutisme, ce qui le rendait un peu intouchable. Si l'archevêque de Lyon avait eu quelque velléité de le mettre en cause, il aurait certainement été accusé d'être un mauvais évêque.

Nous sommes désormais conscients que la relation entre un prêtre et les fidèles, soit le pouvoir spirituel du prêtre, crée une situation dans laquelle, dans certains cas, des abus sont possibles, que ni les proches, ni les prêtres, ni la hiérarchie ne voient ni ne dénoncent. Sur certains individus, le pouvoir spirituel et l'absence de régulation ont conduit à ce que des actes très graves puissent se produire. Dans bien des cas, les prêtres pédophiles ont agi d'abord dans leur famille.

L'Église a une sorte de naïveté sur la sexualité, qu'elle limite aux actes génitaux. Pourtant, nul besoin d'être freudien pour soupçonner dans certains gestes et attitudes une recherche de gratification sexuelle. Par ailleurs, nombre d'hommes d'Église ont eu à assumer une charge d'éducation dans des conditions parfois délicates auprès de populations fragiles : certains y ont trouvé de quoi satisfaire leurs pulsions et fantasmes.

Je ne partage pas intégralement l'analyse exposée par le pape émérite Benoît XVI dans le texte qu'il a récemment publié : s'il apporte, des éléments d'information intéressants, notamment sur l'homosexualité qu'il a pu observer à son époque dans des séminaires allemands ou américains, il n'aborde pas la question de la relation de pouvoir spirituel qui me semble importante, son texte n'a cependant jamais prétendu à l'exhaustivité.

En 2010, j'ai eu à traiter une affaire concernant un prêtre à Paris, faisant l'objet d'une enquête de la police. Dans un premier temps, il n'y avait pas de contenu sexuel dans le dossier, puis d'autres éléments sont apparus. Nous avions fait preuve de naïveté... À cette occasion, j'ai proposé à Mgr Vingt-Trois de travailler avec un magistrat, un avocat, un psychiatre et un commissaire de la brigade des mineurs pour nous faire expliquer les procédures judiciaires, afin de préciser nos pratiques en cas de plainte. Cette collaboration a abouti à la fin de l'année 2015. Dès lors, lorsque de nombreuses plaintes nous sont parvenues en 2016 grâce à l'association la Parole libérée, nous avons été en mesure de les traiter. J'ai eu également à m'occuper d'une affaire déjà jugée en 1999. J'ai, à cette occasion, rencontré les familles de victimes et ouvert les yeux sur le traumatisme vécu et sur l'insuffisance du traitement et du suivi des victimes par le diocèse de Paris. De ma petite expérience sur le sujet, je dirais que, jusqu'en 2016, l'Église, mais aussi la police et les magistrats, pensaient que les enfants victimes allaient oublier en grandissant. Depuis la Parole libérée, nous savons que l'intervention d'un adulte dans le développement affectif et sexuel d'un enfant représente une violence qui ne pourra être surmontée qu'au prix d'une immense dépense psychique. Des gestes qui paraissent relativement anodins peuvent s'avérer traumatisants et apporter un très grand trouble, y compris une simple caresse sur les cheveux. D'ailleurs, parmi les plaintes que nous avons recueillies, peu concernent un acte de pénétration. Elles évoquent, en revanche, souvent des gestes ambigus ou un climat malsain. L'Église ne peut plus se contenter de dire qu'il s'agit de cas marginaux, attitude qui a contribué autrefois à minimiser le problème en le limitant à l'agissement de quelques brebis galeuses qu'il convenait de convertir et de ramener à la raison. Il s'agit, en réalité, d'un phénomène systémique qu'il faut traiter comme tel. Nous y sommes décidés.

Il est possible que le célibat conduise à recruter au sein de l'Église des personnes attirées par les mineurs. J'évoque toutefois cette hypothèse avec précaution, n'ayant jamais eu l'occasion de m'entretenir avec un agresseur sur ses motivations profondes.

Je suppose que des personnes se sentant fragiles ont pu espérer trouver dans l'état sacerdotal une manière d'échapper à leurs pulsions, alors que cela n'a fait que renforcer une douleur personnelle qui les a parfois transformées en prédateurs. J'espère en tout cas que personne n'est entré au séminaire avec l'intention de devenir un prédateur et de trouver un terrain de chasse ! Contrairement aux idées reçues, la sexualité est abordée au séminaire dans ses dimensions multiples : psychologique, affective et spirituelle. Je doute d'ailleurs que les ingénieurs, les étudiants en droit, voire les médecins, y aient autant réfléchi ! La sexualité y était, dans mon souvenir, présentée de façon positive et encourageante, aussi bien dans le mariage que dans le célibat. Il conviendrait aussi d'expliquer qu'elle peut être une force de domination et de perversion. Je crains toutefois que ces affaires, comme celles de harcèlement envers les femmes, ne conduisent, auprès des jeunes, à donner de la libido la représentation d'une pulsion dangereuse risquant d'en faire des criminels. Soyons vigilants à éviter et à punir les comportements déviants, sans pour autant bâtir une société de la peur de la sexualité. .

Ne doutez pas que l'Église de France agisse contre la pédophilie. L'enjeu majeur est de convaincre chacun de l'importance de ce combat. De ce point de vue, le film Grâce à Dieu de François Ozon a rendu, je crois, un grand service en permettant à nombre de personnes qui ne voulaient pas admettre la réalité d'une agression sexuelle contre un mineur de comprendre combien le traumatisme perdure en grandissant. Tant qu'on n'a pas rencontré de victime, on ne le sait pas et, souvent, on ne le croit pas.

Je rencontrerai prochainement M. Sauvé auquel a été confiée une tâche titanesque. Il procèdera inévitablement par sondage, car les archives diocésaines sont extrêmement inégales sur ces affaires, pas tant par souhait de les dissimuler, mais parce que les écrits sont bien souvent inexistants. À Paris, les archives font mention de certains soupçons, signe que le prêtre responsable des archives a pris à l'époque sur lui de les conserver. J'espère que la commission Sauvé nous donnera une appréciation de l'ampleur du phénomène et nous fournira des éléments permettant des analyses psychologiques et sociologiques plus approfondies pour mieux le comprendre.

Mme Marie Mercier , rapporteure. - J'ai lu plusieurs fois votre article que j'ai trouvé extrêmement fourni ; il fait preuve d'une réflexion profonde, avec des hypothèses de compréhension de ce qui a pu se passer. Vous y portez également une attention toute particulière envers les victimes. Votre article m'a bouleversée, mais j'ai été étonnée par votre conclusion - « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » : pouvez-vous nous l'expliquer ?

Mgr Eric de Moulins-Beaufort. - L'article que vous mentionnez représente une étape de ma réflexion ; je ne prétends nullement qu'il s'agisse du dernier mot sur le sujet. Quant à la conclusion, il conviendrait que je la relise pour la défendre. Je crois avoir voulu signifier, comme évêque, qu'il fallait recevoir cette épreuve, qui oblige à la purification, non comme une épreuve imposée par les ennemis de l'Église, mais comme l'oeuvre de Dieu qui refuse que son Église porte tant de maux.

Mme Michelle Meunier , rapporteure . - J'aimerais évoquer le problème du secret de la confession dans des affaires qui nécessitent un partage des informations. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Mme Dominique Vérien , rapporteure . - Vous avez indiqué que certaines personnes fragiles pouvaient choisir de se protéger de leurs pulsions en intégrant un sacerdoce qui impose le célibat. Comment éviter le recrutement de ces profils ?

Souvent, la communauté protège les prêtres incriminés. Peut-être faudrait-il rappeler aux fidèles et aux prêtres qu'il ne s'agit pas d'attaquer l'Église, mais de poursuivre un agresseur ? Quel traitement doit, selon vous, être réservé à un prêtre fautif ? Les pasteurs protestants perdent leur qualité de pasteur, mais l'Église catholique n'abandonne pas ainsi ses prêtres.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Je fais partie des deux ou trois parlementaires signataires, il y a quelques mois, de la pétition parue dans Témoignage chrétien demandant une commission d'enquête pour identifier, traiter et expliquer la question de la pédophilie dans l'Église française et le silence qui l'a entourée. Elle n'a, hélas, pu aboutir ; je le regrette. Notre mission d'information traite d'un sujet plus large, mais nous avons entendus différents responsables de l'Église. Dans le cadre de vos prochaines fonctions, il est beaucoup attendu de vous, notamment parce que vous avez commis un article fourni sur le sujet, dans lequel vous n'évitez aucun thème : la toute-puissance de certains prêtres, le déni, la question de la miséricorde, le cléricalisme, etc. Vous n'évoquez en revanche pas celui sur lequel vous a interrogé Dominique Vérien, ce qui me laisse un peu sur ma faim.

Vous avez qualifié le problème de la pédophilie de systémique. Au-delà de l'importance de comprendre le passé, que faire pour que ces actes cessent ? Vous ne pouvez pas être jugé laxiste sur la question, mais je suis inquiète, malgré les évolutions constatées, notamment la création de la commission Sauvé. Ma préoccupation n'est pas de sauver l'Église ; ma démarche concerne les victimes.

Mgr de Moulins-Beaufort. - Nous sommes convaincus que tous les cas d'agression sexuelle sur mineur doivent être soumis à la justice, la question de la prescription relevant de l'appréciation du seul juge. Quant au secret de la confession, si un prêtre vient se confesser d'avoir commis un tel acte, l'absolution ne peut lui être donnée sauf s'il se dénonce ou qu'il accepte d'en parler en dehors de la confession.

Ce sont les consignes données aux prêtres. Je doute toutefois que beaucoup d'agresseurs aient une telle démarche... Il peut, en revanche, arriver qu'un enfant se confie dans le cadre de la confession. Il faut alors évidement réagir. Du reste, le secret de la confession ne porte que sur le pêché de la personne qui se confesse, inexistant en l'espère.

Il y a effectivement un travail à effectuer en matière de recrutement au sein des séminaires pour essayer d'évaluer les personnalités. Je ne sais toutefois pas s'il existe des tests absolus permettant de détecter les structures pédophiles. Sont imposées, au cours de la scolarité, deux évaluations psychologiques réalisées par des spécialistes. Il conviendrait, en outre, d'enrichir les modules de formation sur la question de l'affectivité et de la sexualité. Je pense enfin utile que les conseils de séminaire comptent en leur sein des femmes et des personnes mariées.

Une grande partie du drame réside dans le refus d'un certain nombre de paroissiens, y compris de parents de victimes, de prendre au sérieux les accusations. Il faut sensibiliser les communautés, y compris sur le long terme lorsque la période des scandales se sera éloignée.

Quant au traitement à réserver aux prêtres fautifs, Benoît XVI a expliqué comment il avait proposé à Jean-Paul II de confier leurs cas à la Congrégation pour la doctrine de la foi de manière à pouvoir les relever plus facilement de leurs obligations sacerdotales. Cela pose toutefois une question théologique. En outre, comment à la fois écarter quelqu'un d'un ministère, qui lui donne un certain prestige, sans le laisser seul avec ses fragilités ? Nous prenons de plus en plus de mesures de suspension. Nous attendons également une décision de Rome à ce sujet. Je tiens, pour ma part, à mener un combat : abandonner la règle de droit canon selon laquelle un prêtre ne peut être jugé que par ses pairs. Cela n'a aucun sens lorsqu'il ne s'agit pas d'affaires strictement sacramentelles ! Si les procédures annoncées par Rome ne le prévoyaient pas, je prendrais mon bâton de pèlerin pour plaider cette cause.

Il me semble enfin que, dans la vie concrète des prêtres, des progrès peuvent être réalisés en matière d'habitat et dans leurs relations avec les autres prêtres, leur évêque et les fidèles. Il faut travailler davantage en commun et apprendre à mieux se connaitre. Le faible nombre de prêtres en France rend possible une telle réforme. J'ai eu souvent l'occasion de dire au cardinal Vingt-Trois, quand j'étais son secrétaire, que l'évêque représente le père de ses prêtres. En réalité, il n'a pas les moyens de la paternité ; il ne peut connaître parfaitement chacun. Il faut donc trouver les moyens d'enrichir cette relation. Le pouvoir doit être partagé, partage par ailleurs consubstantiel à la foi chrétienne.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous vous remercions et attendons, comme vous, beaucoup de la commission Sauvé. Le problème de la pédophilie, au-delà de l'Église, concerne l'ensemble de la société.

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