C. RESTAURER L'AMBITION SPATIALE EUROPÉENNE

L'Europe doit pouvoir s'appuyer sur une industrie compétitive et maîtrisant la réutilisation pour maintenir ses parts de marché. Parallèlement, les pouvoirs publics européens doivent se mobiliser pour reconnaître l'autonomie d'accès à l'espace comme une condition de l'autonomie stratégique européenne et un relais de croissance pour notre économie spatiale. Cette mobilisation passe par une voie politique, qui nécessitera un engagement budgétaire de toute l'Europe spatiale.

1. La nécessité d'un leadership collectif appuyé sur une ambition

La politique spatiale semble incarner, mieux que toute autre politique publique, la fameuse question prêtée à Henry Kissinger : « l'Europe, quel numéro de téléphone ? ». L'existence de diverses structures, en partie insurmontable pour ménager les équilibres entre États, rend le processus de décision complexe, lent, voire rigide. Comme l'a souligné André-Hubert Roussel le 22 mai dernier, « l'Europe des lanceurs hélas, tout comme l'Europe politique, est tiraillée par des interrogations, des tensions, voire des forces centrifuges, avec une tentation de renationaliser tel ou tel élément de la politique spatiale. » Le mouvement institutionnel en cours, qui semble conduire à la montée en puissance de l'Union européenne, devrait être l'occasion d'améliorer les processus décisionnels et les coopérations.

Pour y remédier, les principaux États spatiaux - sur les lanceurs, a minima la France, l'Allemagne et l'Italie 115 ( * ) - doivent assumer un leadership collectif , donner un souffle à l'Europe spatiale, quelles qu'en soient les formes institutionnelles. Il conviendrait qu'ils s'accordent entre eux sur une stratégie à moyen terme.

Les rapporteurs identifient plusieurs préalables à une telle coordination. Premièrement, la France doit faire émerger une véritable « équipe de France » , qui partage les mêmes objectifs. L'audition du 22 mai dernier au Sénat a pu montrer l'alignement du Cnes et d'ArianeGroup. Il conviendrait également que le Cnes et l'Onera renforcent leurs liens. Le comité de concertation État-industrie sur l'espace (Cospace) constitue le meilleur endroit pour faire émerger des positions communes. Il devrait davantage associer le Parlement à ses travaux.

Avec l'Italie, il conviendrait de remettre à plat le conflit latent entre Avio et Arianespace , qui se traduit par une action du groupe italien contre la décision de la Commission européenne autorisant la cession à ArianeGroup des parts du Cnes dans Arianespace, qui a fait du fabricant d'Ariane l'actionnaire majoritaire d'Arianespace 116 ( * ) . Avio revendique une responsabilité accrue dans la gestion des opérations de lancement : l'entreprise estime qu'« il est nécessaire de lui fournir, en tant que " prime contractor ", tous les outils de gestion opérationnelle de pertes et profits, y compris la responsabilité de gestion des sites et des infrastructures de lancement et la responsabilité technique des lanceurs », afin qu'Arianespace « se concentre sur son premier rôle, c'est-à-dire la vente de services de lancement au client final, la préparation des satellites pour le lancement et l'exécution du lancement ». Une issue favorable à ce différend tiendrait peut-être à une plus grande association de l'industriel italien à l'entreprise européenne de commercialisation des services de lancement.

Avec l'Allemagne, la transition vers la propulsion liquide ainsi qu'une plus grande rigueur budgétaire envers l'Agence spatiale européenne permettront sans doute d'engager un processus de convergence. La Déclaration franco-allemande du 16 octobre dernier constitue un pas décisif en ce sens.

Mais un tel leadership collectif doit également être incarné dans une ambition . Comme l'expliquent les salariés d'ArianeGroup 117 ( * ) , on ne peut mobiliser les équipes uniquement avec un objectif de réduction des coûts. À l'image d'André Gattolin et Jean-François Rapin qui estiment l'Europe spatiale « en panne de récit politique » 118 ( * ) , l'Europe des lanceurs paraît manquer de souffle.

Aujourd'hui, force est de constater que c'est le secteur spatial américain qui fait rêver les foules, avec pour horizon le développement du vol habité . Elon Musk parvient à mettre en scène ses avancées à la façon d'une épopée qui aurait pour but ultime la colonisation de la planète Mars. En 2020 devraient avoir lieu les premiers vols habités dans les capsules de SpaceX et de Boeing , premières missions de ce type confiées à des entreprises privées. Alors que, en 2017, seules 560 personnes sont allées dans l'espace 119 ( * ) , SpaceX ambitionne avec son lanceur Starship de permettre les vols suborbitaux pour se déplacer d'un point A à un point B de la planète à la manière d'un avion de ligne, mais en des délais bien plus réduits, et de permettre la colonisation d'autres planètes 120 ( * ) . Jeff Bezos, bien que plus discret, mise également sur le vol habité, avec le retour sur la Lune pour premier objectif, mais aussi le développement de colonies spatiales artificielles. Au-delà de ces aventures personnelles, le Gouvernement américain renoue avec une logique de puissance, incarnée dans la US National Space Strategy de mars 2018 et le nouvel objectif d'un retour d'astronautes américains sur la Lune dès 2024, incarné dans le plan « Artemis » de la Nasa .

Ce mouvement dépasse les États-Unis. Prenant la place de l'ancien rival soviétique, la Chine développe une station spatiale indépendante et entend réaliser des missions lunaires habitées vers 2030. En Inde, le Premier ministre a annoncé ambitionner de réussir une mission spatiale habitée d'ici 2022. L'Inde deviendrait alors le quatrième membre d'un club très fermé rassemblant les États-Unis, la Russie et la Chine. On observe donc une tendance de fond vers le retour du vol habité.

Contrairement à Ariane 6, Ariane 5 reposait sur un projet européen véritablement ambitieux : à la fin des années 1980, l'Europe entendait participer à l'épopée du vol habité avec la navette Hermès 121 ( * ) . On peut aujourd'hui légitimement se poser la question de savoir ce que fait l'Europe sur le vol habité. À ce jour, pas grand-chose. Les dirigeants d'ArianeGroup considèrent qu'Ariane 6 pourrait être adaptée au vol habité. L'Agence spatiale européenne développe modestement un concept de village lunaire. En janvier dernier, ArianeGroup a signé un contrat d'un an avec l'Agence spatiale européenne pour étudier la possibilité d'aller sur la Lune avant 2025 et commencer à y travailler en vue d'exploiter le régolithe, un minerai duquel il est possible d'extraire eau et oxygène, permettant ainsi d'envisager une présence humaine autonome sur la Lune et de produire le carburant nécessaire à des missions d'exploration plus lointaine.

L'Europe doit donc avant tout s'interroger sur les objectifs qu'elle poursuit, pour aboutir à une ambition renouvelée et partagée par nos concitoyens . À l'heure où la construction européenne fait l'objet de tiraillements, l'Europe spatiale peut devenir la nouvelle locomotive de l'Europe.

2. Une indispensable mobilisation budgétaire

La France est le premier contributeur des lanceurs Ariane depuis les années 1970 . Selon la Cour des comptes, sur le programme Ariane 6 , la France finance la moitié des 4 milliards initialement décidés 122 ( * ) , 58 % des 431 millions d'euros décidés lors de la réunion ministérielle de Lucerne en 2016 et 69 % des 376 millions d'euros actés par le conseil d'administration de l'Agence en juin 2018. Si l'on prend en compte la totalité du secteur spatial, la France est le 2 e investisseur public dans le monde après les États-Unis au regard de son PIB (0,1 %) et en dollars par habitant (41 dollars) 123 ( * ) .

Cet effort financier pourrait être davantage partagé avec nos partenaires européens : l'indépendance d'accès à l'espace est un bien qui profite à tous les États européens, il est temps que chacun en prenne conscience !

En 2020, la France aura mis fin à sa pratique de sous-budgétisation de sa dotation à l'Agence spatiale européenne, ce qui ne la met plus en position de faiblesse lorsqu'il s'agit de plaider pour un investissement accru de la part de ses partenaires.

La Cour des comptes a ainsi suggéré l'idée intéressante, bien qu'à ce stade assez délicate à mettre en oeuvre compte tenu des divergences entre les différents États membres sur la place des lanceurs, de tenter d'intégrer le financement des programmes concernant les lanceurs au sein des programmes obligatoires de l'Agence spatiale européenne, aujourd'hui limités aux programmes de recherche scientifique 124 ( * ) .

Elle a également recommandé que nos partenaires européens, que ce soit par le biais de l'Agence ou à travers l'Union européenne, investissent davantage dans le Centre spatial guyanais . Elle estime en effet que la France continue de supporter 84 % des coûts de la base de lancement (le Centre spatial guyanais) 125 ( * ) . Le Cnes a souligné aux rapporteurs que la Cour avait également émis l'idée de faire participer les États membres de l'Agence spatiale européenne aux charges liées à la sécurité extérieure assurée par les gendarmes et les militaires et directement prises en charge par l'État français 126 ( * ) . Bien que cela paraisse difficile, dans la mesure où ces dépenses revêtent un caractère parfaitement « régalien », il pourrait en effet être envisagé d'ouvrir des négociations sur l'étendue du périmètre des coûts fixes pris en charge par l'Agence , incluant, dans cette hypothèse, la sécurité extérieure assurée par les gendarmes et les militaires. Cela ne peut passer que par une renégociation globale de l'Accord entre la France et l'Agence spatiale en date de 2008 , qui ne sera pas à l'ordre du jour avant le prochain conseil ministériel de 2022.

D'une façon générale, l'accord des autres États membres de l'Agence pour le déblocage de fonds supplémentaires pour le CSG est souvent difficile à obtenir en raison de la nature de l'activité du CSG, qui relève principalement de la réalisation d'infrastructures et de la maintenance industrielle. Cela suscite donc un intérêt technique et industriel moindre des États membres, comparativement aux autres programmes spatiaux (scientifiques, satellites ou lanceurs). La demande supplémentaire proposée au prochain conseil ministériel semble donc constituer un maximum difficile à dépasser à très court terme.

Au-delà de la contribution de l'Agence spatiale européenne, la principale voie de répartition des coûts serait donc une implication grandissante de l'Union Européenne , conformément à ses ambitions incarnées dans sa stratégie spatiale pour l'Europe en 2016, puis dans sa proposition de règlement sectoriel établissant le programme spatial de l'Union européenne et, enfin, dans le budget en hausse que la Commission européenne propose pour le prochain cadre financier pluriannuel. Ces crédits pourraient ainsi être utilisés pour financer le CSG. Selon le Cnes, si, à court-moyen terme, la Commission Européenne n'a pas prévu de contribution particulière à la maintenance et au fonctionnement du centre, elle pourrait financer de nouvelles infrastructures dédiées à ses programmes Galileo et Copernicus (halls de préparation, de stockage d'équipements par exemple), dans le cadre des contrats de service de lancements. Cependant, ces investissements ne changeraient pas fondamentalement les grands équilibres budgétaires. Une implication plus importante de l'Union Européenne ne pourra advenir qu'à plus long terme, après un travail de longue haleine d'appropriation par la Commission des enjeux stratégiques liés au CSG. Les rapporteurs invitent le Gouvernement à s'y employer.

Enfin, l'Onera a attiré l'attention du groupe de travail sur la nécessité d'augmenter les budgets européens de recherche et développement en amont pour le secteur spatial : « force est de constater que toutes sources de financement (nationale avec le Cnes, européenne avec l'Agence spatiale européenne et la Commission) confondues, les crédits consacrés à la R&D en Europe dans le domaine spatial, et plus particulièrement les lanceurs, sont extraordinairement faibles. Le principal souhait que l'Onera peut formuler est que ceux-ci augmentent fortement à l'avenir, et laissent davantage de place aux propositions « bottom up », si l'on ne veut plus se laisser décrocher ». C'est pourquoi les rapporteurs tiennent à rappeler les termes d'une résolution adoptée par le Sénat en août dernier, selon laquelle il convient d'« approfondir l'effort de recherche et d'innovation dans le secteur spatial et demande, en conséquence, qu'une enveloppe de 4 milliards d'euros du futur programme-cadre Horizon Europe y soit affectée ». Ces crédits supplémentaires pourraient en effet financer certaines activités de préparation du futur. Il conviendrait de s'assurer de la complémentarité de ces projets avec les activités conduites par l'Agence spatiale européenne et par les États membres 127 ( * ) .

La place du secteur privé mériterait également d'être renforcée . Nous n'aurons probablement pas d'Elon Musk ni de Jeff Bezos. Mais, à nouveau, l'Europe a ici une marge de progression. Même si les investissements privés dans le spatial sont de quatre à huit fois moins élevés en Europe qu'aux États-Unis, on observe une tendance à la hausse en Europe sur les deux dernières années :

Investissements privés dans le spatial en Europe

Source : European space policy institute, Space Venture Europe 2018, février 2019

Ces investissements sont surtout concentrés sur quelques grandes opérations (cinq opérations représentent près des 2/3 des montants) et principalement le fait des fonds de capital-risque (83 %). Le Royaume-Uni, la Finlande et l'Irlande enregistrent les plus importants investissements privés. Le développement du capital-risque en France devrait permettre à notre pays de mobiliser davantage de financements privés sur le secteur spatial.


* 115 Le Royaume-Uni ne participe plus aux programmes de développement des lanceurs depuis Ariane 5.

* 116 Avio contre Commission européenne, cas t-139/18 enregistré le 21 février 2018, concernant la décision C(2016) 4621 du 20 juillet 2016.

* 117 Air et Cosmos, 11 octobre 2019.

* 118 André Gattolin, Jean-François Rapin, rapport précité.

* 119 Source : Bank of America - Merryl Lynch , rapport précité.

* 120 Il est probable que ce projet ne se réalisera que si les conditions de sécurité sont réunies, 18 décès étant déjà à déplorer depuis les débuts de la conquête spatiale.

* 121 Comme le notaient Catherine Procaccia et Bruno Sido en 2012, dans leur rapport précité, « l'architecture d'Ariane 5 conserve des traces de cette volonté initiale d'en faire un lanceur habitable (redondances des systèmes, allumage et vérification du fonctionnement du moteur de l'étage principal 6 secondes avant décollage...) ».

* 122 Dans le détail, selon le Cnes, la France contribue à 52 % au programme Ariane 6 et à 35,8 % au programme P120C, à égalité avec l'Italie. Par comparaison, l'Allemagne participe à hauteur de 23,55 % à Ariane 6 et 20,45 % au P120C. Pour Vega C, la France contribue à 12 %, contre 50 % pour l'Italie et seulement 6,98 % pour l'Italie.

* 123 Source : ESPI, Space policies, Issues and trends in 2017-2018 , octobre 2018.

* 124 Les contributions au budget de l'Agence distinguent deux types de programmes : les programmes obligatoires - qui concernent principalement les programmes scientifiques - auxquels tous les membres sont contraints de participer en fonction du produit national brut, et les programmes optionnels - comme les programmes concernant les lanceurs ou les satellites de télécommunications - auxquels la contribution est facultative et volontaire.

* 125 Sur les modalités de financement du CSG, voir l'annexe n° 7.

* 126 Unités du 3 e REI et du 9 e RIMA pour le dispositif terrestre ; dispositif maritime assuré par des patrouilleurs légers de la Marine nationale et des vedettes de la gendarmerie maritime ; dispositif aérien réalisé grâce aux hélicoptères Puma et Fennec, et une batterie d'artillerie sol-air Mistral de l'armée de terre ; renfort de gendarmes mobiles pour la protection externe des neuf points d'importance vitale (PIV), sites, inter-sites et voies d'accès du CSG. Il est tout de même à noter que l'ESA participe déjà aux 2/3 des dépenses relatives aux effectifs de la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris (BSPP), mis à disposition du CSG par la préfecture de police de Paris, pour assurer la protection des personnes et des biens, ainsi que la supervision des activités à risques. Le coût de cette prestation est de 7 millions d'euros par an.

* 127 Par exemple, le projet Retalt ( RETro Propulsion Assisted Landing Technologies ) du DLR financé par l'Union européenne dans le cadre d'Horizon 2020 et qui aurait pu participer au développement des technologies réutilisables ne s'inscrit dans aucun projet préalable et devrait donc en rester au stade de l'étude.

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