C. LA TABLE RONDE SUR LES VIOLS DE GUERRE ET LES VIOLENCES SEXUELLES DANS LES TERRITOIRES EN CRISE (28 NOVEMBRE 2019)

1. Compte rendu

Annick Billon, présidente . - Mes chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous reprenons ce matin, avec cette table ronde sur les violences sexuelles faites aux femmes dans les territoires en crise, une thématique inscrite à notre programme de travail en novembre-décembre 2013, il y a tout juste six ans. Cette réflexion avait conduit à la publication d'un rapport intitulé Pour que le viol et les violences sexuelles cessent d'être des armes de guerre , dont Brigitte Gonthier-Maurin, alors présidente, avait pris l'initiative.

Hélas, ce sujet est resté d'actualité et la multiplication des zones de conflits se traduit encore aujourd'hui par la persistance d'un fléau qui fait des victimes toujours plus nombreuses, et par l'impunité de bourreaux dont la barbarie ne connaît pas de limites.

Je remercie ma collègue Claudine Lepage, vice-présidente, d'avoir souhaité que notre délégation se saisisse à nouveau d'un sujet qui, en réalité, au cours de ces six dernières années, est resté présent dans notre agenda, comme le soulignent ces trois exemples :

- en février 2016, à l'occasion d'un travail sur les femmes victimes de la traite des êtres humains, nous avons entendu le témoignage bouleversant de Nadia Murad, qui à l'époque n'avait pas la notoriété qui est la sienne aujourd'hui, sur les violences inconcevables subies par les esclaves sexuelles de Daech ;

- en février 2018, à l'occasion d'une table ronde sur l'excision, le docteur Ghada Hatem, fondatrice de La Maison des Femmes de Saint-Denis, inscrivait les mutilations sexuelles dans un continuum de violences marqué par « l'excision, le viol, le mariage forcé, [...] l'exode, les crimes de guerre... » ;

- le 20 juin 2019, une table ronde sur les enjeux du G7 en termes d'égalité femmes-hommes nous permettait de mentionner qu'à travers la Déclaration de Dinard d'avril 2019, le G7 s'était inscrit dans la problématique des violences sexuelles dans les situations de conflit, cet engagement faisant écho au G8 de 2013 qui, comme le notait notre rapport de 2013, avait souhaité, à la demande du Royaume-Uni, apporter sa contribution à la prévention des violences sexuelles et au financement de programmes de prise en charge des victimes.

Je remercie les experts et responsables d'organisations non gouvernementales qui sont venus ce matin pour nous éclairer sur un sujet qui fait partie des préoccupations majeures de notre délégation et je leur souhaite la bienvenue au Sénat.

Le professeur Henri-Jean Philippe est secrétaire général de l'association Actions Santé Femmes (ASF) dédiée à « l'accès aux soins gynécologiques et obstétricaux des femmes les plus vulnérables dans le monde », qui intervient notamment en République démocratique du Congo (RDC) depuis 2016, au sein de l'hôpital de Panzi du docteur Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix 2018. Le professeur Philippe est accompagné de Sophie Martinez, sage-femme, responsable de la mission d'ASF en RDC.

Nous accueillons aussi Céline Bardet, présidente de l'ONG We are NOT Weapons of War (Nous ne sommes pas des armes de guerre ou WWoW ), qu'elle a fondée en 2014, juriste très engagée dans la justice pénale internationale. Les actions de WWoW concernent non seulement le plaidoyer, mais aussi l'aide aux victimes, ou plutôt aux survivantes, via l'utilisation des nouvelles technologies facilitant la coordination des actions judiciaires. Céline Bardet nous a précisé, en amont de cette réunion, qu'elle avait co-organisée en mars 2019 avec Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix, le Forum Stand Speak Rise Up à l'initiative de la grande-duchesse du Luxembourg. Cette manifestation a permis d'entendre les témoignages de cinquante survivantes et de réfléchir à la prévention de ces viols et à l'accompagnement des victimes.

Je souhaite également la bienvenue à Justine Masika Bihamba, fondatrice de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles (SFVS), qui oeuvre pour protéger les femmes victimes de ces violences, plus particulièrement dans le Nord-Kivu. Je la remercie d'autant plus d'être présente avec nous aujourd'hui qu'elle est très éprouvée par le décès, il y a quelques jours, d'une compagne de lutte très proche, qui partageait le même engagement pour aider les femmes victimes de violences sexuelles et les enfants nés des viols à travers l'ONG congolaise Solidarité féminine pour la paix et le développement intégral . Justine Masika Bihamba est accompagnée de Louis Guinamard, que nous avions auditionné dans le cadre de notre précédent rapport en 2013. Louis Guinamard a publié, en tant que journaliste, une enquête intitulée Survivantes : femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo . Il a depuis poursuivi son engagement puisqu'au titre de l'association Equipop , il a directement participé à l'organisation du sommet Women seven en mai dernier à l'UNESCO, dans le cadre du G7.

Nous retrouvons également Fanny Benedetti, directrice exécutive d' ONU Femmes France , qui a été au cours des dernières années une véritable partenaire de la délégation, nous apportant de précieux éclairages notamment au moment de la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21).

J'ai le regret de vous annoncer que Souad Wheidi, présidente de l'ONG Observatory on gender in crisis , dont le témoignage sur le calvaire des femmes victimes de viols en Libye avait bouleversé nos collègues en 2013, ne pourra finalement pas participer à cette table ronde.

Je donne sans plus tarder la parole à ma collègue Claudine Lepage, vice-présidente de la délégation, qui a pris l'initiative de cette table ronde et je l'en remercie. Claudine Lepage va rappeler les principaux constats établis par le rapport de la délégation il y a six ans, afin que chacune et chacun d'entre vous puisse réagir en fonction de son expérience et à la lumière de l'actualité.

Claudine Lepage, vice-présidente . - Merci Madame la présidente.

Parmi les constats établis par le rapport que nous avons publié il y a six ans, je souhaiterais rappeler aujourd'hui les éléments suivants.

La prise de conscience récente de l'utilisation du viol comme arme de guerre remonte aux années 1990, quand l'opinion internationale a découvert les horreurs commises en ex-Yougoslavie et a eu connaissance des dimensions « stratégiques » du viol, utilisé de manière massive à des fins de nettoyage ethnique, pour faire porter « l'enfant de l'ennemi » à des femmes utilisées comme esclaves sexuelles.

L'objectif est, avec l'utilisation du viol comme arme de guerre, de détruire des communautés entières, notamment en infligeant aux hommes l'humiliation d'assister au viol des femmes de leur famille.

Cette barbarie concerne tous les âges, de très jeunes enfants - parfois des nourrissons de quelques mois - comme des personnes âgées. Les hommes et les jeunes garçons ne sont pas épargnés, ce qui confère une dimension singulière à cette violence dans des sociétés où elle est particulièrement taboue.

Les technologies numériques, permettant aux bourreaux de filmer ces atrocités, ont ajouté la menace permanente, pour les victimes, que ces vidéos se retrouvent en ligne et que leur déshonneur et celui de leurs proches soient connus de tous. Le rôle de l'image constitue donc une dimension nouvelle des viols de guerre, comme nous en a alerté en 2013 Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis .

L'une des causes de l'expansion du viol de guerre est que les conflits actuels ne sont plus limités à des champs de bataille circonscrits, mais atteignent les lieux de vie des populations civiles, qui deviennent ainsi la cible de ces violences.

L'impact de celles-ci n'est pas limité aux territoires en crise : les femmes accueillies en Europe dans le cadre d'un parcours migratoire ont, dans une proportion importante, subi des violences, tant dans leur pays d'origine que dans les camps de réfugiés.

Les conséquences sur la santé des victimes sont destructrices, sur les plans psychologique et physique. Souad Wheidi le faisait observer en 2013 : « une part de ces femmes est morte, même si elles sont apparemment vivantes. Il faut voir le regard de ces femmes : c'est un regard mort ».

À cette fragilité évidente s'ajoute la solitude absolue des victimes, souvent rejetées par leur communauté au nom de l'honneur, contraintes d'élever seules l'enfant du viol et condamnées à une précarité économique et sociale terrible. Il résulte de ces constats le besoin d'une prise en charge globale de ces femmes, comme d'ailleurs l'ont souligné les responsables de structures telles que Women Safe , que nous avons entendus dans le cadre de nos travaux sur les mutilations sexuelles en 2018.

Face aux dévastations causées par le viol sur les victimes et au nombre colossal de celles-ci, les sanctions des bourreaux sont rares et disproportionnées.

À bien des égards, les constats établis par la délégation en 2013 pour l'ex-Yougoslavie, la RDC, la Libye et la Colombie sont transposables à la Syrie, où l'utilisation massive du viol a été révélée par Annick Cojean et Manon Loizeau, dont le documentaire Syrie, le cri étouffé , auquel a d'ailleurs participé Souad Wheidi, a été très remarqué en 2017.

J'ajoute, s'agissant de la dimension historique des viols de guerre, que nous avons rencontré à deux reprises, en juin puis en décembre 2014, des représentants du Conseil coréen des « Femmes de réconfort », ces esclaves sexuelles de l'armée impériale japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale. De même, lors de notre colloque sur les femmes dans la Grande Guerre, en octobre 2018, nous avons évoqué la question des viols de guerre à propos des scandales survenus dans les territoires français qui ont été occupés en 1914-1918. Nous aurions pu mentionner également les viols des femmes allemandes pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui s'élèvent à deux millions. Les historiens évoquent 100 000 viols commis rien qu'à Berlin entre avril et septembre 1945 par les Soviétiques, mais aussi par les Alliés dans le reste de l'Allemagne. Nous pourrions malheureusement étendre ce « palmarès » au reste du monde...

Pour en revenir à la situation actuelle, s'agissant enfin des réactions juridiques de la communauté internationale aux viols de guerre, notre rapport de 2013 commentait les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité en faveur des droits des femmes et des enfants dans les conflits armés. Ce travail a commencé en octobre 2000 avec la Résolution 1325, devenue emblématique de l'engagement de l'ONU.

L'édifice juridique des résolutions Femmes, paix et sécurité constitué au cours de ces quelque vingt années peut toutefois sembler menacé, si l'on en juge par la polémique qu'a suscitée, en avril dernier, un projet de résolution appelant à une approche globale centrée sur les survivantes, à la reconnaissance des enfants nés du viol, à l'application de sanctions et à des engagements en matière de réparations pour les victimes. Le représentant de la France a vivement regretté « l'opposition de membres du Conseil de sécurité à voir réaffirmé le besoin d'accès des victimes de violences sexuelles à la santé sexuelle et reproductive », notant que les victimes ne sauraient être « sacrifiées sur l'autel des intérêts étroits et idéologies rétrogrades ». Fanny Benedetti pourra nous apporter l'éclairage d' ONU Femmes France sur ce point.

Enfin, on voit apparaître un aspect effroyable des violences faites aux femmes dans les pays en crise : il s'agit des mariages précoces, et donc forcés, dont l'augmentation est constatée dans les camps de réfugiés. Nous en avons été alertés par le Fonds des Nations Unies pour l'Enfance (UNICEF) lors de la table ronde organisée à l'occasion de la Journée internationale des filles, en octobre 2018. Une résolution du Sénat, adoptée à l'unanimité en mars dernier, a exprimé notre inquiétude face à ces pratiques d'un autre âge qui font craindre un recul considérable des droits des femmes dans les territoires concernés.

Je suis donc impatiente d'entendre les réactions de nos invités.

Annick Billon, présidente . - Merci, chère collègue. Je vais laisser la parole à nos invités pour répondre aux questions suivantes :

- Les violences faites aux femmes dans les territoires en crise ont-elles évolué ? Constate-t-on de nouvelles manifestations de ce fléau ?

- A-t-on progressé pour aider les victimes à se reconstruire ? Quels sont les principaux besoins de celles-ci ?

- En matière de sanctions, l'impunité des bourreaux est-elle toujours la règle ? Les crimes sexuels sont-ils plus couramment reconnus comme crimes de guerre ou crimes contre l'humanité ?

À ce propos, je donne sans plus tarder la parole à Céline Bardet, présidente de WWoW , pour évoquer la question des réponses judiciaires et des réparations pour les victimes.

Céline Bardet, fondatrice et présidente de We are NOT Weapons of War (WWoW) . - Je vous remercie. Bonjour à toutes et à tous, et merci beaucoup pour cette invitation. J'en suis honorée.

La question de la justice revient souvent lorsque l'on évoque les violences sexuelles dans les zones de crise et de conflits, mais également en droit commun.

Je soulignerai deux éléments en réponse à vos propos. D'une part, le viol comme arme de guerre est devenu un sujet public qui apparaît « en haut de l'agenda » : cette reconnaissance constitue un véritable motif de satisfaction. L'attribution du prix Nobel de la paix à Denis Mukwege et Nadia Murad a eu un impact significatif, lançant un appel à l'international pour considérer le viol comme un enjeu de sécurité, alors que la tendance sociétale conduit généralement à minimiser la gravité d'un viol. D'autre part, j'insiste sur le travail assez rare des deux lauréats du prix Nobel de la paix. En effet, au-delà de leur plaidoyer, ils sont parvenus à concrétiser des actions en une année seulement. Denis Mukwege a, entre autres réalisations, lancé le Fond global pour les survivants ; Nadia Murad travaille à la création d'un hôpital à Sinjar.

Par ailleurs, le questionnement récurrent sur une éventuelle augmentation des viols et des crimes sexuels ne me semble pas pertinent. Il faudrait à mon avis s'intéresser aux études : or, nous ne disposons pas de base solide pour analyser les viols de guerre. Des ONG produisent des estimations, mais elles sont en réalité peu fondées. Nous travaillons actuellement, au sein de WWoW , à la construction d'une étude globale sur ce sujet, qui manque aujourd'hui. Cette absence de documentation chiffrée reflète d'ailleurs le manque de considération vis-à-vis de ce phénomène. Par ailleurs, disposer d'études est essentiel, car une bonne compréhension de l'ampleur de ces viols et des actions mises en place permettrait de lutter plus efficacement.

En outre, si la lisibilité et la notoriété nouvellement acquises par le sujet sont des évolutions globalement positives, elles ont aussi des conséquences négatives, car beaucoup de personnes s'emparent de cette thématique sans forcément posséder l'expertise requise, ce qui peut donner lieu à des discours maladroits.

Enfin, il est nécessaire de se pencher sur les programmes d'aide. Contrairement à ce que j'entends régulièrement, il y a de l'argent. L'Organisation des Nations unies (ONU) investit notamment beaucoup, mais il faut s'interroger sur les destinataires et la façon dont cet argent est utilisé.

En tant que juriste spécialisée dans les crimes de guerre et enquêtrice criminelle internationale, je vous remercie d'avoir rappelé que le viol est un élément constitutif de crime international. En effet, le génocide, le crime contre l'humanité ou le crime de guerre sont composés de meurtres, de pillages ou encore de viols. L'impunité est une réalité, que j'explique par le fait que l'on a longtemps considéré le viol comme un crime « secondaire ». Néanmoins, la guerre en ex-Yougoslavie a frappé l'opinion publique internationale, notamment à travers les viols de guerre. En effet, l'existence de camps de viols en Bosnie-Herzégovine demeure un fait exceptionnel dans l'Histoire. Bien que de nombreuses critiques puissent être faites à l'encontre du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) où j'ai débuté ma carrière, les violences sexuelles lors de ce conflit y ont tout de même été jugées assez rapidement, établissant une jurisprudence très utile aujourd'hui. Ainsi, dès 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a qualifié le viol d'élément constitutif de génocide. Je cite ces jurisprudences, car il est à mon sens important de rappeler que, bien que l'on ait parfois l'impression que la justice ne fait rien, elle s'exerçait déjà il y a vingt ans et tentait d'avancer. Cependant, son travail reste difficile.

Il me semble intéressant de citer les propos éloquents d'Adèle Haenel après sa décision de porter plainte : « La justice a fait un pas, j'en fais un ». Cette phrase est pertinente, car elle illustre la singularité des violences sexuelles, qu'il s'agisse des conflits ou du droit commun. Ces violences sont causes de traumatismes et de stigmates spécifiques.

Il faut donc en premier lieu arrêter de croire que le système judiciaire, tel qu'il est construit actuellement, peut fonctionner. Il ne s'agit pas de dire que le système dans son ensemble est mauvais, mais simplement qu'il n'apporte pas de réponse efficace aux violences sexuelles de droit commun, ni a fortiori à celles qui sont commises en zones de conflit. Je souhaite partager cette analyse avec vous, car elle peut faire écho aux débats qui ont lieu en France actuellement.

Nous travaillons à faire évoluer ce système. D'une part, la justice doit être plus proactive envers les victimes et arrêter d'attendre que celles-ci portent plainte. D'autre part, comme vous l'avez mentionné, la place des victimes doit être revalorisée. Le forum Stand Speak Rise Up que nous avons co-organisé avec Denis Mukwege à l'initiative de la grande-duchesse de Luxembourg en mars 2019 est la première manifestation internationale à avoir placé les survivantes au coeur du projet, en les faisant participer activement aux ateliers et aux débats. Depuis cette rencontre, plusieurs évènements ont adopté une telle démarche. La première action à entreprendre est donc de faire participer les victimes : cela passe en priorité par l'écoute. Il est nécessaire d'écouter les victimes et de les faire participer à la réflexion sur le viol, puisqu'elles connaissent par leur expérience vécue les difficultés inhérentes à leur situation et leurs besoins. Je suis convaincue que nous devons travailler dans cette optique avec les personnes concernées et co-construire les réponses à apporter pour leur venir en aide. Un mouvement s'est créé et s'inscrit dans cette démarche, initié par Denis Mukwege et WWoW .

Par ailleurs, je me pose sérieusement la question de l'utilisation de l'argent. Travaillant sur diverses zones géographiques, en Afrique comme au Moyen-Orient, avec une association dont le budget annuel est inférieur à 80 000 euros, je ne constate pas d'amélioration sur le terrain et ne comprends pas comment est utilisé cet argent. À titre d'exemple, la situation en RDC, que Denis Mukwege a contribué à mettre en lumière, est tragique et perdure depuis vingt-cinq ans dans l'indifférence la plus totale des structures internationales.

Enfin, la question de la réparation, encore assez floue aujourd'hui, est importante pour les victimes. Des solutions sont mises en place, à l'image du Fonds mondial pour les survivantes créé par Denis Mukwege et de systèmes de réparation à l'initiative des États. L'enjeu est d'accompagner les victimes durant la procédure judiciaire, longue et compliquée, afin qu'elles se reconstruisent. La justice ne peut pas fonctionner si l'on n'accompagne pas la victime dans une approche holistique. De plus, le besoin de justice des victimes apparaît souvent dans un second temps, après le soin et la reconstruction, et constitue un second aspect singulier des violences sexuelles. Il est donc essentiel de donner du temps aux victimes et de les accompagner dans leur cheminement.

Annick Billon, présidente . - Je vous remercie.

S'agissant des soins aux victimes, nous écoutons à présent les témoignages du professeur Henri-Jean Philippe et de Sophie Martinez, sage-femme, sur l'action d'ASF.

Henri-Jean Philippe, gynécologue, secrétaire général d' Actions Santé Femmes (ASF) . - Merci beaucoup, Madame la présidente.

Nous sommes très honorés d'être conviés à cette table ronde qui a un sens tout particulier aujourd'hui et vous en remercions sincèrement. Nous connaissons les travaux considérables menés par la délégation depuis plusieurs années.

Nous avons préparé une présentation des actions de notre association, relativement petite et au budget assez proche de celui qu'évoquait WWoW . ASF se consacre prioritairement à la santé des femmes en difficulté en France et dans le monde. Son action s'articule autour de quatre domaines d'intervention :

- les missions de défense des droits des femmes, visant à soutenir par l'expertise médicale les femmes dont les droits ne sont pas respectés, alors qu'il est démontré que le non-respect des droits humains a des conséquences sur la santé ;

- les missions d'éducation et de prévention ;

- les missions d'accompagnement ;

- les missions de soins et d'urgence.

Depuis plus de dix ans - quatre via cette association - nous organisons des colloques sur les droits et la santé des femmes. Après l'avortement et les conflits armés les années passées, le colloque de 2020 abordera les crimes d'honneur et les mariages forcés. Voici une vidéo présentant notre action en RDC.

[Une vidéo est projetée.]

Comme vous l'avez vu dans cette vidéo, l'hôpital de Panzi vit au rythme des moments de bonheur et des périodes de prise en charge de situations dramatiques. Cette mission est pilotée par Sophie Martinez, à qui je laisse la parole.

Sophie Martinez, sage-femme, responsable de la mission d' ASF en République démocratique du Congo . - Bonjour à tous. Cette mission a été mise en place en 2016 et se compose de deux versants. Le versant obstétrical initial vise la prise en charge des patientes au moyen d'un transfert de connaissances et d'expérience, avec un travail en étroite collaboration avec les soignants sur place. Cette démarche est essentielle et a particulièrement bien fonctionné à Panzi. L'objectif est de sécuriser les conditions d'accouchement et d'accueil néo-natal, la mortalité per et post partum étant particulièrement élevée dans ces régions où les conditions économiques et géopolitiques sont compliquées. Outre la prise en charge habituelle, adaptée aux conditions locales, nous accompagnons physiquement et psychologiquement des patientes avec des grossesses non désirées, issues de viols. L'avortement n'est pas autorisé par la loi dans ces pays, ni forcément envisagé par les patientes, et elles mènent donc à terme la grossesse résultant des horreurs qu'elles ont subies, qui requiert une prise en charge très particulière de la part des soignants.

Le versant chirurgical, plus récent, touche à la thématique de la réparation et de la reconnaissance évoquée précédemment. En tant que soignants, nous agissons sur la réparation physique, complémentaire de la réparation psychologique. Les victimes de ces exactions terribles sont physiquement très abîmées. Dans le cadre des missions d'accompagnement, un enseignement universitaire est dispensé en amont, notamment par le professeur Philippe, complété par un accompagnement en bloc opératoire lors duquel sont transmises des techniques spécifiques, dont peu de chirurgiens ont la pratique. Ces patientes, dans une situation de délabrement physique parfois extrêmement important, ont profondément besoin d'être réparées par des experts, qui enseignent ensuite leurs techniques afin que celles-ci soient transmises par la suite.

Henri-Jean Philippe . - Je voudrais évoquer la reconstruction : Denis Mukwege a acquis une expertise et une expérience de chirurgien gynécologue peu communes, dont nous avons bénéficié en travaillant à ses côtés. Nous essayons de lui apporter en retour l'expertise de chirurgiens plasticiens réparateurs. En effet, bien que les blessures au niveau du périnée soient parfaitement prises en charge, il nous est apparu que certaines techniques chirurgicales spécifiques devaient impérativement être enseignées et nécessitaient d'être pratiquées par des chirurgiens plasticiens. D'autres traumatismes, tels que les brûlures, les plaies ou les non-traitements corrects, à l'origine de séquelles importantes, relèvent également de l'expertise des plasticiens. Nous tentons de créer avec Denis Mukwege à Panzi des diplômes universitaires de chirurgie réparatrice afin d'étendre cette expertise et de proposer une prise en charge plus fonctionnelle. Comme cela a été dit précédemment, ces femmes violées sont d'abord exclues, notamment du système de santé.

Je partage l'avis de Céline Bardet au sujet de l'estimation du nombre de viols. Il est impossible d'en connaître les chiffres, en France comme à l'étranger. À titre d'exemple, sollicités par Bernard Kouchner au moment du conflit au Kosovo pour prendre en charge, aux niveaux médical et psychologique, les femmes violées dans les camps, nous avons constaté à notre arrivée qu'il n'y avait pas de femmes violées : c'est inconcevable pour les Kosovars, une femme devant se battre jusqu'à la mort si l'on tente de la violer. Identifier une augmentation ou une diminution des violences sexuelles est donc extrêmement ardue, ce phénomène étant souvent tu pour des raisons personnelles, culturelles ou coutumières.

Vous disiez également que les viols pendant les conflits avaient toujours existé et qu'ils restent négligés, considérés comme un fait habituel. Mais le terme de « viol comme arme de guerre » est apparu lors de la guerre en RDC ; il apporte une connotation tout à fait différente. Nous qui ne sommes pas experts du viol saisissons ainsi mieux son atrocité et le sens de ce crime. Il ne s'agit en effet pas seulement de crimes sexuels, déjà terribles, mais de viols organisés pour détruire des populations. L'usage du terme de viol de guerre est donc important.

Enfin, vous évoquiez les besoins de ces femmes. Comme l'a expliqué Céline Bardet, elles ont d'abord besoin d'être reconnues pour pouvoir agir par la suite sur le plan médical, social et juridique. L'exclusion des femmes dans ces pays est comparable à celle des femmes ayant des fistules obstétricales. Au Burundi, elles sont ainsi surnommées « les femmes de l'arrière-cour », ce qui signifie qu'elles sont mises dehors et deviennent inexistantes, y compris vis-à-vis du système de santé. À mon sens, le besoin primordial de ces femmes demeure d'ordre médical.

Annick Billon, présidente . - Je vous remercie pour ces premières réponses.

Je donne maintenant la parole à Louis Guinamard, qui avait contribué, comme je l'ai dit en introduction, à la réflexion de nos collègues, en 2013, avec son ouvrage Survivantes : femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo , ainsi qu'à Justine Masika Bihamba, présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles (SFVS). La parole est à vous.

Louis Guinamard . - Merci, Madame la présidente.

Je prendrai la parole très brièvement pour ma part. Premièrement, je vous remercie, Madame la présidente, d'avoir évoqué le décès de Maître Mambo Zawadi lors du crash de l'avion à Goma il y a quelques jours, dont vous avez dû entendre parler. Maître Zawadi était une activiste très impliquée au Nord-Kivu et une très proche collaboratrice de Justine Masika Bihamba. Deuxièmement, je me considère comme un simple rouage dans la lutte contre ces violences et ne vais pas rappeler ce que j'ai exposé en 2013. Depuis, je suis en contact avec des militantes de terrain, dont Justine Masika Bihamba, et l'objet de mon travail aujourd'hui est de donner la parole aux femmes engagées dans ce combat. Je suis ravi d'être parmi vous et surtout de laisser la parole à Justine Masika Bihamba. Basée à Goma, elle travaille depuis vingt ans sur ce dossier dans le Nord-Kivu avec SFVS.

Justine Masika Bihamba, fondatrice et présidente de l'ONG Synergie des Femmes pour les Victimes de Violences Sexuelles (SFVS) . - Merci, Madame la présidente, de me donner l'opportunité d'évoquer une nouvelle fois mon combat.

Je remercie également les intervenants qui se sont déjà exprimés sur ce sujet depuis le début de cette réunion.

Il est parfois difficile d'aborder la situation des victimes des violences sexuelles. Comme l'a dit Louis Guinamard, je suis présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles , plateforme réunissant trente-cinq organisations. Nous nous sommes rassemblées pour réfléchir ensemble à l'aide à apporter à nos soeurs abusées sexuellement. Comme cela a été dit précédemment, les femmes et les enfants qui subissent ces sévices sont en fait victimes deux fois. En effet, au lieu de les considérer comme telles, ils sont rejetés et n'ont pas accès aux soins dont ils auraient besoin. Nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire. Nous avons alors constaté que travailler individuellement était trop compliqué et qu'il était indispensable de se rassembler. Nous faisons de notre mieux pour que les victimes aient accès aux soins médicaux. À ce propos, je remercie Henri-Jean Philippe et Sophie Martinez d'être venus nous aider. Je crois d'ailleurs qu'un médecin du Nord-Kivu participe à vos formations. En outre, nous assurons la prise en charge médicale et adressons les victimes de violences sexuelles à certaines structures, notamment à Goma. Des conseillères délivrent un véritable accompagnement psychosocial en prodiguant des conseils aux victimes.

De plus, nous favorisons la réinsertion socio-économique, sur laquelle je vais mettre l'accent. L'autonomisation de la femme est effectivement très importante, d'autant plus quand les viols sont accompagnés d'enfants non désirés. La prise en charge de ces enfants peut devenir un problème, la seule vue de ces enfants rappelant aux mères le drame qu'elles ont vécu. Toutefois, si la mère a des moyens suffisants pour subvenir aux besoins de l'enfant, celui-ci est à moitié accepté. Même la communauté fait preuve de méchanceté à l'égard des victimes, appelant les enfants par le nom des agresseurs. Aussi, nous tentons, avec le peu de moyens dont nous disposons, de faire de ces femmes des cheffes d'entreprise. Mais pas au sens où vous l'entendez ! Une femme qui cuisine et vend des beignets devant chez elle est cheffe d'entreprise, puisqu'elle peut engager quelqu'un pour l'aider dans son commerce. Nous regroupons également les femmes exerçant les mêmes activités, afin qu'elles mutualisent leur travail et puissent épargner. L'argent économisé peut être prêté à d'autres membres du groupe et les intérêts accumulés partagés en fin d'année. Cette organisation leur permet de faire des projets, par exemple l'achat d'un matelas avec les intérêts annuels, et cela fonctionne très bien.

Après avoir également travaillé sur les conséquences du viol, avec les victimes, il nous a paru nécessaire de nous concentrer sur les causes, dont les quatre suivantes nous semblent saillantes :

- l'exploitation illégale des ressources naturelles qui alimente les conflits ;

- l'impunité, en lien avec d'importantes difficultés en RDC dans le domaine de la justice ;

- la non-réforme du système de sécurité, avec de nombreux groupes armés congolais et étrangers présents sur le territoire, qui commettent des violations graves des droits humains et sèment la désolation ;

- les coutumes et traditions maintenant la femme en position d'infériorité par rapport à l'homme.

Nous rencontrons ces problèmes quotidiennement et tentons de contribuer à leur éradication. Les actions que nous menons sur le terrain, au niveau provincial, ne sont pas suffisantes et nous devons nous aider du réseau national, voire international, pour trouver des solutions à ces problèmes. Notre force sur le terrain est que les femmes nous acceptent. La confiance qu'elles nous accordent nous permet de leur apporter l'aide dont elles ont besoin. En outre, un second atout est que les femmes que nous avons accompagnées agissent en relais dans leurs communautés en orientant les victimes vers notre association.

Nous rencontrons des difficultés à l'échelle nationale en raison de l'immensité du territoire de la RDC. Par exemple, les problématiques diffèrent entre le Nord-Kivu et le Sud-Kivu et la configuration géographique rend la communication difficile. Aussi nous n'avons pas de vision globale des difficultés rencontrées et des actions menées dans chaque région du pays.

Nous travaillons en lien avec les autorités aux niveaux local, national et international, mais elles ne nous écoutent pas systématiquement. En RDC, les autorités considèrent le viol comme un problème international qui ne serait pas de leur ressort, bien qu'une conseillère spéciale du chef de l'État en matière de lutte contre les violences sexuelles et le recrutement d'enfants ait été nommée. Suite à notre plaidoyer, une ligne budgétaire a été ajoutée pour les fonds de réparation des victimes, qui constitue un défi majeur. Nous ne savons malheureusement pas si ces fonds sont attribués, car jamais une victime n'en a bénéficié.

Nous saluons donc le lancement du Fonds mondial de réparation pour les victimes des violences sexuelles dans les conflits, créé à New York, qui nous l'espérons permettra aux victimes de percevoir au moins 80 % des fonds mobilisés et donc de voir leur situation évoluer significativement. À titre de comparaison, aujourd'hui, 60 % de la somme versée revient à l'administration des organisations internationales afin de payer les primes de risque, les salaires ou encore le logement sur place des personnels dans des conditions sécurisées. Ensuite, une partie rembourse les frais de logistique des agents de l'ONU travaillant avec ces organisations internationales. Enfin, les organisations locales prennent une part pour couvrir leur frais de fonctionnement. In fine , la victime ne touche que 5 % de la somme initialement allouée.

Concernant les procédures judiciaires, je vais revenir sur les propos de Céline Bardet. Nous constatons des avancées, y compris en RDC, mais elles restent toutefois insuffisantes. Ainsi, un chef rebelle a été condamné dans le Sud-Kivu et le procès de grands chefs rebelles est en cours dans le Nord-Kivu. De plus, à l'échelle internationale, Bosco Ntaganda a été condamné à trente ans. Cette peine est trop faible à mon sens ; elle ne l'empêchera pas de commettre de nouvelles violations graves des droits humains à sa sortie de prison. Des progrès restent à faire et les efforts doivent se poursuivre malgré les difficultés. La loi sur la répression des violences sexuelles entrée en vigueur en 2006 est le fruit de notre plaidoyer, qui a commencé en 2002. La Déclaration de Kampala a également institué une tolérance zéro vis-à-vis des violences sexuelles.

En conclusion, je vous demanderai : quelles vont être les suites de notre discussion de ce jour ?

Annick Billon, présidente . - Merci Madame pour ce témoignage ancré dans la réalité.

Vous avez soulevé le problème lié à l'utilisation et à la répartition de l'aide allouée aux victimes, également évoqué par Céline Bardet. Cette défaillance fera vraisemblablement partie des questions que vous poseront mes collègues ultérieurement.

Nous abordons enfin la thématique de la réponse de la Communauté internationale et des résolutions Femmes, paix et sécurité de l'ONU : quel bilan et quelles perspectives après 2019 ? Fanny Benedetti, nous vous écoutons avec intérêt.

Fanny Benedetti, directrice exécutive d' ONU Femmes France . - Merci Madame la présidente. Je remercie la délégation de cette invitation et de votre intérêt continu pour ce sujet important.

Je souhaiterais tout d'abord rebondir sur les propos de Justine Masika Bihamba au sujet de l'autonomisation économique des femmes comme vecteur de reconstruction, sur laquelle ONU Femmes travaille également. Au-delà du soutien médical et psychologique, la perspective de se reconstruire à travers un soutien à l'autonomisation économique est déterminante.

En préambule, je précise que l'ONU n'est pas un monolithe ; elle apporte une grande diversité de réponses complémentaires. En conséquence, l'analyse qu'elle délivre, réalisée par différentes entités, n'est pas forcément unanime. Le bilan officiel sur la mise en oeuvre des résolutions est en cours d'élaboration et sera publié l'année prochaine à l'occasion de l'anniversaire des vingt ans de la Résolution 1325. La tenue de cette table ronde est appropriée puisqu'elle permettra de nourrir ce bilan.

Parallèlement, le secrétaire général de l'ONU a publié il y a un mois un rapport sur la mise en oeuvre de la résolution du dispositif Femmes, paix et sécurité du Conseil de sécurité. Ce bilan n'est pas positif et même « très contrasté », selon ses mots. Je traduis ses propos : « Le contraste entre la rhétorique et la réalité est frappant. Là où il y a eu des engagements préalables, ceux-ci n'ont pas été assortis de mesures concrètes. Les efforts visant à soutenir et à accompagner les femmes de manière à leur permettre de prendre toute leur part dans la vie de leur famille et de leur communauté ont été insuffisants ». Il plaide pour « que soit mis au coeur de l'effort onusien au sens large la promotion de la participation des femmes à la vie civile et à l'éducation, les organisations de la société civile, les artisans de la paix et les défenseurs des droits humains en tant qu'acteurs politiques, clés du maintien de la paix et de la sécurité internationale ». Le secrétaire général parle en son nom à travers ce rapport, à la différence du bilan global qui émanera de diverses entités de l'ONU, comme le Département des opérations de maintien de la paix ou le Conseil de sécurité. Son rapport concerne la mise en oeuvre d'opérations ou de recommandations par les agences de l'ONU elles-mêmes.

Les premiers résultats d'évaluation issus de ce rapport, que vous pourrez consulter en détail, dressent un état des lieux des trente recommandations adressées à l'ONU sur le sujet.

- 50 % ont été mises en oeuvre ou sont en progrès ;

- 40 % sont incomplètes et des progrès importants sont nécessaires pour que leur réalisation soit satisfaisante ;

- 10 % ont fait marche arrière ou n'ont pas progressé.

Les facteurs déterminants du succès de la mise en oeuvre de ces recommandations adressées à l'ONU dans le cadre des résolutions 1325 et suivantes sont :

-  la priorité accordée au financement ;

- la présence ou pas d'une obligation de rendre compte (« redevabilité ») et la mise en place de mécanismes de suivi et de surveillance ;

- la présence ou non d'une expertise en matière de genre, en l'espèce insuffisante.

Quels sont les principaux constats de ce rapport ?

Le premier constat, généraliste et politique, souligne le niveau aujourd'hui particulièrement élevé de violences politiques ciblant les femmes, incluant des assassinats, des enlèvements, des violences sexuelles, des agressions sexuelles, des violences collectives et des disparitions forcées. Le contexte global est également marqué par la montée du discours misogyne et homophobe de la classe politique, ayant contribué à l'augmentation des violences faites aux femmes au sens large, ainsi qu'aux Lesbiennes Gay Bi Trans Queer Intersexes, et aux défenseurs des droits humains.

Selon le bilan spécifique de la mise en oeuvre de l'ensemble des résolutions du Conseil de sécurité pour l'année 2018, moins de 20 % de résolutions contiennent des références spécifiques à la nécessité de garantir les droits et libertés pour la société civile au sens large, et surtout les droits des femmes. Selon un bilan établi par le Conseil de sécurité pour l'année 2018, 72 % de toutes les décisions adoptées contiennent des références explicites à l'agenda Femmes, paix et sécurité .

Le secrétaire général indique que seul 0,2 % du total de l'aide bilatérale consacrée aux situations fragiles dans les contextes de conflits et post-crise est revenu aux associations de femmes, ce qui rejoint plusieurs constats partagés ce matin.

Les données chiffrées sont sujettes à beaucoup de réserves, en raison de leur faible nombre et de la difficulté à récolter ces données. L'ONU estime qu'une femme déplacée ou réfugiée sur cinq est ou a été victime de violences sexuelles, cette statistique étant mesurée auprès des camps de réfugiés où l'ONU est présente. En outre, neuf pays sur dix ayant les taux les plus élevés de mariages d'enfants se caractérisent par un contexte fragile.

Ensuite, la participation des femmes aux délégations chargées des négociations de paix stagne, alors que la Résolution 1325 appelle à une meilleure association des femmes à ces négociations. Toutefois, on observe un léger progrès en 2018, puisque 14 des 19 délégations comptaient des femmes, dans le cadre des six missions actives dirigées ou codirigées par l'ONU, avec un pourcentage néanmoins très faible.

Je vous communique des chiffres bruts, en l'absence de données consolidées. Seuls 19,7 % des accords et traités conclus entre 1990 et 2018 en vue de favoriser la fin des conflits contenaient des dispositions spécifiques aux droits des femmes et des filles en général. En 2018, ce chiffre est limité à 7,7 %.

Le personnel militaire des missions de maintien de la paix de l'ONU comprend 4,2 % de femmes. Un progrès significatif est relevé au sein du Département des opérations de maintien de la paix en 2018. En effet, dix des quinze missions disposent d'unités spéciales dédiées à l'égalité femmes-hommes ( gender experts) , en général du personnel civil.

Le rapport souligne le chiffre honorable de 41 % des États membres ayant adopté des plans d'actions nationaux Femmes, paix et sécurité , comme l'exige la Résolution 1325. En revanche, seulement 22 % de ces plans prévoient des mesures de financement, la plupart d'entre eux se limitant donc à des dispositifs préexistants.

Je citerai à présent des actions onusiennes plus concrètes, en particulier les réalisations intéressantes de l'équipe d'experts des violences sexuelles auprès de la représentante spéciale du secrétaire général sur les violences sexuelles dans les conflits armés, en collaboration avec les opérations de maintien de la paix dans les situations de crise.

En 2018, en République centrafricaine, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) a travaillé, avec l'appui du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), avec la police et la gendarmerie sur la question de la conduite des enquêtes. Cette collaboration a abouti à la création d'une unité mixte d'intervention rapide et de répression des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants (l'UMIRR).

La mise en place du même type de protocoles en Côte d'Ivoire, menée avec les forces ivoiriennes de défense et de sécurité, s'est révélée utile et efficace, avec un impact significatif sur le nombre de violations attribuables aux forces militaires.

En RDC, l'équipe d'experts a facilité la condamnation à perpétuité de Frédéric Batumike, dirigeant provincial inculpé de viols systématiques d'enfants à Kavumu, dans le Sud-Kivu, en 2010 et 2011. L'équipe assiste également l'investigation en cours sur Ntabo Ntaberi Sheka et ses co-défendants pour un viol de masse de 387 personnes dans le territoire de Walikale en 2010. Nous nous rendons ainsi compte du temps que prennent ces enquêtes et ces procès, qui débutent parfois dix ans après les faits incriminés, et qui peuvent aussi être ralentis par des annulations de procédure, à l'instar des enquêtes menées par la Cour pénale internationale.

Dans le même objectif de lutte contre l'impunité, l'équipe de l'ONU en Guinée-Conakry a contribué à la mise en accusation de quinze militaires haut gradés, dont le président Moussa Dadis Camara, pour l'assassinat de 157 personnes et des violences sexuelles commises sur au moins 109 femmes et filles en 2009.

Céline Bardet . - Je me permets d'intervenir afin de préciser qu'il s'agit simplement d'un acte d'accusation, sans que soit prévue à ce jour une date de procès. La situation en Guinée ne progresse pas du tout. Par ailleurs, ce résultat est également le fruit du travail des organisations civiles oeuvrant sur le terrain.

Fanny Benedetti . - Je vous remercie pour ces précisions. Je ne tiens bien sûr pas à nier le rôle de la société civile, qu' ONU Femmes soutient. Mon but n'est pas de dire que tout va bien, mais de donner des exemples concrets de l'action menée par l'ONU, en collaboration avec tous les acteurs de la société civile. Bien que ce bilan soit insuffisant, je pense qu'il faut encourager l'action de l'ONU. La France a d'ailleurs une place prépondérante et particulière au sein de l'ONU, puisqu'elle est membre du Conseil de sécurité et que le chef du Département de maintien de la paix est depuis toujours un Français. De fait, il me semble important que vous soyez informés des actions de l'ONU, quels que soient leurs résultats.

Pour terminer rapidement, je précise que le rapport expose des recommandations à plusieurs égards. En premier lieu, il formule dix recommandations immédiates et urgentes à l'attention de l'ONU, puis dix préconisations aux États membres et aux organisations régionales et, enfin, sept préconisations immédiates au Conseil de sécurité.

Par ailleurs, je comprends que la suppression de la référence à la santé sexuelle et reproductive des femmes victimes de viols lors des conflits, dans le cadre du projet de résolution destiné à accroître la protection de ces femmes, mentionnée par Mme la présidente, puisse être mal perçue. Cependant, les réticences suscitées par la notion de santé sexuelle et reproductive des femmes ne se retrouvent pas seulement au Conseil de sécurité, mais dans toutes les enceintes onusiennes. Il était prévisible que le Conseil de sécurité, dont l'action est « verrouillée » par le gouvernement actuel des États-Unis, bloque le projet de résolution. Cet incident a eu un impact assez positif à mon sens, car il a attiré l'attention du public et des médias sur un sujet auparavant peu connu.

Je vous remercie.

Annick Billon, présidente . - Merci à vous tous pour ces premières réponses. Je retiendrai de vos propos quelques points saillants.

Tout d'abord, il apparaît nécessaire de nommer les faits, à l'image des viols identifiés comme des « armes de guerre ». De nombreuses personnes et personnalités s'emparent de ce sujet, s'exprimant parfois maladroitement en raison du défaut d'expertise.

Ensuite, nous l'avons constaté dans plusieurs rapports, nous avons besoin de connaître la situation des droits des femmes via des données chiffrées et des statistiques, afin de mesurer le fléau et d'orienter les moyens humains et financiers.

En outre, je note un besoin de soins médicaux et d'accompagnement psychologique pour les victimes. De plus, le besoin de justice est très important, la fin de l'impunité et les premières condamnations pouvant dissuader les criminels.

Cette réunion s'inscrit dans une série d'auditions dédiées à l'actualité internationale des droits des femmes. À votre question sur les suites de cette table ronde, je répondrai, Madame Masika Bihamba, que nos travaux sont susceptibles de déboucher sur des propositions de résolutions, à l'instar de la proposition de résolution pour la lutte contre les mariages d'enfants, les grossesses précoces et les mutilations sexuelles, qui fut votée à l'unanimité au Sénat au mois de mars 2019, et qui est donc devenue une résolution du Sénat. Je citerai également la récente proposition de résolution sur les violences faites aux femmes en situation de handicap, déposée le 25 novembre 2019, et qui sera prochainement examinée en séance publique. Nos travaux d'aujourd'hui et tous ceux qui concernent l'international pourraient donc, eux aussi, donner lieu à une proposition de résolution.

Claudine Lepage, vice-présidente . - Merci Madame la présidente. Je remercie tous les intervenants pour leur contribution à ce sujet qui, comme vous le constatez, nous concerne de près.

J'ai une question pour Justine Masika Bihamba à propos de l'inscription à l'état civil des enfants sans identité, sujet sur lequel je travaille dans le cadre de l'Assemblée Parlementaire de la Francophonie. Vous savez sans doute que l'UNICEF estime que 230 millions d'enfants dans le monde n'ont pas d'identité. J'aimerais savoir, et je pense connaître la réponse, si les enfants nés du viol sont déclarés par la mère, sachant qu'un enfant non déclaré est la proie de tous les abus possibles. Je sais que la situation globale en RDC n'est pas très bonne ; qu'en est-il cependant dans votre région, le Nord-Kivu ?

Justine Masika Bihamba . - Merci beaucoup pour cette question qui soulève un réel problème. Nous, organisations de la société civile, avons mené un plaidoyer qui a abouti à un arrêté du gouverneur du Nord-Kivu il y a environ deux ans, qui stipule que les enfants issus du viol doivent être enregistrés à l'état civil. J'ignore en revanche la situation dans les autres provinces de RDC.

Maryvonne Blondin . - Merci à vous toutes et tous d'être venus évoquer ces violences et surtout vos actions. Que pouvons-nous faire pour vous aider et vous accompagner ?

Je m'interroge sur la suite donnée aux recommandations et aux préconisations prescrites par l'ONU et relève la difficulté de les imposer aux États, comme vous l'avez mentionné Madame Benedetti. Je ferai un parallèle avec la Commission Égalité et lutte contre les discriminations de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui élabore de nombreux rapports traitant de sujets similaires à ceux évoqués ce matin. Nous décernons des prix au nom de ce Conseil, comme le prix Václav Havel pour des personnes ayant subi ce type de violences.

Au Conseil de l'Europe, outre l'Assemblée parlementaire, le Comité des Ministres accepte ou non les résolutions qui lui sont proposées et les ministres se chargent le cas échéant de les décliner dans leurs pays respectifs. La Convention d'Istanbul est l'outil le plus contraignant juridiquement pour les 47 États membres, certains pays évoqués pendant la séance ne faisant pas partie de cette Convention. Ensuite, l'évaluation de l'application de la Convention par les États membres est un enjeu important qui relève du GREVIO, un groupe d'experts dont le rôle n'est pas de sanctionner les États mais de les accompagner et de les conseiller.

Je m'interroge, Madame Masika Bihamba, sur l'autonomisation économique des femmes, thème souvent évoqué. Dans les traditions de votre pays, et de beaucoup d'autres, les femmes violées subissent un déshonneur et sont mises à l'écart. Elles sont totalement exclues, sans accès à quoi que ce soit. L'autonomisation est permise grâce aux actions du collectif d'associations et des organisations internationales luttant contre ces violences. Vous avez raison, Madame Bardet, de mettre en avant l'ensemble de vos actions, car les organisations dont vous faites tous partie sont le bras armé de ce que le politique peut faire, et sont donc indispensables.

Je me demande par ailleurs si vous êtes surveillés lorsque vous vous rendez dans ces pays et aimerais connaître l'accueil qui vous est réservé par les autorités.

Céline Bardet . - L'accueil dépend du contexte. Par exemple, intervenir dans le cadre d'une organisation internationale est plus facile. Il existe évidemment des enjeux de sécurité dans ces zones de conflits, par définition dangereuses, comme le montre le documentaire Libye, anatomie d'un crime, réalisé par Cécile Allegra. J'ai à titre personnel subi plusieurs menaces graves.

J'estime qu'il est pertinent, pour faire évoluer les choses, que les institutions remettent en question leurs actions lorsque celles-ci ne sont pas efficaces. Votre question soulève une autre interrogation : dans quelle mesure travaillons-nous avec les institutions des pays ? Ainsi, l'attitude des autorités de Guinée, dont nous revenons, suscite des questionnements. Je crois toutefois que l'on ne peut pas faire avancer un pays si l'on ne collabore pas un minimum avec les institutions locales, mis à part les cas extrêmes tels que la Libye et la Syrie évidemment.

Ce partenariat est essentiel, car il s'inscrit dans une approche de développement, au-delà de l'humanitaire, nécessaire à mon sens pour progresser. Agir sur le terrain est incontestablement difficile, d'autant plus lorsque les victimes ne parlent pas, comme au Kosovo ou en Libye, et que les institutions ignorent le problème. Je relativiserai tout de même cette situation, en indiquant que certaines institutions ont conscience de cette difficulté. Le ministre de la sécurité publique de Guinée nous demande par exemple de travailler avec la police de l'Office de Protection Genre, Enfance et Moeurs (OPROGEM), pour mettre en place un outil sur les données et la préservation des preuves. Comme vous l'avez justement rappelé, la justice avance lentement.

Nous devons donc réfléchir aux modalités de préservation des preuves et aux possibilités pour la victime d'enregistrer son témoignage, pour lui éviter d'être interrogée à de nombreuses reprises et de perdre les éléments de preuve. Nous pourrons évoquer ce sujet ultérieurement. Je pense que nous devons travailler avec les institutions, tout en ayant conscience de leur fonctionnement et de leurs limites, puisqu'il s'agit parfois de gouvernements corrompus, auteurs ou commanditaires de crimes. Je ne connais pas l'expérience de Justine Masika Bihamba à ce sujet en RDC, qui est un territoire particulier. Pour ma part, j'estime qu'il est important de coopérer avec les institutions bien que cela soit difficile en termes de sécurité.

Sophie Martinez . - Je voulais souligner qu'il est souvent compliqué d'obtenir ne serait-ce que les documents pour entrer dans un pays. Ainsi, nous avons dû annuler nos missions à plusieurs reprises, car nous n'avions pas obtenu nos visas dans les délais impartis ou pour des raisons de sécurité.

Je confirme qu'il est important de travailler avec les institutions locales. Dans ce contexte-là, nous oeuvrons avec la direction des établissements de soins, pour les informer que nous sommes présents. Nous sommes ensuite libres de mettre en place ce que nous estimons bénéfique du point de vue médical.

La problématique de la sécurité est importante, puisqu'il ne faut en aucun cas mettre en danger les personnes avec lesquelles nous travaillons sur le terrain. Cette notion est essentielle et il est inconcevable de transgresser la loi, car cela nuirait à la sécurité des personnes. Je concède toutefois que cela est souvent très compliqué.

Françoise Laborde . - Par vos actions humanitaires et associatives, vous faites avancer les choses, je tenais à vous remercier pour cela.

Le bilan de l'ONU est en effet, comme le disait Mme Benedetti, contrasté. S'agissant des financements, je m'inquiète du faible montant parvenant in fine aux personnes à qui ils sont réellement destinés. Bien que ce constat ne soit pas une surprise, son ampleur m'interpelle. J'ai deux questions. Pensez-vous que nous puissions vous aider, à notre niveau, à mener un suivi de l'utilisation de ces fonds ?

De plus, quelle aide pouvons-nous apporter concernant le parcours migratoire de ces jeunes enfants, garçons et surtout filles, qui viennent dans notre pays ? Je rejoins vos propos, Madame Masika Bihamba, sur l'affichage international de tolérance zéro, dont nous sommes en réalité bien loin.

Annick Billon, présidente . - Je complèterai la question sur les moyens par une référence au budget français. Nous examinons actuellement le projet de loi de finances pour 2020. Bien que le budget en faveur de l'égalité femmes-hommes soit en hausse, une grande partie de ces crédits est dédiée aux aspects internationaux. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions sur l'utilisation des financements sur le terrain, au vu des échos pour le moins mitigés qui ressortent de nos échanges ?

Céline Bardet . - Je vous remercie d'aborder la question des migrations. Je spécifierai tout d'abord deux choses. D'une part, le viol comme arme de guerre semble concerner en réalité un pourcentage assez limité du total des viols, puisqu'il implique une stratégie systématique mise en place dans un objectif précis. D'autre part, il diffère des violences, y compris sexuelles, dans la guerre et dans les zones de crise. Je ne veux pas dire que l'un est plus grave que l'autre ! Je tiens à souligner cette distinction, car il me paraît important de qualifier correctement les faits, en particulier pour avancer sur le plan juridique et judiciaire. Je ne développerai pas davantage cet aspect qui pourrait faire l'objet d'une discussion à part entière. Je mentionnerai enfin les violences faites aux femmes, qui relèvent d'un autre ensemble à mon sens. Nous travaillons sur les violences sexuelles dans les zones de crise et dans les conflits, dans une approche non genrée, beaucoup d'hommes subissant aussi ces sévices. Je reviens sur le documentaire Libye, anatomie d'un crime qui montre le système de viols comme armes de guerre mis en place à partir de 2014 à l'encontre des hommes.

La route des migrations constitue un véritable sujet, qui me consterne à titre personnel. Cette table ronde représente peut-être un levier pour apporter une réponse coordonnée aux personnes ayant subi des traumatismes et vivant sur notre territoire. Les violences sexuelles étant singulières, il faut les traiter de manière spécifique. Beaucoup de migrants ont été victimes de violences sexuelles dans leur pays d'origine ou durant leur parcours migratoire. Je suis aussi juge de l'asile et je vois tous les jours, à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), des personnes ayant subi de telles violences.

Par ailleurs, il me semblerait pertinent que les institutions ouvrent un débat sur les financements, afin de réfléchir à une méthodologie innovante permettant d'optimiser les flux financiers, et de mesurer les impacts des investissements. L'ONU fait un travail très important sur le terrain ; loin de moi l'idée de critiquer cette action. Mais on peut aussi améliorer les choses.

Enfin, de mon point de vue, pour que les programmes aient un impact financier concret, cela suppose de disposer de données pour évaluer l'ampleur du sujet. Le chiffre évoqué précédemment d'une femme réfugiée sur cinq ayant subi des violences sexuelles est évidemment sous-estimé. Nous avons développé un outil, BackUp , qui permet aux victimes via une web-application de se signaler et d'être identifiées partout dans le monde tout en préservant leur témoignage et les preuves ; de coordonner les services sur le terrain via une plateforme collaborative professionnelle pour assurer une prise en charge immédiate et adaptée des victimes identifiées et, enfin, de collecter et d'analyser les informations sur le Back Office , générant des données sourcées et viables utiles à la constitution de dossiers judiciaires admissibles et l'émission de rapports d'analyse sur le phénomène des violences sexuelles liées aux conflits armés. BackUp est un outil transversal qui dispose aussi d'une fonction d' early warning system - notamment en ce qui concerne les environnements fragiles ou instables sujets à des recrudescences de violences lors des périodes électorales.

Nous avons lancé les phases pilotes en Guinée-Conakry, au Burundi et au Rwanda en 2019. La République centrafricaine, le Mali, la Libye et la Colombie sont les prochaines zones identifiées en 2020, un budget de 250 000 euros étant nécessaire pour cela. Nous souhaitons aussi déployer cet outil, qui répond à l'urgence de quantifier les données, sur la route des migrations, mais nous n'avons pas les fonds suffisants.

- Présidence de Mme Claudine Lepage, vice-présidente -

Henri-Jean Philippe . - Vous souhaitez évaluer l'importance des agressions survenues lors des trajets migratoires. Je reçois en consultation de gynécologie-obstétrique à l'Hôtel-Dieu à Paris des femmes migrantes qui sollicitent le droit d'asile. Je dirais que 80 % de ces femmes, pour ne pas dire 100 %, ont été victimes de viol durant leur parcours migratoire. Il ne s'agit donc pas d'un phénomène épisodique. La consultation débute par un entretien avec la patiente pour évaluer sa situation, au cours duquel elle précise par exemple avoir traversé le Mali et l'Algérie jusqu'à la Libye, où elle a été violée pendant un an. Ces récits sont quotidiens.

Je leur demande fréquemment pourquoi elles sont venues en France, où leur condition est loin d'être idéale puisqu'elles vivent dans la rue. Elles m'expliquent qu'elles vivent des situations sociales très difficiles sur place, par exemple un mariage forcé. Nous savons de quels pays il s'agit et pouvons donc orienter nos actions.

Je souhaitais poser une question à l'ensemble des intervenants. Nous parlons ce matin des viols dans le contexte des conflits. Je distinguerai deux situations :

- le viol comme arme de guerre, problématique avec des causes et des solutions différentes, peut-être finalement plus simple à traiter ;

- les viols en général, parfois banalisés dans la pratique, mais avec des conséquences tout sauf banales, puisque les victimes de ces pays se retrouvent dans une situation d'exclusion encore plus dramatique qu'en France.

De fait, la dimension culturelle et coutumière est extrêmement importante et je ne sais pas comment agir. J'aurais aimé que les experts ici présents citent au moins un pays où la situation des femmes a progressé de manière significative dans ce domaine. En revanche, en ce qui concerne les mutilations sexuelles féminines, des avancées ont été constatées. Je fais toujours référence à l'exemple du Burkina Faso, pays qui a connu une diminution du taux de mutilations. A la question « Êtes-vous favorables au maintien de l'excision ? » posée il y a quelques années à des femmes maliennes entre 15 ans et 45 ans dans le cadre d'une enquête de l'UNICEF, 85 % ont répondu par l'affirmative. La même question posée à des femmes burkinabé atteint seulement 15 à 20 % de réponses positives, alors que les deux pays sont voisins et constitués des mêmes ethnies. Pourquoi une telle différence ? Elle s'explique selon moi par trois facteurs. D'une part, la Première dame Chantal Compaoré s'est publiquement engagée contre l'excision, la qualifiant de « violence faite aux femmes » et appelant à cesser cette pratique. La première alerte vient donc des femmes. Ensuite, les médecins sont intervenus en expliquant que ce geste coutumier avait des répercussions sur la santé et qu'il fallait donc y mettre un terme. Enfin, les hommes ont été sensibilisés via des groupes de parole les invitant à considérer les risques de ces pratiques sur la santé de leurs filles.

Ces actions à trois niveaux se sont révélées efficaces. Y a-t-il d'autres pays où une démarche de même ampleur serait efficace pour faire baisser le nombre de viols, qui sont aussi coutumiers, voire « banals », comme le disait Céline Bardet, dans beaucoup d'États ?

Je pense pour ma part qu'il faut agir à ces différents niveaux :

- les hommes, pour remettre en cause la pratique et son caractère habituel ;

- les médecins, qui doivent s'impliquer davantage ;

- les personnes que l'on écoute en raison de leur statut officiel, comme les « Premières dames » et les parlementaires.

Certains pays comptent d'ailleurs beaucoup de femmes députées, 50 % au Burundi à titre d'exemple. Je ne sais pas en revanche si elles disposent d'une écoute suffisante.

Claudine Lepage, présidente . - Merci Professeur.

Fanny Benedetti . -  Vous mettez l'accent sur l'environnement et les causes profondes, également abordées par Justine Masika Bihamba. Ces dernières sont les inégalités structurelles de genre dans la société. De fait, des contextes politiques changeants peuvent engendrer une différence radicale. Ainsi, le contexte était favorable au Burkina avec la prise de parole par la Première dame. Ces évolutions ne s'étendent pas nécessairement sur des décennies, et des améliorations rapides peuvent advenir. À ce titre, le Rwanda est souvent cité en exemple d'un changement radical post-crise, qui s'est d'ailleurs traduit par une amélioration de la situation des femmes dans la société au sens large. L'autonomisation et la place des femmes dans la société font évidemment la différence en agissant comme un déclencheur, avec un effet d'entraînement global. Ce postulat rejoint le mandat donné à ONU Femmes . Je ne voudrais pas conclure cette réunion sur l'idée d'une utilisation inefficace des fonds par l'ONU.

Vous vous demandiez comment pouvait agir le Sénat. Je pense que vous avez un rôle majeur à jouer. Je rappelle qu' ONU Femmes est l'entité globale de plaidoyer créée par les associations féministes du monde entier. Existant depuis moins de dix ans, elle accuse un retard de 60 à 70 ans sur les autres associations, provoquant un décalage. La promesse de budget faite par les États membres au démarrage d' ONU Femmes était de 500 millions d'euros par an, montant qui n'est toujours pas atteint dix ans plus tard. Les trois quarts du budget sont étroitement fléchés, empêchant l'entité d'avoir une action autonome et indépendante. Le problème du financement de l'égalité femmes-hommes se retrouve donc à tous les niveaux.

Les financements sont insuffisants, parfois microscopiques. Le secrétaire général de l'ONU lui-même met l'accent sur l'inadéquation des financements, l'amélioration des reportings , la mise en place d'un cycle de « redevabilité » et le manque d'expertise genre au sein des missions de maintien de la paix. Il propose dans son rapport d'instaurer un quota minimum de 15 % de financements fléchés au profit de l'égalité femmes-hommes dans le budget onusien, c'est-à-dire en faveur de l'autonomisation des femmes et de l' empowerment (émancipation) des femmes et des filles.

Le Sénat pourrait également agir sur le budget alloué au maintien de la paix, d'un montant d'environ sept milliards d'euros. Ne pourrait-on pas disposer d'un levier d'action important, en fléchant une partie de ce budget sur la protection et la place des femmes dans un contexte de reconstruction des sociétés post-crise, à l'image de ce que préconise le secrétaire général de l'ONU ? Je pense qu'un plaidoyer très fort peut être mené à ce sujet ; finalement l'argent est disponible, bien que parfois insuffisant compte tenu des mandats donnés. La majorité des mandats des missions de maintien de la paix porte d'ailleurs sur la protection des populations civiles.

Claudine Lepage, présidente . - Merci Madame. Je suis tout à fait d'accord avec l'idée de financements dédiés et fléchés, mais il faut s'assurer qu'ils parviennent à destination.

Martine Filleul . - Je vous remercie toutes et tous de vos témoignages extrêmement intéressants et émouvants.

Je remercie également la présidente de la délégation pour sa synthèse de nos échanges, qui a mis en évidence les problématiques évoquées ce matin. Je serais favorable à un projet de résolution sur ces thématiques, qui permettrait de faire avancer la réflexion générale.

Je voulais insister sur deux sujets déjà abordés. Sur la question des financements internationaux, je pense qu'il ne faut pas se résigner à ce qu'ils soient aussi modestes et « évaporés » sur le terrain. En effet, la crédibilité des grandes organisations internationales en dépend et une forme de rejet vis-à-vis de ces organisations peut voir le jour dans les pays destinataires. J'ai été témoin au Burkina Faso de l'opposition à ces organisations, face à tout ce qu'elles représentent matériellement et dont manquent les autres opérateurs de terrain.

En outre, je souligne le rôle de la diplomatie internationale et européenne, toutes les violences que nous dénonçons trouvant leur origine dans l'absence d'un État de droit dans ces zones. Il faut à mon sens que nous pesions afin de rétablir des États de droit. J'ai conscience que cette mission dépasse les compétences de la délégation aux droits des femmes, mais il est tout de même nécessaire que nous puissions, à l'échelle de chaque État, mener davantage d'interventions en ce sens.

Sophie Martinez . - Je reviens sur le parcours migratoire et la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles. Le professeur Henri-Jean Philippe reçoit ces femmes en consultation et nous les accueillons également dans d'autres structures. Nous n'avons cependant pas les moyens d'agir correctement. En effet, les soignants manquent d'informations concrètes sur le vécu de ces patientes. De plus, j'estime que des créneaux dédiés avec des médecins et des sages-femmes devraient leur être réservés.

Je suis également d'avis que libérer la parole et nommer les choses sont importants. Aujourd'hui, autour de cette table, beaucoup ont été surpris du nombre de viols subis par les hommes et les femmes lors de leur parcours migratoire. Or ce phénomène est une réalité. J'ignore dans quelle mesure des actions peuvent être mises en place afin de favoriser la libération de la parole, mais je pense qu'une réflexion est nécessaire, puisque ne rien dire équivaut à laisser faire et que cela est inenvisageable.

Claudine Lepage, présidente . - Je vous remercie. Nous allons maintenant prendre les questions du public.

Farah Malek-Bakouche, UNICEF France . - Merci pour ces interventions. Je suis tout à fait d'accord avec ce qui a été dit sur les routes migratoires et la nécessité d'une prise en charge minimale dans les services de santé, avec des moyens alloués et sans délai de carence. Ces actions sont d'autant plus urgentes qu'elles concernent des traumatismes graves devant être pris en charge immédiatement et des enfants n'ayant pas accès aux écoles. L' UNICEF plaide également pour des routes migratoires sûres, afin d'y éviter les agressions sexuelles, par exemple grâce à des visas étudiants permettant aux jeunes mineurs d'arriver sereinement dans les pays d'accueil. Je voulais simplement souligner que des solutions existent, nécessitant la contribution de plusieurs acteurs, pas tous présents autour de cette table. Je pourrai approfondir ce sujet avec vous plus tard au besoin.

Concernant les réponses, je signalerai simplement que la durée des conflits s'allonge, à l'image du conflit syrien qui se poursuit. Le financement doit prendre en compte le long terme, une réponse à ces problématiques ne pouvant pas être mesurée sur cinq ans seulement. En effet, dans la mesure où l'objectif est de renforcer des systèmes de justice, de protection sociale et d'éducation, les financements doivent s'inscrire dans la durée, être flexibles et accessibles à la société civile. Je fais référence sur ce dernier point aux bailleurs de fonds étatiques construisant des propositions de financement assez compliquées.

En outre, je relève la différence entre l'aide bilatérale et multilatérale. Aujourd'hui, le financement de l'éducation en humanitaire multilatéral n'atteint pas 2 % du PIB des pays. Nous nous situons donc très bas par rapport aux besoins, alors que l'éducation est décisive pour l'avenir des filles et qu'elle leur permet d'aller à l'école et d'accéder à des services de soins adaptés. Il faut garder à l'esprit que cette tranche de la population va vivre avec ce traumatisme pendant des décennies et constituera la société future, où l'on constate pour l'instant une répétition des mêmes conflits. Des discussions traitant des enjeux de long terme sont en cours, à l'instar du Grand Bargain et du Nexus Humanitaire Développement, concernant l'organisation des interventions. En écho aux propos de Céline Bardet, je confirme qu'il faut mener une réflexion sur les programmes d'aide.

Par ailleurs, je soutiens la diplomatie féministe. À cet égard, je citerai l'exemple du Canada qui a une très bonne politique d'assistance internationale et qui inscrit la question du genre dans les modalités d'intervention de ses programmes. Cette démarche n'est pas parfaite, mais peut néanmoins constituer une source d'inspiration. On peut aussi citer des pays comme la Suède. Enfin, n'oublions pas les enjeux de l'enfance pour traiter toutes ces questions.

Rana Hamra, ONG Humanity Diaspo . - Je rejoins les remerciements de Fara Malek-Bakouche pour les retours d'expérience très intéressants de Céline Bardet, Justine Masika Bihamba, Sophie Martinez et Henri-Jean Philippe. J'espère que vous organiserez d'autres tables rondes de ce type.

Vous vous interrogiez sur la capacité d'action de la délégation. Je souhaiterais à cet égard partager mon retour d'expérience d'un passé peu glorieux, lorsque j'étais experte française « asile » pour la Commission européenne, envoyée en Grèce dans le cadre de la création de hotspots (zones sensibles) sur l'île de Samos. Les pays du Sud ont été souvent évoqués ce matin, mais on fait fi de ce qui se passe en Europe. Un député européen a récemment voulu entrer, sans succès, dans le camp de Samos, afin de constater comment les milliards d'euros octroyés par l'Europe pour recevoir décemment les migrants étaient utilisés. Je parlerai de migrant ou de réfugié indifféremment, même si ce sont deux notions juridiques distinctes. Vous évoquiez plus tôt la honte des femmes victimes de viols pendant leur parcours d'exil et de migration. Sachez que cet opprobre ne prend pas fin une fois qu'elles se trouvent en Europe. Ainsi, des jeunes femmes syriennes ou irakiennes sont violées durant leur parcours migratoire par leur frère, leur cousin ou leur père, au prétexte que leur mort est imminente !

Dans les îles grecques comme à Athènes, ces femmes n'ont pas accès à la santé psychologique et gynécologique, par manque d'information et d'argent. Je crains que ces situations ne commencent à se reproduire en France, avec une restriction des droits d'accès à la santé, eux-mêmes de plus en plus incertains. L'accès des demandeurs d'asile à la Protection Universelle Maladie (PUMa) prend par exemple un temps infini et les délais d'obtention d'un rendez-vous gynécologique conduisent parfois la femme à dépasser la période d'avortement légale, et donc à poursuivre sa grossesse en France. De la même manière, les accès des ONG au camp informel de la jungle de Calais ont été refusés durant des mois, conduisant des femmes somaliennes ou éthiopiennes à accoucher sur place d'enfants non désirés issus de viols.

Je rejoins les propos de Céline Bardet quand elle affirme que ces violences ne concernent pas seulement les femmes, mais aussi les garçons. Dans le centre d'Athènes, de jeunes afghans et pakistanais, mineurs et isolés, se prostituent pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Ces situations sont dramatiques et ont lieu aujourd'hui en Europe. Vous pouvez agir en France et en Europe dans les zones de crise. Il faut bien sûr poursuivre le plaidoyer pour les pays du Sud, mais je pense que le premier pas doit être effectué à côté de chez nous. Merci beaucoup.

Claudine Lepage, présidente . - Merci de votre témoignage.

Monique Bouaziz . - Bonjour et merci. Membres de l' Alliance Internationale des Femmes et présidente de l' Association des Femmes de l'Europe Méridionale , nous menons notre action avec très peu de fonds et nous trouvons des façons d'agir avec des moyens limités. Ainsi, les femmes que nous aidons persuadent les chefs du village et les maris de faire revenir les femmes violées dans le village et le foyer. Nous sommes parvenues à obtenir des financements du programme de participation de l'UNESCO pour que ces femmes bénéficient d'un apprentissage de l'entretien des puits et des pompes pendant trois semaines au Burkina Faso. Fortes de leur diplôme de formatrices, elles reviennent ensuite dans leur pays pour transmettre à leur tour leur savoir. La responsable de cette initiative a ouvert un orphelinat recueillant des enfants violés.

Nous travaillons énormément avec l'Afrique, grâce à la présence d'organisations françaises dans le monde entier, et sommes venues entendre le témoignage de Justine Masika Bihamba. Si vous souhaitez aider ces femmes, le meilleur moyen est de contribuer financièrement à la mise en place de formations dans leur pays. L'argent de l'UNESCO revient à notre trésorière qui paie ensuite les écoles au Burkina Faso, les vaccins et les voyages entre autres, notre association ne touchant pas un centime. Il me paraît nécessaire de travailler dans cette configuration, l'argent ne devant pas être distribué n'importe comment.

Claudine Lepage, présidente . - J'indique que, lorsque nous avons parlé « d'évaporation des fonds », nous ne faisions référence ni aux associations, ni aux ONG.

Monique Bouaziz . - Bien sûr, nous sommes d'accord.

Danielle Levy . - Également membre de l'Alliance internationale des Femmes , j'ai été frappée par le cas de cette jeune femme s'occupant d'un orphelinat et étant depuis peu titulaire d'un diplôme d'avocat. Elle a concouru au jugement de violeurs, réussissant à faire obtenir aux victimes des parcelles de terrain.

Claudine Lepage, présidente . - Merci, Madame, de votre témoignage. Quelqu'un veut-il encore prendre la parole ?

Fanny Benedetti . - Je souhaitais juste rappeler que l'année 2020 est importante, puisque la France accueille le Forum mondial Génération Égalité , 25 ans après la conférence mondiale de Pékin. J'espère qu'il mettra l'accent sur les problématiques traitées ce matin et je vous invite toutes et tous à porter ce sujet qui doit faire l'objet d'actions concertées et concrètes avec un cadre de « redevabilité ».

Claudine Lepage, présidente . - Nous ne sommes pas décisionnaires, mais nous apporterons notre pierre au plaidoyer.

Monique Bouaziz . - Je me permets de vous signaler un ouvrage d'information publié le 22 novembre à l'initiative de l'UNESCO sur les violences faites aux femmes, qui constitue selon moi une source d'inspirations pour des actions à mettre en place.

Claudine Lepage, présidente . - Cette table ronde nous aura incités à continuer à travailler dans ce domaine. Bien qu'il ait été beaucoup question de l'Afrique, puisque nous évoquions en particulier les conflits, nous n'oublions pas ce qui se passe en France et nous resterons mobilisés sur ce sujet pour lequel je suis engagée à titre personnel.

Merci à tous pour votre action. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir bientôt.

2. Texte communiqué à la délégation par Mme Souad Wheidi, présidente de l'ONG Observatory on gender in crisis

Ce texte a été adressé à la délégation par Mme Souad Wheidi, empêchée de se rendre à Paris pour assister à la table ronde du 28 novembre 2019.

« En préambule, je souhaite souligner l'importance CAPITALE de faire la différence entre la violence à l'égard des femmes (y compris le viol) et la violence sexuellependant les conflits armés. Ce génocide calculé est un crime contre l'humanité.

« Les témoignages terrifiants émanant des victimes dans les différentes zones de conflits armés à travers le monde ne nous permettent plus d'ignorer cette réalité. L'usage des armes et le nombre important de violeurs pendant les conflits armés ne permettent pas de comparer ce type de violence inqualifiable avec les autres formes de violence.

« Le viol est devenu une véritable stratégie de guerre considérée comme LÉGITIME. Il ne peut-être comparé avec aucune autre forme de violence, son objectif n'étant autre que la destruction de la part du féminin de notre histoire.

« Si l'histoire est amnésique au regard de cette destruction du féminin dans les zones de conflit, nous avons la certitude que l'utilisation de la violence sexuelle comme arme de guerre ne fait que confirmer ce crime contre l'humanité.

« Ces violences, qui relèvent d'une cruauté sans précédent, témoignent d'une véritable politique de la terreur, dont l'horreur ne peut avoir de points communs avec aucune autre forme de violence.

« La responsabilité de l'humanité est ENGAGÉE. Rendre des comptes à ces victimes est une EXIGENCE.

« Nous sommes dans l'OBLIGATION de leur répondre. L'humanité a le DEVOIR de mettre fin à un silence coupable à l'égard de ces femmes, dans lequel elle s'est enfermée pendant des siècles. Elle doit enfin reconnaître cette vérité.

« Au regard des échecs successifs du passé pour mettre fin à ce fléau, il faut aborder ce sujet dans un nouveau paradigme afin d'extraire le viol comme arme de guerre de ses racines.

« Il est nécessaire d'encourager les femmes à se saisir pleinement des postes à forte responsabilité dans les armées, car une femme qui offre la vie a la responsabilité d'offrir aussi la paix. On ne peut concevoir que des femmes encouragent le viol, car elles portent de manière consciente l'humanité qu'elles ont vocation à transmettre.

« Il est clair que personne ne peut réellement connaître l'ampleur et le niveau des violations commises pendant les guerres et les conflits armés, ou lors de régimes dictatoriaux ou coloniaux. Il est donc important d'établir une documentation neutre de l'histoire de ce type de violence dans la société, afin d'éviter de fausser les faits à venir.

« Tout cela constitue une base nécessaire pour parvenir à une justice transitionnelle (l'ensemble des mesures judiciaires et extrajudiciaires mises en oeuvre par différents pays afin de lutter contre les graves violations des droits de l'homme dont ils ont hérité du fait des périodes de tyrannie, de colonialisme ou de guerre).

« Quelles sont les attentes des victimes ?

« Tout d'abord ces attentes sont EXTRÊMEMENT URGENTES.

« Révéler la vérité « complète », malgré sa cruauté, est un élément capital pour les victimes, car chaque victime a besoin de savoir pourquoi elle a été violée.

« Dévoiler tous les faits est nécessaire pour établir la vérité elle-même. Nous confirmons que l'ampleur des viols commis pendant le « règne » de Khadafi et pendant la période actuelle, que les victimes soient des femmes, des hommes ou des enfants, reste à identifier.

« Nous devons donc créer des comités indépendants pour révéler la vérité sur ces crimes. En profitant pleinement des expériences de pays tels que la Libye, on peut encourager le passage d'une domination répressive, raciale ou coloniale vers la liberté et la démocratie.

« La révélation de la vérité est considérée par les Nations unies comme la première étape de la justice transitionnelle qui conduit à la réconciliation nationale, nécessaire à la stabilité et à la construction d'une société de vérité, de justice et de démocratie.

« Cette étape particulière tire son importance de plusieurs raisons, la première étant de présenter des faits « sans équivoque », ce qui permet de savoir quels viols ont eu lieu et de créer ainsi une conscience collective de leur dénonciation, susceptible d'empêcher leur répétition à l'avenir.

« Autrement dit, « révéler la vérité » est une étape décisive pour aider les victimes de viol à se réconcilier avec elles-mêmes, lorsqu'elles prennent conscience de la vérité, et à clore un chapitre douloureux de leur vie.

« Cette démarche est essentielle, car elle aide les victimes à avancer vers l'avenir et à s'adapter à une nouvelle phase de leur vie, avec de nouvelles exigences.

« La formation de commissions destinées à révéler la vérité est indispensable pendant les périodes de transition. Ces commissions auraient pour mission de documenter une étape importante de l'histoire de la société afin d'empêcher sa falsification ou sa réécriture à l'avenir.

« La poursuite judiciaire des auteurs des crimes sexuels en temps de conflits armés devant les juridictions nationales et internationales, y compris la cour pénale internationale, est elle aussi essentielle.

« Pour aider les victimes à se réconcilier avec elles-mêmes et à recommencer à vivre, la notion de réparation est d'une grande importance. À cet égard, nous insistons sur la nécessité de trouver de toute urgence les financements adéquats (en Libye, malgré la reconnaissance officielle des victimes de viol comme victimes de guerre, le premier fond pour s'occuper des victimes de viol reste désespérément vide depuis sa création en 2014 !).

« En effet, notre lutte a inspiré la création du Fonds mondial de réparation pour toutes les victimes de viol dans le monde. Il serait intéressant de réfléchir à la création d'une taxe sur les armes afin de financer ce fond.

« En conclusion, il faut exiger la libération de tous les détenus dans la prison d'Al-Assad, où le viol est utilisé comme un outil de torture au quotidien. »

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