II. LE DÉBAT AUTOUR DE LA CRÉATION D'UNE OBLIGATION DE SIGNALEMENT

Depuis plusieurs années, la création d'une obligation de signalement est régulièrement discutée au Parlement. Ses partisans soulignent l'intérêt de poser une règle claire dans l'intérêt de la protection des mineurs, tandis que ses détracteurs insistent sur les effets indésirables et les risques qu'elle recèle.

A. UN DÉBAT RÉCURRENT

1. La loi « Giudicelli » tendant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé

Le Parlement a débattu de la création d'une obligation de signalement pour les médecins à l'occasion de l'examen de la proposition de loi de notre collègue Colette Giudicelli, devenue la loi n° 2015-1402 du 5 novembre 2015 tendant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé, dite « loi Giudicelli ».

• Le texte initial : une obligation de signalement pour les médecins

La proposition de loi visant à modifier l'article 11 de la loi n° 2004-1 du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance, présentée par Colette Giudicelli et plusieurs de ses collègues, a été déposée au Sénat le 14 mai 2014. Dans sa version initiale, elle prévoyait de modifier l'article 226-14 du code pénal qui énumère les cas dans lesquels la sanction pour violation du secret professionnel n'est pas applicable .

L'article unique prévoyait que cette sanction ne serait pas applicable « au médecin tenu, sans avoir à recueillir l'accord de quiconque, de porter sans délai à la connaissance du procureur de la République les constatations personnellement effectuées dans l'exercice de sa profession, quand elles lui ont permis de présumer, sans même avoir à caractériser une infraction, que des violences physiques, sexuelles ou psychologiques, auraient été imposées à un mineur ou une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ».

Par rapport au droit en vigueur, la proposition de loi visait donc à mettre une véritable obligation de signalement à la charge des médecins , qui auraient été « tenus » de signaler sans délai certains faits au parquet. Mais cette obligation n'aurait été assortie d'aucune sanction puisqu'il n'était pas prévu de modifier les articles 434-1 ou 434-3 du code pénal.

L'article unique de la proposition de loi ajoutait que « le signalement effectué dans ces conditions ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire, du praticien, à moins que sa mauvaise foi n'ait été judiciairement établie ». La version alors en vigueur de l'article 226-14 du code pénal ne protégeait, de fait, l'auteur du signalement que contre les sanctions disciplinaires.

Selon l'exposé des motifs de cette proposition de loi, cette évolution législative était motivée par les éléments suivants :

- les médecins ne seraient à l'origine que de 5 % du nombre total des signalements ;

- de nombreux pays ont introduit une obligation de signalement assortie d'une protection de responsabilité juridique, suivant les recommandations du Conseil de l'Europe (Suède, Norvège, Finlande, Danemark, Espagne, Italie et Autriche) ;

- entre 1997 et 2014, environ 200 médecins ont fait l'objet de poursuites pénales et/ou de sanctions disciplinaires à l'initiative des auteurs présumés de violences, entrainant des inquiétudes au sein du monde médical ;

- les médecins sont confrontés à un dilemme éthique : soit ils signalent leurs soupçons de violence sur la base de l'article 226-14 du code pénal et sont ainsi déliés du secret professionnel, soit ils choisissent de se taire.

• Les modifications apportées par le Sénat en première lecture : la suppression de l'obligation de signalement

La commission des lois a supprimé l'obligation de signalement pour les médecins, estimant qu'une telle obligation était contraire à l'objectif poursuivi. Le rapporteur, François Pillet, motivait cette suppression par les considérations suivantes :

- les médecins n'utilisent pas le dispositif de signalement des maltraitances par défaut de formation et par crainte des conséquences d'un signalement sans suite ;

- pour autant, l'obligation de signaler pose d'importantes difficultés car, dans la plupart des cas, les situations de maltraitance sont difficiles à caractériser ; or, si le médecin ne signale pas, il pourra voir sa responsabilité engagée ;

- par crainte de poursuites, les médecins pourraient être tentés de signaler le moindre fait ; il deviendrait difficile pour le parquet d'identifier les signalements de situations particulièrement dangereuses ;

- l'obligation de signalement est incompatible avec les principes de déontologie médicale qui imposent au médecin de faire preuve de prudence, de circonspection et d'apprécier chaque situation en toute conscience ;

- cette obligation pourrait dissuader les auteurs de sévices de présenter leur enfant à un médecin, par crainte d'être dénoncés ; elle risque donc de constituer un danger pour les victimes elles-mêmes ;

- enfin, la rédaction de la disposition contenue dans la proposition de loi n'est pas satisfaisante, en particulier parce qu'elle supprime la notion de « sévices et de privations » contenues dans l'article 226-14 permettant de signaler pour des soupçons de privation de nourriture ou de soins, et parce qu'elle ne vise que les mineurs et personnes vulnérables en raison de leur incapacité physique ou psychique, ce qui exclut par exemple les femmes victimes de violences conjugales.

La commission a néanmoins conservé et renforcé l'affirmation du principe d'irresponsabilité pénale, civile et disciplinaire du médecin qui effectue un signalement , prévue par le texte. Elle a remplacé la référence à la preuve de la mauvaise foi par la référence à la preuve de l'absence de bonne foi.

Pour prendre en considération les réticences des médecins à saisir le procureur de la République lorsqu'ils n'ont que de simples doutes, la commission a précisé que les signalements pouvaient également être adressés à la cellule de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP). Enfin, constatant que le médecin de famille n'était pas toujours la personne la mieux placée pour détecter des situations de maltraitance, la commission a étendu la procédure de signalement applicable aux médecins, ainsi que la protection qui en découle, aux membres des professions médicales et aux auxiliaires médicaux .

La commission a également complété l'obligation de formation des professionnels intervenant au contact des victimes potentielles de violences, prévue à l'article 21 de la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, par une formation aux modalités de signalement des situations de violences aux autorités administratives et judiciaires. Enfin, elle a modifié l'intitulé de la proposition de loi pour le rendre plus conforme à l'objet du texte.

• Les modifications apportées par l'Assemblée nationale en première lecture : adoption des dispositions votées au Sénat et élargissement de la procédure à tous les professionnels de santé

Lors de son examen à l'Assemblée nationale, ce texte a fait l'objet d'un vote conforme en commission des lois. En séance publique, un amendement a été adopté pour apporter une précision concernant les professionnels concernés par ce dispositif. Alors que le Sénat visait les membres des professions médicales et les auxiliaires médicaux, l'Assemblée nationale a préféré faire référence aux médecins ainsi qu'à tout autre professionnel de santé , couvrant ainsi l'ensemble des professionnels visés par la quatrième partie du code de la santé publique. Elle a ensuite adopté le texte ainsi modifié à l'unanimité.

Le Sénat a adopté définitivement le texte par un vote conforme en deuxième lecture.

2. L'examen du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

Le débat est revenu au Sénat, en juillet 2018, lors de l'examen du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. À cette occasion, deux amendements identiques ont été adoptés en séance publique, présentés respectivement par le président Alain Milon et par Michelle Meunier, ainsi que par plusieurs de leurs collègues, instaurant une obligation de signalement à la charge des médecins lorsqu'ils suspectent que des violences physiques, psychologiques ou sexuelles sont commises à l'encontre d'un mineur . Le Sénat a également adopté deux amendements identiques, des mêmes auteurs, visant à garantir un droit à l'anonymat pour la personne qui effectue un signalement.

Ces amendements ont été adoptés en dépit de l'avis défavorable de la commission des lois et du Gouvernement . Au cours des débats, le président Philippe Bas s'est déclaré favorable à ce que le médecin soit tenu de saisir le parquet lorsqu'il constate des sévices sur un mineur et à ce qu'il soit tenu de saisir la CRIP, sous peine de sanction, lorsqu'il a seulement des soupçons. Mais il avait jugé la rédaction de ces amendements inaboutie, notamment parce qu'ils faisaient obligation aux médecins de signaler, dans tous les cas, au procureur. Sur le plan technique, ces amendements étaient perfectibles puisqu'ils auraient introduits des obligations différentes, aux contours difficiles à cerner, pour distinguer les médecins et les autres professionnels et en différenciant les violences des autres situations de danger pour l'enfant. Pas plus que la proposition de loi Giudicelli, ces amendements ne prévoyaient de sanction pénale dans le cas où un médecin n'aurait pas respecté l'obligation de signalement.

Supprimées dans le cadre de la commission mixte paritaire (CMP), ces deux mesures additionnelles ne figurent donc pas dans le texte définitif de la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes 64 ( * ) . La CMP a néanmoins estimé, dans sa majorité, que les dispositions adoptées méritaient d'être retravaillées.


* 64 Rapport n° 686 (2017-2018) de Mmes Marie Mercier, sénateur, et Alexandra Louis, députée, fait au nom de la commission mixte paritaire, déposé le 23 juillet 2018.

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