III. ACCOMPAGNER LES MUTATIONS SOCIOÉCONOMIQUES EN RENFORÇANT LA PROTECTION DES ACTIFS

A. SORTIR DE LA QUESTION DU STATUT

1. Dépasser la question de la requalification

Le débat sur le droit social qu'il convient d'appliquer aux travailleurs indépendants économiquement dépendants, et singulièrement aux travailleurs des plateformes numériques, s'est souvent focalisé sur la question d'une éventuelle requalification en travail salarié.

Jusqu'à présent, le législateur n'a ni souhaité instaurer une présomption irréfragable de non-salariat, ni conférer aux travailleurs des plateformes le statut de salariés.

La première option semble devoir être écartée dans la mesure où elle conduirait à valider ce qui s'apparente parfois à des stratégies de contournement du droit du travail au détriment des travailleurs. La seconde ne paraît pas plus satisfaisante car elle conduirait à dénaturer la notion actuelle de salariat en incluant des travailleurs qui ne sont objectivement pas dans une situation de subordination.

Les rapporteurs estiment donc qu'il convient de dépasser ce débat.

a) Le droit existant permet au juge d'apprécier les situations in concreto

Lorsqu'il est saisi d'une demande tendant à requalifier en travail salarié une prestation de service, le juge fait application d'une jurisprudence classique et bien établie 70 ( * ) .

Les premières décisions de la Cour de cassation au sujet du statut des travailleurs des plateformes s'inscrivent dans la continuité de cette jurisprudence et tendent, aux yeux des rapporteurs, à démontrer que le droit actuel est suffisant.

L'application à une nouvelle forme de travail d'une jurisprudence classique

La question de la frontière entre le salariat et le travail indépendant s'est souvent posée lorsque sont apparues de nouvelles formes de travail remettant en cause les conceptions classiques 71 ( * ) .

L'apparition des plateformes numériques de mise en relation a été l'occasion pour les juges faire application de la jurisprudence « Société Générale » à un nouveau cas de figure.

Dans un premier temps, les jugements rendus par les conseils de prud'hommes et les arrêts rendus par les cours d'appel ont, majoritairement, rejeté les demandes de requalification en salariat, au motif que la liberté du travailleur de déterminer ses zones et ses horaires de travail excluait tout lien de subordination.

Toutefois, deux décisions récentes de la Cour de cassation sont allées dans le sens inverse.

Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour a requalifié en contrat de travail la relation entre un livreur travaillant sur la plateforme Take Eat Easy , aujourd'hui disparue, en retenant d'une part l'existence d'un système de géolocalisation permettant la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus et d'autre part l'existence d'un pouvoir de sanction, par exemple en cas de refus de livraisons, de désinscription tardive ou de retards 72 ( * ) .

Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la société Uber contre un arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait requalifié sa relation avec un de ses chauffeurs. Les juges de la cour d'appel avaient estimé que le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif dans la mesure où la société Uber lui adressait des directives, en contrôlait l'exécution et avait exercé un pouvoir de sanction.

Ces décisions s'inscrivent dans la continuité de la jurisprudence constante de la Cour de Cassation (celle du 4 mars 2020 s'y réfère d'ailleurs explicitement).

Si elles ont été abondement commentées, il semble qu'il convient de rester prudent sur leurs conséquences.

Premièrement, les juges s'appuient sur les circonstances de l'espèce. Or, les plateformes changent régulièrement leurs conditions d'utilisation afin d'écarter les risques de requalification. Par exemple, les clauses d'exclusivité interdisant à des chauffeurs ou à des livreurs de travailler pour plusieurs plateformes à la fois ont aujourd'hui disparu. Ainsi, le raisonnement suivi par la Cour en 2018 et en 2020 ne conduirait pas nécessairement aux mêmes conclusions à propos d'une plateforme n'appliquant pas les mêmes règles, notamment en matière de sanctions.

Par ailleurs, si les plateformes du secteur de la livraison de repas et des VTC semblent relativement exposées au risque de requalification, la situation des plateformes de placement apparaît différente 73 ( * ) .

b) Le risque de déstabilisation d'un secteur économique porteur

Des mesures conduisant à remettre en question le modèle économique des plateformes existantes pourraient avoir un impact important en termes d'emploi et d'activité économique. En outre, un même modèle juridique est partagé par une grande diversité d'acteurs dont le fonctionnement diffère profondément et qui ne sont pas tous dotés des moyens financiers des grandes multinationales des secteurs des VTC ou de la livraison de repas.

Les interventions des pouvoirs publics susceptibles de fragiliser ces acteurs émergents doivent donc être calibrées avec précaution.

c) Ce n'est pas une demande des travailleurs

Bien qu'une jurisprudence commence à naître, le statut de salarié et son corollaire, c'est-à-dire la subordination à un employeur, ne semble pas être une demande massivement exprimée par les travailleurs concernés.

Selon une étude interne menée par la société Brigad , seuls 54 % des travailleurs qui utilisent cette plateforme accepteraient une proposition de salariat si elle leur était proposée.

Lorsqu'ils demandent à être reconnus comme salariés, les travailleurs de plateformes souhaitent avant tout bénéficier des protections que ce statut offre. La requalification est ainsi généralement demandée a posteriori par des travailleurs souhaitant, par exemple, bénéficier d'une couverture à la suite d'un accident du travail 74 ( * ) .

Les contentieux en la matière, s'ils sont fortement médiatisés et abondement commentés, ne semblent au demeurant pas très nombreux au regard du nombre de travailleurs concernés.

À l'étranger : dans le silence du législateur, des jurisprudences encore peu claires

Le développement des activités des plateformes numériques touche la plupart des pays occidentaux, et interroge les distinctions classiques entre travail indépendant et travail salarié 75 ( * ) .

En Europe, les législateurs ne se sont à ce jour pas emparé de la question et ont laissé les juges arbitrer au cas par cas sans nécessairement parvenir à des jurisprudences claires.

Au Royaume-Uni, des chauffeurs travaillant avec Uber ont obtenu la requalification en worker 76 ( * ) dans une décision rendue en décembre 2018 par la Cour d'Appel 77 ( * ) et contre laquelle un recours devant la Cour Suprême est engagé. En revanche, dans une décision rendue presque au même moment 78 ( * ) , la Haute Cour de Justice a jugé que les livreurs de la plateforme Deliveroo étaient bien des indépendants et ne bénéficiaient pas à ce titre du droit de négocier des accords collectifs.

En Espagne, une décision d'un tribunal de Madrid 79 ( * ) a considéré les livreurs travaillant avec la plateforme Glovo comme des salariés, mais aucune décision du Tribunal Suprême n'a encore été rendue à ce sujet.

En Californie, une décision judiciaire 80 ( * ) tendant à établir une présomption de salariat pour certains travailleurs indépendants a été codifiée par le législateur de l'État au travers de la loi dite « AB 5 » 81 ( * ) , entrée en vigueur le 1 er janvier 2020.

Aux termes de ce texte, un travailleur fournissant une prestation rémunérée est présumé être un salarié à moins que l'entité qui lui fournit un travail parvienne à prouver : (A) que le travailleur est réellement autonome dans l'exercice de son travail, (B) que la prestation fournie ne relève pas de l'activité habituelle de l'entreprise et (C) que le travailleur exerce habituellement, à son compte, une activité économique ou commerciale ou une profession de même nature que les tâches prévues au contrat.

Cette loi a suscité une forte opposition des grandes plateformes de VTC mais également de plusieurs professions 82 ( * ) . Ses conséquences dépendront de la capacité des grandes plateformes à faire évoluer leurs conditions d'utilisation (tarification, sanctions en cas de refus de course) afin d'échapper à la présomption de salariat.

Le développement des plateformes est parfois également remis en cause sur d'autres terrains que celui du statut et des droits des travailleurs.

En décembre 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a, dans un arrêt concernant l'activité de la société Uber en Espagne 83 ( * ) , estimé qu'elle ne pouvait être regardée comme une prestation de services numériques, bénéficiant à ce titre du principe de libre prestation, mais faisait partie intégrante « d'un service global dont l'élément principal est un service de transport », dont la règlementation relève des États membres 84 ( * ) .

Le régulateur des transports de l'agglomération londonienne, Transports for London (TfL), a suspendu en novembre 2019 l'agrément de la société Uber 85 ( * ) au motif, notamment, que l'application utilisée ne permettait pas d'empêcher des chauffeurs ne bénéficiant pas d'une licence de s'inscrire sous une fausse identité, créant un risque pour la sécurité des passagers 86 ( * ) .

Sur la même base, une décision d'un tribunal de Francfort du 19 décembre 2019 a affirmé que l'activité de la société Uber en Allemagne était soumise aux règles encadrant l'activité de location de véhicules.

Dans ces conditions, les rapporteurs estiment nécessaire que le législateur intervienne afin de définir des règles que les plateformes sont tenues d'appliquer .

2. Écarter la piste du « tiers statut »
a) Troisième statut et fragilisation des salariés précaires

Face aux défis posés par l'essor du travail indépendant, des propositions tendant à la création d'un tiers statut, plus protecteur que le statut d'indépendant sans pour autant être assimilé au salariat, ont été formulées. Le rapport « Antonmattei-Sciberras » 87 ( * ) publié en 2008, soit avant l'irruption des plateformes numériques, soutenait ainsi la création d'un statut du travailleur indépendant économiquement dépendant .

Il semble néanmoins qu'un certain consensus existe désormais pour rejeter une telle idée.

On peut en effet craindre que ce tiers statut exerce une force d'attraction vis-à-vis des salariés les plus fragiles et conduise donc, au lieu de protéger les travailleurs indépendants, à précariser certains salariés.

Surtout, ainsi que le souligne le rapport 2019 du groupe d'expert sur le SMIC 88 ( * ) , « les difficultés auxquelles la création d'une telle catégorie veut répondre peuvent être amplifiées par la création même de cette catégorie de travailleurs ». En effet, créer un tiers statut conduirait à substituer à une frontière aujourd'hui brouillée deux frontières qui ne seraient pas nécessairement plus nettes.

Certains de nos voisins européens se sont engagés dans la voie du tiers statut. Leur exemple tend à montrer d'une part qu'il existe un risque de précarisation pour certains travailleurs qui sont aujourd'hui salariés et d'autre part que l'existence d'un tel statut ne résout pas nécessairement la question du statut des travailleurs de plateformes.

b) L'idée d'un salariat autonome ne peut être retenue

Il a pu être proposé de créer un statut de salarié « autonome », libre de choisir ses périodes de travail 89 ( * ) et rémunéré sur une base horaire.

On peut comprendre l'intérêt que pourrait trouver un travailleur dans un statut lui permettant de ne travailler que si et quand il le souhaite, tout en bénéficiant des avantages du salariat.

En revanche, la gestion de salariés à éclipses choisissant eux-mêmes les horaires pendant lesquels ils sont rémunérés, indépendamment de la demande et du travail effectué, semblerait particulièrement délicate pour une entreprise.

Au demeurant, il est probable que, pour un coût du travail équivalent, les entreprises auraient tendance à conclure des contrats classiques, à durée déterminée ou non, leur permettant de disposer d'un pouvoir de direction sur leurs salariés.

3. Étendre aux travailleurs indépendants des protections liées au statut de salarié

Plutôt que de définir la responsabilité sociale des plateformes, il pourrait être pertinent de définir, au sein de la septième partie du code du travail, un socle de dispositions applicables, sous réserve d'adaptations, aux travailleurs des plateformes. Cette orientation est cohérente avec la logique de portabilité des droits sociaux illustrée par la création du compte personnel d'activité (CPA) 90 ( * ) , au sein duquel est contenu le compte personnel de formation (CPF), désormais ouvert aux travailleurs des plateformes.

a) La difficulté d'imposer une rémunération minimale

Il est parfois proposé d'imposer aux plateformes de garantir une rémunération horaire minimale aux travailleurs qui utilisent leurs services.

Toutefois, ainsi que le souligne le rapport 2019 du groupe d'experts sur le SMIC, « si l'instauration de rémunérations minimales pour certains indépendants très subordonnés économiquement semble légitime, elle présente aussi certains risques et de nombreuses difficultés » 91 ( * ) .

Premièrement, elle suppose de définir le temps de travail.

Retenir le temps de connexion ne peut être une approche satisfaisante dans le cas de chauffeurs ou de livreurs pouvant être connectés simultanément à plusieurs applications et libres d'accepter ou non une course ou une commande. Pour d'autres travailleurs, notamment les utilisateurs de plateformes de placement ou de jobbing , ce critère n'aurait pas de sens.

À l'inverse, retenir le temps effectivement travaillé ne permettrait pas, dans le cas des livreurs et des chauffeurs, de prendre en compte le temps passé à attendre une commande ou une course, qui peut être long aux périodes où l'offre est supérieure à la demande.

Deuxièmement, la rémunération versée par les plateformes peut constituer un indicateur pertinent pour les travailleurs ayant de faibles charges (les livreurs à vélo par exemple) mais l'est nettement moins pour les chauffeurs de VTC dont le revenu dépend du chiffre d'affaires mais également du statut social et des charges liées au véhicule 92 ( * ) .

Enfin, la détermination du niveau minimal qu'il serait souhaitable de fixer n'est pas aisé.

Retenir le niveau du SMIC ne semble pas pertinent. On constate en effet que, ramenée au temps de travail effectif, la rémunération des travailleurs de plateformes est généralement supérieure à ce niveau.

Retenir un prix minimal supérieur au SMIC, avec les difficultés et les risques que supposent un tel interventionnisme économique, pourrait être inéquitable vis-à-vis de ceux qui effectuent un travail comparable sous le statut du salariat et renforcer l'attraction vers le travail indépendant.

La définition par les pouvoirs publics d'un niveau de rémunération minimale ne saurait donc avoir un sens que dans le cadre d'une régulation sectorielle et locale.

b) L'interdiction des discriminations

Bien que les travailleurs des plateformes ne semblent pas être particulièrement victimes de discriminations 93 ( * ) , il serait pertinent d'adapter les dispositions des articles L. 1132-1 et suivants du code du travail aux utilisateurs de plateformes.

Recommandation n° 1 : Transposer aux travailleurs indépendants ayant recours à des plateformes les dispositions du code du travail relatives à l'interdiction des discriminations à l'embauche.

c) L'impossibilité d'imposer une durée maximale de travail

L'extension aux travailleurs des plateformes des dispositions relatives au temps de travail et au repos se heurte au principe de la liberté d'entreprendre et pourrait conduire à limiter la capacité de gain de travailleurs dont les revenus sont déjà faibles.

En outre, comme pour la détermination d'une rémunération minimale, il est difficile de mesurer le temps de travail effectif d'un travailleur de plateforme. Pour les livreurs à vélo ou les chauffeurs de VTC, par exemple, retenir le seul temps passé en course conduirait ignorer le temps d'attente. Retenir le temps de connexion ne paraît pas plus satisfaisant, dans la mesure où un travailleur peut être connecté tout en ne souhaitant pas travailler.

Enfin, un même travailleur pouvant être inscrit sur plusieurs plateformes, instaurer une forme de temps de connexion maximum avec l'une d'entre elles ne permettrait pas de limiter effectivement le temps de travail.

En revanche, l'idée d'une cotisation par les plateformes à un système de caisses de congés payés, permettant aux travailleurs de plateformes de bénéficier d'un droit qui n'est aujourd'hui ouvert qu'aux salariés, pourrait être explorée.

Recommandation n° 2 : Créer un système de caisses de congés payés pour les travailleurs utilisant de manière régulière une plateforme numérique.

d) Protection contre les ruptures abusives de contrat

Les travailleurs indépendants ne sont pas liés avec les plateformes par un contrat de travail. Le droit du licenciement ne peut donc pas leur être applicable. Dans la mesure où l'inscription sur une plateforme, comme le fait de travailler ou non sont libres, il semblerait curieux que la simple inscription soit créatrice de droits. Pour autant, il peut être envisagé d'encadrer le contrat commercial liant les plateformes et leurs partenaires afin qu'il prévoie de manière explicite et claire les conditions dans lesquelles il peut être unilatéralement dénoncé.

Recommandation n° 3 : Imposer la motivation écrite de toute rupture temporaire ou définitive de la relation entre un travailleur indépendant et une plateforme numérique à l'initiative de celle-ci.

La directive n° 2019/1152 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019

La directive du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne tend à harmoniser et à renforcer les droits des travailleurs dans l'Union européenne.

Le huitième considérant de cette directive précise qu'elle a vocation à s'appliquer à différentes catégories de travailleurs, dont les « travailleurs des plateformes » « pour autant qu'ils remplissent » les critères retenus par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne pour déterminer le statut d'un travailleur.

Cette directive doit inciter le législateur français à dépasser les logiques classiques de statut et à développer une protection sociale et un droit du travail qui ne se limitent pas aux seuls travailleurs salariés.

4. Construire une protection indépendante du statut

Si la protection sociale s'est historiquement construite selon une logique corporatiste, des pans entiers ont depuis été universalisés.

Alors que la frontière entre travail salarié et travail indépendant a tendance à se brouiller et que les trajectoires individuelles apparaissent de moins en moins linéaires, il est sans doute pertinent de poursuivre cette évolution vers une protection sociale déconnectée du statut.

Cette évolution apparaît d'autant plus justifiée que la part des recettes fiscales affectées et de la CSG dans le financement de la protection sociale tend à s'accroître.

a) Transposer l'obligation de proposer une complémentaire santé

La loi du 14 juin 2013 94 ( * ) a posé pour les employeurs l'obligation de proposer à leurs salariés une couverture santé complémentaire collective. Le coût de cette couverture doit être pris en charge au moins à 50 % par l'employeur. Dans certains cas, la souscription au contrat collectif peut être remplacée par un versement santé par l'employeur.

Certaines plateformes numériques de mise en relation proposent d'elles-mêmes une offre similaire aux travailleurs qui utilisent leurs services de mise en relation. Le législateur pourrait décider de généraliser ces initiatives en les rendant obligatoires et en définissant un panier de soins obligatoirement couverts.

Une telle transposition aux travailleurs indépendants d'une disposition concernant aujourd'hui le travail salarié suppose un certain nombre d'adaptations.

Premièrement, alors que les salariés qui ne bénéficient pas par ailleurs d'une complémentaire santé sont tenus, sauf exceptions, d'adhérer à la couverture proposée par l'employeur, une telle obligation ne semble pas compatible avec le statut d'indépendant. Les travailleurs des plateformes pourraient ainsi être laissés libres de souscrire ou non à la complémentaire proposée par la plateforme.

Deuxièmement, dans la mesure où les travailleurs des plateformes sont libres de travailler ou non et de choisir la quotité de travail qu'ils effectuent, il serait probablement nécessaire de prévoir un seuil de chiffre d'affaires réalisé à partir duquel l'obligation de proposer une couverture complémentaire s'appliquerait.

Recommandation n° 4 : Imposer aux plateformes numériques de proposer aux travailleurs qui ont recours à leurs services d'intermédiation un contrat collectif d'assurance complémentaire santé répondant à un cahier des charges défini par l'État.

b) Chômage : ne pas étendre l'assurance mais aller vers un filet de sécurité universel

Le droit à l'indemnisation du chômage est aujourd'hui conditionné, d'une part, à l'affiliation préalable au régime d'assurance - et donc au versement de contributions par l'intermédiaire de l'employeur - et, d'autre part, au caractère involontaire de la privation d'emploi. L'extension aux travailleurs indépendants de l'assurance chômage est, au regard de ces deux critères, difficilement envisageable.

À cet égard, il convient de noter que, alors que le président de la République avait annoncé pendant sa campagne électorale 95 ( * ) vouloir étendre le droit à l'indemnisation du chômage aux indépendants, la mesure en ce sens prévue par la réforme mis en oeuvre à l'été 2019 est nettement en deçà des objectifs initialement affichés.

Cette expérience pousse à la prudence quant à une éventuelle extension de l'assurance chômage aux travailleurs indépendants ayant recours à l'intermédiation de plateformes numériques.

Pour autant, alors que la dimension assurantielle du régime d'indemnisation du chômage tend à s'estomper quelque peu du fait de la reprise en main de la définition de ses règles par l'État et de la fiscalisation de ses ressources, une réflexion est engagée depuis quelques années 96 ( * ) sur une réforme des minimas sociaux. Si cette réflexion devait aboutir sur la mise en place d'un filet de sécurité universelle, qui pourrait prendre la forme d'un « revenu de base » 97 ( * ) , le besoin de protection des travailleurs indépendants les plus précaires contre le risque de perte d'emploi pourrait s'en trouver satisfait.

c) Protéger contre les accidents du travail

Dans la mesure où elles ne sont pas l'employeur des travailleurs concernés, les plateformes ne sont pas soumises aux règles de prévention et de responsabilité en matière de santé et de sécurité au travail. Au demeurant, la responsabilité de l'employeur a pour corollaire son pouvoir de direction vis-à-vis de ses salariés, auxquels il peut imposer, sous peine de sanction, des mesures de prévention ou le port d'équipements de protection.

De plus, les travailleurs des plateformes travaillent souvent avec plusieurs d'entre elles, de sorte que la notion de responsabilité en cas d'accident ou, a fortiori , de maladie professionnelle serait difficile à transposer.

La loi du 8 août 2016 a imposé aux plateformes à prendre en charge les cotisations d'assurance couvrant le risque d'accident du travail ou l'adhésion volontaire des travailleurs au régime d'assurance de la Sécurité sociale (art. L. 7342-2). Il pourrait être pertinent, du moins dans les secteurs particulièrement exposés au risque d'accident du travail, de rendre une telle assurance obligatoire.

Recommandation n° 5 : Imposer aux plateformes d'assurer les travailleurs contre le risque d'accident du travail.


* 70 Aux termes de l'arrêt « Société Générale » de la Cour de cassation du 13 novembre 1996, « le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Cet arrêt précise que « le travail au sein d'un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l'employeur détermine unilatéralement les conditions d'exécution du travail ».

* 71 Selon Alexandre Fabre, professeur à l'université d'Artois, cette question est « l'équivalent d'un “marronnier” pour les journalistes. Cycliquement, l'apparition de “nouvelles” formes de travail donne l'occasion [aux spécialistes] de se replonger avec bonheur et profit dans la lecture de théories, auteurs et arrêts illustres » (Droit Social 2018, p. 547).

* 72 En cela, la Cour de Cassation a contredit les juges de la cour d'appel de Paris, qui avait estimé que « si de prime abord un tel système est évocateur du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur, il ne suffit pas dans les faits à caractériser le lien de subordination allégué, alors que les pénalités considérées, qui ne sont prévues que pour des comportements objectivables du coursier constitutifs de manquements à ses obligations contractuelles, ne remettent nullement en cause la liberté de celui-ci de choisir ses horaires de travail ».

* 73 Dans le cas des plateformes de placement, un risque de requalification existe davantage vis-à-vis du client que de la plateforme.

* 74 Le requérant qui a obtenu gain de cause en 2018 dans l'affaire Take Eat Easy avait subi deux accidents du travail.

* 75 Il convient de noter que les protections juridiques et sociales accordées par les législations nationales aux travailleurs en fonction de leur statut varient fortement d'un pays à l'autre. Certains pays connaissent en outre un statut intermédiaire entre le salariat et l'indépendance.

* 76 En droit britannique, le worker constitue une catégorie intermédiaire, plus protégée que le travailleur indépendant mais moins que le salarié.

* 77 Uber BV v Aslam [2018] EWCA Civ 2748.

* 78 Independent Workers Union of Great Britain v. Central Arbitration Committee [2018] EWHC 3342 (Admin).

* 79 Juzgado de lo Social, n° 33 de Madrid, Sentencia 53/2019 du 11 février 2019.

* 80 Supreme Court of California, Dynamex operations west inc. v. Superior Court, 30 avril 2018.

* 81 California Assembly Bill 5, promulguée le 18 septembre 2019.

* 82 Le texte « AB 5 » prévoit un certain nombre d'exceptions mais a été critiqué notamment par les chauffeurs routiers indépendants et les journalistes pigistes, qui sont dans son champ d'application, au motif qu'il remettrait en cause un modus vivendi qui leur convient.

* 83 Cour de justice de l'Union européenne, décision n° 434/15 « Elite Taxi c/ Uber » du 20 décembre 2017.

* 84 À l'inverse, l'activité de la plateforme Airbnb doit être qualifiée de « service de la société de l'information » et échappe à la règlementation française applicable aux activités de location immobilière, ainsi que l'a jugé la CJUE à l'occasion d'une question préjudicielle posée par le tribunal de grande instance de Paris (décision n° C-390/18 du 19 décembre 2019).

* 85 La société Uber a fait appel de cette décision et peut continuer à opérer à Londres jusqu'au jugement, prévu le 6 juin 2020.

* 86 On peut à ce sujet se demander si ce type de fraude est mieux contrôlé s'agissant de taxis traditionnels.

* 87 Le travailleur économiquement dépendant : quelle protection ? Rapport à M. le Ministre du Travail, des Relations sociales, de la Famille et de la Solidarité remis par MM. Paul-Henri Antonmattei et Jean-Christophe Sciberras, novembre 2008.

* 88 Rapport du groupe d'experts sur le salaire minimum interprofessionnel de croissance, 28 novembre 2019.

* 89 Cette proposition a notamment été formulée par les membres du collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), auditionnés par les rapporteurs.

* 90 Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

* 91 Rapport du groupe d'experts sur le SMIC, 28 novembre 2019.

* 92 Une étude publiée par Uber à partir de plusieurs cas-types et assimilant le temps passé en ligne au temps passé en course fait apparaître des écarts de revenus allant de 7,82 €/h à 9,84 €/h en fonction du statut et du type de véhicule.

* 93 Au contraire, le travail indépendant peut constituer une solution face aux discriminations sur le marché du travail salarié.

* 94 Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi.

* 95 Le programme électoral publié par Emmanuel Macron annonçait ainsi : « Nous permettrons à tous les travailleurs d'avoir droit à l'assurance-chômage. Les artisans, les commerçants indépendants, les entrepreneurs, les professions libérales et les agriculteurs disposeront, comme les salariés, de cette protection ».

* 96 Voir notamment le rapport de M. Christophe Sirugue, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune », remis au Premier ministre le 18 avril 2016 ou les travaux actuels sur la mise en place d'un revenu universel d'activité (RUA).

* 97 Rapport d'information n° 35 (2016-2017) - 13 octobre 2016 de M. Daniel Percheron, fait au nom de la mission d'information sur le revenu de base.

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