N° 580

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1 er juillet 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable (1) par la mission d' information relative à la gouvernance
et à la
performance des ports maritimes (2),

Tome I

Par M. Michel VASPART,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Hervé Maurey , président ; MM. Claude Bérit-Débat, Patrick Chaize, Ronan Dantec, Alain Fouché, Guillaume Gontard, Didier Mandelli, Frédéric Marchand, Mme Nelly Tocqueville, M. Michel Vaspart , vice-présidents ; Mmes Nicole Bonnefoy, Marta de Cidrac, MM. Jean-François Longeot, Cyril Pellevat , secrétaires ; Mme Éliane Assassi, MM. Jérôme Bignon, Joël Bigot, Jean-Marc Boyer, Stéphane Cardenes, Mme Françoise Cartron, MM. Guillaume Chevrollier, Jean-Pierre Corbisez, Michel Dagbert, Michel Dennemont, Mme Martine Filleul, MM. Hervé Gillé, Jordi Ginesta, Éric Gold, Mme Christine Herzog, MM. Jean-Michel Houllegatte, Benoît Huré, Olivier Jacquin, Mme Christine Lanfranchi Dorgal, MM. Olivier Léonhardt, Jean-Claude Luche, Pascal Martin, Pierre Médevielle, Louis-Jean de Nicolaÿ, Jean-Jacques Panunzi, Philippe Pemezec, Mme Évelyne Perrot, M. Rémy Pointereau, Mme Angèle Préville, MM. Jean-Paul Prince, Christophe Priou, Mmes Françoise Ramond, Esther Sittler, Nadia Sollogoub, Michèle Vullien .

(2) Cette mission est composée de : Mme Martine Filleul , présidente ; M. Michel Vaspart , rapporteur ; Mme Éliane Assassi , MM. Jérôme Bignon , Jean-Pierre Corbisez , Hervé Gillé , Jordi Ginesta , Didier Mandelli , Frédéric Marchand , Pascal Martin , Mme Évelyne Perrot , M. Christophe Priou .

L'ESSENTIEL

L'épidémie de Covid-19 et le projet chinois des « nouvelles routes de la soie » ont mis en lumière le caractère stratégique des ports et des chaînes logistiques pour l'approvisionnement de la Nation en biens essentiels. Fruit d'un travail de 6 mois mené par la mission d'information relative à la gouvernance et à la performance des ports maritimes, ce rapport, adopté par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable le 1 er juillet 2020 sous la présidence de M. Hervé Maurey, constate que la performance de nos ports demeure insuffisante au regard des atouts maritimes de la France.

La commission formule dix propositions , assorties de quatre recommandations de court terme et appelle le Gouvernement à présenter au plus vite une véritable stratégie nationale portuaire, annoncée depuis 2017 . En particulier, la commission appelle à saisir l'opportunité de la relance économique post-crise du Covid-19 pour déployer un plan de soutien de 150 millions d'euros par an sur 5 ans pour les ports et un doublement des moyens consacrés par la LOM au report modal vers les transports massifiées de fret (ferroviaire, fluvial) pour atteindre près de 5 milliards d'euros sur 10 ans afin de renforcer la desserte de nos ports. Ces deux programmes doivent permettre d'améliorer la compétitivité des ports français, d'accompagner la transition écologique de notre économie nationale et de favoriser des relocalisations industrielles , afin de soutenir les trafics portuaires. Au total, les propositions de la mission conduiraient à un doublement des moyens dédiés aux ports français, soit 7,3 milliards d'euros sur 10 ans , contre 3,7 milliards d'euros sur la même période si les divers crédits bénéficiant aux grands ports maritimes (GPM) restaient inchangés.

I. LES PORTS MARITIMES : DES ATOUTS CERTAINS, DES RÉSULTATS DÉCEVANTS ET DES FAIBLESSES PERSISTANTES

A. UNE PERFORMANCE BIEN EN DEÇÀ DES ATTENTES, MALGRÉ DE NOMBREUSES RÉFORMES

Le secteur portuaire connaît depuis près de 30 ans des réformes qui visent à placer nos ports à armes égales avec leurs concurrents.

Si l'orientation était positive, le bilan est contrasté . Les évolutions portant sur l'organisation de la manutention ont permis aux GPM de renforcer leur compétitivité , d'améliorer leur situation financière et certains indicateurs sont encourageants mais les trafics des GPM ont reculé depuis 2008 et sont aujourd'hui à un niveau comparable à celui atteint au début des années 2000 (environ 310 millions de tonnes de fret transitent dans les 7 GPM de métropole et Calais). En comparaison, le port de Rotterdam a traité 470 millions de tonnes en 2019 et le port d'Anvers 238 millions de tonnes .

Au total, le retard pris par la France représenterait de 30 000 à 70 000 emplois perdus sur la filière des conteneurs.

Certes, d'autres facteurs expliquent les difficultés des ports français : la désindustrialisation plus forte en France que dans d'autres pays européens, les restructurations affectant le secteur pétrolier et la conjoncture économique globale .

Toutefois, pendant ce temps, les autres ports européens ont amélioré leur position et la mission s'inquiète de cette situation.

Enfin, les récentes grèves et l'épidémie de Covid-19 ont durement éprouvé les GPM, avec de fortes baisses de trafics qui se traduisent par d'importantes pertes économiques, dont l'étendue n'est pas connue à ce jour .

Au total, d'après le rapport de la mission IGF-CGEDD de novembre 2018 sur La transformation du modèle économique des grands ports maritimes , ces derniers pâtissent :

- de coûts du passage portuaire (constitués pour 10 % des droits de ports et pour 90 % des services portuaires) plus élevés que leurs principaux concurrents ;

- d'une insuffisance de la desserte de leurs places portuaires par des modes massifiés ;

- d'une image de fiabilité encore écornée.

Ainsi, en 2020, plus de 40 % des conteneurs à destination de la France métropolitaine transitent encore par des ports étrangers .

B. LA FAIBLE MASSIFICATION DES ACHEMINEMENTS PORTUAIRES ET LES INSUFFISANCES DE NOTRE SYSTÈME LOGISTIQUE NE PERMETTENT PAS AUX GPM D'ÉTENDRE LEUR HINTERLAND

À l'heure actuelle, plus de 80 % des pré- et post-acheminements portuaires reposent encore sur le mode routier (hors oléoducs) quand 50 % du fret conteneurisé du port d'Hambourg est acheminé par voie ferroviaire ou fluviale.

Ce constat dépasse le strict cadre portuaire puisqu'à l'échelle nationale, les parts modales du fer et du fleuve atteignent difficilement 9 % (contre 17,3 % dans l'Union européenne) et 3 % (contre 15 % en Allemagne et 44 % aux Pays-Bas). D'après l'Autorité de régulation des transports (ART), la part modale en tonnes.km du transport ferroviaire de marchandises est en outre passée, en France, de 46 % en 1974 à 9 % en 2018.

Pourtant, la massification des acheminements portuaires présente de nombreux avantages, notamment sur les plans capacitaire et écologique. En outre, le trafic sur la Seine aval et le Rhône pourrait être quadruplé sans modifier les caractéristiques des ouvrages.

Les faiblesses de la politique logistique , que la France a longtemps reléguée au second plan, sont également de nature à nuire à l'attractivité des ports français.

La commission rappelle que les potentialités de croissance sont importantes, y compris à court / moyen terme : selon la mission IGF-CGEDD, entre 700 000 et un 1 million d'équivalents vingt pieds (EVP) à destination ou en provenance de la France pourraient être reconquis par les ports français , soit une hausse de 10 % de la part de marché des GPM sur le trafic de conteneurs à destination ou en provenance de la France - qui atteindrait dès lors 70 % - associée à des gains de plus d'un milliard d'euros de valeur ajoutée et la création de 25 000 emplois directs et indirects .

II. POURQUOI EN SOMMES-NOUS LÀ ?

A. UNE ABSENCE DE VISION STRATÉGIQUE PARTICULIÈREMENT DOMMAGEABLE, UNE GOUVERNANCE INTERNE DES ÉTABLISSEMENTS PORTUAIRES PERFECTIBLE

Le nombre très important de rapports publiés ces dernières années - dont quatre rapports parlementaires en 2016, trois rapports d'axes en 2018 et un rapport réalisé par l'IGF et le CGEDD en 2018 - qui tendent tous à montrer des résultats décevants, des occasions manquées mais aussi des potentialités à exploiter, révèlent une inertie préoccupante de l'État . Alors que les gouvernements successifs disposaient de constats bien établis et de pistes de solutions, la mise en oeuvre d'une stratégie de reconquête ne s'est jamais véritablement produite . Malgré des évolutions positives dans la période récente, les ports pâtissent d'une absence de vision à long terme de l'État.

La coordination entre ports maritimes est également perfectible, de même que celle entre les ports maritimes et les ports intérieurs . Les stratégies se superposent et se juxtaposent, comme les rapports, mais ne s'articulent pas suffisamment entre elles.

Il est temps d'inverser la tendance et de présenter cette stratégie annoncée il y a plus de deux ans par le Premier ministre aux Assises de la mer en 2017 . La commission avait d'ailleurs appelé l'État à présenter sa stratégie sans plus attendre en février 2019 .

L'État n'a défini une stratégie nationale portuaire qu'en 2013 , autour de perspectives générales, sans objectifs clairs de trafics, de performance économique, de compétitivité des services portuaires ni d'investissements et en laissant les GPM ultramarins de côté , qui ont fait l'objet trois ans plus tard d'une stratégie séparée, et surtout les ports décentralisés.

En comparaison, les concurrents européens et internationaux de la France, comme la Chine ou l'Allemagne, apparaissent mieux organisés . La stratégie portuaire et logistique allemande fait l'objet d'un débat au Bundestag et figure également dans le contrat de coalition du gouvernement actuel. D'autres pays en Europe se sont dotés de stratégies depuis plusieurs années, comme l'Italie ou encore l'Espagne , qui associent l'ensemble des ports. Les Britanniques , malgré la privatisation opérée de leurs ports en 1986, ont maintenu une prospective de type national : en 2006, ils ont réalisé une étude prospective à l'horizon 2030 qui sert de base aux réflexions stratégiques de leurs ports.

De même, pour le rapporteur, le sujet de l'éventuelle décentralisation de la gestion de certains GPM de la façade atlantique illustre les atermoiements de l'État et sa difficulté à faire converger les acteurs économiques et les élus autour d'un projet commun de développement territorial. Sans se prononcer sur l'opportunité globale du transfert, qui doit faire l'objet d'un dialogue entre l'État et les régions concernées, le rapporteur juge dommageable que l'État se désengage totalement de la façade atlantique , même si les trafics des ports concernés sont plus modestes que ceux des autres GPM. Il relève également que le Gouvernement n'a pas jugé utile, à ce jour, de nommer un délégué interministériel pour la façade atlantique.

Sur le plan de la gouvernance interne des établissements publics portuaires, la mission a constaté une insuffisante association des acteurs privés et des collectivités territoriales , qui participent pourtant largement au financement du développement des places portuaires. Si une remise en cause de la réforme de 2008 n'est pas souhaitable pour préserver certains acquis et prévenir toute déstabilisation des acteurs locaux, des ajustements pragmatiques doivent être apportés.

B. UN SOUS-INVESTISSEMENT CHRONIQUE DANS LA DESSERTE ET LES INFRASTRUCTURES PORTUAIRES

Si le Gouvernement et le législateur ont établi des ambitions fortes en matière d'augmentation du report modal, elles ne se sont pas accompagnées de la définition d'un véritable plan d'actions pour les atteindre.

L'absence d'une vision stratégique claire quant à la desserte des places portuaires se double d'un sous-investissement chronique dans les infrastructures d'accès aux GPM.

La faiblesse des pré- et post-acheminements portuaires par les modes ferroviaire et fluvial est notamment le résultat d'un manque d'investissement de longue date dans la rénovation des réseaux nationaux . S'agissant par exemple du fer, si les ports ont investi des montants considérables dans la rénovation du réseau qui leur a été transféré à compter de 2005 , la mission a constaté l'état médiocre de certaines voies du réseau national . La situation des lignes capillaires fret est particulièrement préoccupante. Certaines voies empruntées pour l'acheminement des récoltes depuis les silos céréaliers sont parfois dans un tel état qu'il est envisagé d'abandonner le ferroviaire au profit de la route . À cet égard, la part du ferroviaire dans le transport intérieur de céréales s'élevait, pour la campagne 2017-2018 à seulement 6 % et connaît une baisse tendancielle.

Au total, l'alliance 4F, qui réunit les acteurs du fret ferroviaire et retient un périmètre bien plus large que celui des ports, estime les besoins en matière d'investissements dans le réseau à environ 13 milliards d'euros sur 10 ans.

La loi d'orientation des mobilités (LOM) fixe une trajectoire d'investissements certes ambitieuse - augmentation de 40 % de l'investissement de l'État dans les systèmes de transport sur la période 2019-2023 par rapport à la période 2014-2018 et 2,3 milliards d'euros prévus sur 10 ans pour renforcer l'efficacité et le report modal dans le transport de marchandises - mais insuffisante pour améliorer significativement la desserte des ports maritimes français , d'autant plus que ce montant global ne concerne pas uniquement la desserte des ports.

À cet égard, le rapporteur considère qu'il est indispensable d'envisager le contournement ferroviaire de l'agglomération lyonnaise de manière globale , en actant la réalisation concomitante du barreau nord-est et du barreau sud-est, sauf à risquer de fragiliser les ports de l'axe Méditerranée-Rhône-Saône dont une partie des trafics pourraient être détournés au profit des ports italiens.

La France est traversée par trois des neufs corridors définis par l'Union européenne et est donc pleinement ancrée dans le réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Néanmoins, de l'avis de certains acteurs interrogés par la mission, la France n'a pas toujours été en capacité de défendre ses intérêts portuaires à l'échelle européenne . Il est donc devenu nécessaire de mettre en place un réseau de correspondants au service de la promotion des intérêts portuaires français au sein de l'Union européenne.

Au-delà des difficultés en matière d'investissement dans les infrastructures, les modes massifiés souffrent d'un important différentiel de compétitivité avec le mode routier , en raison notamment des surcoûts de transbordement , que l'« aide à la pince » ne parvient pas à compenser. Dans la mesure où il n'existe pas de dispositif de soutien à l'exploitation à l'échelle européenne, cette aide subit également la concurrence des aides versées par des pays voisins , au premier rang desquels la Belgique et le Luxembourg. Ainsi, le « coup de pince » versé pour un trajet Anvers-Lyon est 4 à 5 fois supérieur à l'aide versée pour un trajet Le Havre-Lyon .

Enfin, le fret ferroviaire pâtit d'une faible qualité de service , qu'illustre la difficulté pour les trafics de fret à obtenir des sillons de qualité, à tel point que la vitesse de ces trains dépasse rarement 30 km/h (au lieu de 100 km/h), en raison de la préférence donnée au trafic de voyageurs et aux ralentissements en zones de travaux . La ponctualité du transport ferroviaire de marchandises est également largement perfectible, puisque le taux de retard au seuil de 60 minutes s'élevait à 9 % en 2018. Le fret fluvial est quant à lui mis en difficulté en raison des conflits d'usage qui existent au niveau des postes de manutention, le traitement des navires étant souvent prioritaire - au détriment des barges - en raison de leur coût journalier d'immobilisation.

Plus généralement, et au-delà de la question de la desserte des ports, les infrastructures portuaires souffrent elles aussi d'un important sous-investissement : les investissements dans le domaine portuaire représentent en effet moins de 3 % des investissements dans les infrastructures de transports . Les dépenses de l'Afitf consacrées au secteur portuaire ne représentent que 1,25 % du budget total de l'Agence .

C. LE MODÈLE ÉCONOMIQUE DES PORTS ET LE TRANSPORT MARITIME MONDIAL CONNAISSENT DE PROFONDS BOULEVERSEMENTS

Les ports sont à la croisée des chemins et subissent un « effet ciseau » entre la hausse de leurs charges, notamment non-commerciales et fiscales, et la baisse des trafics d'hydrocarbures, qui s'additionne au retard pris sur le segment des conteneurs.

En outre, les ports font face aux mutations du transport maritime, pilier des échanges mondiaux. La complexification de la flotte , la dynamique du trafic de conteneurs , l'augmentation de la taille des navires, la concentration observée tant chez les armateurs (horizontale et verticale) que dans le secteur de la manutention (horizontale) pour le trafic de conteneurs et l'objectif de réduction des émissions liées au transport maritime international de 50 % d'ici 2050 renforcent dès lors le caractère stratégique des infrastructures portuaires et imposent une forte pression concurrentielle sur les systèmes portuaires et sur l'ensemble de la chaîne logistique. De même, la numérisation des chaînes logistiques, qui permet d'assurer un suivi précis des informations relatives aux marchandises et aux navires, constitue un critère déterminant dans le choix d'une place portuaire.

La mission a également constaté une profonde reconfiguration du paysage géopolitique , avec, en particulier, la mise en oeuvre du projet chinois des « nouvelles routes de la soie » . Ainsi, en Europe, les participations chinoises concernent 16 terminaux dans 13 ports et représentaient, en 2019, 11 millions d'EVP, soit 10 % du volume européen . La mission considère que les menaces que fait peser cette stratégie en matière de souveraineté et de compétitivité des ports européens sont bien supérieures aux éventuelles opportunités qui y sont associées. Alors que l'épidémie de Covid-19 a mis en lumière la nécessité de protéger et de renforcer l'autonomie stratégique de l'Union , il est nécessaire de définir, dans les plus brefs délais, une réponse coordonnée à l'échelle européenne et de ne pas faire preuve de naïveté quant à la stratégie chinoise .

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