II. II. AU-DELÀ DE CONSIDÉRATIONS STRICTEMENT ÉCONOMIQUES, LA FAÇON DE PERCEVOIR LE FRANC CFA, SES AVANTAGES ET SES INCONVÉNIENTS, EST FORTEMENT AFFECTÉE PAR SON HISTOIRE ET SON ORIGINE COLONIALE

Deux facteurs sont de nature, pour les rapporteurs, à alimenter les idées reçues sur le franc CFA : une connaissance parfois approximative de la Zone franc et une dominance idéologique , où les considérations historiques et symboliques l'emportent sur les considérations économiques. Lors de son audition, Mario Giro a évoqué à juste titre l'irruption d'une « géopolitique des émotions ». Force est de reconnaître que l'origine coloniale du franc CFA a irrémédiablement affecté son appréciation .

C'est pour cela que les rapporteurs jugent essentiel de revenir une à une sur les idées reçues qui circulent à propos du franc CFA. Ils le répètent, l'objectif n'est pas de défendre coûte que coûte les accords de coopération monétaire, mais de présenter l'ensemble des opinions et des réflexions qu'ils ont entendues et lues, si peu qu'elles soient étayées 16 ( * ) , ainsi que les fruits de leurs propres lectures et recherches.

A. LE FRANC CFA, ENTRE HÉRITAGE COLONIAL ET LEVIER D'INTÉGRATION MONÉTAIRE ET ÉCONOMIQUE EN AFRIQUE

1. Officiellement créé en 1945, le franc CFA est d'abord le « franc des colonies françaises d'Afrique »

Le franc CFA est officiellement créé le 26 décembre 1945 , après la ratification par la France des accords de Bretton Woods et sa première déclaration de parité au FMI. CFA signifie alors « franc des colonies françaises d'Afrique » et c'est la caisse centrale de la France d'Outre-mer qui est chargée, jusqu'en 1959, de son émission.

L'apparition de la Zone franc est toutefois plus ancienne et date des décrets du 28 août et des 1 er et 9 septembre 1939 . L'objectif est alors clair. Il s'agit de protéger l'économie française des instabilités dues à la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de se protéger de la fuite des capitaux : « un strict contrôle des changes et l'inconvertibilité du franc est alors imposé à l'extérieur d'un espace géographique qui inclut la France métropolitaine, ses départements d'outre-mer et ses colonies africaines et asiatiques. La Zone franc est créée » 17 ( * ) . La Zone franc n'a pas disparu avec les indépendances, même si certains États décidèrent de la quitter , à l'image du Liban, du Maroc, de la Tunisie, de l'Algérie ou encore de la Guinée.

La coopération monétaire aujourd'hui organisée en Zone franc relève donc originellement d'un choix politique exclusivement assumé par la France. Néanmoins, après les indépendances, la majorité des pays qui en étaient membres a décidé de conserver cette organisation.

Au cours de leurs auditions et de leurs travaux, les rapporteurs ont pu relever que le contexte de création des francs CFA et son effet sur les imaginaires collectifs perdurent encore aujourd'hui et affectent fortement la manière de percevoir la coopération monétaire avec la France .

Les rapporteurs soulignent toutefois qu'au-delà de la modification de sa dénomination, plusieurs changements ont été progressivement apportés au franc CFA et à l'architecture institutionnelle de la Zone franc (cf. infra ). D'après les réponses apportées au questionnaire des rapporteurs, un comité a par exemple été supprimé, le comité monétaire de la Zone franc. Le décret n° 52-154 du 5 février 1952 avait en effet créé un comité technique de   coordination en application des dispositions de l'article 30 de la loi n° 51-592 du 24 mai 1951 18 ( * ) . Si ce comité n'existe plus, le décret n'a toujours pas été abrogé. Au regard de l'objectif de simplification des normes, et pour des raisons symboliques, les rapporteurs considèrent que ce décret devrait être abrogé .

2. Dans les années 1960, le franc CFA sert de levier aux processus d'unification monétaire et économique en Afrique

L'histoire de la construction monétaire autour du franc CFA se conçoit à rebours de ce que nous avons pu connaître avec l'Union européenne : d'abord une monnaie commune (1945) puis, une quinzaine d'années plus tard, les deux banques centrales des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) et des États de l'Afrique centrale (BEAC) (1959) et, enfin, la création de l'Union monétaire des États d'Afrique de l'Ouest (UMOA) et de l'Union monétaire des États d'Afrique centrale. Ces trois cercles, aujourd'hui intrinsèquement liés, se sont donc construits séparément, par étape. Chacune de ces unions s'est ensuite dotée de nouvelles institutions, à l'image de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), créée en 1973 et de la Banque de développement économique d'Afrique centrale (BDEAC), créée en 1975.

La Cemac et l'UEMOA font ainsi partie des quatre zones monétaires qui existent dans le monde , avec la zone euro et l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO) 19 ( * ) . Disposer d'une monnaie commune a logiquement servi de levier et de support aux processus d'intégration régionale en Afrique.

Les avantages et les inconvénients d'une monnaie unique

Selon la littérature économique, l'instauration d'une monnaie unique au sein d'une union économique permet de réduire les coûts de transaction, ce qui doit en retour favoriser le développement des échanges au sein de chacune des zones et par là-même leur développement. Ces avantages sont décrits par Robert Mundell dans son article de 1961 sur les zones monétaires optimales, où il rappelle également que le coût d'un tel choix monétaire est de renoncer au taux de change entre les pays adhérents. Les fluctuations du taux de change permettent en effet d'absorber les chocs asymétriques. Résultat, les bénéfices liés à l'adoption d'une monnaie commune dépendent de l'intégration économique des pays de la zone (par exemple la libre circulation des facteurs de production), ainsi que de la fréquence et de l'importance des chocs asymétriques qui affectent les pays membres.

Ces unions se sont progressivement approfondies au fil des ans . Créée en 1962, l'Union monétaire ouest-africaine (UMOA) a été renforcée par un traité rénové signé le 14 novembre 1973. Vingt ans plus tard, deux traités sont signés afin de renforcer la coopération économique au sein de chacune de ces zones monétaires : le traité constitutif de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) le 10 janvier 1994 à Dakar (Sénégal) et le Traité instituant la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (Cemac) le 16 mars 1994 à N'Djamena (Tchad).

En parallèle, dans les années 1970, les accords de coopération monétaire signés avec les unions monétaires se substituent aux accords bilatéraux , tout en amorçant une première phase de modernisation de règles et de principes qui dataient des années 1950 . Cette modernisation poursuit un double objectif : tenir compte des évolutions intervenues avec les indépendances et accroître le rôle des pays africains dans les instances de la Zone franc . Comme l'ont rappelé les représentants de la Banque de France et du Trésor français aux rapporteurs, trois modifications, à la fois symboliques et structurelles, ont été apportées aux accords de coopération monétaire :

- l' adoption de nouveaux statuts pour les banques centrales , accompagnée d'une réforme de la gouvernance des instituts d'émission ;

- un effort de recrutement en matière de personnel , avec la mise en oeuvre d'une politique de formation et de promotion des futurs cadres des instituts d'émission (on parle alors « d'africanisation ») ;

- le transfert des deux sièges de la BEAC et de la BCEAO de Paris à Yaoundé (Cameroun) en 1977 et Dakar (Sénégal) en 1978 .

3. La dévaluation du 11 janvier 1994 est vécue comme un coup brutal porté par la France aux populations et aux États d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale

Parmi les éléments qui ont marqué l'histoire du franc CFA, plusieurs personnes auditionnées par les rapporteurs ont insisté sur la dévaluation du 11 janvier 1994 , particulièrement mal vécue par les pays de la Zone franc et par leurs populations . Elle s'est traduite par une perte de pouvoir d'achat pour des populations déjà pauvres, par l'augmentation de l'endettement et par l'aggravation des déficits des balances courantes, le tout dans un contexte déjà marqué par une fuite des capitaux et un ralentissement brutal des investissements productifs, du fait des incertitudes pesant sur le maintien de la parité entre les francs CFA et le franc français.

En 1994 donc, pour la première (et unique) fois dans l'histoire de la Zone franc, les deux francs CFA et le franc comorien sont dévalués par rapport au franc français, afin de tirer les conséquences de difficultés conjoncturelles et structurelles persistantes . Officiellement, cette décision est prise par les chefs d'État et de Gouvernement des États de la Zone franc, en concertation avec son garant, la France. Depuis plusieurs années, les économies de la zone sont en effet confrontées à la chute conjuguée du dollar et des prix des matières premières, ce qui détériore gravement leur compétitivité. Les francs CFA sont alors dévalués de 50 % et le franc comorien de 33 %.

La dévaluation fut d'autant plus mal vécue qu'elle prit de court les populations et que les dirigeants de la Zone franc n'hésitèrent pas à rejeter l'entière responsabilité de cette décision sur la France 20 ( * ) . Si cette dernière a sans doute eu un rôle prépondérant dans ce choix, cette accusation trahit la difficulté à assumer une décision coûteuse pour les populations, mais bénéfique pour les performances économiques futures des pays de la Zone franc. Il importe seulement qu'à l'avenir une telle décision ne relève que des instances souveraines de chacune des zones monétaires (UEMOA, Cemac, Comores), les premières affectées par un changement de parité .

La dévaluation fut néanmoins à l'origine de l'approfondissement de l'intégration monétaire et économique (traités constitutifs de l'UEMOA et de la Cemac, cf. supra ) et de l' introduction de mécanismes de surveillance multilatérale pour renforcer la capacité de chacune des zones monétaires à pouvoir répondre aux aléas économiques et aux chocs, internes comme externes. La création de ces mécanismes peut donc également être lue comme une réponse à l'échec des plans d'ajustement structurels mis en oeuvre dans les années 1980 en Zone franc.


* 16 Les rapporteurs signalent ici qu'ils se sont souvent heurtés à un manque de sources fiables et à des écrits parfois peu documentés ou à des affirmations difficilement étayées par les données.

* 17 Banque de France, « La Zone franc », Note d'information (août 2015), p.2. https://www.banque-france.fr/sites/default/files/media/2017/02/01/ni-zf-2015-08.pdf

* 18 Ce comité se composait des gouverneurs et présidents des instituts d'émission de la Zone, de représentants des établissements de crédit actifs en Outre-mer, du directeur du Trésor et de représentants de divers ministères. Il était chargé des questions relatives à la monnaie (balance des paiements, masse monétaire, risques bancaires) et au crédit (structure et conditions du marché bancaire, agrément des établissements de crédit). Chaque année, ce comité devait établir un rapport de son activité au Président de la République. Ce décret n'a jamais été abrogé ni modifié, en dépit des évolutions de la Zone franc (départ des États indochinois et nord-africains après leur indépendance), le Comité ne se réunit donc plus.

* 19 L'Organisation des États de la Caraïbe orientale compte sept pays membres : Antigua et Barbuda, Dominique, Grenade, Montserrat, Sainte-Lucie, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Les pays membres disposent d'une monnaie unique, le dollar de la Caraïbe orientale, dont l'émission est contrôlée par la Banque centrale de la Caraïbe orientale et la fabrication confiée au Royaume-Uni (billets) et au Canada (pièces).

* 20 Gnansounou et Verdier-Chouchane, Mésalignement du taux de change effectif réel : Quand faudra-t-il de nouveau dévaluer le franc CFA ? Working Paper de la Banque africaine de développement, n° 166, décembre 2012, page 9.

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