TRAVAUX EN COMMISSION

Mercredi 4 décembre 2019

Audition de M. Laurent Castaing,
directeur général des Chantiers de l'Atlantique

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur le directeur général, merci d'avoir accepté notre invitation pour cette audition qui nous permet de faire un point sur un secteur industriel historique, au sein duquel les Chantiers de l'Atlantique font figure de fleuron. En 2015, une délégation de notre commission avait d'ailleurs visité vos chantiers. Il n'est pas exclu que nous vous sollicitions de nouveau dans les mois à venir.

M. Laurent Castaing, directeur général des Chantiers de l'Atlantique. - Vous êtes d'ores et déjà invités !

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci ! Pour votre entreprise, les voyants économiques semblent plutôt être au vert. Vous nous le confirmerez ou non. Le secteur de la croisière se porte bien, en croissance de 4,6 % en 2018, ce qui est un excellent résultat en ces temps économiques difficiles. Vous venez de mettre à l'eau le MSC Virtuosa , livrable l'année prochaine. Vous construisez pour 2021 le plus grand paquebot du monde, le Wonder of the Seas . Et votre carnet de commandes est plein jusqu'à 2026 au moins.

Pourtant, l'avenir de votre entreprise semble incertain. La Commission européenne a annoncé fin octobre qu'elle mènerait une enquête approfondie sur le rachat proposé des Chantiers par l'italien Fincantieri, en discussion depuis 2018. Bruxelles doit examiner sa compatibilité avec le droit de la concurrence, et semble craindre la constitution d'un duopole avec le constructeur allemand Meyer Werft. Elle doit rendre son verdict en mars 2020. Cela a motivé notre audition de ce jour.

Lors de la faillite de STX en 2016, Fincantieri était déjà le seul candidat à la reprise des chantiers. Depuis, les gouvernements français et italien ont émis de nombreux messages de soutien à ce rachat. Notre commission, qui travaille actuellement sur l'évolution du droit de la concurrence, est en général plutôt favorable à la constitution de champions européens. Cependant, nous nous interrogeons sur les risques que ce rachat pourrait faire peser sur les savoir-faire et l'emploi en France. Fincantieri a déjà passé des accords avec des entreprises chinoises pour construire leurs paquebots en Chine, notamment avec le deuxième plus grand chantier au monde - China State Shipbuilding Corporation -, qui est une entreprise publique subventionnée...

Ne doit-on pas craindre, en cas de rachat des Chantiers, un transfert de technologies vers la Chine, et donc, à terme, une perte d'emplois sur le site de Saint-Nazaire ? Les Chantiers font aussi vivre tout un écosystème de sous-traitants locaux, dont, je le rappelle, certains sont actionnaires de l'entreprise. L'exemple des méthaniers est inquiétant : la Chine et la Corée avaient commencé à les produire elles-mêmes à la suite d'un accord avec les Chantiers, pour finalement éclipser la production française.

Par ailleurs, comment garantir la bonne valorisation des parts que Fincantieri rachèterait à l'État français ? Ces 50 % vendus seraient pour l'instant évalués à 80 millions d'euros, ce qui paraît assez faible au vu des bonnes perspectives économiques des Chantiers de l'Atlantique. Quelle serait la contrepartie du 1 % prêté par l'État français, qui donnerait le contrôle effectif à l'italien ?

Je souhaiterais vous poser deux questions additionnelles sur des sujets plus prospectifs en matière de développement des Chantiers.

Votre entreprise offre de nombreux emplois, mais vous avez fait face à d'importantes difficultés en termes de recrutement. En octobre dernier, vous avez ouvert une école de formation pour charpentiers-métaux et soudeurs, anticipant des besoins de recrutement de près de 150 personnes par an sur les prochaines années. Pourriez-vous nous expliquer votre politique et nous aider à comprendre le manque d'attractivité généralisé de l'industrie française ?

La transition énergétique représente un défi considérable pour le secteur des croisières et, plus généralement, pour le transport maritime. Votre entreprise innove beaucoup. Elle travaille, je crois, sur des modèles de paquebots à voile, combinant batteries électriques et gaz naturel liquéfié (GNL). Comment abordez-vous les mobilités du futur ? Sur quoi l'effort d'innovation doit-il porter en priorité ?

Bien que nous ne soyons pas la commission de la défense et des forces armées, nous aurons probablement aussi des questions à poser sur la partie militaire de votre activité, et sur son impact en matière de souveraineté sur la construction de bateaux.

M. Laurent Castaing. - Je suis très heureux que vous m'accueilliez ce jour. Cette audition me donne l'occasion de m'exprimer sur une industrie mal connue, qui mériterait de l'être davantage. Notre pays a un peu abandonné sa vocation maritime, même si le Président de la République a prononcé un discours important à ce sujet lors des Assises de l'économie de la mer, qui se tenaient à Montpellier le 3 décembre. Nous souffrons toujours en France, nous les maritimistes, de penser que notre pays ne se tourne pas assez vers la mer.

Les Chantiers de l'Atlantique ont une longue histoire de plus de 150 ans. Au milieu des années 1970, dans des conditions plutôt favorables, Alsthom, petite société naissante qui avait besoin d'argent, s'est rapprochée des Chantiers pour constituer Alsthom Atlantique.

Au début des années 2000, Alstom a voulu se séparer de sa branche « construction navale ». Nous avons alors été vendus en 2007 au groupe norvégien Aker Yards, ce qui était sans doute un bon choix. Mais cette société a été victime d'un raid boursier des Coréens de STX, qui voulaient notamment s'emparer de la technologie de construction des paquebots. En quelques semaines, nous sommes passés entre les mains des Coréens de STX.

L'État français a plutôt bien joué. En effet, en utilisant les difficultés économiques que nous avions à ce moment, il a réussi à reprendre 33 % de l'actionnariat auprès des Coréens, obtenant ainsi une minorité de blocage et contraignant les Coréens à un pacte d'actionnaires. L'État avait donc de nouveau un pouvoir au sein de l'entreprise à un moment où elle était potentiellement menacée par les intérêts coréens.

L'entreprise a subi durement la crise de 2008, dont les effets se sont fait sentir dans notre milieu en 2009 et 2010. Elle s'est trouvée dans une situation extrêmement difficile à partir de 2011-2012. La confiance bancaire avait été perdue. Or nous vivons beaucoup sur la base de financements. Le Gouvernement d'alors nous a fait confiance et a réussi à insuffler cette confiance auprès des banques. Je rappelle que début 2012 nous avions signé une commande que nous n'avions pas pu mettre à exécution faute d'avoir réussi à monter le financement nécessaire.

Le soutien de l'État s'effectue principalement par l'octroi d'assurances crédit-export, mécanisme puissant bien reconnu par le monde bancaire, qui constitue un levier efficace pour appuyer nos prises de commandes.

Après ces années troubles, la confiance est revenue à partir de 2013-2014. Nos salariés ont également participé à cette reprise de confiance. En effet, durant nos grandes difficultés, un accord de compétitivité avait été négocié, impliquant des efforts non négligeables ainsi que le nettoyage de plusieurs vieilleries dont souffraient nos fonctionnements. Les salariés ont accepté de travailler 39 heures payées 35 heures pendant plusieurs années - il s'agissait d'un sacrifice considérable.

Le principe de l'accord était qu'en cas de retour à meilleure fortune, les sommes économisées durant cette période seraient retournées vers les salariés. Cela a été fait. Il s'agit à mon sens d'un bon exemple d'accord de compétitivité, dans lequel chacun récolte les fruits des efforts fournis s'ils s'avèrent payants.

Depuis, notre situation économique est bien meilleure. La longueur de notre carnet de commandes diffère selon le critère que l'on retient. Il est aujourd'hui rempli et financé jusqu'en 2024. Nous avons ensuite des commandes ou des options fermes de commandes jusqu'en 2026, qui ne sont pas encore totalement financées, ainsi que des discussions commerciales susceptibles d'aboutir à des commandes jusqu'en 2028-2029. Par ailleurs, l'État français a commandé aux Chantiers quatre bâtiments ravitailleurs de forces (BRF), dont le dernier doit être livré en 2028.

Nous avons donc du travail jusqu'à cette date, voire jusqu'en 2029, mais tout cela reste à confirmer.

Que représentent les Chantiers de l'Atlantique aujourd'hui ? En 2019, ils présentent un chiffre d'affaires de 1,8 milliard d'euros. Les 2 milliards d'euros seront atteints en 2020-2021. Jusque dans les années 2010, notre chiffre d'affaires avoisinait plutôt le milliard d'euros. Nous sommes donc en train de doubler notre chiffre d'affaires par croissance interne, ce qui nécessite beaucoup d'efforts, d'investissements et de recrutements.

Ainsi, 1 500 embauches ont été réalisées depuis notre redémarrage. Et nous avons recréé plus de 600 emplois. La croissance de nos effectifs se poursuit.

La façon de travailler dans les chantiers navals implique également un fort recours à la sous-traitance. Une grande partie de la valeur ajoutée sur le site du chantier est apportée par des sous-traitants. Nous sommes 3 100 sur le chantier, auxquels s'ajoutent 3 000 sous-traitants français, dont les effectifs ont suivi une progression similaire à la nôtre. Au total, 3 000 embauches ont donc été effectuées pour le site entre nos sous-traitants et nous, et environ 1 500 emplois régionaux ont été créés depuis notre redémarrage.

En sus des sous-traitants français, près de 2 000 sous-traitants étrangers entrent tous les jours sur le chantier. Ce sont des travailleurs dit « détachés ». Il s'agit d'un sujet intéressant, que je suis prêt à développer si vous le souhaitez. Au total, 8 000 personnes entrent sur le chantier tous les jours, ce qui en fait le vingtième site industriel français. Tout n'étant pas produit directement sur le chantier, le nombre des emplois induits directs doit en réalité être doublé. De nombreux sous-ensembles, tuyaux, éléments de salles de bains, etc., sont en effet produits dans l'environnement immédiat du site par près de 6 000 personnes qui travaillent directement en lien avec nos commandes.

Les Chantiers de l'Atlantique ont donc un poids économique important dans la région. La structure même de notre industrie nous obligeant à sous-traiter toujours aux mêmes sociétés, nous entretenons un lien fort avec nos sous-traitants locaux, au point que certains d'entre eux ont décidé de devenir actionnaires des Chantiers - à très faible hauteur - lorsque l'occasion leur en a été donnée.

Nous sommes une société française normale, qui pratique des salaires situés dans la moyenne des rémunérations de nos catégories. Mais nous avons beaucoup de mal à recruter. Face à cette difficulté, nous venons d'ouvrir une école. Notre ambition est de former 50 stagiaires par an. En cas de succès, nous augmenterons ce nombre pour atteindre une centaine de personnes formées par an.

La création de cette école s'explique par une double volonté : avoir des formations adaptées à nos besoins et montrer aux stagiaires qui y participent qu'ils ont de très grandes chances d'être embauchés chez nous par la suite. Notre objectif est en effet de recruter 80 % à 90 % des stagiaires de notre école. Nous pensons qu'il s'agit là d'une très bonne publicité pour le recrutement.

Je souhaiterais souligner un autre élément important sur le plan des ressources humaines. Par rapport à d'autres entreprises plus petites ou aux start-ups , nous avons la capacité de garder les personnes pour une longue durée en raison de la continuité de notre activité et du grand nombre de métiers que nous exerçons. Nous pouvons donc participer à un mouvement qui est en train de se perdre dans notre société, que l'on appelle l'ascenseur social. Quelqu'un qui entre chez nous a de fortes chances de gravir les échelons s'il présente les capacités et les compétences requises. Un ouvrier peut ainsi devenir technicien, et un technicien peut devenir cadre. Il existe même, plus rarement, des ouvriers qui deviennent cadres. La possibilité est ouverte. Dans une société rigide comme la nôtre, cela a son importance. Les grandes entreprises ont un rôle à jouer dans ce domaine.

J'en viens à présent à notre métier. Nous sommes connus pour la construction de paquebots, qui constituent 85 % à 90 % de notre activité. Mais nous avons décidé il y a sept ou huit ans d'intégrer le secteur peu connu alors de l'éolien en mer. Nous y sommes entrés plutôt avec succès. Constatant qu'il ne se développait pas en France, nous sommes allés en mer du Nord où il croît de manière considérable. Chaque année, 3 à 4 gigawatts d'éolien y sont installés. Le Royaume-Uni a décidé de fonder sa politique énergétique sur le nucléaire et les énergies renouvelables, en octroyant une place importante à l'éolien posé. Il s'agit donc d'une industrie considérable, dans laquelle nous avons connu de réels succès malgré quelques difficultés économiques. Nous nous intéressons notamment à la sous-station électrique des champs éoliens, qui représente entre 50 et 100 millions d'euros l'unité. Nous en avons déjà vendu trois à l'export, à la grande satisfaction de nos clients.

De manière générale, les Chantiers de l'Atlantique travaillent essentiellement à l'export. Ce sujet est peu évoqué en France, mais la balance commerciale de notre pays n'est pas favorable. Il faut que l'on se focalise beaucoup plus sur l'export.

Nous sommes donc acteurs de l'éolien en mer posé. Et nous sommes aussi observateurs. Certaines sociétés développent des champs d'éolien en mer du Nord sans aucune subvention, car elles savent qu'elles pourront vendre cette électricité au prix du marché. Il convient toutefois de ne pas tirer de conclusions hâtives. Le prix de l'électricité est beaucoup plus important dans le nord de l'Europe qu'en France.

Nous proposons aussi des services. Il y a une dizaine d'années, nous sommes entrés dans la transformation de navires et le maintien en condition opérationnelle (MCO). Notre marine a ouvert ses marchés de MCO à tous les acteurs français ; nous en faisons partie. Nous assurons ainsi la maintenance des frégates de type La Fayette et de plusieurs autres navires de la Marine nationale.

Récemment, un rapport de la Cour des comptes a montré que la Marine avait bien amélioré le coût de maintenance de ses navires. Je pense que l'ouverture du marché qui a été effectuée a constitué l'un des facteurs principaux de cette amélioration. Et les marins ne se plaignent pas d'une plus mauvaise maintenance des navires.

Je reviens à présent sur notre économie principale, celle des paquebots. La croisière moderne est née au début des années 1980 aux États-Unis. Nous sommes partis de zéro. Aujourd'hui, 30 millions de personnes dans le monde font des croisières chaque année.

Mes clients n'ont connu que la croissance, même en période de crise. Le secteur peut stagner temporairement, mais il n'a jamais décru depuis quarante ans. Nous avons donc des clients très optimistes. Le nombre de personnes faisant des croisières ne cesse de grandir, aux États-Unis comme en Europe. De plus, le nombre des personnes appartenant aux classes moyennes augmente dans le monde, notamment dans les pays en développement, et ces personnes sont à la recherche de loisirs. Or ces pays n'ont pas organisé leur industrie des loisirs. Les Chinois commencent notamment à prendre des vacances, mais ce secteur n'est pas encore organisé. L'économie des loisirs y est donc en plein développement. En revanche, en Inde, rien n'est encore prévu. Et mes clients, qui ont pris conscience de ce phénomène, se positionnent sur ce marché avec beaucoup de succès.

De nombreuses critiques sont exprimées à l'égard des paquebots, notamment en raison du « surtourisme ». Mais nous souffrons parfois de surtourisme à Paris, et pourtant aucun paquebot n'y fait escale !

Le surtourisme est un phénomène majeur du monde actuel. Le nombre de personnes qui prennent des loisirs, dont le tourisme et le voyage font partie, ne cesse de croître. Une meilleure organisation est sans doute nécessaire pour éviter toute forme d'envahissement.

Les paquebots ne font que participer à ce phénomène. En revanche, ils sont très visibles. Ainsi, à Venise, ils n'amènent que 5 % à 10 % des touristes. Il est vrai toutefois qu'un problème de surtourisme se présente lorsque deux paquebots font escale à Dubrovnik, ou trois dans la baie de Santorin. Les paquebots peuvent donc être facteurs de troubles à certains endroits. Les organisateurs de croisière en sont d'ailleurs conscients. Pour ne pas risquer de « tuer la poule aux oeufs d'or », ils réfléchissent donc aux régulations possibles.

Le deuxième point de critique avancé à l'égard de paquebots concerne leur impact environnemental. Mais il faut distinguer le problème des polluants de celui de l'émission de gaz à effet de serre.

Sur le premier point, les armateurs de paquebots n'ont pas été bons. En effet, leur objectif était de faire escale le plus au centre possible des villes, ce qu'ils ont fait sans prendre de précautions. Les riverains se sont plaints, et il a été constaté que ces paquebots polluaient. Mais des mesures ont été prises. Ainsi, les paquebots que nous livrons aujourd'hui sont équipés de dispositifs de lavage de fumée grâce auxquels nous respectons très largement, voire surclassons, les normes imposées dans les villes d'Europe. Malheureusement, tous les paquebots ne sont pas équipés de ces dispositifs. Il faudrait transformer les anciens pour y remédier, ou les retirer. Ce problème n'est donc pas entièrement réglé, mais il est techniquement soluble

S'agissant des émissions de gaz à effet de serre, problème sérieux qui nous concerne tous, le transport maritime fait face à une plus grande difficulté. En effet, il est impossible d'aller en mer sans emporter de source d'énergie, et il faut trouver des sources d'énergie décarbonées. Le GNL est une source moins carbonée que d'autres : c'est un progrès qu'il convient d'encourager.

Il est possible également de faire des économies d'énergie. Nous sommes le chantier qui produit les paquebots les plus économes. Les clients viennent nous trouver pour cette raison.

En utilisant du méthane liquide et en faisant des économies d'énergie, il est possible de diminuer de 40 % nos émissions de gaz à effet de serre par rapport à ce que nous faisions il y a dix ans.

Mais, pour aller encore au-delà, d'importants efforts en recherche et développement sont à mener. Il faudra concevoir de nouveaux carburants et de nouvelles machines pour les transformer. Plusieurs dizaines d'années de travail seront nécessaires avant de trouver la bonne solution. C'est une raison de plus pour s'en occuper dès à présent.

M. Martial Bourquin . - La décision de la Commission européenne relative au rachat par Fincantieri des Chantiers de l'Atlantique est attendue pour le 17 mars 2020.

Fincantieri a décidé de collaborer de manière structurelle avec la construction navale chinoise. Les risques de transferts de savoir-faire européens vers la Chine sont donc évidents. Fincantieri pourrait partager à plus ou moins long terme le marché des grands paquebots entre ses sites et les nouveaux sites chinois. Les conséquences pour la France risqueraient en ce cas d'être catastrophiques. Existe-t-il un plan B en cas de refus de la Commission européenne ? Le cas échéant, quel est-il ?

Compte tenu de l'importance de cette industrie, une prise de participation temporaire de l'État pourrait-elle être effectuée pour assurer la conservation de ces chantiers navals ? Une semblable démarche a pu être conduite aux États-Unis, pour General Motors, par exemple.

Un rapprochement civil et militaire est-il possible techniquement, pour les chantiers navals ? Et est-il, comme je le pense, souhaitable ?

S'agissant de la pollution, probablement exponentielle, des navires, plutôt que de développer les dispositifs de nettoyage des fumées, qui semblent émettre beaucoup de CO 2 , l'énergie du vent pourrait-elle constituer une solution ? La France s'intéresse-t-elle aux nouveaux métiers qui y sont liés ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Martial Bourquin est très engagé dans l'industrie avec d'autres de nos collègues, dont Alain Chatillon.

M. Daniel Gremillet . - Je m'interroge également sur l'opportunité d'un rapprochement civil et militaire.

Par ailleurs, l'accord de compétitivité dont vous avez parlé me semble effectivement un bel exemple. Ce type d'accord est insuffisamment mis en avant. Or nous avons besoin d'avoir de l'espoir. Comment se fait-il que les grandes entreprises soient obligées de recourir à leur propre système de formation pour pouvoir recruter ?

Vous avez évoqué les travailleurs détachés. Nous avons besoin d'en savoir plus.

Vous investissez par ailleurs dans l'éolien en mer. La France est très en retard dans ce secteur. Le Sénat a enrichi la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat d'une partie visant à encourager son développement. Selon vous, est-il impossible d'investir dans ce secteur compte tenu des prix de rachat de l'électricité, sachant que la bassesse des prix de l'énergie constitue l'une des clés du maintien et de la réussite de notre industrie ?

Enfin, vous n'avez pas parlé de l'hydrogène. Quelle sera la motorisation future de vos bateaux ?

M. Laurent Duplomb . - Un article que j'ai lu récemment montrait que vous auriez la capacité d'investir 40 millions d'euros par an sur plusieurs années pour favoriser le développement des chantiers navals et gagner en compétitivité. Un investissement de 35 millions d'euros serait notamment requis pour changer le portique, élément essentiel à la construction des navires. Ce portique n'aurait pas été modifié depuis 1968. Il faudrait faire passer sa capacité de levage de 750 tonnes à plus de 1 000 tonnes, ce qui entraînerait un gain de compétitivité considérable. Pourriez-vous faire le point sur vos programmes d'investissement ? Quels sont-ils, et quelles assurances fourniront-ils en termes de pérennisation de votre activité ?

Mme Patricia Morhet-Richaud . - Vous avez ouvert une école afin de pérenniser les savoir-faire spécifiques aux métiers de votre entreprise. Quels autres leviers pourriez-vous mettre en oeuvre en matière de formation ? Existe-t-il des liens avec d'autres structures du territoire ?

Mme Agnès Constant . - Lors des Assises de l'économie de la mer, le président-directeur général de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM), Rodolphe Saadé, a annoncé que tous ses porte-conteneurs fonctionneraient avec une propulsion au GNL. Je m'inquiète de vous entendre dire qu'il faudra des dizaines d'années avant de parvenir à un système de propulsion à énergie propre. Quelle part les navires à propulsion propre représentent-ils dans vos constructions ? À moyen ou à court terme, quels sont les progrès attendus dans votre unité de recherche sur ce point ?

Mme Anne-Catherine Loisier . - Monsieur le directeur général, merci pour votre intervention intéressante, et pour votre méthode qui semble avoir permis de créer un climat de confiance assorti d'un écosystème vertueux et d'un modèle de formation-intégration particulièrement adapté aux enjeux sociaux actuels. À quelles activités vos sous-traitants sont-ils liés ?

Par ailleurs, la prise en compte croissante des aspects énergétiques et les difficultés associées affectent-elles votre capacité industrielle ainsi que vos coûts de production et risquent-elles d'avoir à l'avenir un impact sur vos marchés et vos produits ?

Vous investissez dans de nouvelles sources énergétiques. Avez-vous des partenariats avec des start-ups ? En qu'en est-il de votre investissement en recherche et développement ?

M. Serge Babary . - Pourriez-vous être plus explicite sur la question du développement de l'export ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Le groupe Fincantieri a signé de nombreux accords de coopération avec un conglomérat de chantiers navals chinois. Lorsque la technologie sera assimilée définitivement par ce groupe industriel chinois, les groupes navals européens ne risquent-ils pas de s'en trouver déstabilisés ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Cette question-là, il faudra y répondre, monsieur le directeur général !

M. Bernard Buis . - Combien de temps de travail et combien d'emplois la construction d'un paquebot nécessite-t-elle ? Par ailleurs, vos employés font-ils carrière dans l'entreprise ou souffrez-vous d'un turn-over important ?

M. Fabien Gay . - Monsieur le directeur général, l'interrogation principale porte sur le rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri, et sur ses conséquences.

Nous sommes les seuls à avoir le portique rouge en Europe. Et nous avons un bureau d'études d'excellence. Tout laisse à croire que les Italiens alliés aux Chinois viendront nous les prendre et s'emparer de nos savoir-faire. Or vous comprendrez que la question industrielle nous tient à coeur, à la commission des affaires économiques, quelles que soient nos opinions politiques. Quelle est la stratégie industrielle développée par Fincantieri ?

Un rapprochement avec le secteur militaire pourrait-il intervenir en guise de compensation ? Où en sommes-nous ?

Le montage financier de cette opération n'est pas clair. Fincantieri achèterait 50 % des parts, et l'État français lui prêterait 1 % supplémentaire, dans des conditions assez obscures, pendant douze ans. Il s'agirait davantage d'une opération financière que d'une stratégie industrielle. Il faut lever l'ensemble de ces doutes.

S'agissant des travailleurs détachés, cette question doit être traitée, à mon sens, au niveau européen. Nous sommes pour la liberté des travailleurs, mais non pour celle qui est organisée par la directive relative au détachement de travailleurs, qui aboutit en réalité au dumping social. Nous comprenons qu'une main d'oeuvre soit nécessaire, notamment pour finir les chantiers, mais pas dans ces conditions. Les travailleurs détachés représentent environ 30 % du nombre total des emplois en fin de chantier. Vous soulignez un besoin de formation, que nous entendons. Mais on ne peut pas jouer ainsi le dumping social en permanence.

M. Henri Cabanel . - Combien d'emplois les travailleurs détachés représentent-ils ? Pour quelles raisons faites-vous appel à eux : pour leurs compétences ou pour leur coût ? Par ailleurs, pourquoi n'investissez-vous pas dans la formation afin de contribuer à la baisse du chômage dans notre pays ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur le directeur général, je voudrais comprendre votre position sur les synergies qui pourraient ou non intervenir avec Fincantieri. Nos champions européens sont-ils suffisamment forts selon vous ? La fusion avec Fincantieri aboutirait-elle à la constitution d'un champion européen, ou s'agirait-il d'un colosse aux pieds d'argile ?

Par ailleurs, le Président de la République a annoncé, lors des Assises de l'économie de la mer, un soutien à l'industrie navale au moyen d'aides directes et d'aides fiscales. Des promesses vous ont-elles été faites ? Savez-vous sur quelles pistes travailler ?

Le risque de transfert de technologies à la Chine a été mentionné à plusieurs reprises. Nous souhaiterions connaître votre avis sur ce point.

Un parallèle est-il possible entre l'industrie navale et l'industrie spatiale s'agissant du rapprochement entre les domaines civil et militaire ? L'industrie navale pourrait en effet se trouver consolidée, et sa rentabilité commerciale renforcée, par un travail mené sur des bateaux militaires au niveau européen semblable à celui qui est conduit sur les lanceurs en matière spatiale. Ce parallèle vous semble-t-il pertinent ?

Enfin, le Gouvernement a mis en place un système de bonus-malus concernant le recours aux contrats à durée déterminée (CDD). Comment allez-vous gérer cette question ? Quel sera l'impact de cette mesure sur le coût de votre recours à la sous-traitance et celui de vos prestations, compte tenu du nombre de CDD que vous employez ou qu'emploient vos sous-traitants ?

M. Laurent Castaing. - Je commencerai par les questions relatives à la formation.

Le problème est que nous manquons de candidats pour les postes que nous ouvrons. Je citerai, à cet égard, le métier particulier de soudeur. Il se trouve que je travaille dans la métallurgie depuis quarante ans. Le métier de soudeur est un vrai métier. On entend trop souvent dire : « il y a des chômeurs, il n'y a qu'à en faire des soudeurs ! » Mais tout le monde n'est pas capable d'exercer ce métier : il ne faut pas avoir la main qui tremble, et être capable de se concentrer fortement pendant des heures sur ce que l'on est en train de faire. À cela s'ajoute le passage nécessaire de qualifications tous les ans. Tous les ans, les soudeurs sont tenus de prouver qu'ils sont encore capables d'exercer leur métier. Ce n'est pas rien ! Il s'agit donc d'un métier difficile. Depuis quarante ans, nous cherchons des soudeurs. C'est un métier finalement assez rare. Je prétends d'ailleurs qu'un bon soudeur qui a tous ses certificats peut passer quarante années sans être au chômage.

Pour le charpentier fer, celui qui assemble les morceaux métalliques et les prépare au soudage, la situation est encore plus compliquée. Non seulement il doit être capable de souder, mais il doit être à même de lire aisément des plans. Ce sont de vrais beaux métiers ouvriers.

Malheureusement, nos jeunes n'ont pas envie de les exercer, à tel point que le certificat d'aptitude professionnelle (CAP) de soudeur a disparu du cursus de l'Éducation nationale il y a quelques années. Je ne veux pas forcément le reprocher à l'Éducation nationale. Si personne n'était là pour remplir les classes, il était difficile de les maintenir, mais un vrai problème se pose donc s'agissant de l'attirance pour ces métiers, notamment chez les jeunes.

M. Martial Bourquin . - Combien les soudeurs sont-ils payés ?

M. Laurent Castaing. - Lors de sa visite des Chantiers, Bruno Le Maire a posé cette question à un jeune soudeur, qui lui a répondu qu'il gagnait 1 800 euros nets par mois. Je précise néanmoins qu'il faisait les 3x8. Mais un soudeur reste mieux loti en la matière qu'un livreur de pizzas.

On peut reprocher aux patrons de ne pas assez payer leurs ouvriers. Mais je rappelle qu'ils sont confrontés au phénomène de la concurrence. Un de mes fils a fait une école d'ingénieur. Il a commencé à 2 200 euros nets par mois. L'échelle de rémunération s'est beaucoup écrasée. En réalité, dans les entreprises qui sont capables de les payer, les salaires d'ouvriers ne sont pas si mauvais si on les compare à ce qui se pratique ailleurs, y compris pour des gens bien diplômés - en tout cas en début de carrière.

Nos métiers n'attirent pas. Mais il faut reconnaître qu'il s'agit de métiers difficiles, physiques. De nombreux jeunes préfèrent être livreurs de pizza. Cela dit, je connais peu de livreurs de pizza de cinquante ans. Ils déchanteront probablement et chercheront d'autres métiers.

Face à ce problème, nous avons décidé de nous prendre en main. Nous avons investi 1 million d'euros dans les bâtiments et le matériel pédagogique de notre école. Il s'agit d'un investissement considérable. La première promotion compte dix personnes. Ce ne sont que des salariés en reclassement. Il n'y figure pas de jeune. Il s'agit de personnes déçues par leur premier métier. Nos métiers souffrant d'un manque d'attractivité, nous nous efforçons d'attirer les gens vers notre entreprise. S'ils sont de bonne composition, intelligents, capables et volontaires, et souhaitent intégrer nos Chantiers, nous nous proposons de les former. Nous n'avons pas ouvert notre école en opposition aux organismes existants. Nous avons d'ailleurs sollicité les pédagogues des organismes de formation locaux pour nous aider à construire nos cours.

Nous proposons deux types de formation. La première dure six mois, la seconde est un apprentissage qui s'effectue sur deux ans. Nous comptons une cinquantaine d'apprentis, dont une quinzaine pour des études supérieures.

J'en viens à présent à la question des travailleurs détachés.

Nous connaissons une forte croissance, et nous avons fait le pari qu'il valait mieux prendre des commandes même si nous n'avions pas immédiatement les effectifs nécessaires pour les mener à bien. À partir de là, nous nous sommes placés nous-mêmes dans une situation de pénurie d'emplois. Nous voulons faire croître nos effectifs et menons des efforts en ce sens. Mais, dans l'intervalle, il faut vivre différemment. Nous ne recourons qu'à des sociétés européennes : les unes travaillent le métal, les autres sont des agenceurs. Les agenceurs se chargent de l'habillage des bâtiments une fois leur corpus technique achevé. Je rappelle que l'agencement et la décoration intérieure constituent l'un des grands métiers français depuis Louis XIV. Mais nous ne trouvons pas en France suffisamment d'entreprises industrielles capables de mener le type de travaux dont nous avons besoin. Il faut, en l'espace de moins d'un an, assurer la conception et la réalisation de salles de théâtre et de grandes salles de restaurant. Or il existe peu d'entreprises françaises présentant la taille et l'industrialisation suffisantes pour faire ce travail. Celles, excellentes, notamment en raison de la présence des Compagnons du Devoir, qui sont capables de produire des travaux exceptionnels sont d'ailleurs réclamées par nos clients. Le problème est qu'elles ne sont pas assez nombreuses.

Le métier de l'agencement a beaucoup souffert de la crise de 2008. Pendant plusieurs années, aucune grande réalisation n'a été effectuée en France. De nombreuses entreprises ont périclité. Des regroupements ont alors été effectués dans de toutes petites entreprises de trois à cinq personnes, spécialisées notamment dans l'agencement de magasins. Le milieu français a été dispersé.

Nous faisons donc appel dans ces domaines à des sociétés italiennes, allemandes, ou finlandaises. Ce recours ne s'explique pas par des raisons de coût ou de productivité. Tout l'enjeu est de trouver des entreprises capables de conduire les travaux dont nous avons besoin.

Ces sociétés travaillent aussi pour nos concurrents. Elles tournent entre les différents chantiers pour répondre aux besoins. Cette situation appelle peu de commentaires, si ce n'est qu'il faudrait davantage d'entreprises françaises. Nous nous y employons.

La question des métiers du métal est plus problématique. Comme nous souffrons d'une pénurie constante dans ce domaine, les ouvriers qui les exercent sont là en permanence. Ils viennent, pour beaucoup d'entre eux, des pays de l'Est, où le degré d'acceptation des métiers difficiles est plus élevé que dans nos pays, où l'on cherche des métiers plus confortables.

La loi est claire en France, et nous la respectons. Ils doivent être payés au minimum au Smic, et nous devons vérifier qu'ils disposent bien d'une couverture sociale. Nous avons l'avantage de fonctionner sur un site fermé, ce qui renforce nos possibilités de contrôle. Les étrangers n'entrent pas sur le chantier sans présenter leur bulletin de salaire, qui prouve qu'ils y sont bien employés. Le recours à ces salariés constitue un petit avantage compétitif, mais il ne faut pas imaginer de choses extravagantes. Les charges sociales existent dans tous les pays d'Europe. En réalité, l'écart est assez minime en la matière. Ce n'est pas la raison première de notre démarche. Notre objectif est d'abord de trouver de la main-d'oeuvre.

À Saint-Nazaire, le taux de chômage n'est pas nul, mais a beaucoup diminué. De plus, tous ces travailleurs étrangers qui viennent s'installer et vivre à Saint-Nazaire soutiennent l'économie locale. Leur présence ne souffre donc pas de rejet.

Nous sommes en train de nous attaquer au « talon » des chômeurs restants. Le maire de Saint-Nazaire me demande de me tourner vers les personnes éloignées de l'emploi. Mais remettre au travail de telles personnes est difficile et requiert beaucoup d'encadrement - nous sommes en train d'en discuter avec la mairie.

La législation relative aux travailleurs détachés se resserre en France. Certaines personnes ne pourront plus continuer à bénéficier de ce statut compte tenu des nouvelles dispositions en vigueur, notamment l'ordonnance du 20 février 2019, qui revient sur certaines difficultés d'interprétation antérieures. Nous sommes en train de transformer près de 1 000 travailleurs étrangers et sociétés étrangères en travailleurs et sociétés français.

Quel sera le bénéfice pour la France ? Ils cotiseront aux régimes sociaux français. Mais paradoxalement, cela nous coûtera beaucoup plus cher. Car ces salariés ne veulent pas renoncer à leur couverture sociale dans leur pays. Ils n'ont pas confiance en la nôtre - a fortiori au vu des manifestations à venir sur la réforme des retraites qui leur donne un vision de fragilité du système à long terme - et nous demandent donc la double affiliation sociale. Malgré les conventions européennes existantes, les systèmes sociaux sont très rigides d'un pays à l'autre.

M. Laurent Duplomb . - Un salarié étranger qui cotise en France n'a droit à aucune retraite une fois rentré dans son pays s'il ne cotise pas plus de dix ans.

M. Laurent Castaing. - Je l'ignorais.

Le problème des travailleurs détachés est donc loin d'être simple. Aujourd'hui, ces travailleurs sont nécessaires. Le recours à ce dispositif se fait plutôt dans une bonne harmonie. Nous nous sommes toujours conformés à la loi et continuerons à le faire. Et, bien évidemment, nous aimerions avoir des salariés français. Mais encore faut-il en trouver.

Sur la question de l'énergie, le terme « exponentiel » a été employé. Ce mot me semble excessif. Il faut se méfier en la matière des emportements médiatiques. Tirer des courbes sur les dix à vingt prochaines années à partir du taux de croissance du commerce mondial des dix dernières années et en conclure des pronostics sur l'évolution des émissions de CO 2 du transport maritime me semble extrêmement hasardeux. En réalité, le commerce mondial est en train de se tasser, et le transport maritime encore davantage. Et du fait du phénomène de relocalisation, il n'est pas du tout certain que la croissance du transport maritime se poursuivra telle qu'aujourd'hui.

Il n'en demeure pas moins que le transport maritime est montré du doigt, car il a refusé de s'associer aux accords de Paris sur le climat et les a dédaignés dans un premier temps - il s'agissait d'une grave erreur diplomatique. Le secteur semble toutefois revenir à des positions plus raisonnables.

Le nombre de voix dont dispose chaque membre de l'Organisation maritime internationale (OMI) dépend de la taille de sa flotte. La France y pèse donc peu, contrairement aux pavillons de complaisance qui ont de vieux navires. Ces derniers n'ont aucun intérêt à faire des travaux. Voilà pourquoi l'OMI s'est montrée très modérée, pour ne pas dire hostile, à l'idée de faire des progrès. L'OMI a compris néanmoins que la situation n'était pas tenable et est revenue à des considérations plus intelligentes.

Le nettoyage des fumées est une bonne mesure pour éviter les polluants, notamment dans les ports d'escale. Mais il est vrai qu'elle implique une forte consommation d'énergie, donc une émission de gaz à effet de serre. Sur toutes les questions relatives aux impacts environnementaux, il faut se méfier des boucles de rétroaction.

S'agissant des autres sources d'énergie, la question de l'hydrogène a été soulevée. Il s'agit certainement d'une bonne source d'énergie pour demain, surtout si elle est créée à partir d'une électricité elle-même issue d'une énergie renouvelable. Mais l'hydrogène est une ressource spéciale. Pour pouvoir emporter la même quantité d'énergie sur un navire qu'on peut le faire avec l'énergie tirée du fioul, il faut sept à neuf fois plus de volume. L'hydrogène ne sera donc sans doute pas la réponse pour les grands navires océaniques.

Pour autant, cela ne signifie pas qu'il ne faut pas lancer une économie de l'hydrogène. Il faut produire de l'hydrogène « vert ». Mais nous ne pourrons pas l'utiliser directement comme tel dans les grands navires, pour des traversées océaniques.

À partir de l'hydrogène, nous pouvons toutefois produire du méthane, de l'ammoniaque ou du méthanol. Il existe diverses solutions techniques et technologiques possibles. Il faut travailler sur ces transformations, en veillant à limiter les consommations d'énergie comme les coûts associés. Il faut voir ensuite comment l'énergie est transformée à bord des navires. C'est pour ces raisons que j'ai indiqué plus haut que cela prendrait beaucoup de temps. Mais il n'est pas question de perdre toute sa production d'énergie au milieu de la mer ! Il faut que de nouvelles solutions soient développées en laboratoire, qu'elles fassent leurs preuves à petite échelle, puis qu'elles soient expérimentées sur des navires. C'est en cela que le processus prend du temps, et c'est pourquoi il est nécessaire d'aller vite.

Mme Sophie Primas , présidente . - S'il ne peut être utilisé pour la propulsion, l'hydrogène pourrait néanmoins servir pour toutes les autres applications existant à l'intérieur du navire : vie des passagers, énergie à quai, etc.

M. Laurent Castaing. - Sur un paquebot, 40 % de l'énergie est consommée pour le besoin hôtelier et 60 % pour la propulsion. Mais il existe des solutions, et nous y travaillons. Nous ne sommes pas désespérés sur ce point. Nous ne savons pas quel sera le carburant du futur pour les applications marines. Nous recevons plutôt le soutien des pouvoirs publics en ce domaine.

Certaines personnes ont fait le tour de la planète à l'énergie solaire. C'est un magnifique exploit, démonstratif et intelligent. Mais cela ne peut pas fonctionner pour des navires de charge. Leur surface ne serait pas suffisante compte tenu de la puissance requise.

Le vent est une bonne idée. Il faut se rappeler que l'on transportait beaucoup de choses avec des navires à voiles il y a encore moins d'un siècle. Plusieurs solutions de propulsion vélique sont présentées par de doux rêveurs, mais aussi par des gens sérieux. La France est assez performante en matière de course océanique. Elle possède des navires à voiles extraordinaires aux performances éblouissantes. Ils vont d'ailleurs beaucoup plus vite que les navires à moteur, pour des traversées océaniques ! Des équipes d'ingénieurs sont à la manoeuvre. Il existe donc un savoir français important dans ce domaine, qui s'interroge précisément sur la propulsion vélique.

Les Chantiers de l'Atlantique développent leur propre système. Pour plusieurs raisons, il vaut mieux faire de grands navires, de 200 mètres. Et si l'on veut les propulser à la voile, il faut construire des mâts de 80 mètres de haut, ce qui crée de nombreux défis technologiques. Avec la Compagnie du Ponant, nous avons développé une nouvelle voile et avons déjà traversé deux fois l'Atlantique. Ces développements se poursuivent. Plusieurs clients ont déjà manifesté leur intérêt. Nous sommes obligés de leur dire d'attendre que nous ayons fini de développer notre technologie afin de pouvoir leur proposer un navire fonctionnel. D'autres sociétés développent d'autres systèmes. Je ne sais pas qui gagnera. Peut-être y aura-t-il plusieurs gagnants...

L'utilisation de la voile peut offrir un gain de 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Pour des raisons commerciales, ces navires navigueront aussi au moteur. La question du moteur devra donc aussi être réglée.

Je souhaiterais ensuite apporter quelques précisions concernant l'éolien en mer. Tout d'abord, je souhaiterais exprimer une opinion personnelle. Si l'on admet que le problème à venir est celui des émissions de gaz à effet de serre, il faudra se montrer raisonnable et chercher un moyen de produire de l'énergie sans émettre de tels gaz. Les énergies renouvelables constituent une réponse possible, mais limitée, à ce problème. Mais il existe une autre réponse : le nucléaire.

Il existe un défaut particulier en France. Les partis environnementalistes sont « antinucléaire ». Mais on peut opposer le nucléaire comme un moyen possible de traiter la question des émissions de gaz à effet de serre. Je pense donc qu'il faudrait que l'on repose la question de manière plus raisonnable. Je n'ai pas évoqué par hasard dans mon introduction le principe sur lequel repose la politique énergétique du Royaume-Uni, qui combine le nucléaire et les énergies renouvelables. Il est vrai que d'autres pays comme l'Allemagne ont décidé de mettre fin au nucléaire. Mais je ne crois pas moins nécessaire de ramener le débat sur des bases plus raisonnables.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je propose de ne pas ouvrir le débat du nucléaire !

M. Laurent Castaing. - S'agissant du prix de rachat, le prix de l'électricité en France n'est pas le vrai prix de l'électricité. Il faudra affronter ce sujet. Ceux qui sont habitués à un prix plus élevé dans le nord de l'Europe et comparent de nouvelles solutions possibles à l'aune de ce prix sont donc peut-être en train de prendre une longueur d'avance, du fait de leur réalisme.

Vous m'avez interrogé sur les investissements. Les Chantiers de l'Atlantique autofinancent leurs investissements, dont le montant se situe entre 30 et 40 millions d'euros par an. Nous sommes en train de renouveler nos machines : nous faisons des investissements de remplacement, mais avec des machines plus efficaces pour faire un gain de productivité.

Nous avons acheté en 2014 un portique de 2 500 tonnes. Nous pensions qu'un seul suffirait, mais comme nous avons doublé notre activité et que nous sommes plutôt optimistes pour la suite, nous avons décidé d'en acheter un deuxième, qui sera d'une capacité un peu inférieure.

Un point sur le militaire, sujet parfois délicat.

Même si cela ne plaît pas à tous, je pense que l'État français a pris il y a une dizaine d'années une décision raisonnable en choisissant de faire construire les grands navires militaires à Saint-Nazaire et en arrêtant d'entretenir à grands frais un arsenal à Brest. L'équation économique ne fonctionnait plus. Nous sommes donc aujourd'hui le constructeur des grands navires militaires français. Parmi nos faits d'armes, nous comptons les bâtiments de projection et de commandement (porte-hélicoptères) qui ont été construits à un prix et avec des performances opérationnelles qui satisfont notre Marine.

En ce moment, nous construisons quatre bâtiments ravitailleurs de forces, dans le cadre d'une coopération franco-italienne décidée avant le rachat par Fincantieri des Chantiers de l'Atlantique. Le modèle du bâtiment ravitailleur de forces italien a été adapté aux exigences de la Marine nationale. La commande est aujourd'hui passée, et la moitié avant de ces navires sera construite dans les chantiers Fincantieri de Castellammare en Italie.

La grande affaire à venir va être le remplacement du Charles de Gaulle , qui arrivera en fin de vie entre 2030 et 2035. Va-t-on le remplacer ? Si c'est le cas, par un ou deux porte-avions, nucléaires ou non ?

Je précise que nous sommes une entreprise possédée par l'État à 82 % via l'Agence des participations de l'État (APE). Pour reprendre la main, l'État français a été obligé de dire aux Coréens de STX qu'il allait préempter les Chantiers de l'Atlantique. Fincantieri n'ayant pas eu rapidement l'autorisation bruxelloise de racheter, l'État français a été obligé de racheter l'ensemble des actions. À cette occasion, il a demandé à Naval Group d'entrer dans notre actionnariat à hauteur de 12 % - le reste de l'actionnariat se divise entre les entreprises locales et les salariés. Naval Group a mis comme condition à l'entrée dans l'actionnariat que nous arrêtions de construire des navires militaires de moins de 8 000 tonnes. Je ne ferai pas de commentaire, mais la situation est celle-ci : nous ne construisons plus que de grands navires militaires.

En tant qu'observateur, j'estime qu'il y a beaucoup de gâchis en Europe dans la construction navale militaire. Chacun des États ayant des prétentions maritimes développe ses propres frégates et, quand il en a la compétence, ses sous-marins. On multiplie les programmes militaires, ce qui accroît les coûts. Ce gaspillage est connu : les tentations de rapprocher les différents constructeurs navals militaires existent depuis des années, mais elles ne se concrétisent pas tant il y a de méfiance et d'exigences diverses des différentes marines. Je ne suis pas un spécialiste du militaire, mais tout le monde constate qu'il faudrait changer les choses.

Des initiatives heureuses, comme celle qui a été prise pour le bâtiment ravitailleur de forces avec les Italiens, permettent le dialogue entre les équipes et la convergence des besoins. On sait bien que les rapprochements se font par le travail en commun, et non par des décisions venues d'en haut.

J'en viens à la question du rachat par Fincantieri. Je vous rappelle que le management d'une entreprise n'a pas voix au chapitre de l'actionnariat. Je limiterai donc mes propos.

Fincantieri est un grand chantier d'État italien qui fait du civil et du militaire. Ce groupe a rassemblé tous les chantiers navals italiens, qui n'ont pas été rationalisés. Nous avons procédé à cette rationalisation en France dans les années 1970-80, ce qui nous a permis de rester compétitifs. En Italie, cela n'a pas été fait, car le pays est extrêmement fédéral : il est difficile de fermer un chantier naval dans une région alors que les pouvoirs locaux sont importants. C'est l'une des faiblesses de Fincantieri.

Je n'ai pas peur de répéter ce que j'ai dit aux représentants de Fincantieri : ils font une grosse erreur en collaborant avec les Chinois, qui représentent un grand danger menaçant non seulement les Chantiers de l'Atlantique, mais plus largement l'ensemble de la construction navale européenne. Nous avons pu résister jusqu'à présent à la vague qui a emporté la construction navale de l'Europe vers l'Asie. Je le rappelle, l'Europe était la première « nation » constructrice de navires après-guerre, mais la situation a basculé à la fin des années 1960 et au début des années 1970, notamment parce que les coûts de main-d'oeuvre étaient beaucoup plus bas en Asie, d'abord au Japon, puis en Corée et maintenant en Chine.

Ce sont aujourd'hui les Chinois qui tiennent la construction navale mondiale. Mais ils ont construit trop de navires ces dix dernières années, et la construction navale mondiale est aujourd'hui dans un marasme épouvantable, avec des surcapacités dans les chantiers japonais, coréens et chinois. Je vous donnerai quelques chiffres pour illustrer la gravité de la crise : il y a quinze ans, 600 000 personnes travaillaient dans la construction navale en Chine ; aujourd'hui, il en reste 300 000.

Les Chinois veulent s'en sortir, acquérir des technologies et entrer dans le marché des paquebots. S'ils étaient capables d'en construire aujourd'hui, ils les produiraient pour un coût inférieur de 15 à 20 % au nôtre. Le danger est majeur, et il ne faut pas aider les Chinois si l'on ne veut pas qu'ils prennent notre place. Ils finiront par réussir à construire des paquebots, car il n'y a pas de clé technologique, mais ils doivent y parvenir le plus tard possible. Tous ceux qui les aident à accélérer le rythme nous mettent en danger.

Pour construire un paquebot, de la page blanche à l'objet fini, qui coûte 1 milliard d'euros, il faut quatre ans. Peu d'entreprises dans le monde savent faire cela : il y en a trois, et elles sont européennes - Fincantieri, Meyer Werft et nous. Il faut vraiment défendre cet état de fait !

Aujourd'hui, les Chinois sont en train de remporter le marché des ferries que l'on construisait en Europe. Quand je rencontre des autorités européennes, je leur dis de réfléchir à des mesures protectionnistes. On pourrait par exemple exiger des navires qui font du cabotage en Europe d'avoir été construits dans l'Union européenne ou selon des règles qui empêcheraient le dumping chinois. Le danger est réel.

Pourquoi Fincantieri aide-t-il les Chinois ? Il faut demander à leurs représentants, qui sont des gens intelligents : ils ont sans doute leurs raisons.

Plus généralement, s'agissant du rachat par Fincantieri, nous sommes en phase 2 de l'examen par l'Autorité de la concurrence européenne, qui doit remettre son avis au plus tard le 17 mars prochain. Notre cas étant relativement simple, l'avis pourrait être rendu plus tôt.

Puisque les parlementaires français n'aiment pas forcément l'administration européenne, je tiens à dire que la direction générale de la concurrence instruit ce dossier avec beaucoup de sérieux. Nous sommes assaillis de questions depuis des mois. Mais il est difficile de dire dans quel sens iront leurs conclusions.

La question n'est pas simple, car la concentration est réelle. Seules trois sociétés au monde arrivent à construire de grands paquebots dans les conditions imposées par le marché en termes de coût et de délais. S'il n'en reste plus que deux, c'est un duopole ! Nos clients pourraient être furieux et pourraient finir par aider les Chinois à leur construire des paquebots moins coûteux.

La question du plan B est taboue ! Il est impensable d'évoquer la moindre solution de remplacement compte tenu de nos relations avec l'Italie. Aujourd'hui, la situation est claire : nous avons accepté de vendre les Chantiers de l'Atlantique à Fincantieri sous un certain nombre de conditions. Si la Commission européenne ne s'y oppose pas, ce sera vendu à l'Italie.

M. Martial Bourquin . - Qu'on ne dise pas alors que la France a une politique industrielle !

Mme Sophie Primas , présidente . - Vous avez évoqué la vente sous « conditions » à Fincantieri. Nous avons compris qu'il fallait l'accord de l'Autorité de la concurrence européenne, mais existe-t-il d'autres conditions ?

M. Laurent Castaing. - Quand les Coréens ont mis en vente, un seul acheteur s'est déclaré, Fincantieri, au prix plancher. Je suis certain que le groupe a été renseigné sur le fait qu'il était le seul acheteur possible.

Début 2017, le Gouvernement a discuté des conditions de rachat avec Fincantieri, mais, juste avant les élections, les brillants conseillers techniques des ministères pensaient davantage à leur avenir qu'à celui de la Nation.

Mme Sophie Primas , présidente . - Ce sont toujours les mêmes : ils sont restés !

M. Laurent Castaing. - Pas tout à fait...

Le dossier a donc été un peu bâclé, et des conditions trop simples ont été imposées à Fincantieri. Le nouveau gouvernement a voulu renégocier les conditions, ce qui a créé une crise. Fincantieri s'appuyant sur le fait qu'il avait signé un document de bonne foi avec l'État français, qui n'a qu'une parole. L'affaire s'envenimant, l'État a annoncé sa décision de préempter, ce qui a rouvert la discussion avec Fincantieri. La solution trouvée a été celle des 50 % plus 1 % des actions : Fincantieri prend le management opérationnel, mais s'il s'avère qu'il est trop favorable aux intérêts italiens ou trop défavorable aux intérêts français, l'État français se garde la possibilité de reprendre ce 1 %, et de retirer purement et simplement le management opérationnel du chantier à Fincantieri.

Honnêtement, le mécanisme mis en place est plutôt astucieux, pourvu qu'il soit suivi pendant douze ans, et apporte d'assez bonnes garanties.

M. Daniel Laurent . - Que se passe-t-il au bout de douze ans ?

M. Laurent Castaing. - Il existe une clause de revoyure. Tous les deux ans, un bilan est réalisé pour examiner si Fincantieri se comporte bien. Si ce n'est pas le cas, un avertissement peut lui être envoyé ; s'il n'obtempère pas, l'État peut finir par racheter le 1 %. Le mécanisme de protection est bien réel.

Sur le rapprochement entre le civil et le militaire, je comprends parfaitement que ce sujet soit abordé au Sénat, puisque le sujet pose une question de souveraineté nationale. Nous construisons les grands navires de notre pays ! Faut-il chercher absolument une voie nationale au moment même où l'Europe a intérêt à se serrer les coudes face au très grand danger chinois ? Il ne faut pas chercher à trouver absolument une solution française. Si ce n'est pas Fincantieri, n'y a-t-il pas d'autres entreprises avec lesquelles des alliances faisant sens pourraient être nouées ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Il y a une marge entre faire des alliances et être pieds et poings liés !

M. Martial Bourquin . - L'Allemagne a un savoir-faire. Pourquoi ne pas privilégier une solution européenne ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, M. Castaing ne peut pas s'exprimer sur cette question.

M. Laurent Castaing. - Si le rachat par Fincantieri est interdit, il le sera aussi avec Meyer Werft ! Nous pesons à peu près le même poids. Mais il existe d'autres chantiers navals de bonne facture en Europe, notamment néerlandais ou allemands. D'autres solutions peuvent être imaginées. J'y insiste, il ne faut pas forcément se tourner vers une solution purement nationale. Mais il faut veiller à nos intérêts nationaux, voire locaux.

On pourrait imaginer un rapprochement avec le militaire, mais les chantiers navals militaires sont assez différents du nôtre. Le poids de la plateforme dans un navire militaire est de plus en plus faible ; or si nous sommes de très bons plateformistes, nous sommes incompétents en système d'armes... Nous construisons d'ailleurs nos grands navires en collaboration avec Naval Group qui apporte le savoir militaire.

Le rapprochement avec le militaire peut se faire et a un certain sens, mais, sur un plan industriel, il n'est pas extraordinairement porteur de synergies, parce que nous ne construisons pas les mêmes navires.

M. Jean-Pierre Decool . - Je vous remercie d'avoir présenté le panel d'activités de votre groupe. Comme vous avez la réputation de bien connaître le domaine maritime, estimez-vous que l'énergie d'origine hydrolienne ou hydraulique, dont j'ai l'impression qu'elle est toujours le parent pauvre des énergies, a un avenir ? Si vous estimez que l'hydrolien est une cause perdue, dites-le-nous ! Nous avons fait des avancées législatives pour permettre le développement de cette énergie, et nous avons un littoral maritime développé. L'hydrolien est une énergie propre, respectueuse de l'environnement, qui n'est pas tributaire des éléments, comme l'est l'éolien avec le vent. L'énergie marémotrice peut-elle être utilisée ? Le marnage est-il suffisant dans notre pays pour mettre en place des lagunages producteurs d'électricité ?

M. Joël Labbé . - Monsieur Castaing, vous n'avez pas la langue de bois !

Vous avez dit qu'il y avait de doux rêveurs, mais aussi des gens sérieux. Je vous répondrai que les utopies d'aujourd'hui sont souvent les réalités de demain !

Une étude européenne très récente montre qu'une réduction de vitesse de 20 % des 50 000 plus gros navires du monde permettrait de diminuer de 24 % les émissions de gaz à effet de serre. N'est-ce qu'une idée de doux rêveur ?

M. Laurent Castaing. - Je n'ai pas d'opinion sur l'énergie marémotrice, qui nécessite du travail de BTP sur de très grandes surfaces.

Les technologies utilisées dans l'hydrolien ne sont pas les nôtres : on ne s'y est donc pas particulièrement intéressé.

L'hydrolien ne peut fonctionner que là où il y a beaucoup de courant. Ce n'est pas le cas partout, mais nous avons de beaux gisements. Le problème vient de la difficulté à mettre en place de nouvelles technologies. Quand le courant est fort, l'eau véhicule beaucoup de choses, par exemple des madriers, ce qui peut détruire les machines. Il faut concevoir des machines plus solides, ce qui est tout à fait faisable. À cela s'ajoute la difficulté d'intervention en mer lorsque le courant est fort : on ne peut agir efficacement qu'à l'étale de marée haute et de marée basse, soit pendant une demi-heure par jour. Pour autant, cela ne signifie pas que cette technologie ne puisse pas être développée, mais il faudra prendre en compte tous ces éléments.

Monsieur Labbé, je n'ai pas la langue de bois, car je suis là pour vous informer. J'essaie donc d'être factuel et de dire parfois ce que je pense.

Ralentir la vitesse des navires est incontestablement une mesure qui permettra de diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Quand un navire avance, il pousse la vague qu'il crée devant lui : plus il va vite et plus il doit pousser la vague, et donc dépenser de l'énergie. Il suffit de ralentir un peu pour dépenser moins d'énergie. L'idée est donc très bonne. Mais il faut prendre en compte le contexte : dans le commerce, celui qui livre plus vite que l'autre a un avantage compétitif. Il faut donc ralentir tout le monde, et les nouvelles technologies vont nous rendre service. Des applications permettent de suivre les navires en mer : ce moyen de surveillance nous permet d'établir des règles et les faire appliquer. Cet espoir de ralentir les navires est donc tout à fait réel aujourd'hui : il suffit d'en avoir la volonté et de s'organiser en conséquence. Mais cela ne concerne pas les paquebots : si deux escales sont proches, ils se traînent à 5 ou 10 noeuds, et si elles sont éloignées ils vont vite. Pour ces navires, il faudra trouver d'autres méthodes.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je vous remercie, monsieur le directeur général, pour la qualité de vos réponses et pour vos propos sans langue de bois. Nous avons été très préoccupés, ces dernières années, par des rachats industriels qui nous semblaient porter atteinte à notre souveraineté et à notre politique industrielle. Nous avons compris que les Chantiers de l'Atlantique portaient les mêmes enjeux économiques et souverains importants : nous suivrons d'un oeil attentif ce dossier. (Applaudissements.)

Mardi 28 janvier 2020

Audition de M. Hervé Guillou,
président-directeur général de Naval Group

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous poursuivons nos travaux consacrés au rachat des Chantiers de l'Atlantique par le groupe italien Fincantieri. J'ai le plaisir d'accueillir M. Hervé Guillou, président-directeur général de Naval Group. Votre groupe est le deuxième actionnaire des Chantiers après l'État français, détenant 11,7% des parts de l'entreprise contre 84,3% pour l'État français.

Naval Group fait partie des leaders européens du « naval de défense », vos seize sites dans le monde s'ajoutant aux dix sites français. Le dynamisme de votre activité est impressionnant. D'un montant de 30 milliards d'euros, le « contrat du siècle », signé l'année dernière avec l'Australie pour la construction de sous-marins, a marqué les mémoires. Ce chiffre témoigne du poids de la construction navale militaire et civile pour notre économie, pour notre performance à l'export et pour le rayonnement de l'industrie française.

Nous souhaiterions que vous nous présentiez les liens qui existent entre Naval Group et les Chantiers de Saint-Nazaire, outre le lien capitalistique. Quel atout les Chantiers représentent-ils pour vous, alors que vous coopérez avec eux pour la construction de certains bâtiments, comme les quatre pétroliers ravitailleurs commandés en 2019 ? Est-ce le cas sur d'autres types de navires ? Nous avons entendu que les chantiers de Saint-Nazaire disposent de savoir-faire uniques, en matière de coque de porte-avions par exemple. En matière d'énergies marines renouvelables, champ très prometteur, quel a été le développement de vos activités et entendez-vous poursuivre vos efforts ? Travaillez-vous en lien avec les Chantiers dans ce domaine ? Dans ce contexte, si la Commission européenne donne son feu vert au rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri, quel sera l'avenir de votre collaboration et de votre participation au capital des Chantiers ?

Après plusieurs années d'hésitation, cette année marque aussi l'approfondissement de votre partenariat avec Fincantieri par la création d'une coentreprise, Naviris. À terme, vous souhaitez pouvoir présenter des réponses communes aux appels d'offres et ainsi conquérir de nouveaux marchés. Mais aujourd'hui, votre performance à l'export semble bien meilleure que celle de Fincantieri : qu'est-ce que Naval Group peut gagner par une telle alliance, et comment assurer le partage des marchés et de l'activité ? Il ne faudrait pas que cette convergence se fasse au détriment des sites français.

Cette question résonne particulièrement, alors que Fincantieri vient justement d'élargir son partenariat avec le géant chinois et de lancer la construction de son premier grand paquebot construit entièrement en Chine. Selon vous, la tentation chinoise est-elle une opportunité de croissance et de développement ou une erreur stratégique pour la compétitivité de l'industrie européenne ?

Nous voulons particulièrement appréhender le risque de transfert de technologies stratégiques, voire de transfert d'emplois, auquel est confrontée l'industrie française de construction navale, civile comme militaire. La Chine est aujourd'hui le plus grand constructeur naval au monde ; il ne lui manque plus que quelques briques de technologies pour asseoir sa domination, notamment sur le secteur des paquebots. Naval Group est actif dans un domaine où la protection de la souveraineté et des technologies est critique : comment assurez-vous cette protection et quelles en sont les limites ?

Enfin, après près de six ans passés à la tête de DCNS puis de Naval Group, quels enseignements tirez-vous ? Quelles devraient être les priorités stratégiques du groupe pour l'avenir ?

M. Hervé Guillou, président-directeur général de Naval Group. - Avec près de 3,7 milliards d'euros de chiffre d'affaires, une profitabilité de 7,6 %, un carnet de commandes en dur de plus de 15 milliards d'euros, un carnet de commande futur de 60 à 70 milliards d'euros, une belle croissance sur les dernières années - entre 15 et 25 % - et une performance opérationnelle en nette amélioration en réduisant notamment nos délais de construction, Naval Group est maintenant le leader du naval de défense en Europe.

Notre vocation est d'être l'outil de souveraineté de l'État dans le domaine naval. Depuis 400 ans, nous entretenons 400 compétences couvrant la totalité du spectre des navires de combat, depuis la construction des navires de surface et sous-marins jusqu'aux systèmes de combat - c'est une spécificité française - en passant par la maintenance.

Avec un portefeuille capacitaire qui couvre les cinq mers du globe et des capacités de projection qui nous permettent de nous déployer simultanément dans trois à cinq zones, la marine française se place au deuxième rang mondial en termes de technologie. Nous souhaitons assurer une croissance durable par un équilibre entre le service de la souveraineté de la France et, grâce à un portefeuille d'export fourni qui représente entre 40 et 60 % de notre production, le maintien du niveau de compétitivité de notre industrie.

Naval Group doit avoir la robustesse financière pour maintenir les compétences entre deux programmes de construction de la France. À Lorient, par exemple, nous avons construit près de trente navires de premier rang, dont 16 pour la France et 14 pour l'export : sans ces derniers, nous n'aurions pas pu fournir à la France ses navires au prix en question. En France, une frégate vaut environ 750 millions d'euros contre 1 milliard d'euros en Allemagne - pays qui n'exporte pas - et 1,2 milliard de livres au Royaume-Uni. Notre différentiel de compétitivité est d'environ 30 à 40 % en faveur de la France, et nous estimons que le retour sur investissement de notre activité d'export représente environ 400 millions d'euros par an de pouvoir d'achat supplémentaire.

Telles sont les raisons de notre stratégie duale : l'excellence pour la France et préservation d'un volume d'export indispensable à la souveraineté française. Pour répondre à cette double obligation, nous avons trois axes stratégiques. Le premier est l'accélération de l'innovation, pour suivre l'accélération des cycles de technologie. Aujourd'hui, notre capacité en recherche et développement (R&D) doit être multipliée par trois.

Le deuxième axe est l'investissement dans notre présence à l'international, où nous avons beaucoup investi pour développer notre présence industrielle, notamment au Brésil, en Australie, en Malaisie, en Inde, en Égypte.

Le troisième axe est la consolidation européenne. Cette dernière nous semble indispensable. En effet, l'Europe est le seul continent qui ait besoin d'exporter 40 à 60 % de sa production. Notre marché domestique représente entre le tiers et le quart des marchés américains ou chinois et la moitié du marché russe. Alors que les entrepreneurs chinois, russes ou coréens ont fusionné au sein d'entités uniques et que deux entreprises se partagent le marché américain, en Europe nous sommes douze constructeurs, plus divisés que jamais.

Par comparaison, il y a trente ans, on comptait quatre fabricants de TGV dans le monde, tous européens. Deux ont disparu en Italie et en Espagne, et l'on a empêché le rapprochement des deux autres, Siemens et Alstom, qui se classent aujourd'hui loin derrière deux groupes chinois, deux groupes coréens, un groupe japonais et d'autres nouveaux entrants.

En 2003 le marché naval était exclusivement occupé par des groupes européens. Les russes et américains ne faisaient pas d'export, mais seulement quelques coopérations politiques ponctuelles. Depuis 2018, les Européens sont plus divisés que jamais : les Suédois et les Allemands ont divorcé, les Allemands sont disséminés au sein de trois entités et nous nous sommes séparés des Espagnols. Dans le même temps, les Chinois sont devenus les premiers mondiaux, les Russes sont, depuis cette année, les deuxièmes mondiaux, et la concurrence japonaise et coréenne s'accroît. Lors du dernier appel d'offre brésilien pour seulement 4 corvettes, il y avait 22 candidats...

Notre accès à ces marchés à l'export est menacé, en particulier dans le secteur militaire. C'est pourquoi il ne faut pas se lancer dans des compétitions fratricides avec Fincantieri, les suédois ou les allemands, qui tuent nos marges, mais plutôt de serrer les rangs en Europe avant qu'il ne soit trop tard et de se tourner vers nos vrais concurrents. Aucun pays européen n'a aujourd'hui de marché domestique suffisant pour entretenir une base technologique complète et compétitive.

Il y a cinq ans, Naval Group et Fincantieri ont décidé de se rapprocher autant que possible afin de développer conjointement leur présence sur le marché. Cela nous permet notamment de mutualiser nos investissements en R&D au lieu d'augmenter nos marges, et de mettre en commun les frais commerciaux considérables, qui vont jusqu'à 20 millions d'euros dans notre domaine, tout en complétant notre portefeuille d'export. Cette coopération s'est traduite par la création de la joint-venture Naviris, qui est désormais pleinement opérationnelle et dont le premier conseil d'administration s'est tenu le 13 janvier dernier.

Naviris sera aussi un outil de construction de l'Europe : nous avons fait des propositions à la Commission pour des corvettes européennes et pour une roadmap commune de R&D, qui commence à intéresser d'autres pays.

Nous disposons d'outils nous permettant de coopérer sur certains sujets tout en protégeant nos actifs stratégiques : c'est notre savoir-faire de tous les jours. La défense qualitative et quantitative du partage du travail est aussi inscrite dans nos accords d'actionnaires : ce projet vise bien à créer du business . Nous veillons à la préservation de nos parts de travail, mais aussi à celle de nos supply chain nationales et des petites et moyennes entreprises (PME) qui travaillent avec nous. En somme, cette coopération ne peut que profiter à l'activité française. Nous l'envisageons de manière pragmatique, afin de ne pas se retrouver le dos au mur dans quinze ans.

Cette stratégie italienne n'est pas exclusive d'autres initiatives. Si l'Allemagne ne souhaite pas pour l'heure s'engager dans un rapprochement, nous menons des coopérations ponctuelles avec les Espagnols et nous avons entamé des discussions avec la Grèce. Mais ceux qui débutent une consolidation seront ensuite les premiers à en bénéficier.

Sur le segment des énergies renouvelables, notre activité est très différente de celle des Chantiers de l'Atlantique, qui se sont spécialisés dans les modules de conversion d'électricité - dérivés de technologies navales historiques. Naval Group s'était d'abord positionnés sur les hydroliennes, mais faute de commandes, notamment de la France qui n'a pas tenu ses engagements, nous avons interrompu cette activité à l'été 2018. Nous nous sommes alors concentrés sur deux niches : les énergies thermiques marines et les éoliennes flottantes. Sur ce dernier segment, nous intervenons en tant qu'intégrateurs d'objets flottants complexes, car le marché de la fabrication de machines est déjà envahi.

J'en viens à notre coopération avec les Chantiers de l'Atlantique. L'activité navale a souffert mille morts et mille restructurations pendant près de trente ans et sous la pression concurrentielle et la réduction des budgets, dans le civil comme dans le militaire. Naval Group comptait 34 000 salariés à la fin des années 1970. Ce chiffre est descendu à 12 000, ce qui a conduit à une spécialisation drastique des sites : Cherbourg pour les sous-marins, Brest pour leur entretien, Lorient pour les navires de surface... Comme nous n'avions pas suffisamment de flux de commandes françaises pour maintenir une activité de bâtiments de gros tonnage à Brest, nous avons décidé de nous appuyer sur les Chantiers de l'Atlantique, du moins pour la fabrication des coques. Tant que nous étions encore puissance publique, nous pouvions nous imposer dans le carnet de commandes des Chantiers de l'Atlantique. Depuis que nous sommes devenus une société de droit privé, nous avons décidé, pour sécuriser notre lien stratégique avec les Chantiers de l'Atlantique et notre capacité de construction de gros tonnage, d'en devenir un actionnaire minoritaire. Nous ne sommes pas leur opérateur : ils ont bien d'autres clients. Ce partenariat est légitime et fonctionne très bien, par exemple pour les pétroliers ravitailleurs franco-italiens, les bateaux de projection et de commandement (BPC), et évidemment pour le futur porte-avions français que nous étudions déjà avec les Chantiers.

Si la Commission donne son feu vert au rachat des Chantiers par Fincantieri, l'accord tripartite d'actionnaires entre Naval Group, l'APE et Fincantieri entrera en vigueur. Dans cette hypothèse notre rôle resterait le même, à savoir assurer la disponibilité des moyens nécessaires aux intérêts stratégiques de la France. Du reste, tant que le marché est favorable aux gros bateaux, ce rachat avantagerait plutôt les Chantiers de l'Atlantique, car les chantiers de Fincantieri situés à Trieste sont plus petits que ceux de Saint-Nazaire.

Mme Sophie Primas , présidente . - Ne seriez-vous pas dilués ?

M. Hervé Guillou. - Notre pourcentage d'actions resterait le même, à environ 11 %. Seul l'État vendrait ses actions.

Mme Sophie Primas , présidente . - Vous n'avez pas répondu à ma question relative au partenariat de Fincantieri avec la Chine.

M. Hervé Guillou. - Il ne m'appartient pas d'en juger, mais je peux vous indiquer les faits. Dans le secteur de la construction militaire, les constructeurs chinois sont principaux concurrents. Aujourd'hui, il faut savoir que la plupart des constructeurs et équipementiers européens ont des partenariats avec la Chine. Dans le cas de Fincantieri, la note transmise par le groupe italien lors de la négociation de nos accords précise que leur partenariat avec la Chine n'implique pas de transfert de technologie, et qu'il permet aux Chinois de construire sur plan un paquebot pour le marché chinois. De toute façon, le marché chinois ne nous est aujourd'hui pas accessible.

En revanche, il faut avoir en tête que si le naval militaire a souffert pendant trente ans, les chantiers civils ont tous disparu sauf un, du fait notamment de la concurrence chinoise. Les européens ont dû quitter de nombreux marchés et s'hyperspécialiser sur certaines niches. Grâce à la clairvoyance d'Alsthom à l'époque, Saint-Nazaire s'est spécialisé sur les paquebots, qui représentent aujourd'hui 95 % de la production européenne. Les enjeux de la consolidation dans le domaine du naval civil sont donc exactement les mêmes que dans le domaine du naval militaire. La seule question est : « Quand se réveillera-t-on, et sera-t-il trop tard » ?

Mme Cécile Cukierman . - L'annonce de la nomination du numéro deux de Thalès à la tête de Naval Group est inquiétante pour l'avenir de notre fleuron industriel et de ses salariés, au vu des critiques portant sur la politique de prix de Thalès. La politique jusqu'au-boutiste du Président de la République et de son ministre de l'Économie et des Finances, dont l'objectif avoué est d'intégrer nos industries de défense pour créer une prétendue industrie de la défense européenne, ne doit pas se faire au détriment de notre souveraineté industrielle. Comment le risque que représente cette nomination est-il anticipé au sein de vos équipes ?

M. Roland Courteau . - Ma première question vient d'être posée par ma collègue Cécile Cukierman.

Sur le plan national, l'une des réponses à l'objectif de porter à 40 % la part d'énergies renouvelables dans la part d'électricité en 2030 est l'éolien flottant. Vous avez indiqué que la bataille était perdue pour les machines. Est-il vraiment trop tard ? Qui sont vos concurrents ? Il me semblait que la France avait quelques longueurs d'avance. Cela me semble d'autant plus regrettable que les débouchés de cette filière sont d'envergure planétaire. Que penser de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) qui est en cours ? Comment favoriser une industrie européenne de l'éolien flottant ?

M. Martial Bourquin . - Il y a le pavillon italien et l'ogre chinois. Le rapprochement de Fincantieri et d'une société chinoise a permis à cette dernière d'entrer sur le marché des navires de plaisance. N'allons-nous pas nous retrouver dans une situation de monopole de fait de la Chine ? Ne courrons-nous pas le risque de voir des savoir-faire européens capturés ? Pourquoi n'y aurait-il pas de solution européenne ? Disposez-vous d'un appui des États pour favoriser une telle solution ?

Plusieurs ports interdisent ou vont interdire l'arrivée de navires qui fonctionnent au fioul lourd. Pensez-vous que la France et l'Europe devraient prendre des initiatives fortes en la matière ?

M. Marc Daunis . - Je me joins à la question qui vient d'être posée sur l'empreinte carbone dans le domaine naval.

J'ai ouï dire que la livraison d'un premier navire à l'Australie serait retardée. Il semblerait qu'il s'agisse sinon d'une fake news , au moins d'une interprétation malveillante. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point, au vu de l'importance du partenariat stratégique entre l'Australie et la France ?

Thalès pourra-t-il poursuivre son rôle d'équipementier pour Naval Group, ou y a-t-il un risque d'instrumentalisation ?

M. Yves Bouloux . - Vous l'avez dit, se regrouper est une évidence, et est vital. Dans quelle mesure les différences, notamment culturelles, entre Naval Group et Fincantieri affectent-elles le fonctionnement de la nouvelle entité Naviris ? Quelles sont les autres pistes de coopération européenne et dans quel délais ?

M. Daniel Gremillet . - En matière d'énergie éolienne, la France ne peut pas se résoudre à n'investir que le marché des flottants. Il est désormais inscrit dans la loi qu'un bilan carbone de tout dispositif produisant des énergies renouvelables doit être réalisé. Pourriez-vous vous appuyer sur cet article pour retrouver une place dans la compétition ?

Vous avez dressé un tableau plutôt morose de la compétitivité européenne en matière d'aviation, de ferré et de naval, y compris militaire. Comment pourrions-nous renouer avec des perspectives plus réjouissantes ? Que faire ?

Mme Sophie Primas , présidente . - L'activité civile des Chantiers de l'Atlantique est aujourd'hui relativement prospère, son carnet de commande continuant à se remplir. Y a-t-il d'autres raisons qui vous font dire que ce mariage européen est nécessaire pour le naval civil ?

Naval Group et Fincantieri sont à parts égales au sein de la nouvelle joint-venture Naviris. Mais dans le cas des Chantiers de l'Atlantique, il n'y aura pas de parité, puisque ceux-ci seront rachetés par Fincantieri. Ne pourrait-on pas imaginer que les Chantiers et Fincantieri soient à parts égales ?

M. Hervé Guillou . - Je ne suis absolument pas morose : je suis lucide et ultra-combatif. Il ne faut pas attendre qu'il soit trop tard. C'est pour cette raison que je me suis battu depuis ma nomination il y a cinq ans pour créer cette société Naviris. Je dois dire que l'aide du gouvernement français a été sans faille du début à la fin. Il faut être combatif, c'est-à-dire prendre des initiatives, faire le tour de l'Europe pour convaincre nos partenaires du bien-fondé de cette initiative européenne. Je pense qu'il est dans l'intérêt de la France d'être aux manettes de cette stratégie.

Chez Naviris, cela se passe aujourd'hui très bien. On a choisi les premiers dirigeants, la société a été incorporée le 13 janvier. Nos deux sociétés coopèrent depuis très longtemps, se connaissent très bien, ont des cultures assez proches et l'habitude de travailler ensemble. Dès 1993, j'ai été le premier directeur du programme de construction de frégates qui associait déjà l'Italie. La France et l'Italie ont réalisé les deux seuls grands programmes de coopération en matière d'objets militaires puis de frégates multimissions. Le choix des dirigeants de Naviris reflète cette proximité et l'importance de cette entente culturelle.

En ce qui concerne le contrat australien, c'était là une attaque médiatique à charge, qui a ensuite été relayée par un certain nombre de médias qui ne nous veulent pas que du bien. L'État australien a été le premier à défendre Naval Group et notre partenariat. Le seul point qui pourrait faire l'objet de critiques est que nous avons effectivement décalé de 5 semaines une revue de conception, en raison d'évolutions opérationnelles qui nécessitent des études supplémentaires. Sur un programme de vingt-cinq ans, je ne pense pas que cela soit un problème... La première livraison reste fixée à 2032 et je ne vois pas de raison de penser qu'elle ne sera pas honorée.

En matière d'éolien flottant, j'ai parlé tout à l'heure des machines, c'est-à-dire de l'aérien avec son système de conduction de l'énergie. Les fabricants de machines ont développé leur compétitivité d'abord sur l'éolien terrestre, puis sur l'éolien posé : ce sont eux qu'on retrouve aujourd'hui dans l'éolien flottant. La France n'a initialement pas développé son activité dans l'éolien terrestre ou posé, les grands constructeurs de machines sont donc maintenant allemands, espagnols ou danois. Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas essayer de garder un peu de valeur ajoutée en France. J'ai par exemple cité tout à l'heure les modules de conversion d'énergie produits par les Chantiers de l'Atlantique. Il y a aussi forcément des lignes d'assemblage qui se constituent à proximité des champs éoliens que l'on veut déployer : ce n'est pas rien. On peut également fabriquer des pales, ou développer les services nécessaires à proximité des champs éoliens - lamanage, offshore, raccordement électrique...

Je n'ai pas d'avis ni de chiffres sur l'article de loi relatif au bilan carbone des énergies renouvelables. Il aidera probablement dans le cas des produits transportés depuis des régions lointaines. Mais si les producteurs de machines sont allemands ou espagnols, je ne suis pas sûr que cela ait beaucoup d'influence. Pour ce qui est de la PPE, j'ai toujours recommandé des politiques d'achat public qui, sans enfreindre les règles de la concurrence européenne, permettraient aux entreprises françaises d'avoir leur chance face à des sociétés à bas coûts qui vont importer des structures du Vietnam ou d'autres pays. Aujourd'hui, il n'y a pas de politique industrielle dans la PPE, le champ concurrentiel est complètement ouvert.

À ma connaissance, il n'y a pas d'alliance capitalistique entre Fincantieri et les Chinois. Il s'agit d'une société en joint-venture , qui n'a pas d'actifs, c'est une société de projet. Il n'y a pas d'échange de technologies, mais simplement un échange de plans pour que les chinois construisent des bateaux pour leur propre marché. Naval Group le fait aussi tous les jours, lorsque l'on construit en Inde ou au Brésil, sans perdre notre souveraineté pour autant. On maîtrise la technique, le design, on envoie une assistance technique. Nous avons tous les outils pour maîtriser nos transferts, surtout que l'on ne transfère pas nos études.

D'ailleurs, il ne faut pas imaginer que, sans notre aide, la Chine ne rentrera pas sur ces marchés si elle souhaite y rentrer. Ils ont pénétré tous les autres segments : les sous-marins nucléaires, les porte-avions, les métalliers, les frégates... Ils sont gros, ils sont forts, ils sont soutenus par les équipementiers du monde entier. C'est d'abord une question de tempo de la politique intérieure chinoise. Le jour où la Chine l'aura décidé, et surtout où l'on s'en rendra compte, cela sera trop tard. La Chine n'est plus un pays en voie d'accès aux technologies : c'est désormais une grande puissance. Dans le domaine des paquebots, il n'y a pas de brevets mais uniquement des savoir-faire. L'Europe est une industrie de savoir-faire et c'est cela qu'il nous faut protéger, entretenir au travers des générations.

En ce qui concerne la motorisation des navires, je parlerai en tant que président de la filière industrielle de la mer, qui rassemble le groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), la fédération des industries nautiques (FIN), l'industrie de l' off-shore et l'industrie des énergies marines renouvelables, pour environ 40 milliards d'euros de chiffres d'affaires et 120 000 emplois. On ne peut pas réduire la question de l'empreinte carbone à la seule réduction de la vitesse des porte-containers. La filière a conclu un contrat en octobre 2018, qui présente notre stratégie pour maintenir le rang de la France en termes de développement technologique et le décline en actions concrètes de R&D : c'est la filière « Greenship ». Nous avons aussi créé le conseil de la recherche et de l'innovation des industriels de la mer (CORIMER), chargé de fédérer l'ensemble des propositions de l'industrie en matière de R&D. Cependant, nous avons beaucoup de mal à accélérer les procédures, en particulier l'accès aux guichets financiers. Aujourd'hui, un seul des neuf projets labellisés au mois de mai 2019 a pu débloquer son financement. Le Président de la République a pris des engagements en ce sens qu'il nous a récemment répétés, mais on est loin du compte. Il faut que le secrétariat général pour l'investissement (SGPI), Bpifrance, l'Ademe, accélèrent les procédures d'attribution. Si les grands groupes peuvent survivre sans fonds, les PME et PMI ne peuvent pas attendre 12 ou 18 mois.

En matière de coopération européenne, c'est l'auberge espagnole. Je fais régulièrement le tour des interlocuteurs : nous avons de réelles marques d'intérêt des Espagnols, qui sont cependant aujourd'hui bien seuls. L'Allemagne est réticente à se lancer dans le secteur naval, car elle a déjà des coopérations en cours dans d'autres domaines et considère que les relations avec la France ne sont pas assez stabilisées. J'ai aussi parlé aux Suédois. Je ne désespère pas, la porte est ouverte. Les Chinois, eux, s'adapteront de façon pragmatique.

La question de Thalès est claire. Le candidat proposé par l'État et qui sera soumis au vote du conseil d'administration ne sera plus l'ancien « numéro deux » de Thalès, mais se consacrera entièrement à défendre à les intérêts stratégiques de Naval Group à compter de sa nomination, y compris à l'encontre de son fournisseur ou concurrent Thalès, et à l'encontre de l'État, son client et actionnaire. La position du président n'est pas simple dans cet univers, mais il peut compter sur mon aide pour trouver ses marques. Je comprends toutefois aussi l'attitude du personnel : cela fait trente ans que ces difficultés de positionnement relatif existent. Vous mentionniez le prix des équipements, il y a également des enjeux liés à notre concurrence avec Thalès sur certains appels d'offres, relatifs aux frontières technologiques ou à la cybersécurité. Nos clients et partenaires peuvent aussi exprimer certaines inquiétudes. Mais j'y réponds que l'État a réaffirmé de façon extrêmement claire sa volonté de voir Naval Group rester un groupe indépendant et le champion européen du naval. Mon successeur bénéficiera de la continuité du plan stratégique voté en juillet 2018 - axé sur l'excellence au regard de la loi de programmation militaire (LPM), sur le plan de conquête à l'export avec la garantie de notre indépendance commerciale et d'un périmètre intègre, et la poursuite résolue de la consolidation européenne. L'État protégera cette direction stratégique. Je comprends donc les positions respectives : il va falloir créer la confiance indispensable entre le président et le corps social.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous comprenons donc que vous êtes très favorable au rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri, et que vous attendez la décision de la commission européenne. Auriez-vous des informations relatives à la date à laquelle celle-ci prendra sa décision ?

M. Hervé Guillou . - Cela devait être le 17 mars, mais la date a été décalée d'une vingtaine de jours.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous vous remercions.

Mercredi 29 janvier 2020

Audition de M. Olivier Guersent,
directeur général des services de la concurrence
à la Commission européenne

Au cours de cette audition, commune avec la commission des affaires européennes, la question de l'avenir des Chantier de l'Atlantique a été évoquée. Le compte rendu complet de cette réunion est disponible sur le site internet du Sénat :


http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200127/eco.html#toc4

Jeudi 5 mars 2020

Audition de M. Bruno Le Maire,
ministre de l'économie et des finances

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous recevons aujourd'hui, trois mois jour pour jour après avoir accueilli au Sénat M. Laurent Castaing, directeur général des Chantiers de l'Atlantique, M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances. C'est à la suite de l'audition de M. Castaing, qui a mis en lumière des enjeux importants, que la commission avait décidé de lancer une « mission flash » sur le rachat des Chantiers de l'Atlantique par le constructeur naval italien Fincantieri. Votre audition marque la fin de nos travaux, au cours desquels nous aurons entendu et rencontré près d'une vingtaine d'interlocuteurs, sur des sujets à la fois civils et militaires. Nous nous sommes rendus sur le site de Saint-Nazaire le 3 février dernier, où nous avons rencontré les acteurs locaux.

Ces rencontres, mais aussi nos échanges avec des constructeurs ou armateurs européens, des experts de la construction et de la stratégie navale chinoise nous ont permis d'étudier en profondeur les enjeux de ce secteur. En abordant le dossier du rachat des Chantiers de l'Atlantique, nous avions à l'esprit la défense de nos intérêts stratégiques et la protection de notre patrimoine économique.

Je vous rappelle, mais vous les connaissez, des exemples de cas récents qui ont trouvé un écho particulier au Sénat. Je pense au cas d'Alstom et de General Electric d'abord, dans lequel on n'a pu que constater l'impuissance de l'État français à faire respecter les engagements pris par l'acquéreur américain ; à celui du fleuron Technip ensuite, qui a fusionné avec l'américain FMC et qui, après une prise de contrôle progressive, a aspiré les réserves financières du Français et s'en sépare désormais sans beaucoup d'états d'âme. La liste est longue et pourrait bien s'allonger encore. On pourrait ainsi parler de Photonis, mais je sais que vous êtes en ce moment très actif sur ce dossier.

Dans ces exemples, le scénario est toujours le même : un rachat, des engagements pris par l'acquéreur, un changement de direction, le déménagement de la direction dans un autre pays, la perte progressive d'activité pendant la période d'engagement, puis le transfert des savoir-faire français avant l'inexorable fermeture. Vous comprendrez notre vigilance vis-à-vis des Chantiers de l'Atlantique, que vous entendez céder à Fincantieri dès que la Commission européenne vous en aura donné le feu vert.

Notre constat est partagé : les Chantiers de l'Atlantique sont un élément important pour notre puissance économique et notre souveraineté.

Ils sont importants pour notre puissance économique d'abord : le savoir-faire exceptionnel des Chantiers de l'Atlantique est d'abord celui d'un « grand assembleur », ce qui les place parmi les trois seules entreprises au monde capables de construire de grands paquebots, secteur industriel en pleine croissance. Ils sont moteurs pour l'activité économique de tout un territoire, près de 1 500 « cotraitants » locaux contribuant à près d'un tiers de la valeur ajoutée des navires.

Ils sont importants pour notre souveraineté militaire ensuite : ils sont l'un des principaux partenaires de Naval Group, et seules leurs infrastructures peuvent accueillir les coques des futurs porte-avions français.

Pourquoi donc vendre cet actif stratégique ? Quels bénéfices en attend le Gouvernement pour le site français ?

En toute honnêteté, nous n'avons pas pour l'instant toutes les réponses à ces questions. Je vous ai écrit plusieurs fois pour avoir des éclaircissements sur le pacte d'actionnaires que le Gouvernement a signé. Vous m'avez répondu hier. Vous m'avez indiqué que vous ne pouviez pas nous communiquer le pacte d'actionnaires, couvert par les clauses de confidentialité liées au secret des affaires, mais qu'en est-il du contenu de l'accord de Lyon entre l'État français et l'État italien, que nous n'avons pas non plus obtenu ?

Vous indiquez également que notre commission ne dispose pas des prérogatives nécessaires. Or l'article 153 de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) permet aux présidents des commissions chargées des affaires économiques et les rapporteurs généraux des commissions chargées des finances de chaque assemblée d'obtenir des informations lors de rachats stratégiques. Il prévoit qu'ils peuvent conjointement « procéder à toutes investigations, sur pièces et sur place, de l'action du Gouvernement en matière de protection et de promotion des intérêts économiques » et que « tous les renseignements et documents administratifs qu'ils demandent dans le cadre de ces investigations [...] doivent leur être fournis, sous réserve des renseignements et documents protégés par le secret de la défense nationale. » Je ne pense pas qu'il y ait ici de secret de la défense nationale, à moins que les paquebots de croisière ne remplissent des missions cachées ? Il s'agit ici de protéger des intérêts économiques. Nous avons donc là un différend.

J'en viens aux différents points qui nous préoccupent aujourd'hui.

Vous avez évoqué dans la réponse que vous m'avez adressée hier la constitution d'un champion européen de la construction navale. Notre commission est naturellement favorable à la constitution de champions européens et d'une politique industrielle volontaire basée sur de tels champions. Mais quand on écoute les différents protagonistes, d'autres motivations sont avancées et de nombreuses craintes sont soulevées.

Quel est au fond le but de la cession de l'un des fleurons de l'industrie française ? J'imagine que la principale motivation n'est pas les recettes de trésorerie liées à la cession de 50 % du capital des Chantiers actuellement détenus par l'État. Elles ne sont évidemment pas à la hauteur des besoins des finances publiques. S'agit-il d'écarter de l'actionnariat d'État une entreprise dans un secteur connu pour ses retournements cycliques, alors que les dernières commandes engrangées témoignent pourtant de son attractivité ? Ce type d'entreprise, dont les contrats sont longs et l'activité cyclique, a besoin d'un actionnaire solide et patient. Ou bien choisissez-vous de céder le dernier champion français de la construction navale civile dans l'objectif de sauver votre projet de coopération renforcée dans le domaine militaire, entre Fincantieri justement, et Naval Group ? Ce package entre un accord civil et militaire est-il l'objet des accords franco-italiens du sommet de Lyon ? Quel que soit l'objectif, si ces Chantiers doivent être cédés, il importe de prendre un grand nombre de précautions.

Vous nous répondrez, je n'en doute pas, que le Gouvernement a obtenu de l'acquéreur Fincantieri des engagements protecteurs. Laissez-moi rappeler les risques mentionnés lors de nos auditions.

Fincantieri, principal concurrent des Chantiers, ne sera-t-il pas tenté de privilégier ses nombreux sites italiens et ses fournisseurs locaux, ce qui mettrait en péril le carnet de commandes et l'écosystème local de Saint-Nazaire ? C'est ce qui s'est passé après le rachat par Fincantieri des chantiers norvégiens de l'entreprise Vard. Quelles garanties sont apportées s'agissant de la répartition des charges de production entre nos chantiers et les chantiers italiens ? Que se passera-t-il si le marché se rétracte et s'il faut arbitrer entre les différents sites ? Pensez-vous qu'un actionnaire italien privilégiera le site français ?

Le partenariat entre Fincantieri et le géant public chinois CSSC, visant notamment la construction en Chine de grands paquebots, ne met-il pas en péril l'existence même de la construction navale civile européenne ? Comment des transferts de production et, à terme, de savoir-faire, par ailleurs peu brevetés, pourront-ils être évités alors que la Chine est décidée à mettre sur pied sa propre industrie de paquebots ? La Chine est certes déterminée, mais devons-nous lui faciliter la tâche ?

Revenons sur les engagements que vous allez nous présenter dans le détail.

L'accord final prévoit la vente par l'État français de 50 % des Chantiers à Fincantieri et le « prêt » de 1 % supplémentaire afin de lui conférer le contrôle de l'entreprise. Ce prêt sera réexaminé régulièrement, puis pourra être vendu définitivement à Fincantieri au bout de douze ans. Par ailleurs, un pacte d'actionnaires, dont on ne connaît pas exactement le contenu, listerait un certain nombre d'engagements. Enfin, des protections sur les intérêts militaires seraient prévues au titre de la procédure de contrôle des investissements étrangers.

Que se passera-t-il si Fincantieri revient sur ses engagements entre deux clauses de revoyure ? Le Gouvernement pourra-t-il réagir rapidement et protéger le site et les savoir-faire de Saint-Nazaire ? Que se passera-t-il dans douze ans ?

Si Fincantieri brise ses engagements au titre du pacte d'actionnaires, qui sera chargé de sanctionner ses manquements ? Quelle institution ? Au vu de la sensibilité diplomatique du dossier, qu'est-ce qui garantit que le Gouvernement saura défendre les intérêts des Chantiers face à son partenaire italien, compte tenu des enjeux militaires ?

Je rappelle que les engagements au titre de la procédure de contrôle des investissements étrangers n'avaient pas suffi dans le cas d'Alstom et de General Electric . Êtes-vous sûr qu'ils suffiront cette fois-ci ?

L'État associera-t-il les partenaires locaux - région, agglomération, entreprises locales - à l'évaluation du respect des engagements ou le Gouvernement entend-il le faire seul ?

Par ailleurs, le Gouvernement s'engage-t-il devant notre commission à recourir à la Commission des participations et des transferts afin d'évaluer la valorisation des Chantiers de l'Atlantique ? Compte tenu de ses excellentes performances actuelles, son prix a probablement augmenté depuis 2017.

Pour conclure, nous attendons désormais tous la décision de la Commission européenne, laquelle devrait intervenir d'ici le 17 avril prochain. Monsieur le ministre, en cas de rejet du rachat par Bruxelles, j'imagine que vous avez réfléchi à un « plan B » ? Votre rôle est bien d'anticiper toutes les hypothèses. Celui-ci associera-t-il mieux les collectivités locales, qui sont prêtes, le cas échéant, à participer à un projet de reprise, ainsi que l'écosystème local de cotraitants, qui pourraient augmenter leur participation ? Recherchez-vous de nouvelles pistes de partenariats industriels qui respectent la spécificité et les savoir-faire des Chantiers ? Seriez-vous opposé à la prise de participation des clients, dans des conditions particulières ?

J'espère, monsieur le ministre, que vous entendez notre demande de transparence sur ce rachat, qui suscite de nombreuses interrogations et inquiétudes.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances . - Je suis particulièrement heureux de participer à cette réunion ce matin sur l'avenir des Chantiers de l'Atlantique et son rapprochement avec Fincantieri. Je pense que c'est un enjeu majeur et je suis heureux que le Sénat y accorde toute son attention.

J'indique dès à présent que vous aurez évidemment accès à toutes les informations que vous souhaitez, madame la présidente, et j'informe les sénateurs présents que les accords de Lyon sont accessibles à tous sur le site du ministère.

Je souhaite d'abord inscrire cette opération dans le cadre de la stratégie industrielle globale que nous mettons en place depuis maintenant près de trois ans. Cette stratégie, que je ne cesserai de défendre, est une stratégie de souveraineté industrielle. Cette souveraineté est absolument critique pour l'avenir de notre pays au XXI e siècle. Elle fera la différence entre les pays producteurs et les pays consommateurs, entre les pays qui définiront les technologies d'usage et ceux qui ne feront que les consommer, entre ceux qui garderont un certain niveau de prospérité et ceux qui s'appauvriront. La spécificité de l'industrie, c'est qu'elle garantit des qualifications, des rémunérations élevées, et donc une prospérité pour tous les territoires ayant encore des activités industrielles. Je crois à une souveraineté industrielle nationale, mais aussi européenne. Toutes les décisions que je prends depuis trois ans, qu'elles soient financières, réglementaires ou économiques, visent à bâtir et à renforcer cette souveraineté.

Vous avez évoqué la société Photonis. Cette très belle entreprise, qui compte plus de 1 000 salariés et conçoit des équipements pour les lunettes de vision nocturne de l'armée française, appartient aujourd'hui au fonds d'investissement Ardian, lequel souhaite la céder à Teledyne, un repreneur américain de grande qualité travaillant déjà avec la direction générale de l'armement. On peut entourer cette reprise éventuelle d'un certain nombre de garanties au titre des investissements étrangers en France. C'est l'option qui est sur la table depuis plusieurs semaines, mais il en existe une seconde : la reprise de cette entreprise par un grand acteur industriel militaire français. Ce serait une meilleure option pour notre pays. N'y voyez pas une critique contre Teledyne ou contre nos alliés américains. Nous avons simplement le souci de garantir la souveraineté technologique française, sachant que nous sommes parmi les leaders mondiaux de cette technologie sensible.

Les champions industriels doivent aussi être européens, car la partie se joue aujourd'hui entre les États-Unis, la Chine et le continent européen. Dans un certain nombre de secteurs, pour avoir les capacités d'investissement nécessaires, la seule taille raisonnable, c'est la taille européenne. C'est ce qui m'a amené à pousser un certain nombre de dossiers de rapprochement auxquels je crois profondément, car ils nous permettent de faire jeu égal avec la Chine et les États-Unis en termes d'investissements et de chiffre d'affaires.

J'évoquerai tout d'abord le secteur ferroviaire. Face à un géant chinois comme la China Railroad Rolling Stock Corporation (CRRC), fruit de la fusion des deux plus grandes compagnies ferroviaires chinoises et leader mondial aujourd'hui de la construction ferroviaire, il est indispensable de rapprocher les capacités ferroviaires en Europe. J'ai essayé de le faire entre Alstom et Siemens, mais la Commission européenne s'y est opposée. Ce rapprochement franco-allemand était pourtant naturel et se caractérisait par une véritable complémentarité technologique. Je me réjouis de voir que, aujourd'hui, Alstom se rapproche de Bombardier. Il va ainsi pouvoir constituer un géant de classe mondiale.

Je connais les inquiétudes des salariés, notamment dans le nord de la France, qui craignent des regroupements de compétences et des risques pour l'emploi. J'ai très longuement fait le point avec Henri Poupart-Lafarge la semaine dernière et je lui ai confirmé que l'État serait très vigilant sur la manière dont cette opération serait conduite, s'agissant notamment de l'emploi et des sites industriels, comme celui de Reichshoffen. J'ai la conviction que la fusion entre Alstom et Bombardier augmentera la puissance du nouveau groupe et qu'elle permettra de garantir un plan de charge et de préserver l'emploi.

J'évoquerai ensuite le secteur nanoélectronique, dans lequel la France connaît un succès spectaculaire. STMicro, résultat de la fusion entre un groupe français et un groupe italien, est un succès de classe mondiale. STMicro est l'un leaders mondiaux les plus performants dans le domaine des semi-conducteurs. Il fournit aujourd'hui tous les géants du secteur numérique. C'est bien la preuve que les champions industriels européens ont du sens.

J'évoquerai par ailleurs le secteur automobile, qui amorce un virage rapide et spectaculaire vers l'électrique et le véhicule autonome. Aucun constructeur n'a seul les moyens de financer des batteries électriques, qui proviennent à 85 % de Chine ou de Corée du Sud. Nous n'avons pas attendu le coronavirus pour considérer qu'il était déraisonnable que nos approvisionnements dépendent à ce point de ces pays. Sur proposition de PSA et de Carlos Tavares lui-même, nous avons décidé il y a près de trois ans de lancer une filière de batteries électriques entre la France et l'Allemagne. Nous avons mis en place un partenariat industriel entre PSA, Saft, Total et Opel, un financement franco-allemand, à hauteur d'un milliard d'euros de part et d'autre du Rhin, nous avons le soutien de la Commission européenne, qui nous permet d'apporter des aides d'État à un projet industriel. Aujourd'hui, d'autres nations européennes nous rejoignent, en particulier la Pologne, qui va garantir le recyclage des batteries.

Concrètement, une usine pilote a été inaugurée par le Président de la République il y a quelques semaines à Nersac en Nouvelle-Aquitaine, une usine de production sera installée dans le nord de la France en 2022 et une autre, de 2 000 salariés, verra le jour en 2024 en Allemagne. Au bout du compte, les Français seront doublement gagnants : en termes de souveraineté industrielle - nous disposerons de nos propres batteries pour nos véhicules électriques - et d'un point de vue environnemental. Ces batteries émettront en effet deux fois moins de CO 2 que les batteries chinoises. Cela renforce ma détermination à avancer vers cette souveraineté européenne et nationale.

J'évoquerai enfin le domaine spatial, dans lequel il me semble indispensable de réfléchir au rapprochement des trois acteurs européens que sont Avio en Italie, OHB en Allemagne et ArianeGroup en France. Le développement de l'aventure spatiale européenne étant stratégique pour notre indépendance, il serait bon que des rapprochements puissent s'opérer afin que nous puissions dégager des capacités d'investissement et des moyens financiers plus importants. Je rappelle que c'est grâce à l'aventure spatiale européenne que le système de géolocalisation Galileo, qui est aujourd'hui plus performant que le GPS, a pu être développé. Il garantit notre souveraineté en cas de conflit ou de difficulté majeure.

Dans l'industrie navale militaire, le rapprochement entre Naval Group et Fincantieri a permis de créer la joint-venture Naviris. Nous évoquons aujourd'hui le rapprochement entre les Chantiers de l'Atlantique et Fincantieri. Je tenais à inscrire ce rapprochement dans cette ambition industrielle européenne.

Pour que cette stratégie industrielle puisse fonctionner, il faut qu'elle s'appuie sur un certain nombre de piliers simples et efficaces. Le premier, c'est un financement. Nous avons besoin de financement pour développer une solide industrie nationale et européenne, en mesure de rivaliser avec l'industrie chinoise ou américaine. Cela a trop souvent été l'angle mort de nos politiques industrielles. L'industrie, c'est d'abord du capital. Nos choix fiscaux visent principalement à alléger la fiscalité sur le capital afin de dégager des moyens de financement pour notre industrie. L'union des marchés de capitaux en Europe a également vocation à dégager des moyens de financements européens, et non pas étrangers, pour notre industrie. La création du Fonds pour l'innovation du rupture, de 10 milliards d'euros, permettra de financer les innovations de rupture dans l'industrie.

Le deuxième pilier, ce sont les partenariats industriels, je n'y reviens pas. Tout ce que j'ai dit sur les batteries électriques vaut pour l'intelligence artificielle, l'hydrogène ou le calcul quantique sur lesquels nous allons avancer dans les mois et les années à venir.

Le troisième pilier, indispensable, est la protection. Il serait en effet contradictoire de déployer des moyens financiers publics importants pour financer la recherche de nouvelles technologies dans l'intelligence artificielle, le calcul quantique, le transport, les énergies renouvelables, si c'était pour que nos jeunes start-up soient rachetées par une entreprise américaine ou chinoise. Le renforcement du décret sur les investissements étrangers en France vise justement à éviter le pillage des technologies françaises financées par le contribuable. Ma responsabilité de ministre de l'économie et des finances est de garantir que chaque euro du contribuable qui a servi au développement d'une start-up en France, avec des technologies de pointe, ne soit pas racheté le lendemain par une grande entreprise, numérique ou autre, américaine ou chinoise. Sinon, je devrais expliquer aux contribuables français que leurs impôts servent au développement de géants industriels étrangers... Il faut savoir protéger des technologies qui sont le fruit de l'investissement des Français, du contribuable français.

Enfin, si nous voulons remporter un vrai succès dans cette politique industrielle de souveraineté, nous devons faire évoluer le droit de la concurrence. Nous avons fait des propositions en ce sens à Mme Margrethe Vestager. Il faut faire évoluer également les politiques industrielles de l'Union européenne. Je me réjouis, à cet égard, des propos récents du commissaire européen M. Thierry Breton, qui a parfaitement compris les enjeux de souveraineté liés à l'industrie.

Vous m'interrogez sur l'opération entre les Chantiers de l'Atlantique et Fincantieri. Quel est l'état des lieux de la construction navale civile en Europe ? Il y a trois acteurs majeurs sur ce segment : Fincantieri, l'Allemand Meyer Werft, et les Chantiers de l'Atlantique. Ces derniers sont en position de force, puisqu'ils ont tous les atouts pour s'imposer en Europe comme leader : ils ont les compétences, ils ont les technologies et leur carnet de commandes est rempli jusqu'à 2030. Les concurrents n'ont pas la même visibilité. Je rends donc hommage au savoir-faire des Chantiers de l'Atlantique : si nous en sommes là, c'est d'abord grâce à ce savoir-faire exceptionnel, que nombre d'entre vous ont pu admirer sur place, et grâce à la compétence, au savoir-faire et à l'engagement des salariés des Chantiers de l'Atlantique. Pour autant, les chantiers navals européens sont exposés à trois fragilités.

La première, c'est que les armateurs mondiaux ont un pouvoir de marché si fort qu'il réduit les marges de tous les chantiers civils dans le domaine de la construction navale. Or, il ne s'agit pas d'une industrie où les marges seraient de 10 %, de 25 % ou plus encore, comme dans les industries digitales. Les armateurs mondiaux, bien entendu, jouent sur cette faiblesse.

La deuxième, c'est que l'hégémonie européenne sur ce marché est fortement concurrencée par l'émergence d'acteurs étrangers, en particulier la China State Shipbuilding Corporation (CSSC), qui pourrait parfaitement devenir, dans quelques années, l'équivalent de la CRRC dans le rail.

Je voudrais vous appeler à la lucidité : il ne faut pas se payer de mots. Voilà des années qu'on m'explique qu'il n'y aura pas d'avions de ligne chinois, ou qu'il n'y aura pas de concurrence ferroviaire chinoise parce que nos TGV sont les meilleurs, et de même pour la construction navale. Or la réalité est radicalement différente. La manière dont la CRRC a explosé sur le marché ferroviaire dans des délais très courts, avec des capacités financières considérables, et des qualités technologiques quasi équivalentes à celle des Européens, devrait nous servir de leçon à tous. Voilà des mois que j'explique à la Commission européenne que le rachat de Vossloh, par exemple, ou la manière dont les Chinois prennent pied sur les marchés du transport en Europe de l'Est, sont des sujets de préoccupation. On m'avance à chaque fois de nouveaux arguments : il ne s'agit que de la traction, et non de l'ensemble du train ; ce n'est que du transport de marchandises, et pas de la grande vitesse ; cela ne concerne que l'Europe de l'Est, et pas l'Europe de l'Ouest... Mais à chaque fois, cela va un peu plus loin, et les Chinois prennent pied sur le marché ferroviaire européen, exactement comme je l'annonce depuis trois ans. Je pense qu'il en ira de même sur le marché de la construction navale. Nous devons donc être vigilants.

La troisième fragilité, c'est le risque de retournement de cycle, qui est malheureusement d'actualité : il est évident que le coronavirus aura un impact fort sur le marché des croisières, au moins pour les mois à venir.

S'agissant du cas spécifique des Chantiers de l'Atlantique, je rappelle que c'est une vieille histoire. Les Chantiers de l'Atlantique sont issus de la fusion, en 1955, des Ateliers et Chantiers de la Loire, et des chantiers de Penhoët basés à Saint-Nazaire. En 1956, ils construisent le paquebot France, première grande réalisation. En 1976, ils fusionnent avec Alstom et donnent naissance à Alstom Marine - et vous savez que je leur ai permis de récupérer leur nom d'origine, auquel ils étaient attachés. Pendant 30 ans, le groupe Alstom va développer l'activité, diminuer le temps de construction des paquebots, et permettre aux Chantiers navals de Saint-Nazaire de s'imposer comme un des leaders mondiaux dans la construction navale.

En 2006, Alstom décide de se séparer de celles de ses activités qui ne sont plus au coeur de sa stratégie industrielle, et cède ses chantiers à l'entreprise norvégienne Aker Yards, qui prend 75 % des parts dans les Chantiers de l'Atlantique. En octobre 2007, l'entreprise coréenne STX lance une opération inamicale sur cette société norvégienne et la rachète. Pourtant, STX n'est pas spécialisée dans la construction de paquebots de croisière, mais beaucoup plus dans celle de barges qui ne nécessitent pas le même niveau de sophistication. STX rachète d'abord 38 % des parts. Puis, elle prend le contrôle complet en 2008.

C'est à ce moment que l'État français décide d'acquérir 33 % la société STX France, anciennement Chantiers de l'Atlantique, pour protéger l'emploi et les savoir-faire industriels. Mais, comme je vous le disais, STX n'est pas spécialisée dans la réalisation de paquebots, qui demande des savoir-faire sur la stabilité, les turbines, les machines, l'équipement, l'accastillage, bref sur tout ce qui va avec un paquebot de croisière.

Les années passent, STX se fragilise et, en 2013 survient un premier signe de faiblesse. En 2016, STX Europe est en liquidation. Nous devons alors trouver une solution pour STX France. Le Président de la République de l'époque, François Hollande, signe un premier accord, en avril 2017, et il cherche un partenariat avec la partie italienne. Cet accord est signé sur la base d'un actionnariat cible. Je n'en critique pas le principe : le Président de la République de l'époque a voulu trouver une consolidation industrielle pour les Chantiers de l'Atlantique. Mais sur les modalités de l'accord, nous avons exprimé des doutes et pris d'autres décisions. L'accord initial de 2017 donnait à la partie italienne, composée de Fincantieri et d'une fondation italienne, 53 % - c'est-à-dire un contrôle total - sur les Chantiers de l'Atlantique. On avait beau nous expliquer que cette fondation italienne ne participait pas directement du bloc italien, il n'empêche que cela faisait un bloc italien à 53 %. Il n'y avait plus de moyens pour faire respecter les engagements à maintenir l'emploi, les technologies et le savoir-faire en France. Nous avons considéré, avec le Président de la République, que le risque était trop important, et nous avons décidé de dénoncer cet accord, et d'en bâtir un nouveau.

J'ai donc pris une décision rare pour un ministre de l'économie et des finances, surtout appartenant à cette majorité : j'ai nationalisé de manière temporaire les Chantiers de l'Atlantique, en faisant valoir nos droits de préemption. Cette décision fut d'ailleurs très populaire ! Il est vrai que j'avais d'abord cherché un accord avec la partie italienne mais, puisqu'il n'y avait pas de révision possible et que nous estimions que les intérêts stratégiques de la France n'étaient pas suffisamment préservés, je n'ai pas hésité à nationaliser. Vous voyez donc que, lorsqu'il faut défendre les intérêts stratégiques d'une industrie française, dans le domaine de l'espace, de la construction navale ou du ferroviaire, je n'hésite pas à recourir à l'artillerie lourde.

Bien nous en a pris, puisque nous sommes parvenus à un accord beaucoup plus équilibré : 50 % pour l'État, pour Naval Group et pour des entreprises locales, qui ont 1,6 % dans le capital de l'entreprise, et 50 % pour Fincantieri, avec un prêt de titres à 1 % à l'entreprise italienne pendant douze ans. Si, pendant ces douze années, Fincantieri ne respecte pas un certain nombre d'engagements, l'État peut reprendre son prêt de titres et bloquer toute décision italienne.

Ces engagements sont de divers types. Il s'agit d'abord d'engagements de préservation des emplois et de respect des plans d'embauches prévus. Il y a aussi des engagements sur la préservation des sous-traitants du secteur, qui sont associés au capital de l'entreprise et ont un carnet de commandes plein pour les dix années qui viennent. Et il y a un engagement, surtout, sur la propriété intellectuelle - c'est celui qui demande la plus grande vigilance. Aucun transfert de technologie ne doit se faire dans des chantiers situés en dehors de l'Europe, et surtout pas vers les chantiers chinois de la co-entreprise que Fincantieri développe avec la CSSC. Si ce point-clé de l'accord n'était pas respecté, cela nous amènerait à reprendre immédiatement le prêt de titres de 1 %. Il y a aussi des garanties en matière d'investissements, pour maintenir le carnet de commandes, soutenir l'activité des énergies marines renouvelables, et enfin des garanties sur le pouvoir de l'État, qui dispose d'un droit de véto sur la nomination du président et du directeur général, sur la fermeture ou la réduction des activités, sur la vente d'actifs, ou encore sur des partenariats stratégiques en matière militaire.

Je considère donc que cette opération se fait dans les conditions de sécurité attendues, légitimement, par les parlementaires, par les Français et par les salariés, sur les intérêts stratégiques des Chantiers de l'Atlantique. Nous soutenons cette opération entre Fincantieri et les Chantiers de l'Atlantique, qui nous donnera la taille critique nécessaire pour faire face à la concurrence chinoise, comme nous l'avons encore dit à la partie italienne la semaine dernière à Naples lors du sommet franco-italien. Malgré tout, cette opération reste suspendue à une décision de la Commission européenne. Si elle devait être refusée, il ne faut pas avoir d'inquiétude pour les Chantiers de l'Atlantique, qui auraient d'autres possibilités et, en tous cas, avec leur carnet de commandes, leur savoir-faire, et le soutien des entreprises locales, auraient la capacité de résister dans les années qui viennent et de faire face pour imaginer d'autres partenariats. Je le redis, notre priorité est la réalisation de cette opération.

M. Franck Montaugé . - Merci pour cet exposé extrêmement clair et même pédagogique, comme souvent ! Vous avez très clairement présenté votre stratégie de souveraineté industrielle, au plan national comme international. Nous vivons un épisode mondial particulier, de nature sanitaire. On entend dire que la mondialisation économique pourrait s'en trouver modifiée, avec des relocalisations et de nouvelles stratégies de production sur le continent européen. Y croyez-vous ? Comment le Gouvernement français, dans le cadre des institutions européennes, peut-il accompagner ces mutations ?

Indépendamment de l'opérateur chinois que l'on connaît, et à l'égard duquel nous avons légiféré pour poser des garanties en matière de sécurité des données, quelle est la stratégie du Gouvernement en matière de déploiement de la 5G ? J'ai lu que le Gouvernement allait prioriser le développement territorial de la 5G sur les « Territoires d'industrie ». Est-ce exact ? De l'industrie, il y en a sur l'ensemble du territoire national, en particulier dans les territoires ruraux, qui ne font pas partie de la géographie des « Territoires d'industrie ». Je ne voudrais pas qu'à cette occasion on pénalise et handicape des entreprises qui ne sont pas dans ce programme et qui devraient attendre l'arrivée de la 5G dont ils ont besoin comme les autres.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Comment l'État français envisage-t-il de peser sur la fusion entre le constructeur italien et le constructeur français ? Au premier trimestre 2019, Fincantieri a signé un accord de coopération, dit Poséidon, avec Naval Group. Cela ne l'a pas empêché, quelques semaines plus tard, de lancer un recours devant la justice roumaine, pour demander l'annulation de l'appel d'offres qui avait été lancé et gagné par Naval Group.

M. Franck Menonville . - Il y a trois grands groupes européens. Le choix du rapprochement entre l'italien et les Chantiers de l'Atlantique est pris. Quelles sont les synergies et les complémentarités technologiques et industrielles, par exemple en matière de mobilités propres ?

M. Serge Babary . - On comprend bien le souhait de mettre en place un champion européen de taille internationale. Pendant qu'on en discute, les Chinois se sont rapprochés, en faisant un champion de taille super internationale. Nos débats, sur le Vieux Continent, donnent toujours le sentiment de batailles d'arrière-garde. Les Chinois, par principe, recherchent toujours les technologies que possèdent les autres, pour les concurrencer. Quels dispositifs protègent nos technologies ? Vous avez parlé d'une douzaine d'années pendant lesquelles l'opération va être sous surveillance. Déjà, les Chinois ont pris une avance considérable.

M. Daniel Gremillet . - Je partage complètement votre propos, monsieur le ministre, surtout dans une Europe après Brexit, dont on voit bien la frilosité budgétaire : sur le seul sujet vraiment communautaire qu'est l'agriculture, l'Europe peine à montrer sa détermination. Au niveau industriel, il faut être au rendez-vous de l'Histoire, en affirmant une autorité et une capacité à avoir des leaders au niveau européen. Au fond, le Brexit a manifesté aussi une forme d'exigence de plus d'Europe. Vous dites que beaucoup pensaient que cela ne pouvait pas arriver sur le ferroviaire... Nous sommes quelques-uns à y avoir songé ! La situation d' Airbus Defence and Space révèle aussi l'absence de volonté politique européenne, qui a des conséquences industrielles pour notre pays et pour nos territoires.

M. Yves Bouloux . - Merci pour votre exposé très clair. Un sujet douloureux dans notre département est celui des fonderies du Poitou, que vous connaissez bien. Avec Mme Pannier-Runacher, vous avez été impliqué fortement sur ce dossier, et une première phase encourageante a suscité un fragile espoir, avec la reprise de Liberty Group , pratiquement sans dommages humains. Malheureusement, la transition inéluctable de cette industrie se voit imposer une très forte accélération, que personne n'avait imaginée dans un si court délai, notamment sur le secteur fonte. En effet, Renault, principal donneur d'ordre, vend vraiment beaucoup moins de moteurs diesel. Il y a un enjeu important. M. Marc Glita, le délégué interministériel aux restructurations d'entreprises, que j'ai vu récemment à Poitiers, assure que ce sujet est bien suivi. Quelle est votre vision de cette transition très forte, qui comporte un enjeu important pour plusieurs centaines d'ouvriers ?

Mme Anne-Catherine Loisier . - J'ai pris bonne note de votre détermination à ce que l'Union européenne protège notre savoir-faire industriel. Quelle est la solidité de cette vision politique partagée ? Avez-vous à ce stade des engagements et des garanties à long terme ? Cette stratégie s'applique-t-elle à la 5G ? Je pense aux menaces américaines qui pèsent sur Nokia et Ericsson.

Mme Sylviane Noël . - Je suis sénatrice d'un département qui concentre un grand nombre de sous-traitants de l'automobile, notamment dans l'industrie du décolletage. Avec le déclin annoncé de la motorisation diesel et la montée en puissance de la voiture électrique, cette filière industrielle est en plein questionnement. Elle doit se restructurer dans des délais rapides. Le crédit d'impôt recherche (CIR) revêt une importance toute particulière pour les petites PME. Des actions en reprise liées au CIR sont menées par l'administration fiscale pouvant remonter jusqu'à 2015. Quel est votre point de vue ?

M. Daniel Laurent . - La question des sanctions américaines est un sujet qui nous taraude tous. Nous avons auditionné hier M. Guillaume Faury, président exécutif d'Airbus, que j'ai interrogé sur les conséquences, notamment pour la filière viticole, des droits de douane supplémentaires imposés par les États-Unis dans le cadre du contentieux de l'Organisation mondiale du commerce impliquant les avances remboursables versées par quatre États européens à Airbus. Airbus souhaite que, dans le rapport de force avec les États-Unis, le soutien de l'Europe soit à hauteur des enjeux pour défendre les filières impactées. M. Faury a clairement parlé de guerre commerciale. Airbus souhaite faire bloc avec les filières qui ont été aspirées alors qu'elles sont complètement étrangères au conflit. Les filières viticoles françaises sont très impactées. En fin d'année, les baisses d'achat étaient de l'ordre de 40 %. Ces filières ont besoin de réponses concrètes. La compensation financière est une chose, mais quand on perd des parts de marché, d'autres s'en saisissent et on ne les retrouve pas forcément ensuite !

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Après les attentats, les grèves et les manifestations des gilets jaunes, nous voilà maintenant confrontés au Covid-19. Cette épidémie est une véritable tragédie économique. Nos hôtels reçoivent des annulations, nos commerces voient leurs ventes baisser. Que faire pour aider nos PME et nos TPE, sont dans l'impasse ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Pour en revenir aux Chantiers de l'Atlantique et à Fincantieri , on a peu évoqué le risque chinois. Vous avez parlé de la protection de la propriété intellectuelle pour l'accord Fincantieri , mais il s'agit plutôt ici de protéger un savoir-faire. Comment éviter que la capacité d'assembleur de l'entreprise ne soit captée par les Chinois ? Quelles seront les garanties concrètes pour les cotraitants ? Qui sera chargé de sanctionner les manquements aux pactes d'actionnaires ? Quelle assurance avons-nous que le contrôle sera meilleur que pour le rachat d'Alstom par General Electric ? Le Gouvernement s'engage-t-il à recourir à la Commission des participations et des transferts (CPT) afin de réévaluer la valeur des Chantiers de l'Atlantique ? Celle-ci a probablement évolué depuis 2017.

M. Bruno Le Maire, ministre . - Nous procéderons effectivement à une réévaluation des Chantiers de l'Atlantique avec l'Agence des participations de l'État.

Il convient de faire une différence entre un géant industriel énergétique américain et un champion industriel italien. On ne peut pas se battre pour la souveraineté européenne et mettre sur le même plan Fincantieri et General Electric.

C'est bien l'État qui sera responsable de faire respecter les obligations de la partie contractante et de sanctionner les manquements.

En ce qui concerne la politique d'approvisionnement, Fincantieri s'engage à la préservation du tissu des sous-traitants régionaux. Cela figure en toutes lettres dans le pacte d'actionnaires. Il s'engage également à respecter le plan d'embauche triennal présenté par les Chantiers de l'Atlantique, soit 200 recrutements nets. Les savoir-faire seront également protégés.

Franck Montaugé m'a interrogé sur l'impact du coronavirus. Cette épidémie ne fait qu'accélérer la prise de conscience qu'il est nécessaire de repenser la mondialisation. La France a adopté depuis trois ans une position claire : il importe de repenser les chaînes de valeurs, en ayant à l'esprit deux objectifs stratégiques.

Premier objectif, l'indépendance. Je rends hommage à Carlos Tavares, président de PSA, qui m'a alerté il y a quelques mois sur l'indépendance du secteur de l'automobile par rapport aux batteries électriques par exemple. Cela vaut aussi pour les médicaments : 80 % des principes actifs de nos médicaments sont produits hors d'Europe, dont 40 % en Chine. C'est la même chose en matière d'agriculture.

Deuxième objectif, l'environnement. Le moindre coût ne doit plus être au coeur de la politique économique mondiale. Nous devons mettre l'accent sur le respect de l'environnement. Une batterie électrique fabriquée en Chine produira deux fois plus de CO 2 que si elle est fabriquée en France ou en Allemagne. Il est donc préférable de produire nos batteries en Europe. Certes, le coût est supérieur, mais le jeu en vaut la chandelle. Nous devons compléter cette politique industrielle de souveraineté par un mécanisme d'inclusion carbone aux frontières. On ne peut pas demander à nos industriels de réduire les émissions de CO 2 à l'intérieur de nos frontières et dans le même temps, laisser entrer des produits fabriqués en Chine ! Je le dis avec force, car le combat avec nos partenaires est difficile. Tout cela sera au coeur du Pacte productif que présentera le Président de la République d'ici quelques semaines. On ne peut pas dire à Ascoval ou aux Fonderies du Poitou d'émettre moins de CO 2 , tout en important de l'acier chinois qui coûte 20% moins cher car il est produit avec des procédés plus émetteurs !

Sur la question de la 5G, il n'y aura pas de priorisation des « Territoires d'industrie » : les zones peu denses seront également concernées. Le déploiement de la 5G doit permettre la relocalisation et le développement de l'activité économique dans les territoires isolés.

Madame Renaud-Garabedian, le 1 % de l'État nous permettra de mieux contrôler le respect des engagements par Fincantieri. Créée cette année, la joint-venture dans le domaine militaire fonctionne bien. Le recours en Roumanie n'a pas été déposé par Fincantieri, mais par le néerlandais Damen. L'histoire est donc différente.

Franck Menonville m'a interrogé sur les synergies et la complémentarité. Il existe deux types de complémentarité : sur les marchés et sur les évolutions technologiques. L'un des engagements forts des Chantiers de l'Atlantique est de construire des bateaux qui émettent moins de polluants, notamment des bateaux au gaz naturel liquéfié (GNL). Cela fait partie des complémentarités entre les deux groupes.

Je le redis, à Serge Babary il reviendra à l'État de s'assurer de la maîtrise des engagements. Nous disposons d'un autre instrument : le décret relatif aux investissements étrangers en France, dont nous avons récemment élargi le champ.

Monsieur Gremillet, en matière de champions européens, il convient à la fois d'être ambitieux et lucides. Dans un certain nombre de secteurs, nous ne rattraperons pas notre retard sur les Américains ou les Chinois. Il serait par exemple vain de vouloir concurrencer Microsoft. En revanche, nous pouvons être au même niveau qu'eux, voire meilleurs, dans d'autres secteurs comme les batteries électriques, les énergies renouvelables, les biotechnologies, la santé, etc. Mais cela suppose de faire des choix. À ce titre, j'assume et je revendique le terme de planification économique. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'en revenir aux politiques des années 60, mais plutôt de repérer avec les scientifiques, les financiers et les industriels quels sont les secteurs où la France et l'Europe peuvent réussir. Nous avons défini un certain nombre d'indices. Y a-t-il une appétence sociale des populations ? Disposons-nous d'un outil industriel mature pour que nos industries en profitent ? C'est le cas par exemple pour l'hydrogène avec Air Liquide, ou pour le calcul quantique avec Atos. Il faut investir ces secteurs. Ensuite, existe-t-il un marché qui permette un retour sur investissement ?

La planification que je propose n'est pas une planification du haut vers le bas, mais elle vient du terrain et de la population. L'État n'intervient qu'à la fin pour mettre le tout en ordre de marche. Je crois à l'organisation de nos investissements et aux choix de secteurs stratégiques sur la base de ce qui est proposé par les experts sur le terrain. De la sorte, nous éviterons la dispersion des moyens et l'Europe restera un continent aussi puissant que la Chine et les États-Unis. L'enjeu pour le XXI e siècle est d'éviter le déclassement.

Yves Bouloux, avec les Fonderies du Poitou, et Sylviane Noël, avec l'industrie du décolletage, soulèvent une question absolument stratégique. Ces entreprises ont dépendu pendant des années de l'industrie automobile. Plus de moteurs thermiques, plus d'activité ! Nous nous trouvons face à un vrai tsunami. Il importe d'anticiper cette évolution et de prendre des mesures afin que ces entreprises puissent se renouveler. Mais il y a des conditions, que je vous livre sans ambiguité. Premièrement, il faut améliorer la compétitivité-coût de l'industrie française. J'ai reçu des élus locaux des réponses que je juge inappropriées. Les impôts de production restent trop élevés en France et sont un handicap pour la compétitivité. Deuxièmement, il faut améliorer la formation et la qualification. Troisièmement, il faut mettre l'accent sur l'innovation et les technologies de pointe. Ce n'est pas la masse et le volume qui feront le rendement de l'industrie française, mais la valeur ajoutée. La quatrième condition, sur laquelle j'insiste, car elle n'est pas dans la tradition française, est la solidarité entre les donneurs d'ordre et des sous-traitants. Il faut que nous puissions le faire aussi bien que l'Allemagne, où les donneurs d'ordres arrivent à absorber les chocs de demande, par exemple dans l'automobile.

Daniel Gremillet m'a interrogé sur le vin. Les États-Unis ont imposé 25 % de droits de douane supplémentaires sur les vins tranquilles français. Ils envisageaient d'imposer 100 % de droits de douane sur les vins tranquilles et sur les vins effervescents, si nous ne trouvions pas d'accord sur le sujet de la taxation du numérique, mais cette menace est écartée pour le moment, ce qui nous a demandé des heures et des heures de négociations ! Ces sanctions américaines sont extrêmement pénalisantes pour la viticulture. Nous demandons d'abord la mise en place le plus rapidement possible d'un fonds de compensation européen à hauteur de 300 millions d'euros. Les États-Unis, la Chine et le Royaume-Uni, les trois premiers marchés pour le vin français, sont impactés par les droits de douane, le coronavirus et le Brexit : la situation est compliquée. Deux voies s'offrent à nous. Je privilégie avec le commissaire européen Phil Hogan celle d'un accord global entre les États-Unis et l'Europe sur le cas Boeing-Airbus. Washington a commencé à faire une première ouverture sur les aides qu'il apporte à Boeing. Nous sommes également prêts à en faire sur le fonctionnement des avances remboursables pour Airbus.

La deuxième voie est celle d'un conflit commercial entre l'Europe et les États-Unis. Mais ce jeu de sanctions et de représailles est dangereux, voire suicidaire, en période de fort ralentissement de la croissance mondiale. Quoi qu'il en soit, nous devons être prêts à engager un rapport de force avec nos partenaires américains pour défendre nos intérêts fondamentaux.

S'agissant du coronavirus, son impact sur l'économie française et mondiale sera significatif, très au-delà du 0,1 point de croissance en moins qui avait été annoncé. Je ne donnerai pas de chiffres tant que je n'aurai pas les remontées statistiques de l'Insee, de la Banque de France et de la Direction générale du Trésor.

Notre stratégie repose sur deux piliers fondamentaux. Premier volet, une réponse immédiate et massive pour les entreprises françaises touchées. Je souhaite qu'aucune entreprise française ne puisse se retrouver sur le carreau à cause du coronavirus. Nous avons prévu des allégements de charges sociales, s'il le faut, et des dégrèvements au cas par cas sous 48 heures. J'ai également demandé à Bpifrance de garantir les prêts de toutes les PME qui auraient du mal à trouver de la trésorerie auprès des banques. Je recevrai cet après-midi la Fédération bancaire française pour étudier avec elle les dispositifs pouvant être mis en place. Nous avons classé le coronavirus en cas de force majeure, de sorte que lorsqu'une entreprise accuse un retard dans la livraison d'un marché public, elle ne subisse aucune pénalité. J'ai demandé aux collectivités locales et aux filières industrielles de faire de même. Il faut une mobilisation nationale totale.

Le deuxième volet est un volet de plus long terme. Le choc risque d'être brutal et la réponse doit être coordonnée et massive. Nous nous tenons prêts, le moment venu, à apporter une réponse pour soutenir la croissance au niveau de la zone euro, mais aussi au niveau du G7 et du FMI. Il faut être prêt à soutenir les pays en développement.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous avons bien compris la logique industrielle européenne de regroupement. J'ai néanmoins besoin d'être rassurée sur la complémentarité entre les deux entreprises. Par ailleurs, quid de l'entrisme chinois, qui nous paraît l'aspect le plus inquiétant ? Nous vous proposerons des évolutions législatives pour permettre l'émergence d'un capitalisme territorial.

Mme Anne-Catherine Loisier . - La stratégie de souveraineté européenne industrielle s'étend-elle au déploiement de la 5G ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Contrairement aux États-Unis, nous ne faisons pas de discrimination vis-à-vis de Huawei et des opérateurs étrangers. En revanche, comme il s'agit d'une technologie sensible, nous garantirons sur certains points du territoire notre souveraineté. Nokia et Ericsson sont des entreprises européennes dont les compétences méritent d'être utilisées.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Des menaces américaines ne pèseront-elles pas sur ces entreprises ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Je ne ferai pas de commentaires à ce stade !

Mercredi 28 octobre 2020

Réunion de commission

Réunie le mercredi 28 octobre 2020, la commission a examiné le rapport d'information de Mme Sophie Primas, « Le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique, éviter l'erreur stratégique, construire l'avenir ».

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous en venons à l'ordre du jour. Je suis heureuse de vous présenter aujourd'hui les conclusions du rapport que vous m'avez confié en janvier dernier sur le rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri. Nous avions découvert - ou redécouvert - ensemble l'entreprise de Saint-Nazaire à l'occasion de l'audition de son directeur général M. Laurent Castaing il y a bientôt un an. Les travaux que nous avons menés depuis, ainsi qu'un déplacement dans la Région Pays de la Loire, nous ont permis de mieux appréhender les enjeux spécifiques de cet actif industriel unique.

Avec ce rapport, nous avons aussi saisi l'opportunité de nous pencher sur un cas concret et contemporain de rachat d'un fleuron français. Il s'inscrit à ce titre dans la lignée des travaux menés par nos collègues M. Alain Chatillon et M. Martial Bourquin sur Alstom il y a bientôt trois ans. Mais le Sénat a pu se saisir du dossier, cette fois, avant la vente : j'espère que la voix du Parlement sera entendue, et que le Gouvernement prendra acte aussi bien des risques que des opportunités que nous avons identifiés.

Je ne m'étendrai pas en détail sur l'histoire des Chantiers : je rappelle que l'entreprise, qui avait auparavant appartenu à Alstom, a été cédée en 2006 à un groupe norvégien, lui-même racheté en 2008 par le sud-coréen STX. C'est suite à la faillite de la maison-mère - et non à une quelconque faillite des Chantiers, alors STX France - que s'est posée la question d'un nouveau repreneur. La justice coréenne a retenu le groupe italien de construction navale Fincantieri, principal concurrent des Chantiers, comme repreneur.

L'État français a ensuite dû négocier avec le groupe Fincantieri les conditions du rachat : après qu'un premier accord ait été signé, le Président de la République nouvellement élu, M. Emmanuel Macron, décidait que l'État allait en revoir les termes. Celui-ci a donc « nationalisé temporairement » les Chantiers de l'Atlantique, en achetant la part destinée à Fincantieri. Un accord définitif a finalement été trouvé en février 2018. Pourtant, bientôt trois ans plus tard, la cession n'est pas encore intervenue. Formellement, la procédure est suspendue en l'attente de la décision de la Commission européenne, qui l'examine au regard du droit de la concurrence.

Si l'État, actionnaire majoritaire des Chantiers, est parvenu à un accord avec Fincantieri, vous me demanderez pourquoi nous intéresser à ce rachat déjà quasiment bouclé : parce que les Chantiers de l'Atlantique sont un atout stratégique pour notre pays, et que la cession telle qu'elle est envisagée ne garantit pas son avenir.

Stratégique d'abord, parce que l'infrastructure unique de Saint-Nazaire est la seule à même de produire les grands navires dont la France a besoin pour sa défense. Le porte-avions de nouvelle génération y sera construit - mais qu'en sera-t-il du suivant ? Devrons-nous le sous-traiter à Fincantieri, voire à une autre puissance étrangère ? Une firme de telle dimension serait impossible à reconstruire une fois perdue, au regard des règles urbanistiques et environnementales : je mets au défi tous les maires de France de faire aboutir à notre époque un tel projet d'infrastructure industrielle... Les Chantiers sont donc un maillon indispensable de notre souveraineté militaire.

Stratégique ensuite, parce que les Chantiers de l'Atlantique sont un véritable leader industriel français, comme il n'en existe plus beaucoup. L'entreprise est l'une des trois seules au monde dépositaires du savoir-faire nécessaire à la construction de grands paquebots. Alors que le Japon, la Corée, la Chine ont conquis tous les segments de la construction navale un par un, les paquebots sont le dernier avantage compétitif de l'Europe. Ce n'est pas pour autant une « vieille » industrie : les Chantiers de l'Atlantique s'engagent résolument dans la transition énergétique du transport maritime. Ils construisent les premiers paquebots propulsés au gaz naturel liquéfié et ont développé un prototype de paquebot à voile. Ils opèrent une diversification prometteuse dans les énergies marines renouvelables : ils ont remporté trois appels d'offre pour fournir les sous-stations des parcs éoliens en mer français, et exportent déjà ces produits vers nos voisins européens. L'entreprise possède donc un véritable potentiel de développement.

Enfin, ce savoir-faire unique s'appuie sur tout un territoire industriel, un tissu économique local de fournisseurs et de sous-traitants. Près de 500 entreprises du Grand-Ouest travaillent avec les Chantiers, et d'autres encore dans toute la France. Ce sont près de 9000 emplois directs et indirects. Chiffre assez rare pour être soulevé : 60 % des achats de l'entreprise sont réalisés en France. À l'heure où l'on parle de relocalisation, de souveraineté industrielle, n'est-ce pas là un excellent exemple de filière, de savoir-faire à préserver et à soutenir ? Les Chantiers font preuve d'un véritable ancrage industriel, que l'on ne saurait laisser disparaître à l'aune d'un transfert de production en Italie ou ailleurs.

Pour toutes ces raisons, les Chantiers de l'Atlantique sont donc un atout stratégique pour notre pays. Pourtant, à l'issue de nos travaux, il nous apparaît que la cession décidée par le Gouvernement n'est pas en mesure d'assurer son avenir. Nous avons identifié quatre risques majeurs.

D'abord, le repreneur Fincantieri est lancé dans une stratégie d'expansion à la logique incertaine. Il acquiert plusieurs chantiers en Europe alors que ses capacités sont déjà excédentaires. Un risque de transfert de production vers ses sites italiens est donc identifié. Nous en avons même un exemple : moins de six ans après le rachat d'un chantier norvégien, Fincantieri annonçait la fermeture des sites, supprimant au passage près de deux cents emplois... Sans parler de l'impact sur les fournisseurs : Fincantieri a déjà ses propres sous-traitants et son écosystème local en Italie, faisant douter de la pertinence de conserver un « doublon » de filière en France.

Ensuite, nos craintes sont amplifiées par le partenariat de plus en plus approfondi que Fincantieri tisse avec le géant public chinois de la construction navale, CSSC. La Chine ambitionne aujourd'hui de pénétrer le marché de la croisière et de construire sa propre filière de paquebots - elle l'annonce même très clairement ! Or, Fincantieri consent à coproduire de grands paquebots avec CSSC, mettant en risque le leadership européen sur ce secteur. Nous craignons que le rachat des Chantiers n'accélère ce mouvement de délocalisation, de transfert de savoir-faire et de production, aux dépens du site français.

Troisièmement, nous avons assez vu au cours des dernières années que l'État peine à faire respecter les engagements pris par les acquéreurs, je pense bien sûr à Alstom et General Electric ou à Technip et FMC. Le Gouvernement a refusé de nous transmettre le document listant les engagements de Fincantieri en contrepartie du rachat, ne nous en communiquant qu'un résumé. Plusieurs « garanties » ne sont en réalité que des déclarations d'intentions. L'évaluation est laissée entièrement à la main de l'État : la volonté politique de sanctionner sera-t-elle là au vu des enjeux diplomatiques, et notamment militaires ?

Enfin, la valorisation des Chantiers nous paraît sous-estimée. L'accord prévoit une vente au prix de 2017, c'est-à-dire aux alentours de 59 millions d'euros. Or, l'entreprise dispose actuellement d'un carnet de commandes rempli - même dans la crise actuelle - et elle a beaucoup investi pour se moderniser et se diversifier. L'accord de cession n'en tient pas compte, c'est pourtant là un enjeu pour les finances publiques.

Face à ce constat, que devons-nous faire ? Continuer à nous engager tête baissée dans une opération aux contours incertains, aux risques avérés ? Ou prendre acte qu'il s'agit d'une erreur stratégique, et préparer l'avenir ? C'est la deuxième solution que notre rapport appelle de ses voeux.

D'abord, les circonstances sont propices à repenser le dossier. La cession est enlisée, Fincantieri refusant de communiquer à la Commission européenne les engagements qu'il accepterait de prendre - ce qui jette le doute sur ses intentions... L'accord de cession a déjà été prolongé trois fois, et, sauf nouvelle prolongation, il arrivera à son terme ce samedi 31 octobre. La Commission européenne elle-même ne s'est pas encore prononcée, mais pencherait pour un refus de l'opération, jugée dangereuse pour la concurrence sur le marché.

Ensuite, d'autres alternatives existent : nous l'avons vérifié. Des partenaires privés, français ou européens, seraient prêts à s'engager au capital des Chantiers. Des acteurs locaux aussi souhaiteraient s'ancrer au capital des Chantiers, mais ils n'ont pas été entendus par le ministre de l'économie. Nous pensons donc qu'il est temps de réaliser un nouveau tour de table, pour construire une alternative d'avenir concertée et plus protectrice.

Pour conclure, notre rapport dessine ce que nous considérons être les trois lignes fortes pour tout projet alternatif, afin d'en finir avec l'instabilité et la succession de reprises sans lendemain. Tant de changements d'actionnariat depuis 2006, cela s'avèrerait particulièrement éprouvant pour n'importe quelle entreprise.

D'abord, il faut compter sur un partenaire privé, qui sera porteur d'un vrai projet industriel - qui ne réponde pas seulement à une logique financière ou prédatrice. Les complémentarités doivent être là. Il doit être capable de s'engager sur le long terme et de supporter les aléas conjoncturels de l'activité de construction navale, car c'est une activité qui peine à dégager des excédents et est sujette à des variations conjoncturelles.

Ensuite, l'État doit maintenir une présence au capital, qui reflète les enjeux stratégiques du site, mais qui joue aussi un rôle de stabilisateur. Une minorité de blocage serait un bon compromis.

Enfin, les entreprises locales, mais aussi les collectivités, doivent pouvoir s'engager davantage au capital des Chantiers, dans une logique que nous pourrions appeler le « capitalisme territorial ». Elles sont prêtes à le faire ! Il pourra être nécessaire de passer par la loi pour les autoriser à prendre des participations, en prenant acte du rôle des collectivités dans le développement économique, en particulier les Régions.

Construire l'avenir des Chantiers par un nouveau projet de rachat, cela signifie d'abord reconnaître les erreurs du passé, tourner la page ; puis prendre le temps de la réflexion et de la concertation. C'est en ce sens que plaide notre rapport - et j'espère que le Gouvernement en verra tout le bon sens. Le ministre Bruno Le Maire nous disait en audition la semaine dernière que la France devait trouver de nouveaux moteurs de croissance, d'exportations, de nouveaux champions : voilà un bon exemple de notre potentiel, ne le bradons pas.

M. Daniel Laurent . - C'est un bis repetita, puisque vous l'avez évoqué, notre commission s'était déjà penchée sur le dossier Alstom-Siemens. La France a la chance d'avoir conservé de tels fleurons industriels : il faut que nous fassions tout notre possible pour continuer à les conserver. L'État ne prend pas la mesure du risque. À l'occasion de la mission que j'évoquais, nous avions rencontré le ministre de l'économie Bruno Le Maire et lui avions demandé de nombreuses précisions sur la fusion entre Alstom-Siemens, ce qui nous avait permis de consulter, au ministère, l'accord entre les deux entreprises. Heureusement, la Commission européenne nous avait aidés, en n'autorisant pas cette union. Cela a aidé Alstom, puisqu'ils se sont depuis associés avec Bombardier, ce qui lui a permis de conforter sa position et de se spécialiser. La même chose vaut dans le cas présent. Il faut que nous soyons très réactifs, et que nous agissions pour empêcher le gouvernement de faire n'importe quoi. Ce rapport est très judicieux et je le soutiens tout particulièrement. Je suis prêt à m'investir avec vous pour défendre cette position.

M. Franck Montaugé . - À titre personnel, je partage le constat, les enjeux et une bonne part - si ce n'est la totalité - des propositions de ce rapport. Pouvez-vous rappeler les entreprises et personnels concernés, l'enjeu en termes d'emploi et la composition exacte du capital à ce jour ? Au-delà du montage capitalistique, il y a là un enjeu majeur de compétence, à propos duquel l'un de nos collègues M. Yannick Vaugrenard, sénateur de la Loire-Atlantique, a interpellé le ministre à de nombreuses reprises.

J'aimerais également évoquer la manière dont l'Italie - comme peut-être d'autres pays européens - se positionne par rapport à la Chine, et notamment au projet chinois des « Routes de la soie ». Ne serait-il pas intéressant que l'on aborde ce sujet, qui me préoccupe ? Certaines prises de positions intra-européennes interrogent l'avenir du commerce et de l'activité industrielle au sein même de l'Europe.

Moi-même et mon groupe partageons votre analyse sur le dossier spécifique des Chantiers de l'Atlantique et de Fincantieri : le Gouvernement doit nous donner le détail des engagements qui ont été pris, et présenter une véritable analyse du risque afin que nous puissions juger de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous parlons ici une nouvelle fois de la souveraineté de notre pays dans un cadre européen. Nous ne pourrons dorénavant pas développer notre souveraineté nationale sans des coopérations européennes, mais pas à n'importe quel prix !

Je trouve en outre intéressant que la Commission Européenne prenne le temps qu'il faut pour annoncer sa position au regard du droit de la concurrence. Dans le même temps, je ne pense pas qu'il faille uniquement examiner la dimension concurrentielle dans ce dossier. Vous l'avez dit, d'autres considérations entrent en jeu, notamment en matière militaire, ou comme le maintien de compétences importantes qui sont les nôtres à travers les Chantiers de l'Atlantique et leurs salariés.

M. Fabien Gay . - Il est difficile d'aborder ce sujet aujourd'hui, car le confinement nous a conduits à interrompre les travaux, et nous enchaînons les dossiers, qui sont nombreux en ce moment...

Je partage le fond et les orientations de ce rapport. Nous traitons ici d'une vraie question : ce type de rapprochement relève-t-il d'une logique financière, ou d'une logique industrielle et stratégique ? D'ailleurs, si Fincantieri n'entend pas donner les informations requises à la Commission Européenne, ni aux salariés, c'est qu'il y a un problème, il y a anguille sous roche ! J'étais il y a quinze jours en déplacement à Saint-Nazaire, où j'ai rencontré les personnels des ports et du dock : les salariés y sont aussi dans l'expectative. Dans le cas des Chantiers de l'Atlantique, de vraies interrogations se posent, des menaces planent sur l'emploi. L'un des risques majeurs est que Fincantieri rachète, puis rapatrie les outils et les compétences en Italie, c'est-à-dire ne conserve pas le site de Saint-Nazaire ni ses emplois.

Concernant la présence de l'État au capital, disposera-t-il d'une minorité de blocage, c'est-à-dire d'au moins 34 % ? Ce n'est pas là un petit choix stratégique. Nous sommes tous persuadés que les Chantiers relèvent de la souveraineté nationale, du point de vue civil aussi bien que militaire. La ministre de la mer s'y est déplacée il y a une dizaine de jours de cela, et a parlé de souveraineté industrielle, ce que nous partageons. D'ailleurs, les salariés sont inquiets des développements futurs, notamment pour le volet militaire de l'activité. Rester au capital ne fait pas tout, l'enjeu est la minorité de blocage. Dans le cas d'Engie, on nous a dit : « Ne vous inquiétez pas, l'État aura une golden share, même si sa participation passe en-deçà de 34 % ». Mais on l'a vu dans le dossier Suez-Veolia, même en étant actionnaire majoritaire, même avec une golden share , l'État n'a pas été capable de s'opposer aux décisions prises. Nous aurons un débat collectif au moment du budget, qui portera sur l'Agence de participations de l'État, sur les entreprises dans lesquels l'État s'engage, et la hauteur de ses participations dans un certain nombre d'entreprises industrielles, comme les Chantiers de l'Atlantique.

Notre groupe partage donc les conclusions de ce rapport, les recommandations que vous venez de faire, et le votera.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je partage complètement les conclusions de ce rapport. À l'étape actuelle de la cession, ce qui me préoccupe est notre capacité à bloquer la démarche déjà engagée. Comme le rapport le souligne, ce projet met en danger la souveraineté industrielle, l'emploi et les savoir-faire. Au-delà du seul rapport, qui va je l'espère faire l'unanimité de notre commission, comment alerter au plus haut niveau les pouvoirs publics, pour ne pas revivre le scandale d'Alstom ? Ils évoqueront le rapport, les médias en parleront quelque temps, et ensuite tout risque de continuer, si nous ne prenons pas un acte solennel. Faut-il interpeller le chef de l'État, le Premier ministre, par l'intermédiaire du président du Sénat ? La gravité du projet et l'importance de ce secteur économique mérite que nos travaux soient valorisés, et prolongés par un tel acte solennel. Madame la Présidente, quelle stratégie envisagez-vous pour la suite ? Nous pouvons toujours demander davantage de transparence, mais en réalité, il existe bien quatre risques objectifs, tels qu'ils sont soulignés dans votre rapport. Envisageons maintenant la suite.

Des travaux similaires ont-ils été initiés à l'Assemblée Nationale ?

Mme Martine Berthet . - Nous connaissons d'autres exemples de rachat de nos entreprises visant leurs savoir-faire, dans le but final de supprimer la concurrence sur les marchés - risque que souligne le rapport. Je pense par exemple à Ferroglobe, qui a racheté FerroPem, aspiré ses excédents, et ferme à présent ses deux sites savoyards et son site isérois.

Par ailleurs, permettre la participation des collectivités territoriales au capital des Chantiers de l'Atlantique me paraît être un élément important pour sécuriser les emplois et la cession.

M. Daniel Salmon . - Je partage entièrement les constats de ce rapport et les alarmes qu'il lance. Les risques sont avérés. Ce que j'entends de mes collègues s'appuie sur des réalités que nous voyons depuis de nombreuses années. La souveraineté nationale est capitale : je vois qu'il en est aujourd'hui beaucoup question, et c'est tant mieux. Le monde connaît une guerre commerciale, une mondialisation libérale - que certains ont appelée de leurs voeux - qui nous a souvent servis, mais qui commence à nous desservir très sérieusement. L'État doit rester à la manoeuvre sur des enjeux stratégiques comme celui-ci. La souveraineté, notamment au regard de notre défense, est l'un des enjeux.

Un autre enjeu est la diversification dans lesquelles les Chantiers de l'Atlantique sont engagés. Vous constatez comme moi que le monde de la croisière n'est pas dans la meilleure des situations aujourd'hui et qu'il risque de rester très fragile dans les années à venir. Fincantieri, spécialiste de la croisière, risque de connaître des difficultés. Ce n'est pas le moment de donner un joyau national à une entreprise dans une telle situation. La diversification doit traduire une vision, nous emmener vers l'avenir, vers la transition écologique : vous avez parlé des éoliennes et des navires à voiles. Nous ne devons pas « mettre tous les oeufs dans le même bateau » sous peine de déchanter demain.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci pour vos interventions. Je me félicite tout d'abord du soutien apporté par Daniel Laurent à la ligne stratégique que je vous propose. En réponse aux demandes de précisions de Franck Montaugé, le capital de cette entreprise est aujourd'hui détenu à 84,3 % par l'État, à 11,7 % par Naval Group, tandis que les salariés représentent 2,4 % des parts et les sociétés locales de sous-traitance 1,6 %. Ces dernières souhaitent renforcer leur participation au capital, même si ces PME et ETI n'ont pas les moyens de la porter à 20 ou 30 %. La valorisation de cette entreprise ainsi que le montant de la transaction prévue sont assez difficiles à établir et l'Agence des participations de l'État ne nous a pas apporté de précisions. Nous estimons que celle-ci l'estime à environ 120 millions d'euros : cela nous paraît sous-évalué bien qu'il faille tenir compte des très faibles marges dégagées par ce type d'activité - de l'ordre de 2 %. C'est une industrie très capitalistique, avec de gros outils industriels, et des paquebots de plusieurs centaines de millions d'euros qui ne sont que peu financés par des avances et sont surtout payés à la livraison. La rentabilité est donc faible, ce qui explique que la valorisation puisse vous paraître faible.

Il est prévu que Fincantieri achète 50 % du capital et que l'État lui prête 1 % du capital pendant douze ans, avec des contreparties que l'on ne connait pas : certes, cela permet de ne pas céder la majorité des parts et de préserver une possibilité d'influence ou de blocage dans le pouvoir de décision. Reste cependant la question de savoir ce qui adviendra si Fincantieri ne remplit pas ses engagements : ces 1 % devront-ils être rétrocédés, récupérés ou rachetés ? Tout cela mériterait d'être précisé.

Par ailleurs, les Chantiers de l'Atlantique se caractérisent par un remarquable modèle de sous-traitance locale et d'empreinte économique territoriale : au-delà de ses 3000 salariés, l'entreprise fait travailler 3000 sous-traitants français et 1000 sous-traitants étrangers ; elle réalise également 66 % de ses achats en France, 33 % dans les Pays de la Loire et 90 % en Europe.

Je partage les préoccupations exprimées sur les « Routes de la soie » - sujet sur lequel notre commission devra sans doute approfondir sa réflexion. Je souligne à nouveau que l'opération prévue pour les Chantiers de l'Atlantique, dont nous nous saisissons avant qu'elle n'intervienne, illustre ce que l'on redoute de voir se généraliser, avec l'emprise croissante de groupes chinois ou américains.

Je rappelle que la Commission européenne vient de proposer un mécanisme pour interdire les rachats prédateurs, notamment par des opérateurs chinois, à des prix défiant toute concurrence. Il y a là, par rapport à la « naïveté » qui a pu être autrefois dénoncée, un déclic et une volonté de préservation de notre appareil productif, avec, en complément un système de filtrage des investissements étrangers qui se resserre.

S'agissant des étapes à venir, sur lesquelles Marie-Noëlle Lienemann s'interroge, le Gouvernement ne nous a pas communiqué d'informations sur sa volonté ou pas de reconduire, pour la quatrième fois, samedi qui vient, l'accord conclu avec Fincantieri. Sans cette information, nous ne savons pas ce qu'il adviendra. L'opération est d'ailleurs suspendue à une décision positive de la Commission européenne et, faute de disposer d'indications précises, nous en sommes réduits à attendre samedi pour voir si la conclusion d'un accord sera à nouveau prorogée.

Quant à nos moyens d'actions, je vais mettre toute mon énergie à donner une visibilité à ce rapport. Peut-être proposerons-nous une initiative législative permettant aux collectivités territoriales de rentrer dans le capital des entreprises jugées stratégiques par les Régions, au-delà des possibilités existantes. Avec la promotion de cette forme de « capitalisme territorial », j'apporte ainsi un élément de réponse aux interrogations de Martine Berthet. Ce sera également l'occasion de sensibiliser nos collègues députés à ce sujet.

Dans le prolongement des propos de Fabien Gay, je confirme qu'il s'agit à la fois d'une question financière et industrielle. Il nous faut accompagner le virage vers une plus grande maîtrise de nos actifs industriels, notamment les grands chantiers à vocation souveraine - civile ou militaire - pour y garantir une influence suffisante de l'État. Je précise bien entendu, qu'il ne m'appartient pas de mettre en cause la stratégie de Fincantieri, dont le capital est très étatisé puisque son principal actionnaire est la Caisse des dépôts italienne. Nous soulignons simplement la nécessité de préserver les intérêts des Chantiers de l'Atlantique et de son écosystème sur notre territoire.

M. Jean-Claude Tissot . - Si je comprends bien, le prêt effectué par l'État représente 1 % d'un montant évalué à 120 millions d'euros : c'est une somme très modeste.

Mme Sophie Primas , présidente . - Ce petit pourcentage est cependant stratégique car il permet d'empêcher que Fincantieri ne dispose d'une majorité absolue ; l'État conserve ainsi un droit de regard et un pouvoir de blocage.

M. Franck Montaugé . - En prenant 120 millions comme estimation, l'opération rapporterait à l'État environ 60 millions d'euros, ce qui, à l'heure actuelle, apparaît minuscule. C'est à peine croyable...

M. Daniel Laurent . - Pour la stratégie future, ne serait-il pas judicieux d'inviter dès la semaine prochaine le ministre en charge de l'économie à venir nous informer de la situation et de ses intentions ? Nous l'avons fait pour Siemens et cela me paraît ici aussi pertinent.

Mme Sophie Primas , présidente . - Ces interrogations peuvent aussi faire l'objet d'une question d'actualité et, si nécessaire, nous pourrons entendre le ministre sur ce sujet, de préférence après la discussion budgétaire qui nous occupera de façon assez intense. Je précise que, s'agissant de la somme qui pourrait être récupérée par l'État, il est question d'une vente pour 59 millions d'euros, tandis que l'État a décaissé au total 110 millions d'euros en 2008 pour entrer dans le capital des Chantiers de l'Atlantique ; par ailleurs cette entreprise investit à hauteur de 40 millions d'euros par an, notamment dans ses infrastructures et dans la recherche-développement. Comme je l'ai dit, la valorisation résulte de marges assez faibles sur un chiffre d'affaires annuel moyen d'environ un milliard d'euros, ce qui correspond au prix d'un grand paquebot. Notre déficit commercial étant de 59 milliards d'euros, la vente de paquebots représente tout de même un montant non négligeable.

Je signale également que lors des visites de terrain, c'est le savoir-faire des Chantiers pour gérer l'assemblage des quelques 400 000 pièces qui composent un paquebot et qui est mis en avant comme principale source de valeur ajoutée. Le jour où nos concurrents asiatiques disposeront de cette compétence, notre industrie sera en grand danger car elle devra faire face à des capacités de production bénéficiant d'un coût salarial plus bas. Tel a été le schéma dans le secteur aéronautique. La Chine parviendra, un jour ou l'autre, à acquérir ce savoir-faire, mais ce n'est pas une raison pour accélérer ce processus et leur faciliter la tâche.

M. Jean-Pierre Moga . - En innovation et en recherche-développement, nos chantiers sont reconnus au niveau mondial : il serait vraiment dommage de ne pas préserver ces savoir-faire enviés par le monde entier.

Mme Sophie Primas , présidente . - La France figure parmi les trois premiers constructeurs au monde.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Nous pouvons nous interroger sur les raisons pour lesquelles l'État a fait ce choix, dont l'intérêt national mériterait d'être justifié. La presse a laissé entendre que d'autres critères auraient été pris en compte. Il me semble qu'avant samedi, nous devons d'une part, par une déclaration de la commission, demander officiellement au Gouvernement de ne pas reconduire l'accord, et d'autre part demander un rendez-vous au Premier ministre pour souligner la gravité de la situation.

Mme Sophie Primas , présidente . - Notre réunion sera suivie d'une conférence de presse à laquelle sont inscrits de nombreux journalistes, elle permettra à la commission de communiquer à ce sujet. Il y a effectivement eu, en parallèle, un accord entre Naval Group et Fincantieri pour la construction navale militaire. Peut-être l'avenir des Chantiers de l'Atlantique a-t-il été inclus dans un accord plus global. Nous allons saisir le ministre de l'économie, des finances et de la relance et le Premier ministre sur ce sujet.

Mme Catherine Fournier . - Nous avons bien conscience que Fincantieri a passé des accords avec la Chine. La pérennité et le dynamisme des Chantiers sont évidemment adossés à l'existence d'un marché. La recherche et développement constitue un axe prioritaire à ce titre. Les Chantiers ont-ils une capacité de marché qui leur permettra de rebondir ? Ne pourrait-on pas imaginer que dans la structuration à venir, les sous-traitants aient une plus grande participation au capital des Chantiers ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Il faut noter que malgré la crise sanitaire, le carnet de commande des Chantiers est particulièrement fourni. La totalité des commandes ont pour l'instant été maintenues, car les croisiéristes croient en le développement du marché, notamment en Asie. Les entreprises locales souhaitent entrer dans l'actionnariat, même si toutes ne le peuvent pas malgré une mobilisation forte. Aujourd'hui, leur participation au capital représente 1,6 %, elle ne pourra pas probablement pas excéder 10 %. Notre travail a montré qu'il existe des solutions alternatives à Fincantieri. Toutes ne sont pas abouties, mais la volonté des acteurs est bien là : entreprises privées européennes avec des projets industriels construits, collectivités territoriales, sous-traitants. Il y a des candidats à la reprise.

Je vous propose le titre suivant pour ce rapport : « Le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique : éviter l'erreur stratégique, construire l'avenir ».

Le rapport est adopté à l'unanimité.

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