EXAMEN EN COMMISSION

La commission des affaires européennes s'est réunie le 18 mars 2021 pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par MM. Philippe Bonnecarrère et Jean Yves Leconte, rapporteurs, le débat suivant s'est engagé :

M. Jean-François Rapin , président . - On sait que ces négociations ont été menées sous la pression de l'urgence, car il fallait adopter le CFP et le plan de relance européen. On peut aujourd'hui s'interroger sur la crédibilité d'un tel mécanisme de conditionnalité lié à des considérations budgétaires alors que le pacte de stabilité est suspendu jusqu'en 2022...

M. André Gattolin . - La question du respect de l'État de droit déborde du cadre de l'Union européenne. Cette question relève aussi du Conseil de l'Europe, de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), de la Cour européenne des droits de l'Homme, etc.

En reconnaissant la primauté du droit européen sur les droits nationaux, on a bâti l'Union européenne sur la reconnaissance de l'État de droit. C'est le seul principe de légitimité dont dispose l'Union européenne : celle-ci n'est pas fondée sur le suffrage, mais constitue une communauté fondée sur le droit, un gouvernement par le droit - Rule of Law - et non par la décision politique. Transformer la « Communauté » en « Union » européenne a été une supercherie, car celle-ci manque singulièrement d'éléments d'unité, à l'exception de la primauté du droit.

M. Philippe Bonnecarrère , co-rapporteur . - Je remercie le président de nous avoir donné plusieurs mois pour travailler sur ce sujet, dans une perspective de long terme. La démocratie est peut-être moins établie que nous ne le pensions. Les Pères fondateurs pensaient que, dès lors qu'un pays avait goûté à la démocratie, il n'y avait plus de régression possible. Ce n'est pas vrai et l'État de droit est attaqué, menaçant le principe fondateur de confiance mutuelle. Le système du mandat d'arrêt européen, par exemple, ne peut fonctionner si l'indépendance de la justice est remise en cause dans certains pays.

Certains pays assument de manière décomplexée d'utiliser à leur profit la règle de l'unanimité au Conseil et de faire ce qu'ils veulent chez eux : cela ne va pas nécessairement jusqu'à l'empoisonnement des opposants, comme celui de M. Navalny, mais cela passe par la multiplication de règles techniques qui enserrent la société, restreignent la liberté de la presse ou l'indépendance de la justice, etc. La Pologne ou la Hongrie n'acceptent pas notre définition de l'État de droit, qu'ils jugent individualiste, subjective, organisée autour de la protection de l'individu. Ils préfèrent une définition objective, fondée sur les valeurs collectives, la préservation du contrat social. Ce dialogue n'est pas simple.

M. Gattolin a raison sur le rôle du droit : l'Union européenne est un marché, une monnaie et un système juridique coiffé par une juridiction unique. C'est notre joyau. La CJUE est un outil précieux. J'ai eu l'occasion d'exprimer devant vous mes réserves sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme. Je dois reconnaître que le rôle de la CJUE est essentiel pour l'État de droit et qu'il faut absolument préserver sa plénitude de juridiction. En France, nous avons souvent le sentiment que notre action est entravée par le juge et que le Parlement n'est plus souverain. C'est en partie vrai, mais lorsque l'on regarde au-delà de nos frontières, on constate que le rôle du juge est essentiel. Lors de l'élection présidentielle, certains candidats proposeront certainement de modifier la Constitution pour modifier le régime de l'asile ou de l'immigration, par exemple. Mais il n'est pas sûr que cela suffise, car l'État de droit repose sur un système d'interdépendances : contrôle de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel, contrôle de la Cour européenne des droits de l'Homme - l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme fait ainsi obstacle à la suppression du regroupement familial -, et contrôle de la CJUE au regard de la Charte des droits fondamentaux. Même si on peut parfois trouver le corset trop serré, il est aussi protecteur !

M. Jean-François Rapin , président . - J'espère que le thème de l'État de droit, que nous avons identifié avec le président du Sénat, sera à l'agenda de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Les visions de l'État de droit ne sont pas les mêmes selon les pays et varient en fonction des cultures.

M. André Gattolin . - Viktor Orbán oppose, en effet, collectivité et individualité.

M. Didier Marie . - Cette dichotomie entre les pays fondateurs et ceux qui ont rejoint l'Union européenne plus récemment pose la question de l'élargissement : l'économie a précédé la politique. Il faut aussi s'interroger sur l'équilibre des institutions. Le Conseil européen a pris le pas sur le Parlement européen, pourtant élu par les citoyens, et c'est à ce niveau que les grandes décisions sont prises. La Commission en est dépendante. Cela a des conséquences sur l'État de droit. Dès lors que les divergences originelles n'ont jamais été surmontées, la vision de certains pays de l'Est continuera à s'opposer à la vision des pays fondateurs. Espérons que la Conférence sur l'avenir de l'Europe permettra d'avancer. Tant que l'unanimité prévaudra, les rapports de force l'emporteront.

Le caractère immuable des traités est un autre problème. Le traité de Lisbonne, en dépit de ses avancées, a ses limites. La question est de savoir si nous pourrons les dépasser en donnant la parole aux citoyens européens. C'est la seule manière de parvenir à construire une Union politique.

M. Jean-Yves Leconte , co-rapporteur . - Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a joué un rôle central dans l'installation des droits fondamentaux au coeur de l'Union européenne. C'est bien parce que le système n'était pas hiérarchisé que le dialogue des juridictions a pu se mettre en place, au profit de l'État de droit. En outre, lorsque les pays de l'Est, qui venaient de devenir des démocraties, ont voulu adhérer à la Communauté économique européenne (CEE), ils avaient l'esprit européen, mais on leur a parlé de politique agricole commune, de fonds structurels, etc. On a eu une attitude comptable. On a parlé d'économie, alors qu'ils voulaient nous rejoindre parce que l'Europe représentait pour eux la liberté. Il ne faut pas s'étonner du résultat aujourd'hui ! Nous devrons revoir la manière de négocier les élargissements.

La prééminence du droit international, reconnu par l'article 55 de notre Constitution, est essentielle pour agir dans un cadre international, dès lors que l'on ne croit pas qu'à la force. Cela vaut aussi au niveau européen. C'est pour cela que l'État de droit est au coeur du droit européen. Les différentes juridictions nationales doivent le faire respecter.

La Pologne et la Hongrie ne participent pas au Parquet européen, créé pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Il était donc logique, au vu du défaut d'indépendance de leur système judiciaire, d'instaurer une conditionnalité pour accompagner le plan de relance européen. Je rappelle que le parquet polonais peut poursuivre des juges qui envisagent de poser une question préjudicielle à la CJUE ! L'article 7 du TUE pourrait aussi jouer un jour, en cas de changements politiques dans ces pays.

Les acteurs de la société civile qui se battent pour le respect de l'État de droit en Pologne et en Hongrie sont fatigués, et commencent à ne plus croire à l'engagement de l'Union européenne sur le sujet. Attention à une rupture comparable à celle que nous avons connue dans les années 1990. Ne décevons pas à nouveau ceux qui considèrent que l'Union européenne rime avec État de droit et démocratie.

M. André Reichardt . - Le rapport montre bien les difficultés et l'ampleur des progrès à réaliser. Je comprends la fatigue et la déception des acteurs de la société civile face aux lenteurs des avancées en Europe. Je regrette que le Conseil de l'Europe se soit couché face à la Russie. Sa position n'est pas à la hauteur de ce que les partisans de l'État de droit pouvaient attendre ! La Hongrie et la Pologne contournent l'unanimité requise à l'article 7 en se soutenant mutuellement. Dans ce contexte difficile et exigeant, j'espère que nos préconisations permettront d'avancer.

- Présidence de M. Cyril Pellevat, vice-président -

M. Jacques Fernique . - En cas de violation de l'État de droit, la suspension des fonds européens sera-t-elle prononcée à la majorité qualifiée ?

M. Philippe Bonnecarrère , co-rapporteur . - La procédure se décompose en plusieurs étapes. D'abord un dialogue préventif. Puis, en cas d'échec, décision, à l'unanimité, d'appliquer le volet répressif de l'article 7. Ce n'est qu'une fois ce vote acquis, que le Conseil se prononce, à la majorité qualifiée, sur les sanctions. Il faut donc franchir la haie de l'unanimité avant d'arriver à la majorité qualifiée !

C'est pour cela que nous proposons d'utiliser plutôt la procédure en manquement, mais celle-ci ne peut viser que des manquements ponctuels sur des dispositions techniques, et n'a pas de portée systémique comme l'article 7.

M. Jean-Yves Leconte , co-rapporteur . - Le mécanisme de conditionnalité est presque une substitution à l'absence de la Pologne et de la Hongrie dans le Parquet européen.

Concernant la mise en oeuvre de l'article 7, on ne peut pas prendre pour acquis qu'il n'y aura jamais d'alternance en Pologne ou en Hongrie. Dès lors, l'accord entre le Fidesz et le PiS ne peut pas tenir.

Il est essentiel que les parlements nationaux se saisissent de la question de l'État de droit dans l'Union européenne. Invitons Didier Reynders, commissaire à la justice, à échanger avec nous. Montrons que le Sénat français s'est saisi du sujet, afin d'inciter nos homologues européens à faire de même.

M. Cyril Pellevat , président . - Je soumettrai cette proposition au président.

Venons-en au vote de la proposition de résolution européenne.

M. André Gattolin . - À l'alinéa 86, il est écrit : « Approuve pleinement l'introduction de la “ conditionnalité État de droit ” dans le cadre financier pluriannuel ». Puisque c'est une approbation de compromis, je suggère d'enlever le « pleinement ». Pour ma part, je ne l'approuve pas « pleinement ».

M. Philippe Bonnecarrère , co-rapporteur . - C'est une logique de cliquet. Nous voulions prendre acte de ce que nous pouvons.

M. André Gattolin . - À l'alinéa 88, il est écrit : « Appelle à une révision du mandat de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne de façon, notamment, à ce que son activité soit mieux articulée avec celle des institutions nationales des droits de l'Homme et à ce qu'elle puisse être impliquée dans le déclenchement et le suivi de la procédure de l'article 7 du TUE ». Que signifie exactement être « impliquée dans le déclenchement » ?

M. Philippe Bonnecarrère , co-rapporteur . - L'idée est d'objectiver les infractions à l'État de droit. On a parlé d'une définition culturelle commune de l'État de droit. Nous avons une première base. Jusque-là, l'Union a plutôt sous-traité le sujet au Conseil de l'Europe et à sa Commission de Venise, ce qui arrangeait tout le monde - reconnaissons que leur travail est honorable. L'idée serait de s'appuyer davantage sur l'Agence des droits fondamentaux, en particulier via son rapport annuel. On voudrait éviter qu'il relève uniquement du name and shame . En revanche, il pourrait représenter un élément indicatif objectivant les situations et renforçant la démonstration de telle ou telle infraction.

M. André Gattolin . - Pourquoi ne pas écrire « puisse participer pleinement à l'instruction et au suivi de la procédure de l'article 7 » à la place de « puisse être impliquée dans le déclenchement et le suivi de la procédure de l'article 7 » ? Le mot « déclenchement » sous-entend une saisine de l'Agence.

M. Philippe Bonnecarrère , co-rapporteur . - Votre rédaction est plus satisfaisante que la nôtre. Je ne vois pas de difficulté.

M. Jean-Yves Leconte , rapporteur . - Je n'ai pas non plus d'objection. Merci pour la suggestion.

M. Cyril Pellevat , président . - Nous sommes donc d'accord sur la modification des alinéas 86 et 88.

Il en est ainsi décidé.

La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne dans la rédaction issue de ses travaux, ainsi que l'avis politique disponible en ligne sur le site du Sénat qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

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