III. UNE ADOPTION DU PACTE POUR LA MIGRATION ET L'ASILE BLOQUÉE PAR LES DIVISIONS EUROPÉENNES

A. DEPUIS LA PRÉSENTATION DU PACTE, DE NOUVELLES TENSIONS MIGRATOIRES AUX PORTES DE L'UNION EUROPÉENNE

Depuis la présentation du Pacte, il y a un an, plusieurs situations de tensions migratoires suscitent la vigilance des États membres et de l'Union européenne. La position des États membres et du Conseil, en conséquence, pourrait donner la priorité aux enjeux de contrôle des frontières, au risque de revenir sur l'équilibre initial du Pacte. Toutefois, comme cela sera indiqué en B, les divisions internes à l'Union européenne font peser une incertitude sur son adoption.

1. Un impact migratoire encore limité de la crise afghane

L'évolution de l'Afghanistan, désormais aux mains des talibans, depuis la fuite du président et la chute de Kaboul, le 15 août dernier, est une source de préoccupation majeure pour l'Union européenne et les États membres, quant à ses éventuelles conséquences migratoires. Elle pourrait influencer les débats en cours sur le Pacte en amenant à renforcer son volet relatif à la surveillance des frontières extérieures.

Pour l'heure, ces bouleversements politiques en Afghanistan n'ont pas engendré une « vague » de réfugiés et de demandeurs d'asile convergeant vers l'Europe comme en 2015.

Selon M. Paolo Artini, représentant du HCR en France, la situation en Afghanistan est bien caractérisée par une crise humanitaire majeure en raison d'un cumul de difficultés liées au conflit en cours, à la pandémie et aux conditions climatiques.

En conséquence, la moitié de la population afghane a aujourd'hui des besoins humanitaires immenses et près de 3,5 millions d'Afghans (soit près de 10 % de la population) ont fait l'objet de déplacements internes subis dans leur propre pays.

L'avancée des talibans a bien engendré un mouvement migratoire mais de faible ampleur (22 000 départs) et à 90 %, à destination des États voisins, en premier lieu l'Iran et le Pakistan.

En France, les ressortissants afghans constituent la première population de demandeurs d'asile (représentant environ 10 000 demandes d'asile par an, soit 12 % du total de ces demandes) mais cette tendance est bien antérieure à la chute de Kaboul. Selon le préfet Claude d'Harcourt, directeur général des étrangers en France au ministère de l'Intérieur, ces demandeurs d'asile afghans sont, dans la moitié des cas, des personnes ayant déjà demandé l'asile en Allemagne ou en Suède, illustrant les défaillances du règlement « Dublin III ».

En 2021, le nombre de demandes d'asile des ressortissants afghans en France va augmenter sensiblement (+ 50 % au moins au regard de l'évolution normale des flux), d'une part, en raison de la levée d'un certain nombre de restrictions de circulation issues de la pandémie, et, d'autre part, à la suite du rapatriement en France de citoyens afghans dont la vie serait menacée avec le retour des talibans au pouvoir et que notre pays souhaite protéger (623 personnes évacuées entre mai et juillet 2021 et 2 800 autres à l'issue de la chute de Kaboul).

Toutefois, la situation en Afghanistan est très volatile et conditionnée au maintien de l'aide humanitaire. Le HCR a d'ailleurs appelé les États à suspendre le retour forcé de citoyens afghans en situation irrégulière ou dont la demande d'asile aurait été rejetée.

Alors que les divisions sont réelles entre États membres sur les enjeux migratoires, et dans l'attente de l'adoption du Pacte, un plan d'action a rapidement été adopté par les ministres de l'Intérieur de l'Union européenne le 31 août 2021. Ce plan a trois objectifs :

- soutien (financier, logistique...) de l'Union européenne aux pays voisins de l'Afghanistan (Pakistan ; Ouzbékistan, Tadjikistan ; Inde voire Iran) afin qu'ils accueillent les réfugiés sur leur territoire ;

- rappel du caractère prioritaire du renforcement des frontières extérieures de l'Union européenne ;

- lutte contre d'éventuels risques sécuritaires résultant de la nouvelle situation afghane.

2. Le chantage migratoire de la Biélorussie, « État passeur », sur l'Union européenne

La crise actuelle entre l'Union européenne et la Biélorussie n'est pas, au départ, une crise migratoire, mais une crise politique.

Le 12 octobre 2020, le Conseil de l'Union européenne décidait d'infliger des sanctions à 40 personnes jugées responsables du caractère frauduleux de l'organisation de l'élection présidentielle du 9 août  021, « ni libre ni régulière », qui avait vu la réélection du président Aleksandr Loukachenko, et de la répression violente des manifestations pacifiques contre cette élection.

Cependant, la répression des autorités biélorusses à l'encontre des manifestants, des mouvements d'opposition et des journalistes est allée en s'accentuant (arrestations arbitraires, violences...). Pire, le 23 mai 2021, les autorités biélorusses provoquaient l'atterrissage forcé à Minsk, d'un avion civil transportant les opposants politiques Raman Pratassevitch et Sofia Sapega, afin de les mettre en détention.

En conséquence, l'Union européenne a étendu le nombre de responsables sanctionnés (166 personnes, dont le président Loukachenko et son entourage, et 15 entités) et renforcé ses sanctions (interdiction de pénétrer sur le territoire de l'Union européenne ; gel des avoirs...) à plusieurs reprises (le 6 novembre 2020, le 17 décembre 2020 et le 23 juin 2021).

Dans ce contexte de tensions élevé, la Biélorussie a décidé d'exercer un « chantage migratoire » sur l'Union européenne afin de la convaincre de cesser ses sanctions : attirant des migrants - principalement Irakiens- sur les réseaux sociaux, par des promesses d'entrées facilitées dans l'Union européenne, et affrétant des avions pour les transporter jusqu'à Minsk, le gouvernement biélorusse a ensuite convoyé ces migrants aux frontières de la Pologne, de la Lituanie et de la Lettonie, avant de les y abandonner, sans eau et sans nourriture.

Dans les faits, selon M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex, sur les huit premiers mois de 2021, 5 700 franchissements irréguliers ont été relevés à la frontière biélorusse (soit quinze fois plus qu'en 2020, sur une frontière où il n'y a pas d'habitude de tels franchissements). Il a aussi souligné que des garde-frontières biélorusses avaient poussé de force des migrants vers la frontière (« push-in »).

Lors de son échange avec les rapporteurs, la directrice générale des affaires intérieures de la Commission européenne, Mme Monique Pariat, a confirmé que l'Union européenne devait désormais être prête à réagir face à l'utilisation cynique des migrants par la Biélorussie comme « une arme contre l'Union européenne ».

En données brutes, les flux constatés n'ont évidemment rien à voir avec l'afflux de 2015. Mais, comme l'a confirmé Madame Radvilë Morkûnaitë-Mikulënienë, présidente de la commission des affaires européennes du Seimas lituanien, ils constituent un choc pour des États peu habitués à être « en première ligne ». En outre, les capacités de surveillance et d'accueil des États baltes ont vite trouvé leurs limites et l'aide européenne est apparue nécessaire.

En conséquence, les États membres concernés ont pris des mesures exceptionnelles : l'état d'urgence a été décidé et l'armée a été envoyée pour surveiller les frontières (18 à 20 000 garde-frontières en Pologne) ; la Lituanie et la Pologne ont en outre annoncé la construction d'une « barrière » à la frontière biélorusse pour empêcher les passages.

La Lettonie et la Lituanie ont également appelé l'Union européenne à l'aide. En réponse, l'agence Frontex a déployé des équipes en soutien aux frontières (140 personnels en uniforme européen, 40 véhicules), et l'Union européenne a par la négociation, convaincu le gouvernement irakien de faire cesser les vols à destination de la Biélorussie.

Par exception, la Pologne n'a pas demandé de soutien. Elle a interdit l'accès à sa frontière aux observateurs extérieurs et déclaré refuser de « céder » au chantage en accueillant les migrants bloqués à sa frontière. Plusieurs refoulements à la frontière ou « push-back » ont eu lieu. La situation des migrants concernés, qui ne peuvent pas entrer dans l'Union européenne et qui sont laissés à eux-mêmes par les autorités biélorusses (10 000 selon les services douaniers polonais), est dramatique, les intéressés étant dépourvus de nourriture et sans abri. Elle a déjà causé plusieurs décès en raison de l'absence de soutien - même humanitaire - des autorités aux personnes concernées et bloquées.

Si le code frontières Schengen interdit effectivement les entrées sur le territoire de l'Union européenne en dehors des points d'entrée officiels, il ne paraît pas soutenable, pour un État membre de l'Union européenne, de traiter ainsi des personnes en situation irrégulière, dès lors qu'elles sont sur le territoire de l'Union.

Selon Mme Monique Pariat, dans le respect du droit international et sous réserve des impératifs humanitaires, les États membres sont en droit de refuser l'accès de leur territoire à ces personnes qui disposaient d'un visa de touriste et ne pouvaient être considérées comme des réfugiés.

Le HCR, ainsi que la Commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, ont quant à eux, appelé le gouvernement polonais à accueillir le petit groupe de migrants : « Repousser les gens, leur refuser l'accès à des procédures d'asile équitables ou simplement les laisser coincés dans une situation d'urgence humanitaire ne peut être la réponse d'un État membre du Conseil de l'Europe lié par la Convention européenne des droits de l'Homme, la Convention sur les réfugiés et d'autres instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme ».

3. La France, nouvelle frontière extérieure de l'Union européenne, face à l'augmentation des traversées de la Manche et de la mer du Nord par des migrants à destination du Royaume-Uni

L'existence de flux de migrants irréguliers tentant de traverser la Manche, de la France au Royaume-Uni, est un phénomène constaté depuis plus de vingt ans (pour rappel, en 1999, la Croix Rouge ouvrait un centre pour les accueillir à Sangatte).

Des migrants venus d'Irak, du Pakistan, d'Afghanistan ou d'Afrique anglophone, attirés par la situation économique du Royaume-Uni, avisés de la faiblesse des contrôles de l'immigration irrégulière sur place et maîtrisant la langue anglaise, ont cherché et cherchent encore à passer au Royaume-Uni, pour y demander l'asile ou tout simplement, pour y trouver un travail avec l'aide de leur diaspora. En pratique, ils sont nombreux à tenter de se cacher dans les camions de marchandises stationnant en gare de Calais-Fréthun avant d'être embarqués dans l'Eurostar pour prendre le tunnel sous la Manche.

Face à ce phénomène, la France et le Royaume-Uni ont conclu des accords pour fixer les règles de surveillance de leur frontière commune et de lutte contre l'immigration irrégulière, et pour régir leur coopération (traité du Touquet de 2004 et traité de Sandhurst de 2018). Les accords étaient d'autant plus nécessaires que le Royaume-Uni, jusqu'à son départ de l'Union européenne, le 1 er janvier 2021, n'avait pas intégré l'espace Schengen. Il n'appliquait donc ni les règles de ce dernier relatives à la libre circulation des biens et des personnes, ni celles relative à la coordination des services compétents pour la surveillance des frontières.

Ces accords bilatéraux ont, en droit et en fait, « transféré la frontière du Royaume-Uni à Calais », en bloquant les migrants en France (cette dernière devant empêcher les mouvements irréguliers à destination du Royaume-Uni) et transformé la France en pays de transit.

Selon ces accords, des bureaux de contrôle douanier communs contrôlent les mouvements dans les ports. La France doit surveiller et empêcher les mouvements migratoires irréguliers. Elle a donc déployé des effectifs conséquents de policiers et de douaniers pour surveiller la frontière, et mis en place des infrastructures pour repérer migrants et passeurs et décourager les mouvements clandestins. De son côté, le Royaume-Uni s'est engagé à contribuer financièrement à ces efforts et à accélérer les délais d'instruction des demandes d'asile, en particulier pour les mineurs isolés.

Le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne au 1 er janvier 2021 (« Brexit ») a transformé la Manche en frontière extérieure de l'Union européenne. En outre, il a laissé pendante la question du droit applicable au traitement des demandes d'asile.

Mais le « Brexit » n'a pas interrompu l'afflux de migrants irréguliers dans le nord de la France pour rallier le Royaume-Uni. Au contraire. Cependant, la sécurisation des principaux points d'accès autour de Calais, a, d'une part, incité migrants et passeurs à privilégier la voie maritime pour leurs traversées et, d'autre part, dispersé vers le sud les zones de départ des tentatives de traversées.

Lors de son audition, le directeur général des étrangers en France (DGEF) a reconnu que les traversées et tentatives de traversées avaient augmenté en 2021, d'une part, en raison de conditions climatiques favorables aux traversées, et, d'autre part, des difficultés à maintenir le dispositif déployé au cours de l'été.

Tableau des traversées maritimes de migrants en 2020 et 2021

Août 2019/Août 2020

Août 2020/Août 2021

Traversées

388

507

Tentatives

339

574

Migrants interpellés par la France

3 663

10 522

Migrants interpellés au Royaume-Uni

4 422

12 256

Source : Direction générale des étrangers en France (DGEF), ministère de l'Intérieur, au 17 septembre 2021

En conséquence, à plusieurs reprises, au cours des dernières semaines, les autorités britanniques ont mis publiquement en cause la France, pour son « inefficacité » dans la lutte contre les traversées de migrants en Manche et mer du Nord.

Par la voix de sa ministre de l'Intérieur, Mme Priti Patell, le Royaume-Uni a même menacé de suspendre son soutien financier à la France pour la surveillance de la frontière (62, 7 millions d'euros en 2021-2022), et déclaré que la police des frontières britannique devait s'entraîner à « refouler » les embarcations de migrants avant qu'elles n'atteignent les côtes anglaises.

La France, elle, considère, qu'elle fait le maximum pour surveiller sa façade maritime. Lors de son audition, le DGEF a souligné que cet effort avait un coût de prise en charge de 217 millions d'euros pour la France. Il a précisé également :

- que le Royaume-Uni demeurait peu transparent sur le sort des demandeurs d'asile. La décision concernant leur statut de réfugiés peut prendre entre 6 mois et deux ans avant d'aboutir. Ils n'ont pas le droit de travailler entre temps, mais perçoivent une allocation de 46 euros par semaine pour subvenir à leurs besoins. En juin 2021, au Royaume-Uni, le nombre total de dossiers d'asile en cours de traitement s'élevait à 125 000 cas ;

- que la France refusait de négocier en bilatéral avec le Royaume-Uni sur un éventuel accord de réadmission des migrants, privilégiant un mandat de négociation de l'Union européenne ;

- que 600 à 650 policiers, gendarmes, douaniers surveillaient désormais le littoral et que ce dispositif, à la suite de la déclaration commune des ministres de l'intérieur britannique et français du 21 juillet dernier, serait bientôt étendu jusqu'au Cotentin, pour décourager les passeurs ;

- que, même en cette période de tensions politiques, la coopération demeurait efficace avec les services britanniques, par exemple, avec la mise en place d'une cellule conjointe de renseignements.

Les rapporteurs constatent que, dans le contexte de la transformation de la frontière maritime française de la Manche-mer du Nord en frontière extérieure de l'Union européenne, les dispositions du Pacte relatives à la surveillance de ces frontières confirmant le rôle accru de l'agence Frontex pourraient constituer une opportunité de soutien aux efforts français. M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex, a confirmé que des contacts étaient établis et qu'une proposition de soutien alliant surveillance aérienne et lutte contre les trafics d'êtres humains avait été adressée à la France et à la Belgique.

Sur ce point précis, lors de son audition, le DGEF a répondu qu'un tel soutien opérationnel avait été demandé à l'agence européenne en mai dernier, sous la forme d'une demande de mise à disposition d'un avion de surveillance. Toutefois, alors que Frontex avait pris l'engagement de fournir cet avion pour le mois d'août, cet engagement n'avait pas été tenu. M. Leggeri a confirmé que Frontex avait passé un marché public pour mettre à disposition des avions, mais qu'en l'espèce, il y avait eu des retards, d'une part, en raison d'une révision imprévue de clauses contractuelles et, d'autre part, du refus des autorités françaises de travailler avec la compagnie britannique ayant remporté le marché public.

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