B. UNE IMPROBABLE ADOPTION RAPIDE ET GLOBALE DU PACTE

1. Un rapport de forces entre les États membres défavorable à une adoption rapide et globale du Pacte

Lors de sa présentation en septembre 2020, le Pacte sur la migration et l'asile avait été plutôt bien accueilli et l'ambition de la Commission européenne était de « boucler » un certain nombre de négociations dès la fin 2020.

Toutefois, un an plus tard, selon M. Juan Molinos Cobo, conseiller Justice Affaires intérieures à la représentation permanente de l'Espagne auprès de l'Union européenne, les propositions du Pacte sont aujourd'hui « au réfrigérateur ». Son homologue français a confirmé qu'il y avait eu, depuis, non pas une vraie dynamique de négociation mais plutôt l'expression de « monologues et de lignes rouges » par les États membres.

Certes, des progrès ont bien eu lieu mais ils sont ténus, avec l'accord politique trouvé sur la création de l'agence européenne de l'asile (en juin au Conseil et en septembre, au Parlement européen) et l'adoption de la réforme de « la carte bleue européenne », destinée à favoriser l'immigration légale en Europe des profils hautement qualifiés.

Dans les faits, le ralentissement des négociations a d'abord eu une raison conjoncturelle liée aux contraintes sanitaires : la pandémie a, de fait, interdit pendant une longue période la tenue des réunions techniques au sein du Conseil et si ces réunions ont pu se poursuivre par visioconférence, elles ont longtemps empêché les dialogues informels entre délégations, qui permettent le plus souvent de trouver des compromis.

A contrario , des réunions informelles entre conseillers des représentations permanentes de l'Allemagne, de la Belgique, de l'Espagne, de la France et de l'Italie, ont permis de résoudre avec pragmatisme les situations de réfugiés afghans présents dans un État membre mais souhaitant s'installer dans un autre État membre.

Au-delà de cette explication conjoncturelle, force est de constater que le rapport de forces est, à l'heure actuelle, défavorable à une adoption du Pacte au sein du Conseil.

Trois groupes d'États membres peuvent être distingués dans cette négociation.

Comme déjà précisé, les États membres du « groupe de Visegrad » (Hongrie ; Pologne ; Slovaquie ; République tchèque) s'opposent toujours à l'instauration d'un mécanisme de solidarité obligatoire pour la relocalisation des demandeurs d'asile. Ils souhaitent une négociation « en paquet » et soulignent l'intérêt prioritaire du renforcement de la dimension externe de la politique migratoire de l'Union européenne.

Face à eux, les États membres de première entrée (Espagne, Grèce, Italie, Malte) déplorent les lacunes du Pacte en matière de solidarité européenne et constatent que de nouveaux efforts leur sont demandés par la réforme, en particulier avec l'allongement des durées de prise en charge des demandeurs d'asile.

Ainsi, pour l'Espagne, le Pacte, « c'est le paquet asile qui a cinq ans ». Il s'agit d'un ensemble « décevant ». La mise en place de nouvelles procédures à la frontière impliquerait en effet, en période normale, de retenir des milliers de migrants dans des lieux clos pendant plusieurs mois. Comme déjà évoqué, cette obligation mettrait en difficulté l'Espagne au regard de ses principes constitutionnels et lui imposerait de fournir un effort financier et humain considérable, afin de se doter de capacités d'accueil supplémentaires.

Or, pour l'Espagne, les efforts de solidarité demandés aux États membres, afin d'aider les États en première ligne, seraient très insuffisants. À cet égard, les simulations transmises par la Commission européenne aux États membres ont suscité l'incompréhension des États membres de première entrée (58 relocalisations pour 25 000 personnes accueillies et enregistrées en Espagne).

Pour l'Espagne aussi, la priorité doit donc être donnée à la dimension extérieure de la politique migratoire, afin de trouver des accords techniques avec les pays d'origine et les pays de transit destinés à limiter les flux de migrants irréguliers et à faciliter les retours.

L'Italie est sur la même position, considérant, selon M. Pietro Benassi, son représentant permanent auprès de l'Union européenne, d'une part, que la dimension extérieure de la politique migratoire est plus efficace que les propositions législatives du Pacte, et, d'autre part, que l'adoption de ce dernier doit être globale.

Rappelant qu'il y a eu 42 000 débarquements de migrants sauvés en mer en Italie en 2021, le gouvernement italien appelle, en priorité, à des actions de stabilisation de la Libye et de la Tunisie, ainsi qu'au Sahel et dans la Corne de l'Afrique, actions de court terme et de moyen terme additionnant soutien au contrôle des flux migratoires irréguliers, conditionnalité de la politique des visas aux progrès dans ce contrôle et aide au développement avec un financement de l'Union européenne.

En revanche, l'Italie attend peu de résultats des propositions législatives du Pacte, en rappelant que celui-ci est un « tout » devant être adopté dans sa globalité, mais que cette adoption est en l'état « un problème complexe sans solution simple ». Tout en comprenant l'objectif franco-allemand de diminution des mouvements secondaires, le gouvernement italien souligne que l'Union européenne doit travailler au préalable à une diminution des débarquements de migrants.

La Grèce, elle, est sur une position moins critique à l'égard des dispositifs de solidarité du Pacte car, en raison de la composition des flux de demandeurs d'asile arrivant sur son territoire (Afghans, pour l'essentiel, qui ont un taux de reconnaissance supérieur à 20 % de la moyenne européenne), elle ne serait pas concernée par une mise en oeuvre « massive » de la procédure d'asile à la frontière.

Un troisième groupe d'États membres, regroupant la France, l'Allemagne, la Belgique, cherche à trouver un compromis acceptable par tous entre responsabilité et solidarité et entre dimensions extérieure et intérieure des politiques migratoires.

Comme l'a confirmé M. Pierre Regnault de la Mothe, conseiller JAI à la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, la France est prête à participer aux mécanismes de solidarité mais pas à n'importe quel prix : il lui faut simultanément obtenir des assurances sur un renforcement de la surveillance des frontières et sur une réduction des mouvements secondaires de demandeurs d'asile.

En l'état, les États membres de première entrée et ceux du groupe de Visegrad forment une minorité de blocage s'ils joignent leurs votes au sein du Conseil.

2. Les interrogations du Parlement européen

En septembre 2020, le Parlement européen a réservé un accueil mitigé au Pacte sur la migration et l'asile, critiquant en particulier le maintien du principe de responsabilité de l'État membre de première entrée.

Il a également déploré l'absence d'étude d'impact sur l'ensemble des dispositions du Pacte et en a fait établir une, très critique, en juillet dernier.

Cette étude souligne en particulier que les objectifs du Pacte reprennent largement ceux de « l'agenda européen sur la migration » de la Commission européenne en 2015, qui avaient été rejetés et que les divisions des États membres sur les principales dispositions demeurent. Elle dénonce l'approche trop intergouvernementale du Pacte privilégiant les dispositifs de contrôle aux frontières, mais aussi la fiction juridique de non entrée des migrants soumis à la procédure à la frontière ou encore le mécanisme de « solidarité asymétrique » qui permettrait aux États membres de « picorer » les mesures qui leur conviennent 49 ( * ) .

En pratique, le Parlement européen s'est préparé à examiner le Pacte avec attention et a, en conséquence, nommé un rapporteur par texte du Pacte au sein de sa commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE). Ces rapporteurs, ainsi que leurs homologues rapporteurs fictifs désignés par les diverses formations politiques, se réunissent régulièrement au sein « d'un groupe de contact asile », et les premiers rapports (règlement « Procédures ») devraient être examinés en commission à la fin du mois d'octobre 2021.

Si ce calendrier était respecté, le Parlement européen serait ainsi amené à se prononcer sur le Pacte en séance plénière, au cours du printemps prochain.

Mme Fabienne Keller, députée européenne (Renew), rapporteur de la commission LIBE sur la procédure d'asile aux frontières et ancienne sénatrice, a rappelé, qu'à l'heure actuelle, les textes étaient le plus souvent votés au Parlement européen par une coalition large entre le Parti populaire européen (PPE ; démocrates-chrétiens), le groupe Renew (qui regroupe des partis libéraux), le groupe de l'Alliance progressiste des socialistes et des démocrates (S/D) et le groupe des « Verts/alliance libre européenne ». Tout en reconnaissant que les oppositions gauche/droite seront prégnantes sur le sujet migratoire.

Selon elle, le Pacte contient des avancées : les dispositions pour les situations de crise, le rôle dévolu aux agences européennes ou la mise à l'abri des sanctions pénales des ONG qui sauvent des migrants en mer.

Mme Keller considère cependant que, pour être adoptées, les dispositions législatives du Pacte devraient être accompagnées de plusieurs mesures visant à faire émerger une culture commune européenne : organisation de réunions régulières des directions des étrangers des ministères en charge des affaires intérieures des États membres, mise en place de groupes de suivi des routes migratoires autour des évaluations de Frontex... Elle préconise aussi plusieurs mesures opérationnelles comme l'élargissement explicite des missions de Frontex au sauvetage en mer, ou la reconnaissance mutuelle progressive des décisions d'asile au terme d'une période transitoire de dix ans.

Pour Mme Sylvie Guillaume, député européenne (S/D) et rapporteur fictif sur les procédures d'asile à la frontière, le Pacte pose un certain nombre de questions, telles que la pertinence du taux de reconnaissance de 20 % pour l'application de la procédure à la frontière ou les risques de constitution d'une « super base de données » avec l'adoption de la réforme d'Eurodac.

D'autres points constituent des « lignes rouges » : la fiction juridique de la non entrée dans l'Union européenne déjà évoquée ; la possibilité d'appliquer la procédure à la frontière aux enfants dès l'âge de douze ans...

Mmes Guillaume et Keller sont donc réservées sur les chances d'adoption du Pacte, d'autant plus que certains députés européens demeurent dans une « culture d'opposition » par rapport aux positions du Conseil.

3. Un Pacte pour (re)créer de la confiance

Au regard des retards et des tensions constatés dans les négociations en cours, l'adoption globale du Pacte semble très incertaine.

Facteur de tensions supplémentaires, le déroulement de plusieurs scrutins majeurs dans trois États membres clés, entre septembre 2021 et mai 2022, ne va pas faciliter l'émergence de compromis : en Allemagne, le 26 septembre 2021, ont eu lieu les élections législatives ; au mois d'avril 2022, auront lieu l'élection présidentielle en France et les élections législatives en Hongrie, suivies des élections législatives françaises en juin.

Néanmoins, le gouvernement français, qui prépare la présidence française du Conseil de l'Union européenne espère des obtenir des accords au moins sur les dispositions législatives considérées comme les plus urgentes entre États membres, à savoir le règlement sur le filtrage, la refonte de la directive « Retour » et le règlement Eurodac.

En effet, malgré leur volonté affichée d'une adoption du Pacte « en paquet », les États membres de première entrée et ceux du groupe de Visegrad ont marqué leur intérêt pour ces dispositions.

En outre, la France sera vigilante sur le suivi de la stratégie sur l'avenir de Schengen, qui devrait être présentée par la Commission européenne, le 17 novembre prochain, afin de préserver la possibilité de réintroduire temporairement des contrôles aux frontières intérieures en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l'espace de libre circulation.

Sur la méthode, les négociateurs français comptent avancer « pas à pas » avec leurs homologues dans le cadre d'une « approche technique » des dossiers pour tenter de construire des majorités.

Simultanément, ils souhaitent progresser sur la dimension extérieure de la politique migratoire qui fait également l'objet d'un relatif consensus entre acteurs du débat européen.

Enfin, la présidence française souhaitera vraisemblablement obtenir un mandat de négociation pour tirer les leçons du « Brexit » en matière de droit d'asile entre la France et le Royaume-Uni.

Pour le représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, M. l'ambassadeur Philippe Léglise-Costa, l'Europe est de moins en moins naïve sur les enjeux migratoires et tire les leçons de la crise de 2015. Le Pacte doit, à cet égard, être avant tout considéré comme un moyen de créer de nouveau de la confiance entre États membres et institutions européennes par des avancées concrètes.

La commission des affaires européennes du Sénat restera mobilisée pour suivre le développement de cette négociation sensible dont les enjeux sont à la fois politiques et humains.

Lors de sa réunion du 29 septembre 2021, la commission des affaires européennes a autorisé la publication de ce rapport d'information.


* 49 Cette étude, il faut le déplorer, n'est disponible qu'en version anglaise : « The Europe Commission's legislative proposals in the New Pact on Migration and Asylum » - juillet 2021.

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