LES CABINETS DE CONSEIL EN APPUI DE L'ÉTAT SUR DES DOSSIERS INDUSTRIELS SENSIBLES

Dans un contexte de désindustrialisation et de délocalisations en cascade, l'État est parfois amené à intervenir sur des dossiers socialement et économiquement sensibles , notamment lorsqu'un grand nombre d'emplois est en jeu.

L'État doit alors évaluer la viabilité d'un dossier de reprise ou engager un dialogue avec un repreneur potentiel.

Ce travail nécessite une expertise économique et financière de l'entreprise en difficulté , d'une part, et de sa filière économique , d'autre part.

Il est parfois réalisé avec l'appui de cabinets de conseil , l'État disposant d' un accord-cadre spécifique en cette matière.

Un accord-cadre pour les dossiers de restructuration industrielle

Au mois de novembre 2020, le ministère de l'économie, des finances et de la relance publie un appel d'offres pour un « accord-cadre relatif à des prestations d' appui à l'administration dans le cas de restructuration et/ou de transformation d'entreprises » Ce contrat est notifié le 13 janvier 2021.

L'accord-cadre comporte six lots. Les lots 1, 2, 3 et 6 étant de nature essentiellement technique (audit financier, appui opérationnel, recherche de financement, appui juridique), ce sont les lots 4 et 5 qui ont retenu l'attention de la commission d'enquête.

Ils répondent aux besoins suivants, identifiés par le ministère :

« - Recherche de solutions de reprise voire de réindustrialisation pour les entreprises ou les sites en difficulté ;

- Conseil en stratégie pour objectiver les décisions, notamment les fermetures de sites et les décisions d'investissement par de grands groupes. » 512 ( * )

En application de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, un contrôle sur pièces et sur place a été réalisé auprès de la délégation interministérielle aux restructurations d'entreprises pour mieux comprendre l'intervention des cabinets de conseil.

L'État finance directement les prestations de conseil « en dernier ressort » , « soit parce que l'entreprise n'est pas toujours en mesure de les financer, soit parce que l'État doit pouvoir disposer d'une analyse objective de la situation d'une entreprise ou être accompagné dans certaines négociations » 513 ( * ) .

Concrètement, le recours aux consultants sert à éclairer les négociations avec les entreprises en difficulté en documentant leur chiffre d'affaires prévisionnel, leur structure financière et commerciale, le dynamisme de leur secteur d'activité, etc .

Il s'agit ainsi de contre-expertiser (« challenger ») les chiffres présentés par les entreprises et d'examiner la viabilité économique de leur projet industriel.

Les cabinets de conseil aident également l'État à calculer le bon niveau d'aide publique : un niveau insuffisant risquerait de dissuader le projet de reprise, alors qu'un niveau trop élevé produirait des effets d'aubaine.

D'après l'État, le recours aux consultants présente trois intérêts :

- les cabinets disposent d'une « force de frappe » leur permettant d' analyser dans des délais très contraints le business plan d'une entreprise ;

- ils ont une connaissance fine de la filière et des marchés concernés , alimentée par les prestations déjà réalisées pour le compte d'entreprises du même secteur d'activité.

Se pose néanmoins la question des conditions dans lesquelles les cabinets de conseil peuvent « capitaliser » les informations recueillies auprès de plusieurs clients, publics ou privés 514 ( * ) ;

- l'intervention des consultants est perçue comme un regard extérieur et objectif par l'État et les dirigeants des entreprises en difficulté.

Les cabinets de conseil représentent alors un appui pour l'État, qui n'est pas en position de force face aux menaces de délocalisation de grands groupes internationaux .

En pratique, l'État compense un manque de ressources internes pour analyser, au niveau microéconomique, les projets de reprise industrielle .

Dans la plupart des cas, l'intervention des cabinets de conseil n'est pas portée à la connaissance des salariés de l'entreprise , qui sont pourtant les premiers concernés par les projets de restructuration industrielle.

D'après les informations recueillies par la commission d'enquête, les consultants seraient intervenus depuis 2021 sur une douzaine de dossiers industriels auprès de la délégation interministérielle aux restructurations d'entreprises.

L'étude de cas examine trois exemples concrets : Luxfer, une entreprise industrielle dont le dossier est toujours en cours et Tarbes Industry.

I. LA REPRISE DU SITE LUXFER PAR EUROPLASMA : UNE SOLUTION EXPERTISÉE PAR PWC

Le 19 février 2021, le cabinet PwC est sollicité pour analyser le business plan de la société française Europlasma , repreneur potentiel de l'activité de production de bonbonnes de gaz comprimé sur le site de Gerzat, dans le Puy-de-Dôme.

Le montant de cette prestation est évalué à 148 481,71 euros .

Un dossier à forts enjeux stratégiques et symboliques

En novembre 2018, la société britannique Luxfer Gas Cylinders, spécialisée dans la production de bouteilles d'aluminium à air comprimé , décide la fermeture de son site de production de Gerzat , près de Clermont-Ferrand, qui employait 136 personnes.

L'entreprise souhaite réduire ses capacités de production , car elle anticipe une contraction globale du marché des bonbonnes d'aluminium, et fermer ce site industriel pourtant rentable .

Les salariés se mettent en quête d'un repreneur et élaborent un projet de société coopérative et participative, qui se heurte aux refus successifs de la direction .

La société Luxfer ne veut pas voir émerger de nouveaux concurrents : elle refuse de céder l'usine, qu'elle a pourtant décidé de fermer . Elle tente même de détruire les machines en janvier 2020, mais les salariés s'y opposent en occupant le site.

Le dossier est ainsi devenu un symbole de la désindustrialisation de la France . Il prend une ampleur nouvelle avec la crise sanitaire, qui met en relief le caractère hautement stratégique de cette activité , qui mobilise des savoir-faire très spécifiques et inclut notamment la production de bouteilles d'oxygène à usage médical - d'autant que Luxfer en était le seul producteur européen.

Grâce à la mobilisation des salariés et des pouvoirs publics, un repreneur a finalement été trouvé en janvier 2022 : il s'agit d' Europlasma , un industriel girondin. Il va construire une nouvelle usine à proximité, qui portera le nom Les Forges de Gerzat , sans pouvoir réutiliser le site de Luxfer.

Dans ce contexte, l'action du cabinet PwC a consisté à produire une analyse financière du projet d'Europlasma , afin d'évaluer la faisabilité d'une relance de l'activité sur un nouveau site.

Le plan de reprise est analysé sur la base d'échanges avec le management d'Europlasma et avec ses clients potentiels. Les hypothèses de coûts sont examinées, de même que les besoins de financement.

Le cabinet de conseil expertise notamment :

- la structuration et les perspectives du marché européen de la bouteille de gaz haute pression en aluminium ;

- le chiffre d'affaires prévisionnel du projet et les prévisions de trésorerie ;

- les principaux clients à atteindre pour remplir le carnet de commandes .

Le travail de PwC a permis de confirmer la crédibilité du projet , tout en pointant les facteurs de risques, et de calibrer le montant de l'aide publique .

II. FAIRE FACE AU CHANTAGE D'UN GRAND GROUPE INTERNATIONAL : L'EXEMPLE D'UNE MISSION DE ROLAND BERGER

En 2021, le cabinet Roland Berger a réalisé deux études sur un dossier industriel, pour un montant total de 288 300 euros . Le dossier étant sensible et toujours en cours, il est présenté de manière « anonymisée ».

Il illustre bien le rapport de forces entre l'État et les grands groupes industriels , et la manière dont les cabinets de conseil sont appelés à la rescousse pour aider l'État dans ses négociations.

À la demande de la direction générale des entreprises (DGE), Roland Berger soumet une première proposition d'étude ( due diligence ) au début de l'année 2021, pour un montant de 172 740 euros.

Il s'agit d' examiner le projet d'investissement d'un groupe international sur l'un de ses sites industriels, situé dans le nord de la France .

Pour cet investissement, le site français est d'abord en concurrence avec quatre sites du groupe , dont une usine située dans un pays de l'Europe de l'Est membre de l'Union européenne.

Concrètement, « le site français ne satisfait à ce stade pas les critères économiques du groupe (TRI 515 ( * ) , ROI 516 ( * ) , Payback 517 ( * ) ) et une aide de l'État [de plusieurs dizaines de millions d'euros] serait nécessaire pour les satisfaire » 518 ( * ) .

Dans ce contexte, Roland Berger est missionné pour :

« - comprendre le projet d'investissement [du groupe] et challenger les coûts et investissements associés ;

- estimer l'écart de compétitivité du site français [et des] autres sites étrangers considérés (hors aides gouvernementales éventuelles) ;

- construire une proposition [...] sur la base d'un ensemble d'aides [publiques] à l'investissement permettant de rendre le site français le plus compétitif des 4 sites envisagés, et avec des contreparties associées. »

Cette étude s'inscrit donc dans une forme de chantage à la rentabilité imposé par le groupe industriel, qui met en concurrence plusieurs sites industriels pour faire « monter les enchères » en matière d'aides publiques .

Roland Berger intervient comme un « tiers de confiance » de l'administration pour alimenter les négociations avec le groupe industriel . Son travail doit permettre d'évaluer à quelles conditions l'usine française serait plus rentable que l'usine située dans le pays de l'Europe de l'Est membre de l'Union européenne.

Le cabinet dispose d' un service (« centre de compétences ») dédié à ce secteur d'activité , qu'il connaît particulièrement bien .

Il y ajoute l'intervention de personnes extérieures , jouant ainsi le rôle de « hub de compétences » 519 ( * ) :

- un ancien responsable de l'ingénierie du groupe industriel ;

- un expert d'une société intervenant dans le même secteur d'activité.

Cette première étude a permis à Roland Berger de « challenger » l'estimation, présentée par le groupe industriel, du montant d'investissement nécessaire pour moderniser le site français , et de construire une contre-estimation légèrement plus basse.

Cependant, l'action du cabinet et de l'État est percutée par le calendrier du groupe industriel : à la faveur d'une acquisition effectuée par la société mère (basée aux États-Unis), celui-ci repousse sa décision d'investissement et récupère un site industriel dans un nouveau pays de l'Europe de l'Est, non membre de l'Union européenne , où le coût du travail est bien plus bas qu'en France.

La DGE est donc contrainte de commander une seconde étude à Roland Berger 520 ( * ) , afin d'estimer l'écart de compétitivité entre le site français et ce nouveau site situé en dehors de l'Union européenne, et ainsi de réévaluer le montant d'aides publiques nécessaires .

De telles aides devant faire l'objet d'une notification à la commission européenne , Roland Berger est également sollicité pour relire la proposition de notification rédigée par l'entreprise . Le cabinet propose alors de mobiliser une ancienne Secrétaire d'État , pour « apporter son regard expert, car elle a porté à titre personnel des demandes équivalentes à la commission européenne par le passé ».

Cette seconde étude est commandée fin 2021, pour un montant de 115 560 euros. Les négociations sont toujours en cours avec le groupe international .

Dans ce dossier, l'intervention du cabinet Roland Berger a donné à l'État des arguments dans son dialogue avec le groupe en question . Elle pourrait permettre, à terme, d'assurer l'investissement sur le site français, mais au prix d'aides publiques très importantes .

Elle n'a toutefois pas modifié un rapport de forces fondamentalement défavorable aux pouvoirs publics , contraints, face à ce groupe d'envergure mondiale, d'entrer dans une forme de course aux aides.

De plus, elle n'est pas de nature, à elle seule, à emporter la décision , puisque, comme l'a montré le déroulement heurté de la mission, les choix d'investissement de groupes internationaux répondent à bien d'autres facteurs que le montant des aides publiques disponibles - comme l'anticipation des évolutions du marché, la stratégie globale, voire les opportunités industrielles.

III. TARBES INDUSTRY : LA RECHERCHE D'UN REPRENEUR PAR LE CABINET SÉMAPHORES

Le cabinet Sémaphores est sollicité le 23 février 2021 par l'État pour l'accompagner dans la recherche d'un partenaire industriel ou d'un repreneur pour Tarbes Industry .

Le montant de la prestation est de 22 156 euros .

Tarbes Industry est un site de production de tool joints (raccords d'outil) destinés à l'industrie pétrolière et gazière, et surtout de chambres d'obus pour l'industrie de l'armement . L'activité présente donc un enjeu stratégique évident , ce qui justifie l'implication de l'État.

En l'espèce, l'intervention de Sémaphores n'a pas inclus d'analyse financière : elle consiste simplement en une recherche de repreneur, associée à l'animation des comités de pilotage. Le cabinet a surtout mis à disposition de l'État un carnet d'adresses et une connaissance des acteurs du secteur .

Selon la proposition d'intervention présentée par Sémaphores le 2 février 2021, il est nécessaire de solliciter de nouveaux actionnaires pour diversifier les activités de l'usine « pour deux raisons. Premièrement, le marché des tool joints à destination de l'exploration production pétrolière et gazière ne présente pas de perspective de redémarrage à court ou moyen terme. Deuxièmement, le marché des obus de gros calibre ne suffit pas, à lui seul, à couvrir les frais fixes de l'usine à moyen terme . »

L'opération a ainsi pour but « l'adossement de l'entreprise à un acteur industriel en capacité d'assurer le devenir de ses activités et le maintien des compétences et des emplois. » L'État a circonscrit le champ de la recherche de repreneurs aux opérateurs français .

Le cabinet Sémaphores propose une intervention en quatre volets : cadrage de l'intervention, ciblage et prospection, et enfin analyse des offres de reprise.

Le repreneur finalement choisi est Europlasma , dont l'offre est validée par le tribunal de commerce au mois d'août 2021. L'industriel y fera fabriquer des torches à plasma , assurant ainsi la diversification d'activité souhaitée.


* 512 Cahier des clauses techniques particulières (CCTP) de l'accord-cadre.

* 513 CCTP de l'accord-cadre.

* 514 Pour plus de précisions sur le « paradoxe » de la donnée des cabinets de conseil, voir le III de la troisième partie du rapport.

* 515 Taux de rentabilité interne.

* 516 Retour sur investissement.

* 517 Durée de rentabilisation d'un investissement.

* 518 Source : proposition d'intervention de Roland Berger, 19 janvier 2021.

* 519 Voir le I.C de la première partie du rapport pour plus de précisions sur cette notion de « hub de compétences ».

* 520 Cette étude s'inscrivant dans le prolongement de la première, elle est également confiée à Roland Berger dans le cadre du « droit de suite » prévu par l'accord-cadre.

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