D. DES FACILITÉS CONTRACTUELLES POUR FAIRE APPEL AUX CONSULTANTS : L'EFFET « PRESSE-BOUTON »

1. Une multiplication des accords-cadres, facilitant les commandes

Au cours de ses travaux, la commission d'enquête a recensé au moins 15 accords-cadres conclus par l'État pour des prestations de conseil .

Ces contrats permettent de constituer un vivier de cabinets de conseil dans lequel les administrations peuvent aisément « piocher ».

Chaque accord-cadre dispose de ses propres règles pour la répartition des prestations entre les cabinets. Les lots peuvent compter un seul ou plusieurs prestataires. Dans ce dernier cas, les commandes peuvent faire l'objet d'une remise en concurrence entre les attributaires (marchés subséquents) ou d'une rotation entre eux (« tourniquet »).

Les accords-cadres clefs sont celui de la DITP sur la transformation de l'action publique (juin 2018), ceux de l'UGAP (mars 2019 et janvier 2020) et ceux de la direction des achats de l'État ( DAE ) pour la maîtrise d'oeuvre et la maîtrise d'ouvrage informatique.

Cartographie des accords-cadres de prestations de conseil
(liste non exhaustive)

Intitulé

Administration « cheffe de file »

Date de passation

Nombre de lots

Mode d'attribution des prestations

Assistance à la conception et à la mise en oeuvre opérationnelle de projets de transformation de l'action publique

DITP

Juin 2018

3

« Tourniquet »

Innovation publique : démarches de co-conception, de design de services, de sciences comportementales, d'expérimentation et de formation à ces méthodes

DITP

Mars 2019

5

NC

Conception et animation de dispositifs de formation et d'accompagnement des acteurs de la transformation publique

DITP

Mars 2020

2

NC

Prestations intellectuelles (hors informatique)

UGAP

Mars 2019

4

Attribution au titulaire de premier rang

Prestations intellectuelles dans le secteur informatique

Janvier 2020

6

Prestations de conseil au profit des organismes et services du ministère des Armées et de ses établissements publics

Ministère des Armées

Décembre 2017 (en cours de renouvellement)

11

Marchés subséquents

Appui à l'administration dans le cas de restructurations et/ou de transformations d'entreprises

Ministère de l'économie et des finances

Janvier 2021

6

« Tourniquet »

Conseil en ressources humaines

DAE

Décembre 2018

0

« Tourniquet » et marchés subséquents

Conseil en immobilier

Direction de l'immobilier de l'État

Juin 2019

9

Un seul titulaire par lot (sauf pour un lot)

Prestations de services juridiques, de représentation en justice et de conseil juridique

Ministère de l'économie et des finances

2021

10

Diffère selon les lots

Conseil et expertise numérique et système d'information

DINUM

Avril 2018

6

NC

Assistance à maîtrise d'oeuvre en informatique

DAE

Août 2021

9

Diffère selon les lots

Assistance à maîtrise d'ouvrage en informatique

DAE

Juin 2019

6

Diffère selon les lots

Valorisation de la donnée (« data science »)

Ministère de l'Intérieur

Mai 2020

3

Diffère selon les lots

Expertise et audit en sécurité des systèmes d'information

Ministère de l'agriculture et de l'alimentation

Mars 2020

2

Attribution au titulaire de premier rang

Source : commission d'enquête

Les accords-cadres concentrent aujourd'hui la plupart des prestations de conseil de l'État . En 2020, les contrats de la DAE, de l'UGAP et de la DITP ont ainsi porté près de 85 % des dépenses de conseil à forte dimension stratégique.

Ventilation par véhicule juridique des dépenses de conseil
à forte dimension stratégique en 2020 49 ( * )

(estimations, en %)

Source : calculs de la commission d'enquête d'après les données fournies par la DITP, la DAE, l'UGAP et la direction du budget

Les accords-cadres présentent l'avantage de garantir un cadre juridique sécurisé pour l'ensemble des ministères , y compris pour ceux qui ne recourent que ponctuellement aux consultants.

Sur le plan financier, les « solutions mutualisées sont toujours plus intéressantes au niveau des prix », comme l'a souligné M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP 50 ( * ) . Les accords-cadres définissent ainsi ab initio les montants de chaque catégorie de prestations, fixés avec les cabinets avant l'attribution du contrat.

Pour M. Hervé de la Chapelle, associé en charge des activités pour le secteur public de EY, « le recours au conseil s'est professionnalisé , à travers l'utilisation de centrales d'achat, qui sont des professionnels de l'achat du conseil, et des grands accords-cadres interministériels comme celui de la DITP » 51 ( * ) .

Chaque ministère reste néanmoins responsable de ses propres commandes . Il dispose d'un droit de tirage sur les accords-cadres, sans réelle coordination au niveau interministériel .

Interrogé sur ce point, M. Michel Grévoul, directeur des achats de l'État, a ainsi déclaré : « évidemment, vous nous dites : “vous faites un accord-cadre et puis les administrations se débrouillent ensuite”. Mais les ministères sont heureux que nous disposions d'un accord-cadre et que nous ayons sélectionné des prestataires. La définition précise de leurs besoins et le suivi de la prestation relèvent de leur responsabilité » 52 ( * ) .

Surtout, les accords-cadres peuvent créer un effet levier, ou effet « presse bouton », facilitant la multiplication des prestations de conseil .

Sur le plan juridique, il n'a jamais été aussi facile pour un ministère de s'attacher les services d'un cabinet de conseil , en particulier lorsqu'il passe par l'UGAP (voir infra ). Il lui suffit alors de puiser dans le vivier de consultants à disposition, sans avoir à rédiger de nouveaux marchés publics.

Enfin, les accords-cadres participent à l'opacité des prestations de conseil .

L'État communique, certes, une estimation de leur montant au moment de l'attribution des contrats, conformément aux règles de la commande publique. Mais, une fois les accords-cadres conclus, les bons de commande successifs ne font l'objet d'aucune publicité , alors qu'il s'agit pourtant de l'information la plus importante.

2. Le marché de la DITP et son « tourniquet » parfois grippé

Attribué en juin 2018, l'accord-cadre de la DITP constitue le véhicule privilégié pour le conseil en stratégie et en organisation.

Il bénéficie même d' un monopole (ou principe d'exclusivité) : lorsqu'il couvre les besoins des ministères, ces derniers doivent passer par cet accord-cadre, à l'exception du ministère des Armées qui dispose de son propre dispositif.

L'accord-cadre est constitué de trois lots , pour lesquels plusieurs entreprises ont été retenues.

Liste des attributaires de l'accord-cadre de la DITP

N° du lot

Prestation

Attributaires

1

Stratégie et politiques publiques

BCG et EY

McKinsey et Accenture

Roland Berger et Wavestone

2

Conception et mise en oeuvre des transformations

Capgemini et Mazars

BCG et EY

Eurogroup, CMI et Sémaphores

INOP'S

3

Performance et réingénierie des processus

Capgemini, Mazars et Sia Partners

Eurogroup, CMI et Sémaphores

Roland Berger et Wavestone

Source : commission d'enquête

Dans l'accord-cadre de la DITP, les prestations sont attribuées selon la règle du « tourniquet » : en théorie, les prestataires de chaque lot se voient attribuer un volume de prestations comparables.

Cette règle doit permettre une répartition équilibrée des bons de commande entre les différents cabinets de conseil.

Accord-cadre de la DITP : la règle du « tourniquet » 53 ( * )

Est pris l'exemple du lot n° 1 de l'accord-cadre, qui a été attribué à trois groupements d'entreprises.

Les trois premiers bons de commande sont affectés dans l'ordre de classement des offres de l'accord-cadre.

Ensuite, chaque bon de commande est attribué au groupement qui a reçu, à date, le montant total de commandes le plus faible .

Deux exceptions sont toutefois prévues :

- le droit de suite : le groupement qui a bénéficié d'un précédent bon de commande peut être reconduit pour assurer la continuité d'une mission ;

- l 'impossibilité : si le groupement n'est pas en mesure de réaliser la prestation, il est fait appel au cabinet suivant dans l'ordre du « tourniquet ».

En pratique, l'application de la règle du « tourniquet » soulève trois difficultés .

En premier lieu, il existe un « tourniquet » par ministère : chaque ministère est responsable de ses commandes et donc du respect de la règle .

Aucun contrôle centralisé n'est prévu , comme l'a confirmé le ministère de la transformation et de la fonction publiques : « la DITP n'assure pas de suivi de la mise en oeuvre de ces règles dans les ministères » 54 ( * ) .

En deuxième lieu, certains ministères peuvent avoir une vision extensive du droit de suite , ce qui permet de multiplier les commandes auprès d'un même prestataire.

C'est par exemple le cas du ministère des solidarités et de la santé pendant la crise sanitaire , qui a confié 18 commandes au même groupement (McKinsey et Accenture) pour un montant total de 16,21 millions d'euros et pour répondre à trois besoins distincts : le système d'information pour la vaccination, la campagne vaccinale et le système d'information pour le passe sanitaire. À cette même période, le ministère a aussi eu recours à l'UGAP pour confier de nouvelles prestations à Accenture 55 ( * ) .

De même, le ministère de la cohésion des territoires a rappelé McKinsey près d'un an après une première mission sur la mise en oeuvre de la réforme des aides personnalisées au logement (APL) , alors que cette nouvelle prestation aurait, semble-t-il, pu être assurée par un autre cabinet 56 ( * ) .

En dernier lieu, le « tourniquet », lorsqu'il est respecté, conduit à désigner un cabinet de conseil de manière automatique , au regard des volumes de commandes déjà passées par le ministère, alors même qu'un autre cabinet pourrait être plus compétent pour répondre au besoin de l'administration .

Des ministères sont alors incités à reporter une commande donnée, pour « laisser passer » le « tourniquet » et pouvoir, quelques semaines plus tard, s'attacher les services du cabinet souhaité.

Face à ces difficultés, la DITP souhaite modifier les règles de son accord-cadre, qui arrivera à échéance le 10 juin 2022 (avec la possibilité de poursuivre, jusqu'en septembre 2022, les missions préalablement engagées) 57 ( * ) .

Le système « hybride » que la DITP envisage reste toutefois complexe à mettre en oeuvre et ne garantit pas l'équité entre les cabinets de conseil.

Renouvellement de l'accord-cadre : le système « hybride » envisagé par la DITP pour l'attribution des prestations

- Un tour de rôle serait organisé pour les prestations en dessous d'un certain seuil. Le roulement serait organisé à chaque commande, sans prendre en compte leur volume financier (contrairement au « tourniquet »).

Cette règle risque de désavantager le cabinet qui recevrait une commande d'un faible montant . Il devrait alors attendre le prochain tour de rôle pour obtenir une commande plus conséquente, sans en être assuré ;

- Au-dessus de ce même seuil, les prestations de conseil feraient l'objet d'un marché subséquent .

Pour ces commandes, l'administration rédigerait alors un cahier des charges spécifique et remettrait en concurrence les attributaires de l'accord-cadre. Le cabinet qui présentera la meilleure offre sur le plan technique et financier se verrait attribuer le bon de commande.

Au regard de la spécificité des missions de conseil, la commission d'enquête propose un dispositif plus exigeant : chaque nouveau besoin devrait faire l'objet d'un marché subséquent et donc d'une remise en concurrence des cabinets de l'accord-cadre de la DITP .

Les missions de conseil demandent en effet une attention particulière . Ce ne sont pas des prestations comme les autres : pour être pertinentes, elles doivent s'adapter au cas d'espèce et au contexte de la commande.

L'administration doit donc se mettre en position de sélectionner le cabinet de conseil qui sera le plus à même de répondre à ses besoins, ce qui n'est pas toujours le cas aujourd'hui.

3. Les accords-cadres de l'UGAP et ses prestataires « pré-désignés »

L'UGAP possède deux accords-cadres de conseil : l'un pour le conseil hors informatique et l'autre pour le conseil informatique.

Comme l'a souligné son président-directeur général, M. Edward Jossa, « l'intérêt de passer par l'UGAP est, comme pour toutes les centrales d'achat, un gain de procédure : passer un marché de conseil en direct prend six mois ; l'acheteur gagne du temps lorsqu'il achète une prestation sur étagères , à l'UGAP ou à une autre centrale d'achat . » 58 ( * )

Concrètement, les ministères n'ont qu'à passer commande à l'UGAP, qui mobilise les cabinets de conseil de ses accords-cadres, sans autre formalité ni remise en concurrence .

Les commandes de conseil passées à l'UGAP par les ministères ont ainsi augmenté de 55 % entre 2018 et 2021 . Le conseil en informatique représente près de 80 % des dépenses en 2021.

Le fonctionnement de ces accords-cadres diffère de celui de la DITP : pour chaque lot, l'UGAP désigne un attributaire de premier rang . Ce cabinet bénéficie de l'ensemble des prestations du lot , sauf s'il renonce à la commande au profit du cabinet suivant 59 ( * ) .

Liste des attributaires des accords-cadres de l'UGAP

N° du lot

Prestation

Attributaire de premier rang

Hors informatique

1

Conseil en stratégie

McKinsey

2

Conseil en organisation

Groupement Eurogroup et cabinet Landot

3

Conseil en finance

Deloitte

4

Conseil en immobilier

Groupement Colliers et BearingPoint

Informatique

1

Conseil en systèmes d'information

Groupement BearingPoint et Capgemini

2

Assistance à la maîtrise d'ouvrage informatique (AMOA)

Groupement Capgemini et Onepoint

3

Assistance à la maîtrise d'oeuvre informatique (AMOE) et tierce maintenance applicative (TMA)

Groupement Atos et Open

4

Sécurité des systèmes d'information

Advens

5

Assistance à la dématérialisation informatique

Inop's

6

Intelligence de la donnée

Groupement Accenture et Inop's

Source : commission d'enquête

Le système de l'UGAP présente l'avantage de la simplicité.

Il soulève toutefois une difficulté majeure : les ministères qui recourent à cette centrale d'achat connaissent par avance le cabinet de conseil qui sera missionné pour répondre à leur besoin .

Pour augmenter le volume des commandes de conseil, l'UGAP demande d'ailleurs aux cabinets de démarcher des clients potentiels, dans une logique purement commerciale 60 ( * ) .

De même, les cabinets de conseil restent partagés sur le fonctionnement des accords-cadres de l'UGAP .

Pour l'organisation professionnelle Syntec Conseil, « les marchés UGAP font entrer l'achat public dans une logique assez brutale : absence de “tourniquet” [...] ; cela reste sans doute le moins mauvais dispositif, mais il nécessite pour être efficace de fortes compétences de pilotage et d'évaluation, donc une bonne maturité de l'acte d'achat ».

En pratique, l'accord-cadre de l'UGAP participe à la concentration du conseil au secteur public , ses attributaires de premier rang étant assurés de recevoir un volume massif de commandes.

C'est pourquoi la commission d'enquête recommande que l'UGAP propose un vivier d'entreprises pour chaque type de prestations. Ce vivier serait ensuite remis en concurrence pour chaque besoin, en cohérence avec la proposition faite sur l'accord-cadre de la DITP .

Proposition n° 4 : Rationaliser le recours aux accords-cadres de conseil, en particulier pour les accords-cadres de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et de l'UGAP et uniformiser les conditions de ces recours .


* 49 Voir le I.B de la présente partie pour plus de précisions sur le périmètre des dépenses de conseil les plus stratégiques.

* 50 Audition de M. Edward Jossa du 8 décembre 2021.

* 51 Intervention de M. Hervé de la Chapelle lors de la table ronde des cabinets de conseil du 16 février 2022.

* 52 Audition de M. Michel Grévoul du 8 décembre 2021.

* 53 Source : article 5 du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) de l'accord-cadre de la DITP.

* 54 Contribution écrite du ministère de la transformation et de la fonction publiques.

* 55 Voir l'étude de cas sur la crise sanitaire pour plus de précisions sur la répartition des commandes entre les différents cabinets de conseil.

* 56 Voir le II.B de la présente partie pour plus de précisions sur le rôle de McKinsey dans la mise en oeuvre de la réforme des APL.

* 57 Contribution écrite de la DITP.

* 58 Audition de M. Edward Jossa du 8 décembre 2021.

* 59 Voir, par exemple, l'article 6 du cahier des clauses administratives particulières de l'accord-cadre de conseil (hors informatique) de l'UGAP.

* 60 Pour plus de précisions sur le démarchage des cabinets de conseil envers les responsables publics et les risques déontologiques rencontrés, voir le II.B de la troisième partie.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page