PREMIÈRE PARTIE
L'HÔPITAL EN CRISE : DES FACTEURS HUMAINS ET FINANCIERS

L'ensemble des témoignages recueillis par la commission d'enquête confirment une tension fortement ressentie par les personnels hospitaliers, en premier lieu médicaux et paramédicaux . Ils confirment également que la crise sanitaire n'a fait qu'accentuer un malaise déjà très présent depuis plusieurs années . Effectué dans des conditions qui ne cessent de se dégrader, le travail hospitalier perd son sens aux yeux d'un nombre croissant de personnels , surtout paramédicaux, entraînant départs anticipés et insuffisance du recrutement. Bien que d'ampleur inédite, l' effort de revalorisation des rémunérations issu du Ségur de la santé n'inverse pas la tendance , et alimente au contraire l'insatisfaction de ceux qui considèrent que les moyens n'ont pas été équitablement répartis.

Les postes vacants et les fermetures de lits qu'ils provoquent sont une réalité. Lorsque des chiffres, il est vrai sans doute aussi approximatifs qu'excessifs, ont été versés dans le débat public, le Gouvernement les a immédiatement démentis. Il est pourtant lui-même dans l'incapacité d'établir un tableau de la situation et n'a fourni que des indications très parcellaires sur la base d'une enquête effectuée en urgence . En dépit des multiples informations que les établissements sont tenus de renseigner dans leurs systèmes d'information, il n'est pas possible aujourd'hui d'obtenir des données actualisées sur des sujets aussi importants et nécessaires au pilotage de la politique publique de santé que les ressources humaines et les capacités hospitalières.

La situation critique constatée par la commission d'enquête pourrait présenter un caractère paradoxal, puisque beaucoup d'indicateurs de comparaison internationale montrent que notre système hospitalier, comme notre système de santé en général, sont parmi les mieux équipés et les mieux financés en Europe. L'allocation de ces moyens n'est sans doute pas optimale, mais les hôpitaux subissent également le contrecoup d'une pression budgétaire qui s'est fortement accentuée au milieu des années 2010 , dans un contexte d'augmentation continue de leur activité. Les difficultés financières se sont aggravées, entraînant une détérioration des conditions de travail et une diminution très préoccupante du niveau d'investissement , divisé par deux au cours de la dernière décennie.

I. DES PROFESSIONNELS HOSPITALIERS SOUS TENSION CROISSANTE

« La crise de l'hôpital est ancienne. Mais elle connaît depuis plusieurs mois une de ses phases les plus aiguës. Les personnels de santé n'en peuvent plus. » C'est par ces mots que le Premier ministre, Édouard Philippe, débutait le 20 novembre 2019 la présentation du plan d'urgence pour l'hôpital arrêté par le Gouvernement. La crise sanitaire démarrait quelques semaines plus tard.

Depuis deux ans, l'hôpital a certes démontré sa résilience, mais les cinq vagues épidémiques successives intervenues sur une situation déjà dégradée et tendue ont entraîné des conséquences profondes et certainement durables.

Défi majeur auquel est aujourd'hui confronté le système hospitalier, la fragilisation de ses ressources humaines se manifeste par des difficultés à recruter des personnels ou à les conserver qui, sans être massives ni uniformes selon les régions, les établissements ou les spécialités, ont un impact manifeste sur les conditions de travail des équipes et de fonctionnement des services.

Traduction de cette situation, les pénuries en personnels soignants et les réductions de capacités qu'elles entraînent atteignent un niveau très préoccupant sur lequel ont fortement alerté de nombreux responsables médicaux ou administratifs.

Cette tension était déjà très sensible avant même le déclenchement de la crise sanitaire. Elle s'est accentuée depuis lors et menace de fragiliser durablement le fonctionnement du système hospitalier, mais aucun moyen de mesure précise et de suivi des postes vacants, des flux de départ, des résultats du recrutement ou des fermetures de lits liées à un déficit en personnel n'a pour autant été mis en place par le ministère de la santé qui s'est borné à des enquêtes partielles et ponctuelles.

A. UNE USURE QUI FRAGILISE LES RESSOURCES HUMAINES DE L'HÔPITAL

La parole des nombreux acteurs hospitaliers, soignants ou non soignants, recueillie au cours des travaux de la commission d'enquête témoigne à la fois de leur engagement constant au service de leur mission comme de la fierté qui en découle légitimement, et d'un niveau inégalé de tensions accumulées qui a très rudement mis à l'épreuve leur résilience.

Depuis deux ans, « l'hôpital a tenu ». Il s'est adapté à une situation sanitaire sans précédent, grâce à la compétence de ses personnels, à leur mobilisation exceptionnelle et aux efforts considérables qu'ils ont consentis. Cela doit être à nouveau souligné et salué.

Mais au cours des auditions, les mots « lassitude », « épuisement », « fatigue collective », « malaise », « souffrance » sont constamment revenus, que ce soit de la part de praticiens, de soignants, de cadres de direction ou d'autres acteurs de la communauté hospitalière. Si la motivation demeure néanmoins, tous ont alerté sur son érosion certaine et les risques qui en résultent pour le devenir de notre système hospitalier.

Ces deux années éprouvantes ont accentué des facteurs préexistants où se mêlent des réalités très tangibles, tenant aux conditions d'exercice des métiers hospitaliers et à leurs répercussions sur la vie personnelle et familiale des intéressés, et des aspects plus psychologiques non moins importants, liés au sens et à l'accomplissement attendus dans le travail quotidien.

1. Une pression intense sur les services hospitaliers

S'il est des activités qui illustrent de manière particulièrement évidente les tensions affectant les établissements hospitaliers, ce sont bien celles sur lesquelles pèsent le plus fortement l'intensification de la charge de travail, les sujétions de la permanence des soins et les postes non pourvus.

C'est bien entendu le cas des services des urgences . Leur activité a doublé en vingt ans. Ils constituent dans bien des territoires « la seule lumière allumée » vers laquelle s'orienter. Symbole de la crise hospitalière à l'automne 2019, leur situation s'est encore détériorée depuis lors.

En raison d'un manque de médecins, de nombreuses fermetures, ponctuelles ou plus prolongées, sont intervenues au cours des derniers mois dans plusieurs services des urgences de petits ou moyens établissements 2 ( * ) .

Lors de leur audition le 16 décembre dernier, les chefs de services des urgences représentant toute la gamme des établissements, qu'ils soient publics ou privés, situés aussi bien dans des métropoles que dans des villes moyennes ou des territoires ruraux, ont témoigné d'un même constat que le professeur Louis Soulat, chef du service des urgences du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes, a résumé en ces termes : « inadéquation entre les moyens et l'évolution de notre activité, épuisement des équipes, insatisfaction, sentiment de travail inachevé » conduisant « à des départs et à des réorientations ». Manifestant son inquiétude pour les fêtes de fin d'année, il concluait : « Un tiers des services sont en énorme difficulté, avec l'impossibilité de tenir toutes les lignes de garde, et un tiers sont saturés faute de lits d'aval disponibles, et pas seulement en raison des hospitalisations liées au covid, plutôt inférieures à ce que nous avons pu connaître. Notre problématique concerne donc l'attractivité. Comment donner envie aux urgentistes de travailler à l'hôpital pendant des années ? ».

Une situation tout aussi tendue affecte les 300 services de réanimation dont le fonctionnement implique la présence continue auprès des patients, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, de personnels médicaux et paramédicaux qualifiés.

Ces services connaissent depuis plusieurs années une augmentation régulière du nombre de séjours en raison du vieillissement de la population, avec de fortes variations saisonnières ou régionales et une saturation récurrente en période hivernale. L'enchaînement de cinq épisodes épidémiques entre mars 2020 et l'hiver 2022, avec des niveaux d'admission très élevés sur la durée, a pesé de manière inédite sur leur fonctionnement.

Le récent rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur les soins critiques 3 ( * ) souligne un « déficit de médecins » qui « accentue la pénibilité de l'exercice de la réanimation » . Est notamment citée une enquête du collège des enseignants en médecine intensive selon laquelle, dans les services de réanimation polyvalente et médicale déclarant des postes vacants, avant la crise sanitaire, « le nombre d'ETP vacants médians représente 22 % de l'effectif cible du tableau des emplois », ce qui est considérable. Le rapport ajoute que « la réanimation est une discipline par nature contraignante, en raison de son exercice quasi exclusivement hospitalier, de l'obligation de permanence des soins et de la charge psychologique associée à la prise en charge de patients lourds avec des taux de mortalité élevés. Cette pénibilité se traduit notamment par une forte prévalence des syndromes d'épuisement professionnel parmi les réanimateurs » et elle « est amplifiée par les tensions sur les effectifs, qui se traduisent en particulier par un nombre élevé de gardes à réaliser par médecin ». S'agissant des personnels paramédicaux, l'IGAS relève « des difficultés majeures de fidélisation entraînant un turn-over élevé » des infirmiers de réanimation qui s'accentue avec la crise sanitaire.

L'enquête effectuée par la Cour des comptes à la demande de la commission des affaires sociales du Sénat 4 ( * ) appelait à résorber cette « crise des ressources humaines » des services de soins critiques.

Dans une tribune adressée en pleine montée de la cinquième vague au ministre des solidarités et de la santé 5 ( * ) , plus d'une centaine de médecins réanimateurs estimaient ainsi qu'au regard de la première vague de 2020, « à cause de l'épuisement physique et psychologique des professionnels de santé et des nombreux départs, les services de réanimation pourraient bien se noyer avec moins de patients ».

Mais au-delà des urgences et de la réanimation, on constate une situation tendue dans tous les types de services.

Lors des auditions, trois facteurs principaux ont été soulevés.

Premièrement, sous l'effet d'une tendance de fond, la part de patients plus complexes , souvent âgés et arrivés par les urgences dans des services « d'aval », et atteints de polypathologies s'accroît de manière continue. Ils demeurent parfois hospitalisés au-delà de la durée nécessaire faute de pouvoir revenir à domicile ou de solutions disponibles en soins de suite ou en structure médico-sociale, et requièrent des soins plus lourds .

Deuxièmement, l' impact de la crise sanitaire s'est ressenti sur l'ensemble des services de manière très supérieure à la part qu'ont représentée les patients atteints du covid dans l'ensemble des hospitalisations 6 ( * ) . En effet, ces prises en charge ont impliqué d' importants redéploiements de moyens humains , pour armer les capacités supplémentaires en soins critiques, qui requièrent une présence en personnel beaucoup plus importante, et pour permettre de transformer en lits covid des lits affectés aux activités courantes. Surtout, la crise a connu cinq vagues successives sur une durée de deux ans. Le plan blanc a été déclenché deux fois en 2020, dans certaines régions à l'été 2021 puis de nouveau dans l'ensemble d'entre elles en décembre 2021. Ce dispositif plutôt conçu en réponse immédiate à une crise de durée limitée emporte, en termes d'organisation de l'hôpital et de condition d'exercice des équipes hospitalières, des conséquences beaucoup plus lourdes, perturbant le mode de fonctionnement habituel des services , lorsqu'il est mis en oeuvre de manière répétée et dans la durée. Le nécessaire rattrapage d'activités déprogrammées, avec parfois une aggravation de l'état des patients, entraîne en outre une pression supplémentaire sur les services.

Enfin, les difficultés de recrutement et les pénuries de personnels sur plusieurs métiers en tension provoquent « des dérèglements internes majeurs », comme l'a souligné le directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM) 7 ( * ) . Il citait particulièrement les infirmières de bloc opératoire (Ibode) et les manipulateurs d'électro-radiologie, mais il en est de même pour les infirmières anesthésistes (IADE) et pour l'ensemble des infirmiers en soins généraux (IDE), un sous-effectif parfois limité en nombre provoquant la fermeture de blocs opératoires ou le ralentissement de certaines activités. Pour les personnels en poste, l'effet ressenti est plus que proportionnel à l'ampleur de ces déficits, l'accentuation de la pénibilité du travail s'ajoutant à l'usure provoquée par deux années de crise sanitaire.

2. Une dégradation des conditions de travail antérieure à la crise sanitaire et qui s'accentue

L'exigence de permanence et de continuité des soins se matérialise, pour une très grande partie des personnels, par un niveau élevé de contraintes, notamment en matière de présence et de conciliation entre vies familiale et professionnelle. La fréquence des plages horaires de travail tôt le matin ou tard le soir ou du travail de nuit et de week-end y est beaucoup plus élevée que dans d'autres secteurs d'activité. C'est aussi le cas des dépassements d'horaires. S'y ajoutent des contraintes physiques supérieures à la moyenne (station debout prolongée, postures ou mouvements fatigants, déplacements fréquents). Mais les valeurs fortes attachées à la finalité du travail, à l'engagement collectif et aux métiers sont l'une des caractéristiques essentielle de l'hôpital.

Fin 2019, la dégradation des conditions de travail constituait largement l'un des ressorts ayant conduit à l'annonce du plan d'urgence pour l'hôpital. La dernière enquête « conditions de travail - risques psychosociaux » 8 ( * ) , confirme la détérioration des différents indicateurs entre 2013 et 2019 et en détaille les principaux facteurs : progression du sentiment de devoir effectuer une quantité de travail excessive, notamment pour les aides-soignants et les infirmiers, et de celui d'un décalage entre charge de travail, exigences associées au travail et moyens disponibles pour le réaliser ; recul du sentiment de disposer de temps suffisant pour effectuer son travail correctement et de collègues en nombre suffisant, particulièrement pour les médecins, mais également pour les infirmiers et les aides-soignants.

La crise sanitaire a de toute évidence accentué ces évolutions défavorables.

L'Ordre national des infirmiers a communiqué à la commission d'enquête les résultats d'une consultation menée en décembre dernier indiquant que 85 % des infirmiers salariés (89 % dans le secteur public) estimaient que leurs conditions de travail s'étaient détériorées depuis le début de la crise sanitaire, cette proportion ayant augmenté de 21 points par rapport à la consultation opérée un an auparavant, en octobre 2020. Les infirmiers exerçant en établissement sont 71 % (74 % dans le secteur public) à déclarer qu'ils ne disposent pas du temps nécessaire pour prendre en charge leurs patients (+ 7 points par rapport à octobre 2020). 42 % des infirmiers indiquaient ressentir un syndrome d'épuisement professionnel de type burn-out .

L'Ordre des masseurs-kinésithérapeutes a également communiqué les résultats d'une consultation menée en 2021 indiquant que 43 % des kinésithérapeutes salariés ou en exercice mixte considéraient leurs conditions de travail comme moyennes et 24 % comme mauvaises ou très mauvaises. Une enquête nationale sur les risques psychosociaux chez les kinésithérapeutes salariés montre par ailleurs que ces derniers étaient particulièrement exposés au burn-out et à l'épuisement émotionnel.

Les résultats de ces consultations sont cohérents avec le ressenti exprimé par médecins et soignants devant la commission d'enquête et lors des auditions organisées par la rapporteure ou des déplacements effectués dans les établissements hospitaliers.

Les personnels infirmiers signalent notamment une accentuation des modifications de planning, parfois à la dernière minute, des déplacements d'un service à un autre, des rappels sur des jours de repos ou de congé pour remplacer des collègues absents, du recours aux heures supplémentaires et du travail de week-end, au-delà de deux fois par mois. Ils décrivent une spirale délétère, l'absentéisme ou les départs aggravant plus encore les conditions d'exercice pour les présents.

Dans des services requérant des capacités techniques spécifiques, comme les blocs opératoires, le recours accru à l'intérim infirmier suscite des tensions : faute d'expérience suffisante, les intérimaires ne peuvent accomplir toutes les tâches de ceux qu'ils remplacent et à leur propre charge de travail s'ajoute pour les infirmiers permanents celle de devoir former des intervenants temporaires mieux rémunérés qu'eux.

Les représentants des praticiens ont quant à eux témoigné de l'alourdissement de la charge horaire et des contraintes liées à la permanence des soins, mais aussi des conditions d'exercice plus difficiles qu'entraîne le déficit en soignants dans leurs services. Le recours à l'intérim constitue là aussi un facteur de tension, les praticiens qui s'investissent durablement dans le service public hospitalier se sentant dévalorisés vis-à-vis de médecins de passage aux rémunérations sans commune mesure avec les leurs.

Les conditions de travail des internes , médecins en formation représentant près d'un quart du personnel médical des établissements hospitaliers publics, constituent de longue date un motif de préoccupation qui a d'ailleurs justifié une enquête du ministère des solidarités et de la santé l'automne dernier.

À cette occasion, les internes ont confirmé largement dépasser les cadres fixés en matière de durée du travail (70 % des internes répondant déclarent travailler au-delà de 48 heures par semaine et plus de 90 % déclarent effectuer plus des huit demi-journées d'activité en stage qui leur incombent), même si les établissements en ont pour leur part minimisé l'ampleur.

Devant la commission d'enquête, les représentants des internes ont évoqué un temps de travail hebdomadaire de 57 heures en moyenne et, dans le même temps, dans les centres hospitaliers les plus touchés par le déficit en personnel médical, une moindre disponibilité des praticiens séniors pour l'encadrement des stages, ce qui pénalise les conditions de formation et joue négativement sur l'attractivité de l'exercice hospitalier pour les jeunes médecins.

Ils ont surtout fait part d'un mal-être qui n'est pas seulement lié à la charge de travail, mais également à un environnement de stage marqué par « les violences, les humiliations, les agressions », la dernière enquête réalisée sur la santé mentale des étudiants et des internes ayant révélé qu'« un étudiant en médecine sur quatre déclare avoir subi une forme de harcèlement » 9 ( * ) .

L'accentuation des contraintes professionnelles et la dégradation des conditions d'exercice touchent des personnels médicaux et soignants dont le rapport au travail évolue . Un grand nombre d'interlocuteurs de la commission d'enquête, et en premier lieu les responsables administratifs ou médicaux d'établissements, ont insisté sur un profond changement générationnel, qui n'est d'ailleurs pas propre aux professions de santé, touchant aux attentes en matière d'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle.

Comme l'a indiqué Marie-Noëlle Gérain-Breuzard, présidente de la conférence des directeurs de CHU, « les aspirations au temps libre, le rapport à la hiérarchie, l'expression plus assumée de la souffrance au travail, le besoin renforcé d'équité, la course à la meilleure rémunération, le zapping professionnel sont autant d'évolutions qui, sans les généraliser, interpellent les managers actuels, pour la plupart d'une autre génération, formés sur un modèle plus contraignant pour l'individu, qu'ils soient médecins, cadres ou directeurs. Ces aspirations sont a fortiori fortement ébranlées pour les jeunes hospitalo-universitaires, dont la construction de carrière est un parcours du combattant ». L'impact sur l'hôpital n'est pas négligeable, puisque « le changement des mentalités se traduit par des difficultés réelles de recrutement et de fidélisation » 10 ( * ) .

3. Une perte de sens dans leur travail ressentie par nombre de personnels

« Perte de sens », « injonctions contradictoires », « crise de valeurs » : ces mots ont été prononcés à de nombreuses reprises devant la commission d'enquête, tant par des praticiens, des soignants que des cadres de direction, même si l'on constate tout autant, dans les mêmes catégories, un profond attachement à la vocation et aux missions de l'hôpital comme aux métiers indispensables à son fonctionnement.

Ce constat n'est pas nouveau. En février 2019, l'Académie nationale de médecine s'inquiétait d'une « perte de sens qui démobilise les professionnels de santé et altère leur confiance dans le système hospitalier », estimant que « le qualitatif (soins) a cédé la place au quantitatif (volumes) sans chercher la pertinence et le résultat pour le malade » 11 ( * ) . Plusieurs chefs de service entendus, sans nier la nécessaire dimension médico-économique du fonctionnement hospitalier, ont par exemple témoigné de leur malaise à voir leur activité résumée à une batterie d'indicateurs économiques et financiers, courbes et histogrammes et exclusivement traduite en recettes, parts de marché et écarts au référentiel...

Ce sentiment a été fortement exprimé par les infirmiers entendus lors des auditions ou déplacements qui déplorent le temps insuffisant qu'ils peuvent consacrer aux patients, une concentration sur les soins techniques, au détriment de la dimension d'accompagnement, qui les réduit au rôle de simples exécutants ou d'« ouvriers spécialisés du soin », l'instabilité accrue des équipes qui érode le sens du collectif, ainsi que la réduction des temps de transmission de consignes entre deux équipes. Lorsque « chacun se succède autour du patient pour alimenter les strates d'un dossier médical et soignant informatisé », il en résulte un « sens perdu du collectif » 12 ( * ) .

Les cadres de santé indiquent quant à eux consacrer une part croissante de leur temps aux réaménagements de planning et aux rappels de personnels en repos ou congé pour remplacer les absents et devoir constamment gérer des injonctions contradictoires, entre les exigences de qualité des soins et les contraintes liées au sous-effectif en soignants. Une tension du même ordre est ressentie par beaucoup de cadres de direction.

Sans qu'il soit généralisé, ce sentiment joue dans la décision de certains personnels paramédicaux de mettre fin à leur carrière hospitalière . Lors des entretiens de départ, « un certain nombre d'agents évoquent le fait de n'être plus en phase avec leurs valeurs, décrivant des situations de travail et d'exercice professionnel où le temps manque et où la satisfaction du soin prodigué aux patients est parfois aléatoire » 13 ( * ) .

Sans doute est-il actuellement beaucoup demandé à l'hôpital, peut-être même au-delà de ce qu'il est en mesure de réaliser, ce qui peut alimenter le sentiment de ne pas pleinement satisfaire aux attentes.

De ce point de vue, la première vague épidémique a constitué, pour la communauté hospitalière, une mobilisation exceptionnelle. Lors de celle-ci, chacun a pu retrouver le sens de son métier, dans un contexte certes très difficile, mais ayant permis de lever bien des contraintes rencontrées dans le fonctionnement habituel de l'hôpital. Après cette période au cours de laquelle l'autonomie et l'initiative des acteurs hospitaliers auront été déterminantes, beaucoup d'acteurs ont évoqué devant la commission d'enquête un effet de « dépression » post-crise , provoquée par le retour aux pratiques antérieures.

4. Des revalorisations salariales significatives qui n'ont pas fondamentalement redressé le moral des personnels

Les revalorisations salariales issues du Ségur de la santé ont représenté sur l'année 2021, d'après les informations communiquées à la commission d'enquête par le ministère des solidarités et de la santé, une dépense de 5,8 milliards d'euros dans le champ des établissements sanitaires publics et privés, soit une majoration d'environ 9 % de leurs charges de masse salariale .

L'ampleur inédite de cet effort a été à juste titre soulignée. Pour autant, tous les témoignages recueillis par la commission d'enquête montrent que telle n'a pas véritablement été la perception d'un grand nombre de personnels, et que le Ségur a même paradoxalement suscité de la déception, voire de l'amertume, au regard des attentes qui s'étaient formées.

Si la plupart des mesures sont progressivement entrées en vigueur au cours de l'année 2021, d'autres, comme la création d'échelons en fin de carrière, ne bénéficieront qu'à terme à la plupart des personnels et présentent parfois un caractère théorique pour ceux qui n'envisagent pas de poursuivre une activité hospitalière jusqu'à la fin de leur vie professionnelle.

Par ailleurs, beaucoup d'insatisfactions ont été exprimées, soit que certaines catégories se considèrent exclues de mesures dont d'autres ont bénéficié, soit que les arbitrages rendus n'aient pas retenu les avancées qui étaient espérées.

La nouvelle grille indiciaire des praticiens hospitaliers, destinée à augmenter la rémunération en début de carrière, est ainsi ressentie comme inéquitable par des praticiens récemment nommés avec moins de 6 ans d'ancienneté, reclassés au premier échelon de la nouvelle grille, alors que ceux nommés après le 1 er octobre 2020 accèderont au deuxième échelon après deux ans seulement. De même, des praticiens déjà en poste avant cette date considèrent que la non-reprise d'ancienneté des trois anciens premiers échelons revient à leur faire perdre quatre ans dans la carrière au regard des nouveaux entrants.

Une prime a récemment été accordée aux infirmiers travaillant dans des services de soins critiques 14 ( * ) , mais les aides-soignants et auxiliaires de puériculture des mêmes services admettent difficilement de ne pas en bénéficier. Il semblerait également que certains infirmiers spécialisés, notamment les puéricultrices intervenant dans des services comportant des lits de soins critiques, n'aient pas pleinement bénéficié de la mesure.

Les ambulanciers hospitaliers, notamment ceux des SMUR qui disposent de compétences les amenant à participer à la prise en charge des patients, déplorent n'avoir obtenu aucune évolution de leur statut alors que les aides-soignants sont passés en catégorie B.

Enfin, l'un des manques les plus fortement ressentis porte sur l'absence de revalorisation du travail de nuit ou du week-end dont la compensation n'est notoirement pas à la hauteur des contraintes, notamment pour les praticiens et soignants des services sur lesquels la permanence des soins pèse le plus lourdement.


* 2 À titre d'exemple sur le dernier trimestre 2021 : Senlis, Creil, Laval, Ambert, Moissac, Voiron, Bayeux, Gisors, Mamers ou encore Le Bailleul, ainsi que pour les urgences pédiatriques Douai ou Longjumeau.

* 3 L'offre de soins critiques, réponse au besoin courant et aux situations sanitaires exceptionnelles , Inspection générale des affaires sociales, juillet 2021.

* 4 Rapport d'information n° 841 (2020-2021) de Mme Catherine Deroche, 22 septembre 2021.

* 5 Le Figaro , 31 décembre 2021.

* 6 Selon les données de l'Agence technique de l'information sur l'hospitalisation, les patients atteints du covid représentaient près de 4 % des journées d'hospitalisation en moyenne sur l'ensemble de l'année 2020, avec un taux plus élevé lors des deux vagues du printemps et de l'automne.

* 7 Audition du 18 janvier 2022.

* 8 « L'exposition à de nombreuses contraintes liées aux conditions de travail demeure, en 2019, nettement plus marquée dans le secteur hospitalier qu'ailleurs », Études et résultats , Drees, novembre 2021.

* 9 Audition du 13 janvier 2022.

* 10 Audition du 18 janvier 2022.

* 11 L'hôpital public en crise : origines et propositions , Académie nationale de médecine, février 2019.

* 12 Selon le témoignage d'un directeur de centre hospitalier.

* 13 Contribution des directeurs de soins du Syndicat national des cadres hospitaliers FO.

* 14 Décret n° 2022-19 du 10 janvier 2022.

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