RAPPORT

I. LA POLITIQUE D'INCLUSION NUMÉRIQUE : UN PILOTAGE À RENFORCER ET À CLARIFIER AU NIVEAU NATIONAL

A. MIEUX APPRÉHENDER LA FRACTURE NUMÉRIQUE POUR CONCEVOIR UNE POLITIQUE PUBLIQUE AMBITIEUSE

1. L'exclusion numérique en France : de multiples dimensions, recoupant certains clivages territoriaux

La fracture numérique ne repose pas sur une définition unique, mais recouvre une diversité de situations que l'on peut répartir selon deux dimensions : une dimension matérielle et une dimension liée aux usages et aux compétences .

a) L'exclusion numérique matérielle : les inégalités d'accès aux réseaux internet et aux équipements numériques

L'accès à une connexion internet de qualité constitue une dimension majeure de la fracture numérique en France.

On considère qu'un foyer a accès à un « bon haut débit » dès lors qu'il dispose d'une connexion filaire supérieure à 8 Mbits/s et qu'il a accès à un très haut débit au-delà de 30 Mbits/s. Dans le cadre du plan France très haut débit (FTHD) lancé en 2013, la fibre optique jusqu'à l'abonné (FttH) est la principale technologie mobilisée pour apporter du très haut débit (30 Mbits/s) dans les territoires.

Selon l'Arcep, près de 20 % des foyers n'étaient pas encore raccordés à la fibre optique fin 2021 , avec d'importantes disparités selon les territoires : si, dans les régions les plus urbanisées, la part des locaux raccordables dépasse les 90 % (à Paris et dans le département du Nord), de nombreuses zones non raccordées demeurent en milieu rural (par exemple en Corse, dans la Vienne, les Deux-Sèvres ou encore la Dordogne). Selon le baromètre numérique 2021 publié par l'Arcep, 15 % des Français âgés de plus de 12 ans ne sont pas dotés d'une connexion à internet, une proportion qui atteindrait toutefois 85 % dans les communes de moins de 2 000 habitants .

Couverture FTTH de la France (fibre optique)

S'agissant de la couverture en 4G mobile, des disparités territoriales existent également, notamment, au détriment de certaines zones rurales.

Couverture en 4G mobile assurée par Free (à gauche) et SFR (à droite)

Source : ARCEP, mon réseau mobile.

S'agissant des équipements informatiques , en revanche, les inégalités semblent moins reposer sur des critères territoriaux que socio-démographiques. Selon le Baromètre du numérique 2021 , 22 % des Français âgés de plus de 12 ans ne disposent ni d'un ordinateur ni d'une tablette en 2020, et 9 % ne disposent ni d'ordinateur, ni de tablette ni d'un smartphone 1 ( * ) . Ces chiffres varient principalement en fonction de l' âge (plus de 98 % des 12-39 ans disposent d'un ordinateur, d'une tablette ou d'un smartphone contre 71 % des 70 ans et plus) et du niveau de diplôme (97 % des diplômés du supérieur disposent de l'un de ces équipements contre 66 % des non diplômés). En revanche, selon l'Insee 2 ( * ) , 13,2 % des habitants des communes rurales et des aires urbaines de moins de 10 000 habitants ne disposent d'aucun équipement internet, soit un taux proche de celui observé dans les unités urbaines de plus de 10 000 habitants (12,2 %) .

b) L'exclusion numérique par la compétence : un spectre large et plus difficile à appréhender

La fracture numérique liée à la maîtrise des outils numériques renvoie à la notion d' « illectronisme », un néologisme entré dans le Larousse en 2020 qui désigne « l'état d'une personne qui ne maîtrise pas les compétences nécessaires à l'utilisation et à la création des ressources numériques » .

Dans une étude intitulée « l'illectronisme en France » publiée en 2019, l'Insee estime que 17 % des Français sont touchés par ce phénomène . L'Insee retient toutefois une définition de l'illectronisme plus large, à travers « le fait de ne pas posséder les compétences numériques de base (envoyer des courriers électroniques, consulter ses comptes en ligne, utiliser des logiciels, etc.) ou de ne pas se servir d'Internet (incapacité ou impossibilité matérielle) ». Cette approche allie la dimension matérielle et celle des usages, qui sont parfois étroitement liées (selon l'Insee, l'absence de compétence numérique est invoquée pour expliquer 41 % du non-équipement) .

L'évaluation faite par l'Insee est toutefois restrictive , car ne sont considérées comme éloignées des usages numériques que les personnes ne maîtrisant aucune des quatre compétences suivantes , définies par Eurostat : la recherche d'information, la communication, l'utilisation de logiciels et la résolution de problèmes. De nombreux acteurs recommandent une approche plus graduée du phénomène de l'illectronisme , allant des formes les plus sévères (incompétence totale ou absence d'équipement) à des formes plus modérées (manque de certaines compétences). Or, selon l'Insee, près de la moitié de la population française (47,3 %) âgée de plus de 15 ans manque au moins d'une compétence numérique de base et un Français sur quatre ne sait pas s'informer sur internet.

Ainsi considéré, l'illectronisme toucherait près de la moitié de la population, c'est pourquoi le Sénat recommandait dans un rapport d'information en 2020 3 ( * ) de prendre en compte l'ensemble de ce spectre pour définir une politique d'inclusion numérique.

Il existe des facteurs de risque en matière d'incompétence numérique, qui sont principalement de trois ordres selon l'Insee :

- l' âge : les 60-74 ans ont une probabilité d'être touchés par l'illectronisme 5 fois supérieure à celle des 15-29 ans et les 75 ans et ont une probabilité 8 fois supérieure d'être touchés ;

- le diplôme : les personnes non diplômées ou uniquement titulaires d'un certificat d'études primaires ont une probabilité d'être touchées par l'illectronisme 4 fois supérieure à celle des personnes diplômées de l'enseignement supérieur ;

- le type de ménage : une personne seule aurait une probabilité d'être touchée par l'illectronisme deux fois supérieure à celle d'une personne appartenant à un couple avec enfant.

En dépit de ces clivages, Dominique Pasquier, sociologue et membre du Conseil national du numérique, souligne l'importance de considérer l'illectronisme comme un « continuum » et de ne pas « parler de fracture numérique comme si il y avait ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. » Selon elle, même les jeunes générations qui semblent pourtant à l'aise avec les outils numériques (réseaux sociaux en particulier), rencontrent des difficultés avec certains usages, tels que la réalisation de démarches en ligne, qui requiert un niveau élevé de compétences non seulement numériques mais socio-culturelles : « il existe une foule d'individus qui sont équipés d'un smartphone et qui passent du temps sur Facebook ou sur “le bon coin” avec une grande aisance, mais qui sont totalement incapables de remplir les formulaires demandés pour une carte grise [...] ».

En outre, l'évolution constante des outils numériques rend nécessaire un apprentissage des nouveaux usages tout au long de la vie.

Ces éléments plaident pour l'élaboration d'une politique de lutte contre l'exclusion numérique à la fois large dans son champ d'action, car une vaste part de la population est concernée par ce phénomène, et pérenne, car l'exclusion numérique ne disparaîtra pas. Comme l'indiquent nombre d'acteurs, il est probable que persistera un noyau de personnes exclues du numérique, pour lesquels des solutions d'assistance seront nécessaires.

Le présent rapport porte sur l'exclusion numérique par la compétence, notamment à travers les enjeux que recouvre ce sujet dans les territoires ruraux. Il aborde également la problématique de l'accès aux réseaux internet, indissociable des questions d'équité territoriale en matière numérique.

c) L'exclusion numérique : un handicap majeur dans une société toujours plus numérisée

L'exclusion numérique, qu'elle soit matérielle ou liée aux compétences, constitue un véritable handicap en tant qu'elle limite l'accès à l'emploi, à l'éducation et à de nombreux services, comme l'a démontré l'épisode de la crise sanitaire liée à la covid-19.

De manière tout aussi préoccupante, l'exclusion numérique limite l'accès aux droits des usagers du fait de la dématérialisation croissante des services publics. Dans le cadre du projet Action publique 2022, l'État a d'ailleurs fixé l'objectif de disposer de services publics « 100 % dématérialisés » d'ici fin 2022.

La Défenseure des droits souligne dans un récent rapport 4 ( * ) sur la dématérialisation des services publics que « des millions d'usagers n'ont tout simplement pas accès aux procédures dématérialisées, par défaut de couverture internet d'un débit suffisant, malgré les progrès sur ce plan, par défaut d'équipement ou de connexion, par manque d'aisance avec les outils informatiques, par manque de compréhension de ce qui est attendu d'eux par la machine ».

Dominique Pasquier, membre du Conseil national numérique, a alerté la rapporteure sur l'existence d'un « internet à double vitesse » , composé d'un internet « source de savoir et d'extension des relations sociales » fondé sur la pratique de l'écrit et le support de l'ordinateur et d'un internet tactile qui privilégie la communication par l'image et les liens intrafamiliaux. Selon elle, « c'est de toute évidence le premier modèle d'un internaute qui sert d'étalon dans les politiques publiques de dématérialisation » conduites par l'État.

En zone rurale, la problématique de l'exclusion numérique s'ajoute aux difficultés d'accès aux services publics de proximité, alors que le numérique pourrait justement constituer une opportunité pour pallier la fermeture des points d'accès administratifs. Comme l'indiquait le rapport sur l'accessibilité des services en milieu rural de la Cour des comptes en 2019 : « La transformation numérique est essentielle pour l'accessibilité des services publics, au-delà des seuls territoires ruraux, mais elle constitue pour eux la principale solution pour remédier au déficit d'accès dont ils souffrent. »

Or, la capacité à recourir aux démarches administratives en ligne est marquée par de fortes inégalités liées notamment à l'âge, au diplôme (90 % des diplômés du supérieur ont recours à l'administration en ligne, contre seulement 30 % des non-diplômés 5 ( * ) ) mais aussi au lieu de vie : 34 % des personnes résidant en zone rurale n'ont pas eu recours à l'administration numérique en 2021 contre 22 % de celles résidant en région parisienne.

Selon la rapporteure, dans le contexte actuel de numérisation de la société et des services publics, l'accès au numérique doit constituer un droit pour tous les citoyens et ce, afin de limiter les phénomènes d'exclusion et de non-accès aux droits. La responsabilité revient donc à l'État d'instituer une politique d'inclusion numérique ambitieuse garantissant l'accès au numérique pour tous.

2. Approfondir la connaissance de l'exclusion numérique au niveau national et local afin d'apporter des solutions efficaces
a) Au niveau national, enrichir les données disponibles sur le phénomène de l'exclusion numérique

S'agissant de l'accès aux réseaux de télécommunication , de nombreuses données sont diffusées par l'Arcep, qui met par exemple à disposition une cartographie, actualisée chaque trimestre, concernant le déploiement de la fibre optique 6 ( * ) .

En revanche, s'agissant de l'exclusion numérique liée aux usages, l'état actuel des données semble lacunaire :

- la dernière étude de l'Insee date de 2019 , une actualisation serait donc pertinente, notamment pour évaluer les conséquences éventuelles de la crise sanitaire sur les usages numériques des Français. Cette étude devrait être mise à jour de manière régulière, afin de tenir compte de l'émergence de nouvelles pratiques.

Disposer de données précises sur les usages numériques de la population pourrait permettre d'adapter les formations numériques aux besoins des usagers. À ce sujet, Dominique Pasquier , sociologue et membre du Conseil national du numérique, recommande de privilégier des formations à partir des outils utilisés par le public visé (par exemple, privilégier les formations sur smartphones pour les jeunes) et d'encourager les acteurs de la médiation numérique à communiquer avec les usagers par des interfaces qu'ils utilisent le plus, par exemple en privilégiant les SMS plutôt que les courriels ;

- la grille d'analyse de cette étude pourrait être affinée, comme l'a souligné le rapport d'information du Sénat de 2020 précité, afin d'appréhender plus finement les compétences numériques des Français ;

- les informations disponibles sur le sujet émanent de sources nombreuses , y compris au sein de la sphère publique (Insee, Conseil national du numérique, laboratoire Société numérique, Baromètre du numérique de l'Arcep qui comprend une partie dédiée aux équipements et aux usages...), ce qui ne favorise pas leur lisibilité .

La rapporteure préconise l'institution d'un Observatoire national chargé d'étudier le phénomène dans toutes ses dimensions de manière précise et régulière. Ainsi que l'a indiqué le Département des Pyrénées-Atlantiques , « il n'existe pas de base de données nationale sur l'inclusion numérique, comme il en existe pour l'emploi ou l'insertion sociale » . Or, il s'agit là d'un préalable indispensable pour concevoir des politiques publiques adaptées.

PROPOSITION N° 1 : Instituer un Observatoire de l'inclusion numérique chargé d'étudier le phénomène de l'exclusion numérique et de rassembler les données nationales et territoriales disponibles sur le sujet.

b) Au niveau local, affiner les données sur la fragilité numérique de la population et faciliter leur agrégation au niveau national

Depuis quelques années, certaines collectivités territoriales appréhendent la vulnérabilité de leur population à partir d'un indicateur conçu par la MedNum, société coopérative d'intérêt collectif instituée en 2017 avec pour mission de structurer le secteur de la médiation numérique et d'outiller les acteurs, et plusieurs partenaires 7 ( * ) : l'« indice de fragilité numérique ». Il s'agit d'un outil d'aide à la décision pour les acteurs locaux, qui prend en compte de nombreuses variables issues des données de l'Insee, comme le taux de chômage, le taux de non-couverture Très haut débit, le taux de pauvreté ou encore la part d'étrangers et des 65 ans et plus dans la population. Cet outil permet d'appréhender la probabilité que sur un territoire donné, une part significative de la population se trouve en situation d'exclusion numérique .

Les quatre variables constituant l'indice de fragilité numérique
élaboré par la MedNum

En s'inspirant des travaux conduits notamment par le Sicoval et le SGAR d'Occitanie, la MedNum a mis au point une plateforme comportant une cartographie de l'ensemble du territoire national au regard de cet indicateur. Il est donc possible, grâce à cet outil, de géolocaliser les zones du territoire dans lesquelles les populations sont les plus susceptibles de se trouver éloignées du numérique. Par ailleurs, la MedNum met à disposition des collectivités territoriales un « kit » de mise en place de l'indice de fragilité numérique, présentant les moyens de collecter les données nécessaires et la méthodologie de calcul des différentes variables.

Extrait du kit de mise en place de l'indice de fragilité numérique
délivré par la MedNum

Source : site de la MedNum.

Si l'élaboration de cet outil en 2019 constitue une réelle avancée, plusieurs acteurs entendus par la rapporteure ont mentionné la nécessité de le rendre plus opérant : le Département des Pyrénées-Atlantiques a indiqué que l'indicateur proposé par la MedNum avait produit des résultats incohérents sur son territoire.

Par ailleurs, la métropole du Grand Lyon a évoqué son souhait d'y intégrer davantage de variables, comme le nombre d'allocataires de la CAF.

Le Hub RhinOcc préconise la diffusion plus large de cet indice au sein des collectivités territoriales, mais relève également des pistes d'amélioration de l'outil : « au-delà des fonctionnalités à faire évoluer selon le profil d'utilisateur (décideur, professionnel, etc.) ou de la finesse de l'analyse proposée (données sélectionnées, maille géographique, mises à jour, etc.), l'usage final de cet indice reste à perfectionner. Car, jusqu'ici, les résultats de l'indice existant semblent en fait parfaitement corrélés aux indicateurs d'inégalité et de fragilité en général. »

La rapporteure jugerait donc utile de consolider cet indicateur, en menant une réflexion sur sa méthodologie de calcul. Il s'agit de doter les collectivités territoriales d'un outil robuste, qui puisse être adapté au niveau local . Il pourrait également être opportun d'y intégrer d'autres variables, telles que le taux de bénéficiaires RSA et d'allocataires de la CAF par exemple.

Par ailleurs, il importerait de pouvoir agréger et exploiter au niveau national les données sur la fragilité numérique des populations produites par les collectivités territoriales.

À cette fin, la rapporteure préconise d' encourager l'utilisation des cartographies locales de l'indice de fragilité numérique en open data . La réalisation d'un référentiel commun en matière de cartographie de l'indice de fragilité numérique pourrait également être envisagée afin de favoriser, à plus long terme, l'interopérabilité de ces données.

L'ANCT travaille d'ailleurs, depuis 2017, à la définition d'un « standard de données » concernant la localisation des lieux de médiation numérique, afin d'alimenter une cartographie nationale de ces lieux. Une première version de cette cartographie devrait être disponible dès juin 2022.

PROPOSITION N° 2 : Favoriser la remontée de données territoriales de qualité sur l'exclusion numérique au niveau national en :

- enrichissant l'outil mis au point par la MedNum pour mesurer l'indice de fragilité numérique et ce, en l'élargissant à de nouvelles variables (taux de bénéficiaires RSA et d'allocataires de la CAF par exemple) et en le rendant pleinement opérant pour les collectivités territoriales ;

- généralisant l'utilisation en open data des cartographies locales sur l'indice de fragilité numérique.


* 1 https://www.arcep.fr/cartes-et-donnees/nos-publications-chiffrees/barometre-du-numerique/le-barometre-du-numerique.html

* 2 https://www.insee.fr/fr/statistiques/4241 397 ?fbclid=IwAR0X_nYeGVepbLwCPbN8y4Widr26mMzPMP7xYqeLFdsAAe5-64TqpaOQqAk

* 3 Rapport d'information n° 711 (2019-2020) de M. Raymond Vall, fait au nom de la mission d'information sur l'illectronisme et l'inclusion numérique, déposé le 17 septembre 2020.

* 4 Défenseur des droits, Rapport sur la dématérialisation des services publics, mars 2022.

* 5 https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/inclusion-numerique-favoriser-lapprentissage-du-numerique-et-developper-les-usages

* 6 https://cartefibre.arcep.fr/2018T1/

* 7 En particulier le SGAR d'Occitanie et le SICOVAL.

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