B. LA DIVERSIFICATION DES INVESTISSEMENTS EN FAVEUR DES MILIEUX AQUATIQUES À LA RECHERCHE DE NOUVELLES RECETTES

1. Le financement des politiques de l'eau face à un mécanisme de ciseaux
a) Des besoins d'investissement croissants dans le grand cycle de l'eau qui ne doivent pas se faire au détriment du petit cycle

Alors que l'essentiel des ressources financières des Agences de l'eau est prélevée sur les usagers domestiques de l'eau, la part des financements « retournant » au petit cycle de l'eau à travers des subventions vers les services d'eau et d'assainissement n'a cessé de baisser. Elle représentait 80 % des crédits d'intervention des Agences (primes de performance épuratoire comprises) dans le 9 ème programme et s'est réduite à 61 % dans le 10 ème programme. Le 11 ème programme voit les deux catégories de domaines d'intervention représenter chacun environ la moitié des crédits d'intervention des Agences de l'eau. Cette tendance se décline sur tous les bassins. À titre d'illustration, dans le cadre du 11 ème programme de l'Agence de l'eau Adour-Garonne, 57 % des subventions (876 millions d'euros) vont au grand cycle (gestion quantitative, agriculture, milieux aquatiques et biodiversité, protection des captages d'eau potable, gestion des eaux) et 30 % (462 millions d'euros) sont dédiés au petit cycle (assainissement domestique, traitement de l'eau potable, primes pour performance épuratoire), le reste soit 13 % étant dévolu aux actions de connaissance, de planification et de gouvernance (acquisition des données, surveillance, prospective, communication).

Pourtant, les besoins liés au « petit cycle » n'ont pas disparu . Au-delà de la maintenance courante du réseau existant, le renforcement des exigences réglementaires (notamment la nouvelle directive eau potable qui élargit la liste des substances à surveiller) ou encore le perfectionnement des techniques de traitement de l'eau nécessitent de réaliser des investissements de mise aux normes ou de montée en gamme dont les collectivités devront de plus en plus financer la plus grande part.

La hausse du prix de l'énergie peut aussi impacter de manière non négligeable le coût de fonctionnement des services d'eau et d'assainissement, conduisant d'ailleurs au printemps 2022 la FNCCR à alerter sur le risque de hausse des factures d'eau ou de réduction du programme d'investissement, pour maintenir les budgets à l'équilibre.

Des besoins de renouvellement du parc existant ont été exprimés dans tous les bassins. L'écart entre les dépenses et les besoins des services publics d'eau et d'assainissement ont été chiffrés à 100 millions d'euros dans le bassin Rhin-Meuse et à plus de 600 millions d'euros dans le bassin Rhône-Méditerranée-Corse.

À l'échelle de l'ensemble du pays, les besoins de modernisation du réseau existant sont estimés par l'Union des industries et entreprises de l'eau 92 ( * ) à 9,4 milliards d'euros par an, chiffrant le sous-financement actuel à 3,2 milliards d'euros, hors mesures nouvelles. Le besoin de financement supplémentaire en incluant des mesures de lutte contre les micropolluants et la réalisation de nouveaux réseaux séparatifs pour les eaux pluviales, en particulier pour faire face à des situations de fortes précipitations et au risque d'inondation, pourrait s'élever à 4,6 milliards d'euros par an. Le rapport Morenas - Prud'homme de 2018 retenait un chiffrage plus bas : 2 milliards d'euros. Au-delà du débat sur les chiffres, il apparaît que les besoins de financement du petit cycle de l'eau ne sont aujourd'hui pas intégralement couverts et que des investissements importants resteront à réaliser dans ce domaine.

Une étude récente de l'Association des intercommunalités de France (AdCF) 93 ( * ) précise que d'autres ressources que celles des Agences de l'eau ont pu être mobilisées pour investir dans des projets concernant l'eau potable, l'assainissement ou encore les eaux pluviales : la DETR ou encore la DSIL ont ainsi financé les projets dans ce domaine, mais les montants sont extrêmement modestes (respectivement 4,7 et 1,7 millions d'euros par an). Les départements, les régions ou encore les fonds européens sont également sollicités, autour de 400 millions par an. La Banque des territoires a en outre lancé des « aqua-prêts » à des conditions favorables pour les collectivités emprunteuses. Mais toutes ces ressources complémentaires ne seront pas capables de prendre le relais du désengagement tendanciel des Agences de l'eau. Le risque est de faire porter l'effort de modernisation des infrastructures du petit cycle de l'eau quasi-exclusivement par les communes et intercommunalités propriétaires de ces infrastructures , au-delà de la part qu'elles prennent en charge aujourd'hui, ce qui les contraindrait à augmenter fortement le prix de l'eau facturé aux usagers.

Dans le même temps, les besoins financiers liés au grand cycle de l'eau progressent . Ils sont évalués à environ 250 millions d'euros par an par le rapport Jerretie - Richard remis dans le cadre des travaux du Comité pour l'économie verte (CEV) et publié fin 2021, qui s'appuie notamment sur un précédent rapport du CGEDD datant de 2016 proposant des scénarios de financement en faveur des politiques de biodiversité continentale et marine 94 ( * ) , qui chiffrait les besoins supplémentaires en la matière à 200 millions d'euros. L'ensemble des besoins financiers supplémentaires pour la biodiversité et les milieux marins, dans son acception la plus large, est estimé dans le rapport Jerretie - Richard à 400 millions d'euros par an.

Le financement croissant par les Agences de l'eau d'actions relevant du grand cycle de l'eau peut difficilement être remis en question, car la dépense est plutôt pertinente. Le rapport Jerretie/Richard donne l'exemple de la restauration des zones humides, indiquant que sur le bassin Adour-Garonne, « le coût du stockage d'un mètre cube d'eau est de 3 à 6 fois moins élevé s'il intervient au travers d'une zone humide plutôt que par le biais de la construction d'un ouvrage dédié soit de 0,5 à 1 euro du m 3 stocké pour une zone humide contre 3 à 6 euros/m 3 pour une retenue ».

L'amélioration de la qualité de la ressource en eau permise par une amélioration des processus naturels de filtration de l'eau est également globalement positive pour les services publics d'eau et d'assainissement, qui peuvent ainsi moins dépenser pour traiter l'eau afin de la rendre potable.

Tous les investissements, tant dans le grand cycle que dans le petit cycle de l'eau sont donc pertinents et doivent être réalisés en parallèle, ce qui fera immanquablement peser une pression forte sur les Agences de l'eau.

b) Des redevances moins dynamiques en période de baisse des consommations d'eau potable

Or, il ne faut pas compter sur une progression mécanique des redevances des agences, dont l'assiette est plutôt en contraction. Avec la baisse tendancielle de la consommation d'eau, les volumes facturés sont en régression et seule une hausse du taux des redevances permettrait de maintenir le même niveau de recette pour les services d'eau et d'assainissement. Une telle hausse amènerait à augmenter le prix du m 3 d'eau beaucoup plus vite que les 2 % par an que nous connaissons depuis environ une décennie, rapprochant les tarifs français du tarif moyen européen qui est 11 % plus élevé que le nôtre, sans toutefois atteindre les tarifs les plus élevés pratiqués au Danemark (6,61 €/m 3 ) ou en Allemagne (5,21 €/m 3 ) 95 ( * ) .

L'augmentation de la redevance, qui représente déjà 23 % du montant total de la facture d'eau, pourrait cependant inciter les usagers à une réduction supplémentaire des volumes consommés, ce qui amoindrirait voire annulerait la capacité à dégager des recettes supplémentaires. Pour échapper à un tel cercle vicieux, une refonte des redevances devrait être envisagée, avec par exemple un taux majoré au-delà des premiers mètres cube consommés. Une telle réflexion est indissociable d'un débat sur les conditions économiques d'accès à l'eau, un coût de l'eau supérieur à 3 % du revenu du ménage étant considéré comme excessif. L'expérimentation d'une tarification sociale de l'eau est en effet possible depuis la loi Brottes de 2013 mais a rencontré de nombreux obstacles, constatés d'ailleurs lors d'une récente mission « flash » de l'Assemblée nationale 96 ( * ) . Le rapport Panot - Serva de 2021 préconisait de favoriser l'émergence de systèmes de tarification progressive supprimant tout abonnement et frais fixes et assurant une première tranche gratuite correspondant aux mètres cubes d'eau vitaux.

Quelle que soit l'évolution des méthodes de tarification, il conviendra de s'assurer qu'elles ne conduiront pas à réduire la capacité des services d'eau et d'assainissement à faire face aux nécessaires investissements ni à réduire les recettes perçues par les Agences de l'eau, faute de quoi, c'est le financement de la politique de l'eau qui en sera fragilisé.

2. Repenser la prise en charge des investissements en faveur de l'eau et des milieux aquatiques
a) Augmenter les ressources des Agences de l'eau

Pour trouver des capacités d'investissements supplémentaires, la première piste consiste à augmenter les moyens des Agences de l'eau, pour réviser à la hausse les programmes d'intervention.

Le « plafond mordant » est une source de préoccupation qu'il conviendrait d'évacuer rapidement. Comme beaucoup d'autres bénéficiaires de redevances et taxes affectées, les Agences de l'eau sont soumises, depuis 2019, à un plafond annuel légal de redevances fixé à 2,197 milliards d'euros à compter de 2021 97 ( * ) . Les recettes encaissées au-delà de ce plafond sont reversées au budget général de l'État. En 2021, cet écrêtement a été d'un peu plus de 22 millions d'euros, dont la moitié concernant l'Agence Adour-Garonne. Seules les Agences Seine-Normandie et Rhône-Méditerranée-Corse n'avaient pas atteint leur plafond. Ce mécanisme ampute certaines Agences de marges de manoeuvre supplémentaires. Il ôte aussi tout intérêt à des hausses des taux de redevance, puisque le surplus ne pourrait pas aller dans le budget des Agences. Si les montants en jeu sont limités au regard des masses budgétaires gérées par les Agences (le plus gros prélèvement, effectué sur l'Agence Adour-Garonne, représente à peine 0,3 % de son budget annuel), le plafond mordant est vécu comme une captation illégitime des ressources affectées à l'eau, au profit du budget de l'État.

Cette critique se combine avec celle tenant à la prise en charge par les Agences, outre de leurs frais de fonctionnement propres, de l'essentiel des besoins financiers de l'OFB, puisqu'environ 370 millions d'euros (soit 15 % environ du budget des Agences) lui sont reversés chaque année, représentant plus de 80 % des ressources de l'Office, son autre ressource majeure étant une subvention pour charges de service public d'un peu plus de 50 millions d'euros. Par ce système, c'est l'eau qui est appelée à financer la biodiversité .

Le rapport Jerretie - Richard propose de répondre de manière structurelle au besoin de ressources supplémentaires pour les Agences de l'eau par l'instauration d'une redevance fondée sur des activités développant des pressions sur la biodiversité. La solution évoquée consiste à affecter aux Agences une part supplémentaire de taxe d'aménagement (qui représente aujourd'hui environ 600 millions d'euros par an et bénéficie aux départements), l'artificialisation des sols constituant un facteur majeur de pression sur la biodiversité. Cette nouvelle recette, stable et dont le recouvrement est simple, pourrait s'élever dans un premier temps à 150 millions d'euros, et atteindre à terme un rendement de 300 millions d'euros. Une telle mesure mettrait en oeuvre le principe pollueur-payeur et justifierait davantage les interventions des Agences dans le domaine de la biodiversité.

Une baisse de taux de TVA sur la partie « assainissement » des factures d'eau (de 10 à 5,5 %) pourrait également donner d'importantes marges financières nouvelles, soit aux Agences de l'eau, soit directement aux services d'assainissement, qui pourraient ainsi accroître leurs investissements.

La sécheresse de l'été 2022 a fait prendre conscience de la nécessité de renforcer les investissements dans le domaine de l'eau, conduisant le Gouvernement à annoncer l'augmentation des moyens des Agences de l'eau de 100 millions d'euros pour 2023, dont les modalités restent à préciser.

b) Pour une stratégie de maîtrise du coût complet d'accès à la ressource en eau

Viser à augmenter le prix de l'eau pour inciter à réduire notre consommation peut être tentant, afin de compter sur le signal prix pour conduire les utilisateurs de l'eau, particuliers comme professionnels, à adopter des comportements vertueux. Mais une telle orientation se heurte à une certaine inélasticité de la demande au prix et à une capacité à payer disparate selon les utilisateurs .

Par ailleurs, le besoin de restreindre la consommation n'existe pas toute l'année, or la facturation ne varie pas selon les périodes de prélèvement. Il faudrait alors inventer un système de modulation saisonnière des tarifs, piste évoquée en 2019 dans le cadre des conclusions des Assises de l'eau.

Le secteur agricole, consommateur important d'eau en période estivale, supporte une redevance pour prélèvement de la ressource en eau (hors irrigation gravitaire) fixée par mètre cube à un niveau deux fois inférieur à celle imposée aux services d'alimentation en eau potable 98 ( * ) . Mais la facture globale par exploitant n'est pas négligeable puisque l'irrigation peut coûter jusqu'à 400 €/hectare (énergie, main d'oeuvre et matériel compris), soit davantage que le montant moyen des aides à l'hectare du premier pilier de la PAC. La hausse du prix de l'eau pourrait rendre certaines productions déficitaires et conduire à les abandonner.

Augmenter le prix de l'eau entraînerait donc d'abord une pénalisation des utilisateurs de l'eau, sans forcément avoir beaucoup d'impact sur les volumes mobilisés , l'eau étant indispensable et irremplaçable tant pour nos besoins domestiques que pour les activités agricoles ou certaines activités industrielles.

La stratégie pertinente consiste plutôt à maîtriser parallèlement quantité et qualité de l'eau, d'une part, et prix de l'eau, d'autre part. La maîtrise de la qualité de l'eau est ainsi essentielle pour ne pas devoir recourir à des traitements coûteux avant de la distribuer au consommateur. Le service public d'information sur l'économie de l'eau chiffre à 494 € le surcoût annuel pour les ménages habitants dans les localités les plus polluées, soit un doublement du prix de l'eau par rapport à son prix moyen. La maîtrise de la disponibilité quantitative de l'eau est également essentielle pour éviter d'avoir à surinvestir dans des systèmes de plus en plus coûteux visant à sécuriser l'approvisionnement. Les solutions fondées sur la nature sont ainsi préconisées pour bénéficier d'une sorte de retour sur investissement et préserver à long terme la ressource.

Le changement climatique rend l'équation plus difficile et oblige à être inventifs et responsables, pour mieux gérer la ressource, prévenir les pollutions à la source et anticiper les pics de besoins en eau, afin d'éviter les pénuries, ce qui passe par une mobilisation accrue des moyens des Agences de l'eau tant dans le petit cycle (lutte contre les fuites, modernisation des installations) que dans le grand cycle (retenues de substitution, ré-infiltration des eaux pluviales, préservation des zones humides).

Conclusion

Nous ne sommes pas forcément condamnés à payer une eau plus chère pour être sûrs qu'elle soit toujours disponible et de bonne qualité.

À travers les Agences de l'eau, mais aussi à travers la mobilisation déjà importante des moyens de collectivités territoriales, la France bénéficie de mécanismes de financement de la politique de l'eau qui ont permis de moderniser en quelques décennies les installations d'approvisionnement en eau potable et celles destinées au traitement des eaux usées. Ces moyens s'orientent désormais vers des mesures d'adaptation au changement climatique, de gestion quantitative de la ressource, d'amélioration du fonctionnement des milieux aquatiques et de lutte contre les différentes sources de pollution de l'eau, domestiques, agricoles ou industrielles.

Ce système de financement est cependant mis au défi de pouvoir continuer à tout faire à la fois : continuer à soutenir les installations relevant du petit cycle et augmenter les opérations en faveur des milieux aquatiques et de la biodiversité. La tentation pourrait être grande de mettre davantage à contribution les usagers de l'eau. Or, ceux-ci financent déjà largement la politique de l'eau à travers les redevances qu'ils versent et qui constituent l'essentiel des ressources des Agences de l'eau. Une diversification des sources de financement est donc indispensable.

Par ailleurs, il appartient aux décideurs de prioriser le financement de projets pertinents sur chaque territoire , assurant une meilleure maîtrise de la disponibilité en eau pour ses différents usages, et préservant la qualité à long terme de la ressource.


* 92 https://eau-entreprises.org/actualite/patrimoine-de-leau-2022/

* 93 https://www.intercommunalites.fr/publications/financer-la-transition-ecologique/

* 94 https://igedd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/notice?id=Affaires-0009366

* 95 Source : baromètre Nus Consulting (chiffres 2017) : https://www.fp2e.org/11eme-edition-du-barometre-nus-consulting-sur-les-prix-des-services-deau-et-dassainissement-en-europe/

* 96 https://www2.assemblee-nationale.fr/static/15/commissions/CDD/COMMUNICATION_MI_flash_tarification_eau.pdf

* 97 Article 46 de la loi de finances pour 2012.

* 98 Article L. 213-10-9 du code l'environnement

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