B. ... ET DES RISQUES INSUFFISAMMENT IDENTIFIÉS

L'analyse menée par les rapporteurs de la présente mission d'information met en évidence une carence dans la conduite des politiques publiques : l'insuffisante identification des risques, dans le passé comme aujourd'hui. Qu'il s'agisse du choix de la désindustrialisation des dernières décennies, des difficultés d'approvisionnement et des enjeux de souveraineté, le sentiment est celui d'un manque d'analyse politique et d'anticipation des risques pour l'économie de la France.

1. L'engrenage sous-estimé de la désindustrialisation

Les chiffres récents de la balance commerciale ont été certes aggravés par les crises sanitaire et énergétique (-26,7 milliards d'euros entre 2019 et 2021, puis
-65,3 milliards lors des trois premiers trimestres 2022, avec un déficit dans le secteur de l'énergie très lourd comme l'illustre le graphique des soldes sectoriels de 2021), mais le phénomène de dégradation continue résulte directement de la désindustrialisation de la France, choix stratégique assumé par de nombreux gouvernements depuis 40 ans et pointé par tous les économistes.

En effet, parmi les causes du déficit français, l'élément revenant immédiatement dans toutes les auditions est celui de la désindustrialisation : « Erreur stratégique », « dérive », « abandon de la stratégie industrielle », « désindustrialisation à déplorer », etc.

La Cour des comptes, dans son rapport thématique d'octobre 2022, confirme que le déficit commercial « s'explique principalement par la désindustrialisation » et rappelle quelques chiffres.

Ainsi, la part de l'industrie dans le PIB a diminué de 10 points pour la France pour atteindre 13,5 % en 2019 contre 24,2 % en Allemagne, 19,6 % en Italie ou 15,8 % en Espagne. En Allemagne, le nombre d'emplois industriels est de 7 millions, soit plus du double de celui observé en France (3,2 millions).

L'erreur des choix stratégiques passés de la France fait l'unanimité, cependant l'identification des conséquences et des solutions ne semble pas si évidente.

La désindustrialisation a des conséquences désastreuses rappelées par l'économiste Thomas Grjébine devant la Délégation aux entreprises : la multiplication de zones de chômage endémique , un « cercle vicieux » non seulement en matière de processus d'innovation mais également de développement des compétences, bref, un appauvrissement de l'économie française et la forte diminution de notre capacité à rebondir face à des chocs tels que la crise sanitaire. L'économiste ajoute que « ces questions de désindustrialisation et de déficit extérieur sont longtemps restées des angles morts des travaux des économistes, et cela vaut aussi bien pour les travaux de macroéconomie internationale que les travaux de commerce international. Les modèles de commerce international qu'on dit d'inspiration ricardienne ne s'intéressent pas à la question des déficits extérieurs, parce que ces modèles sont par nature équilibrés, c'est-à-dire que les exportations sont égales aux importations, et donc les déficits commerciaux ne sont pas un objet d'étude, ce qui est assez paradoxal lorsque l'on regarde les modèles macroéconomiques traditionnels, c'est-à-dire néo classiques, qui considèrent, eux, les déficits comme un avantage parce qu'ils permettent de consommer plus que ce que vous produisez. Le problème de ce type de modèle est qu'il néglige les effets dynamiques des déficits sur les structures de production, en l'occurrence sur la désindustrialisation. »

Pour Patrick Artus 5 ( * ) , la France doit faire face à un « triptyque infernal » découlant de la désindustrialisation et constituant des obstacles à toute décision de relocalisation. Pour l'économiste, ce triptyque se caractérise par :

- la faiblesse des compétences de la population active : l'enquête PIAAC 6 ( * ) de l'OCDE sur les faiblesses des compétences des adultes, la France est 21ème sur 24 pays étudiés ;

- les surcoûts salariaux : même si l'on a vu que l'écart avec l'Allemagne n'est plus aussi fort qu'à la fin des années 1990, on observe néanmoins un surcoût de 20 % pour le salaire horaire -- cotisations sociales incluses -- par rapport à la zone euro hors France et une multiplication par 3,7 par rapport aux pays d'Europe centrale et orientale (PECO) ;

- la pression fiscale pesant sur les entreprises : prise au sens large, elle représente 19 % du PIB contre 12 % pour la zone euro hors France. Il faudrait, selon lui, une baisse des impôts de production trois fois plus importante que celle annoncée par le Gouvernement pour ramener la France au niveau des autres pays européens. Cette pression fiscale mérite d'autant plus d'être interrogée que les aides aux entreprises représentent par ailleurs 8,4 % du PIB ; on perçoit l'urgence d'une réflexion relative à la cohérence et à la complexité d'un système qui taxe pour ensuite aider.

Pour François Bayrou, Haut-Commissaire au Plan, « nous devrions arriver à la définition d'une stratégie nationale de réarmement des capacités de production et commerciales de notre réseau d'entreprises (...). Peu à peu, nous nous sommes écartés de la préoccupation nationale de la production . Ce qui a été perdu pendant 20 ou 25 ans, c'est une bataille idéologique économique : un certain nombre de décideurs ont tout bonnement considéré qu'une entreprise sans usine était préférable à une entreprise avec usine. On allait acheter sur un rayon, c'était plus facile ! Ce faisant, on oubliait une chose essentielle : lorsque l'on perd un produit, on ne perd pas seulement la production contemporaine du produit et les emplois qui vont avec, on perd également tout l'avenir du produit et tout son historique. On perd la recherche, le design, la commercialisation et peu à peu, on se laisse déporter hors du sillon de la production. »

Si aujourd'hui l'impact négatif de la désindustrialisation sur le commerce extérieur est communément partagé, en revanche la définition du contenu de la stratégie nationale pertinente pour remédier à la situation semble moins évidente.

Le Haut-commissaire au Plan précité, entendu par la Délégation aux entreprises, a analysé les 914 postes de déficit commercial affichant plus de 50 millions d'euros en 2019. Cette étude a guidé son approche de « reconquête de l'appareil productif », dont la pomme de terre est souvent citée en exemple : « La France est le premier exportateur mondial de pommes de terre, mais nous sommes gravement déficitaires en chips, en flocons de purée et sur d'autres produits transformés du même secteur agroalimentaire ».

Les économistes auditionnés par la présente mission ne partagent pas la même vision et mettent davantage l'accent sur la compétitivité et la reconquête des productions haut de gamme. Ainsi les rapporteurs ont-ils entendu que « le rapport du Haut-commissaire au Plan est peu efficient économiquement. L'objectif n'est pas de tout produire mais de se spécialiser dans les secteurs à haute valeur ajoutée et définir les produits stratégiques ».

Pour l'économiste Anne-Sophie Alsif, les chiffres du commerce extérieur « illustrent une situation préoccupante, non au regard des valeurs à une année donnée mais davantage concernant la tendance de long terme de perte de marché et de compétitivité. C'est essentiel de regagner en compétitivité concernant des biens manufacturiers haut de gamme , générateurs de forte valeur ajoutée , permettant de compenser notre déficit énergétique qui pourrait continuer de se dégrader avec la transition écologique notamment à moyen terme » .

2. Les vulnérabilités d'approvisionnement : un risque minimisé

Plusieurs études commandées par le gouvernement ont été publiées pour analyser les risques ou « vulnérabilités » d'approvisionnement de la France , parmi lesquelles une étude de décembre 2020 réalisée par la Direction générale du Trésor 7 ( * ) (DGT) et une autre du Conseil d'Analyse économique (CAE) d'avril 2021 8 ( * ) . L'audition de leurs auteurs s'est conclue, pour les rapporteurs de la présente mission, par le sentiment d'une approche purement économétrique ne laissant pas la place à la critique de bon sens ou à la dimension politique pourtant essentielle à l'appréhension d'un tel risque.

Rappelons tout d'abord que pour la direction générale du Trésor (DGT), l'approvisionnement depuis l'étranger pour un produit donné ne constitue pas en soi une vulnérabilité, tant que cet approvisionnement n'est pas menacé de perturbation ou de rupture. Elle a ainsi mis au point une grille d'analyse en vue d'identifier ces risques. Environ le quart des exportations françaises correspond à de la valeur ajoutée étrangère (composants, matières premières) qui a été importée, transformée et incorporée dans nos exportations, ce qui nous situe dans la moyenne des pays de l'OCDE.

L'analyse du Conseil d'analyse économique (CAE) retient une démarche similaire à celle proposée par la DGT, consistant à appliquer des filtres sur les importations d'un pays en fonction de certains critères de vulnérabilité pour établir une liste de catégories de produits vulnérables.

Les deux analyses considèrent comme vulnérables les importations provenant majoritairement de pays n'appartenant pas à l'Union européenne, et concentrées vis-à-vis d'un nombre réduit de pays . Il en découle des stratégies de « sécurisation » ciblées sur les produits importés majoritairement de pays hors de l'Union européenne, et sans diversification des fournisseurs.

Or l'audition de la Direction générale des Douanes et Droits indirects (DGDDI) -- qui établit le solde de la balance commerciale -- a confirmé que les statistiques ne sont pas assez fines pour connaître l'origine des composants d'un produit importé depuis un État membre de l'Union européenne, donc jugé non vulnérable. En effet, Guillaume Vanderheyden, sous-directeur au commerce international de la DGDDI, a indiqué à la Délégation que « pour les importations de pays tiers à l'Union européenne, on connaît simplement l'origine du bien, mais nous n'avons pas l'information sur la nationalité d'origine de l'entreprise qui aura exporté depuis un pays tiers jusqu'en Europe. Nous ne l'avons pas davantage pour les importations en provenance de l'Union européenne : il serait impossible de remonter la chaîne depuis l'origine pour un bien qui serait importé de Chine par l'Allemagne et qui serait ensuite exporté vers la France. La Commission européenne pourrait peut-être le faire puisqu'elle a une vision plus complète, mais pour nous, ce bien provient d'Allemagne ». Ainsi, un bien importé d'Allemagne n'est pas considéré comme « à risque », alors même que 90 % des composants de ce bien peuvent provenir de pays tels que la Chine ou la Russie, ou alors dépendre d'un seul composant importé hors de l'Union, comme c'est le cas des semi-conducteurs.

La « crise des semi-conducteurs » a mis en évidence l'impact très important d'une rupture d'approvisionnement concernant un composant. Ce risque de dépendance n'est pas surprenant alors que plus de 50 % du marché mondial des semi-conducteurs et 85 % de semi-conducteurs mesurant moins de 7 nanomètres sont issus du même producteur, TSMC, entreprise basée à Taïwan. On comprend bien dans ce cas que, même si les voitures électriques allemandes sont jugées, d'un point de vue statistique, comme des importations non vulnérables pour la France, leur approvisionnement est néanmoins risqué ; cette situation soulève en outre la question de la souveraineté technologique non seulement de la France mais de toute l'Europe.

La vulnérabilité purement statistique telle qu'elle est appréhendée aujourd'hui n'est donc pas fiable et les derniers mois ont d'ailleurs montré les répercussions des difficultés d'approvisionnement sur toute la chaîne de production. Pour la DGDDI, seule la Commission européenne aurait accès aux données des États membres susceptibles de mettre en évidence la réelle vulnérabilité des biens constituant le commerce intra-communautaire .

Par ailleurs, le fait de se fier à une approche purement économétrique ne permet pas d'appréhender l'ensemble des risques d'approvisionnement auxquels un pays peut être confronté . Ainsi la crise du Covid 19 a-t-elle montré, avec le cas des masques sanitaires, que les risques d'approvisionnement peuvent exister en dehors de critères classiques de vulnérabilité économétrique, et que certains savoir-faire sont vitaux pour un pays. Le rôle des responsables politiques est alors de pouvoir anticiper au mieux les scénarios possibles et les stratégies afférentes, en identifiant les risques d'approvisionnement pouvant avoir un impact sur la sécurité ou la souveraineté nationale .

3. La dette française ou la France « qui se vend »

L'insuffisante appropriation politique d'un risque économique a été perçue dans un autre domaine, celui de la dette . Plusieurs économistes auditionnés ont relativisé la situation en matière de commerce extérieur en expliquant que, de toute façon, le déficit des transactions ou opérations courantes 9 ( * ) est moins « important » -- cependant il atteignait tout de même 41,5 milliards d'euros en 2020 10 ( * ) -- car il est en quelque sorte « financé » par des entrées nettes de capitaux : 52 milliards en 2020. En effet, la balance des transactions courantes regroupe les échanges de marchandises, les échanges de services, les flux de revenus et les transferts courants entre la France et le reste du monde. C'est une partie de la balance des paiements 11 ( * ) , laquelle, par définition comptable, est toujours équilibrée.

Or, comme l'a souligné l'économiste Jean-Marc Daniel, cette balance des transactions courantes est moins détériorée car nos entreprises, comme aux États-Unis, ont beaucoup exporté de capitaux et produisent beaucoup à l'étranger. En outre, il rappelle que « pour financer notre déficit, et comme nous n'arrivons pas à vendre, nous nous vendons. Notre avoir extérieur net 12 ( * ) devient de plus en plus négatif et a dépassé 700 milliards d'euros l'année dernière ». Il atteint ensuite 800 milliards d'euros, soit 32,3 % du PIB alors que la France s'est engagée à ne pas dépasser le seuil de 35 % de la procédure européenne de déséquilibre macroéconomique. « L'alerte a sonné ! Dans cet avoir extérieur net, vous avez 1 200 milliards d'euros de dette publique détenue par l'étranger et 500 milliards d'excédents extérieurs nets du secteur privé. Cela confirme que nos entreprises ont clairement fait le choix d'investir à l'étranger pour contourner les contraintes de production en France. Le fait que la dette publique soit détenue par l'étranger n'est pas grave sur un plan théorique et sur le plan économique, même si certains partenaires s'agacent de notre situation, mais cette situation n'est pas durable et ne peut pas durer ».


* 5 Patrick Artus, Marie-Paule Virard, La dernière chance du capitalisme , Odile Jacob, 2021.

* 6 Programme for the International Assessment of Adult Competencies.

* 7 https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2020/12/17/vulnerabilite-des-approvisionnements-francais-et-europeens

* 8 https://www.cae-eco.fr/quelle-strategie-de-resilience-dans-la-mondialisation

* 9 Le solde ou la balance des opérations courantes regroupe la balance commerciale (les marchandises) et la balance des services, celle des revenus (transactions effectuées entre résidents et non-résidents concernant la rémunération des facteurs de production, comme les revenus des transfrontaliers) et celle des transferts courants (tirés des investissements français à l'étranger ou versés aux étrangers ayant investi en France).

* 10 Après un déficit - certes bien plus limité -- de 7,7 milliards d'euros en 2019. L'année 2021 a permis un redressement avec solde positif à nouveau (9 milliards) puis l'année 2022 a renoué avec un déficit, d'environ 7 milliards.

* 11 Balance des paiements = solde du compte des transactions ou opérations courantes + solde du compte de capital (flux monétaires des achats et ventes d'actifs non financiers) + solde du compte financier (flux financiers liés aux IDE).

* 12 Avoir extérieur net ou position extérieure nette = différence entre la valeur de ce que les Français détiennent à l'étranger et celle de ce que les étrangers détiennent en France. On y retrouve la dette extérieure = la part de la dette d'un pays empruntée auprès de créditeurs étrangers.

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