EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 1ER MARS 2023

M. François-Noël Buffet , président . - Nous examinons le rapport de nos collègues Nadine Bellurot et Jérôme Durain dans le cadre de notre mission d'information relative aux impacts de la réforme de la police nationale sur l'exercice des missions de police judiciaire, engagé en septembre dernier.

Mme Nadine Bellurot , co-rapporteure . - Plusieurs rapports sur le sujet, venus des corps d'inspection et de nos collègues députés, ont été publiés depuis que nous avons lancé nos travaux, et nous avons pu en tenir compte. Chacun se souvient ici que le projet de réforme avait été à l'origine de vives contestations de la part de la police judiciaire et des magistrats à l'été dernier, contestations qui se sont poursuivies jusqu'à aujourd'hui. En lançant notre mission d'information, nous avions pour objectif d'évaluer la pertinence de l'organisation actuelle mais aussi et surtout de nous positionner sur le projet de réforme.

Nous avons entendu, avec mon collègue co-rapporteur Jérôme Durain, plus de 120 personnes et réalisé deux déplacements. Nous avons en particulier entendu l'ensemble des représentants de la police et de la justice des départements expérimentant la nouvelle organisation proposée.

Premier constat : l'organisation des missions judiciaires dans la police nationale ne répond plus aux enjeux actuels de la criminalité. De nouvelles formes de criminalité émergent, marquées par un lien très fort entre délinquance locale et trafics d'envergure internationale. Or, l'exercice de la police judiciaire dans la police nationale est aujourd'hui séparé en deux directions : la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), en charge de la petite et moyenne délinquance et qui traite près de 98 % des infractions enregistrées par les services de police ; et la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), qui est une direction spécialisée en charge de la lutte contre la criminalité organisée, le terrorisme, la cybercriminalité ainsi que les formes graves et complexes de la délinquance spécialisée. Ces deux directions disposent d'une grande autonomie de fonctionnement, chacune d'elle ne rendant en pratique compte qu'à sa direction centrale. Le manque d'interactions entre services au niveau local pèse sur l'efficience de l'action de la police nationale.

À cela s'ajoute une perte d'attractivité croissante de la filière judiciaire dans la police nationale. Les causes de la « désaffection » de la police judiciaire sont multiples et bien connues : complexification de la procédure, forte responsabilisation personnelle des enquêteurs, déception des enquêteurs devant les décisions prises par les tribunaux, découragement face à la priorité affichée depuis quelques années en faveur des services de voie publique au détriment de ceux de l'investigation, afin de « mettre davantage de bleu sur le terrain ».

Cela se combine et entretient un phénomène préoccupant d'engorgement des procédures. Les stocks de procédures sont aujourd'hui très importants et concernent tant les contentieux de masse que les infractions délictuelles et criminelles graves. Cela conduit à une dégradation constante de la qualité des procédures pénales, des délais de traitements accrus et incompatibles avec les attentes des justiciables, ainsi que des modalités de traitement dégradées.

M. Jérôme Durain , co-rapporteur . - C'est dans ce contexte difficile pour la police judiciaire qu'intervient la proposition de réforme de la police nationale. Elle poursuit deux objectifs : une organisation en filières au niveau national, permettant l'unification des missions d'investigation au sein d'une seule direction, et, au niveau local, la création de « directions départementales de la police nationale » (DDPN) rassemblant l'ensemble des filières métiers de la police nationale dans une seule entité et sous une seule autorité.

Nos principales critiques tiennent à la méthode appliquée dans ce projet de réorganisation, avec l'expérimentation de ce nouveau schéma d'organisation dans plusieurs territoires d'outre-mer et dans huit départements hexagonaux. Trois années se sont écoulées depuis le lancement des premières expérimentations, mais il s'avère extrêmement difficile d'en établir un bilan.

Nous nous y sommes pourtant attelés : quelques points de satisfaction apparaissent indéniablement pour les directions mises en place dans les territoires ultramarins. Mais pour les expérimentations dans l'Hexagone, les résultats sont bien plus hétérogènes : si de véritables gains organisationnels et opérationnels peuvent être décelés dans certains départements, en particulier en Savoie, nombre de DDPN s'apparentent davantage à des « coquilles vides » dont la mise en place n'a eu aucun effet sur les pratiques.

Le projet de généralisation, ensuite, a été très mal conduit : le manque de concertation et de communication ont alimenté les doutes autour d'un projet lui-même inabouti, aux contours flous et changeants. Le projet a ressemblé à une succession d'ajustements en réaction aux contestations, sans stratégie claire ni calendrier prédéterminé.

Le projet de départementalisation s'est donc imposé comme un sujet incontournable dans l'agenda politique et médiatique, ce qui a obligé le ministre de l'intérieur à lancer une mission d'audit pour évaluer les expérimentations - ce qui n'était pas prévu à l'origine - et à différer la mise en oeuvre de la réforme pour attendre les conclusions de notre mission d'information et de celle de nos collègues de l'Assemblée nationale.

Après avoir entendu plus de 120 personnes, nous avons pu nous faire une idée éclairée du sujet. La réforme envisagée de la police nationale nous parait, dans le fond, viser la gouvernance de la police nationale plutôt que l'institution elle-même. Son enjeu principal est l'attribution opérationnelle des responsabilités et la rationalisation des moyens après des années de spécialisation et de dispersion qui ont abouti à un paradoxe : celui de directions obligées à définir leurs interactions par voie de protocoles...

Afin de répondre aux craintes qu'elle a suscitées, la réforme devra établir des règles claires sur trois sujets majeurs.

Le premier est le choix des futurs directeurs départementaux de la police nationale : un nouveau métier est à définir, et il faut garantir l'indépendance des nouveaux directeurs par rapport aux politiques quant aux missions de police judiciaire de la police nationale.

Le deuxième est celui de l'organisation de la chaîne de commandement et des prérogatives de chacun. L'un des enjeux importants de la réforme est la création d'une double autorité sur les services d'investigation placés au niveau départemental : autorité hiérarchique du DDPN, mais autorité fonctionnelle des représentants de la filière au niveau territorial supérieur - notamment au niveau zonal. Les prérogatives et moyens de chacun devront être clarifiés.

Le troisième enjeu est l'organisation territoriale elle-même, qui devra permettre de continuer à traiter de l'ensemble du spectre de la criminalité. Une organisation en trois niveaux nous semble la plus pertinente : un niveau national chargé de définir la doctrine d'emploi, d'assurer la coordination des services de police judiciaire et de conduire les enquêtes s'agissant des faits les plus complexes nécessitant l'intervention des offices centraux ou la coordination d'un grand nombre de services sur l'ensemble du territoire national ; un niveau zonal disposant d'une autorité sur les services de police judiciaire départementaux afin d'assurer la coordination de leurs actions et chargé de traiter la criminalité organisée, complexe ou présentant une particulière gravité, notamment grâce à l'implantation d'antennes des offices centraux - cet échelon devra disposer de moyens humains et budgétaires propres pour réaliser ses missions ; enfin, un niveau départemental, où l'organisation en trois niveaux des services de police judiciaire retenue dans les territoires ultramarins devra être généralisée. Pour ce faire, le caractère interdépartemental des services traitant la criminalité la plus complexe devra être préservé et un service traitant de la criminalité intermédiaire devra être généralisé dans l'ensemble des départements.

Nous sommes convaincus que la généralisation des DDPN avant la fin de l'année 2023 n'est ni réaliste, ni raisonnable : les conditions ne sont pas réunies pour conduire sereinement la réforme dans le respect du calendrier annoncé par le ministre de l'intérieur devant notre commission le 14 février dernier.

C'est pourquoi, sans remettre en cause le bien-fondé de la réforme et ses gains potentiels, il est impératif de la soumettre à un moratoire jusqu'à la fin des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, le ministre de l'intérieur lui-même ayant dit à plusieurs reprises les risques encourus lors de ce grand événement.

Ce moratoire sera l'occasion de lancer de véritables préfigurations - et non plus des expérimentations - dans l'Hexagone en sortant de la contrainte du droit constant ; il nous paraît également nécessaire d'avancer en temps masqué pour poser les jalons indispensables à la réussite de la réforme. Ni la modification de près de 180 textes règlementaires, ni la mise en cohérence de l'architecture numérique des applications de la police nationale avec sa nouvelle organisation, ni encore la mise en place de regroupements immobiliers, ne se feront du jour au lendemain.

Afin de ne pas reproduire les erreurs passées, il conviendra également de profiter de ce délai pour conduire une concertation continue et sincère, tant au niveau local que national, tant auprès des policiers que des magistrats.

Mme Nadine Bellurot , co-rapporteure . - La mission d'information nous a par ailleurs fait prendre conscience d'une problématique majeure pour notre société : celle des stocks de procédure dans nos commissariats - il y en a 2,6 millions -, qui sont autant de bombes à retardement pour la société. La contestation de la réforme de la police nationale en a été le révélateur, puisque les personnels des services de police judiciaire craignaient - et craignent encore - que la réforme ne conduise à les mettre à contribution pour résorber le stock d'affaires accumulées dans les services de la sécurité publique. Une telle orientation serait déraisonnable, inefficace et profondément nuisible à la société. C'est la raison pour laquelle nous estimons qu'un rééquilibrage des moyens entre voie publique et investigation est indispensable.

Le doublement des effectifs sur la voie publique n'aura de sens que si les effectifs des services judiciaires qui traitent les enquêtes et ceux des juridictions sont augmentés de manière proportionnelle. Sans cela, c'est toute la chaine pénale qui sera engorgée, sans amélioration de la réponse pénale. Il est certes important d'arrêter le délinquant en bas de l'immeuble, mais il faut aussi monter plus haut dans la hiérarchie de la délinquance, ou bien l'action ne sert à rien. Ce renforcement des effectifs devra être particulièrement important s'agissant de la hiérarchie intermédiaire dans les services d'investigation.

Nous considérons également que la réforme, par la création d'une filière judiciaire unifiée, constitue une opportunité : si elle est saisie, elle offrira aux personnels de véritables parcours de carrières, tant en matière de formation que de perspectives d'évolution de carrière et d'avancement.

Enfin, la réforme doit aussi être l'occasion de rappeler et de mieux garantir le respect des prérogatives de l'autorité judiciaire.

Le procureur de la République est chargé de mettre en oeuvre la politique pénale dans son ressort. Or, la définition des priorités assignées par les parquets aux services d'enquêtes se heurte parfois aux priorités définies par le préfet aux services de voie publique. Il convient de rétablir les procureurs de la République dans leur rôle de décisionnaires, en demandant aux préfets d'ajuster leurs orientations en fonction de la définition des priorités de politique pénale sur un territoire. Un dialogue croissant entre préfets et procureurs est ainsi nécessaire pour assurer la bonne déclinaison territoriale de la mise en oeuvre de la politique pénale définie par l'autorité judiciaire.

S'agissant du libre choix du service enquêteur, qui est une exigence posée par l'article 12-1 du code de procédure pénale, ce principe se heurte déjà fréquemment aux capacités de traitement limitées de certains services spécialisés. C'est donc en fait l'affectation et la répartition dans le temps des moyens humains entre les différents services appelés à réaliser des investigations qui sont en jeu.

Nous proposons donc de renforcer l'effectivité de ce principe par plusieurs moyens : en assurant un suivi du maintien des moyens matériels et humains affectés aux missions de police judiciaire, en inscrivant dans les textes règlementaires l'intégralité des services que l'autorité judiciaire pourra saisir dans la nouvelle organisation de la police nationale, en prévoyant l'information systématique du procureur et du juge d'instruction des moyens alloués par enquête.

Plus avant, nous demandons à ce que les doctrines nationales en cours d'élaboration rappellent formellement et solennellement les grands principes des relations entre l'autorité judiciaire et les services de police judiciaire. Ces grands principes sont : le placement de la police judiciaire sous la direction, le contrôle et la surveillance de l'autorité judiciaire, qui a valeur constitutionnelle ; les prérogatives de l'autorité judiciaire s'agissant notamment de la mise en oeuvre des priorités de politique pénale ; le secret de l'enquête et de l'instruction ; la préservation de la possibilité pour le procureur de la République ou le juge d'instruction de choisir librement le service d'enquête en charge des investigations ; la préservation d'une capacité à lutter contre l'ensemble du spectre de la criminalité, depuis la criminalité organisée ou financière à la délinquance du quotidien, en passant par la délinquance intermédiaire présentant un ancrage interdépartemental ou interrégional.

Voilà les recommandations que nous avons formulées d'un commun accord sur cette réforme.

Mme Brigitte Lherbier . - Le projet de réforme était fortement contesté dans la police et magistrature l'été dernier, mais nous n'entendons désormais plus parler de contestation: que s'est-il passé entre-temps ?

M. Jérôme Durain , co-rapporteur . - Ceux qui contestent la réforme dans la police se sont exprimés et ils avaient décidé de suspendre leur mouvement jusqu'au 11 mars, date prévue d'une nouvelle mobilisation. Cette mobilisation a été reportée en raison de la contestation sur la réforme des retraites. Cependant, leur activité a continué sur les réseaux sociaux.

Mme Brigitte Lherbier . - Qu'en est-il pour la magistrature ?

Mme Nadine Bellurot , co-rapporteure . - Dans la magistrature comme dans la police, des craintes ont été exprimées, le Gouvernement s'est expliqué et a fait des annonces, le mouvement a été suspendu en effet, dans l'attente d'investigations complémentaires, en particulier les deux rapports d'information de l'Assemblée nationale et du Sénat. Le nôtre clôt ainsi cette séquence.

M. François-Noël Buffet , président . - Effectivement, il y a eu, le mois dernier, un rapport issu de trois services d'inspection, et il y a eu à la fin de l'année dernière un courrier du ministre de l'intérieur au ministre de la justice, confirmant que l'autorité judiciaire reste maîtresse de la police judiciaire - ce rappel du principe a peut-être contribué à apaiser les choses. De fait, la contestation n'a pas porté sur les aspects organisationnels du projet, une réforme est attendue, mais sur ce qui touche à la police judiciaire : la question s'est posée du niveau de responsabilité aux différents échelons de l'organisation proposée. On a pu alors réaliser que le niveau zonal serait intéressant pour l'échange d'informations contre la délinquance et qu'il y aurait là un progrès pour l'exercice des missions de police judiciaire.

M. Jérôme Durain , co-rapporteur . - Nos auditions nous ont fait toucher les causes de la colère envers la réforme. Il faut prendre en compte deux faits majeurs : le stock considérable des procédures en attente, qui a un effet très négatif sur les agents mais aussi sur les justiciables, et la prévalence d'une délinquance massive autour des stupéfiants, dont on nous a dit, à tous les niveaux, qu'elle requiert l'institution d'une police dédiée : tous les acteurs nous ont alertés sur le fait que cette délinquance gangrène le pays, et s'il ne faut pas exagérer ce phénomène, il faut prendre en compte ces signaux d'alerte très clairs.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie . - Merci pour ce travail important, nous savons que vous êtes allés au fond des choses, cela nous est précieux. Et maintenant, à quoi tout cela va-t-il servir ? J'ai été frappée par le changement de vocable du ministre de l'intérieur : il ne parle plus d'une réforme de la police judiciaire, mais de la police. Et quel en sera le calendrier ? Vous dites votre perplexité, votre inquiétude même, d'une réforme précipitée - et vous demandez un moratoire jusqu'après les jeux Olympiques et Paralympiques : avez-vous rencontré le ministre pour le lui dire et lui présenter vos propositions ? Et quelle sera sa réponse - car assurément, votre travail n'a rien du pamphlet ni du brûlot politique, c'est un travail des plus sérieux, qui appelle une réponse précise du ministre.

Mme Nadine Bellurot , co-rapporteure . - Nous vous avons réservé la primeur de nos travaux...

M. François-Noël Buffet , président . - Nous allons d'abord voter ce rapport, qui sera celui de la commission, puis nous l'l'adresserons au ministre de l'intérieur.

M. Jérôme Durain , co-rapporteur . - C'est effectivement la procédure. Nous proposons un moratoire et de desserrer l'étau. Cette réforme est mal née, on a peine à se représenter que certains services ont reçu leur nouvel organigramme sans aucune concertation préalable : en matière de conduite de projet, il est difficile de s'y prendre plus mal ! Le moratoire est l'occasion d'examiner les solutions, qui existent, et de les concerter.

Mme Nadine Bellurot , co-rapporteure . - Notre idée est bien de contribuer à améliorer les choses par la réforme, nous voulons lui donner toutes ses chances. Le ministre de l'intérieur a reconnu les difficultés numériques, les problèmes dans la mise en oeuvre de la réforme là où elle a été expérimentée ; il y a aussi, bien sûr, des problèmes d'immobilier qu'on ne règle pas en un jour. La gendarmerie est en avance sur l'immobilier et le numérique, grâce à son organisation. Nous devons, ensuite, prendre pleinement en compte les rendez-vous internationaux qui ont lieu en France cette année et l'an prochain, ils sont très importants pour notre pays. Pour notre réputation, nous devons les réussir. Il est donc plus judicieux de repousser la mise en oeuvre de la réforme et de la préfigurer très concrètement et dans le détail, à partir de ce qui a été expérimenté. Mettons-nous en situation, entièrement, pour une mise en route plus rapide une fois le bon moment venu.

M. François-Noël Buffet , président . - Effectivement, la réforme, pour réussir, doit être servie par des moyens adaptés. Nous en avons eu un exemple à Angers, en visitant la plateforme « à 360 degrés » sur les migrations : le dispositif est là, mais sans moyens suffisants, ce qui contraint toute mise en place effective...

Je soumets désormais à votre approbation les 22 recommandations des rapporteurs.

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte le rapport et en autorise la publication.

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