C. LA NÉCESSITÉ D'UNE CONCERTATION CONTINUE ET SINCÈRE, TANT AU NIVEAU LOCAL QUE NATIONAL

1. Au sein de la police nationale

Sur le plan de la méthode, les rapporteurs proposent de profiter du temps offert par le moratoire pour, d'une part, tirer les enseignements de la crise suscitée par le projet actuel de réorganisation et, d'autre part, mettre en place une véritable démarche de concertation, à la fois continue et sincère.

Au sein des départements expérimentateurs, force est de constater que l'insuffisance du cadrage initial et les multiples revirements stratégiques ont nourri une forme de découragement chez les personnels. S'agissant de la police judiciaire en général, le manque de transparence sur le contenu réel de la réforme a incontestablement nourri les inquiétudes de personnels ne disposant d'aucunes informations sur l'évolution de leur situation individuelle. Ces défaillances ont incontestablement contribué à saper la légitimité de la réforme avant même son entrée en vigueur ; de telles erreurs ne sauraient être reproduites.

Les rapporteurs insistent dès lors sur la nécessité d'une association plus étroite des représentants des personnels de la police nationale. Il importe que ces derniers soient consultés en amont et sur le fondement d'un calendrier prédéterminé. Du reste, l'ensemble des syndicats auditionnés par les rapporteurs ont mentionné cet aspect : s'ils ne sont pas opposés à une réorganisation de la police nationale dont la nécessité fait consensus, réformer la police contre la police ne saurait être une option. Cette position est notamment résumée par le syndicat SCSI-CFDT qui précise « qu'une réforme d'une telle ampleur requiert un calendrier qui ne soit pas contraint et des négociations avec les représentants du personnel sur la base de propositions tangibles de la DGPN ». À cet égard, les rapporteurs partagent l'idée que le succès d'une réorganisation aussi ambitieuse est indissociable de l'adhésion des personnels et, par voie de conséquence, de la mise en place d'un dialogue renforcé avec les personnels et leurs organismes représentatifs.

Par ailleurs, cette concertation ne saurait se limiter à l'échelon central mais doit irriguer l'ensemble de la police nationale . Une attention particulière devra à ce titre être accordée aux agents et représentants de la DCPJ, de manière à recréer les conditions d'un dialogue apaisé et productif.

Sur ce point, les rapporteurs s'associent donc sans réserve à la recommandation n° 16 du rapport des inspections générales, intitulée « Prévoir, dans tous les départements, un temps suffisant de préfiguration et de concertation locale ».

Proposition n° 12 :  Mettre en place un cadre de concertation formalisé et régulier avec les représentants des personnels de la police nationale en général et de la police judiciaire en particulier.

2. Vis-à-vis des parquets

Les rapporteurs estiment enfin qu'un effort substantiel doit être consenti pour renforcer l'association à la réforme de la chancellerie au niveau central et des parquets au niveau local . Il revient à la DGPN de faire preuve de davantage de pédagogie, en prenant le temps de présenter ce que sont les objectifs de la réforme et ce qu'ils ne sont pas . En particulier, la résorption des stocks de dossiers en souffrance n'est en aucun cas l'objectif principal de la réforme des DDPN et il est impératif de dissiper le malentendu actuel à ce sujet.

Il importe également d'apporter des garanties fermes aux magistrats sur les sujets d'inquiétudes qu'ils ont légitimement exprimés , en particulier le maintien du libre choix du service d'investigation, le pouvoir de direction et de contrôle des enquêtes ainsi que la détermination de la politique pénale. Cela suppose l'établissement de canaux de communication permanents et qui ne soient pas unidirectionnels . Sur ce point, les rapporteurs jugent intéressante la position des inspections générales lorsqu'elles estiment, d'une part, que « la mise en place de la réforme devra s'accompagner d'un plan de concertation et de communication des DDPN vis-à-vis de l'ensemble des autorités judiciaires locales [...] modélisant le calendrier et les actions d'information à engager » et, d'autre part, que « des déclinaisons territoriales du comité national de préparation, pour la mise en place et le suivi de la réforme, devront être envisagées, associant les premiers présidents et procureurs généraux du ressort » 70 ( * ) .

Proposition n° 13 :  Associer davantage les magistrats au pilotage de la mise en place de la filière investigation, tant au niveau central que local.

III. UNE RÉFLEXION INDISPENSABLE SUR LA RÉPARTITION DES EFFECTIFS ENTRE LA VOIE PUBLIQUE ET L'INVESTIGATION

A. UNE POLITIQUE DE DOUBLEMENT DE LA PRÉSENCE SUR LA VOIE PUBLIQUE QUI RISQUE D'ENTRAÎNER DE NOMBREUX EFFETS PERVERS

1. L'émergence de la problématique des stocks dans la police judiciaire au fil de la contestation de la réforme

Comme indiqué précédemment, si la réforme a pour ambition d'améliorer le traitement du flux des affaires judiciaires par la police nationale, elle ne vise pas à améliorer le traitement des stocks de ces affaires , qui se sont constitués au fil des années et risquent d'augmenter fortement en raison des orientations données à la répartition des effectifs entre voie publique et investigation.

Elle en a cependant été le révélateur . Cette problématique d'ampleur a en effet été mise en lumière à l'occasion des contestations des personnels des services de police judiciaire qui craignaient - et craignent encore - que la réforme ne conduise à ce qu'ils soient mis à contribution pour permettre la résorption des stocks d'affaires accumulés dans les services de la sécurité publique.

Cette orientation ne paraît cependant pas réaliste : le directeur départemental de la police nationale qui permettrait une déperdition des compétences rares de traitement des affaires les plus complexes dans le traitement de la délinquance du quotidien risquerait de perdre son poste rapidement. Une telle orientation serait par ailleurs inefficace, puisque le nombre d'enquêteurs dans les services de la police judiciaire n'est pas suffisant pour permettre un apurement de ces stocks. Les garanties apportées par les rapporteurs précédemment visent à éviter que, pour une raison ou pour une autre, une telle orientation soit décrétée : ce serait déraisonnable, inefficace et profondément nuisible à la société.

L'amélioration de la situation de la filière judiciaire dans la police nationale ne pourra cependant tenir à une simple réorganisation de sa gouvernance. Une prise de conscience et une augmentation massive des effectifs sont également nécessaires. L'insuffisance du nombre des enquêteurs dédiés aux missions judiciaires au regard du nombre d'affaire entrantes est en effet la cause directe des stocks de dossiers non traités .

2. La LOPMI : une première tentative de donner à la filière investigation des capacités accrues

Les difficultés des services d'investigation sont connues et les causes analysées. Il serait cependant faux de dire que rien n'a été fait.

Face au constat partagé de désaffection de la police judiciaire dans la police nationale, qui tient finalement davantage à l'exercice quotidien des métiers d'investigation qu'à une perte d'attraits de la profession, plusieurs mesures de la loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur dite « LOPMI » visent à faciliter l'exercice des missions d'investigation des forces de sécurité intérieure et à renforcer l'efficacité de leur action .

Ainsi, la LOPMI a permis en premier lieu le passage de l'examen d'OPJ dès la fin de la formation initiale des policiers et gendarmes , contre trois ans après la prise de fonction avant l'entrée en vigueur de cette loi. Pour permettre cette évolution, la formation à l'examen a été intégrée depuis septembre dernier aux programmes des écoles de police et de gendarmerie. La LOPMI a en deuxième lieu souhaité permettre aux officiers de police judiciaire de se concentrer sur leur coeur de métier par la création des « assistants d'enquête », catégorie de personnel dédiée au respect du formalisme procédural . Enfin, plusieurs mesures de la LOPMI visaient à alléger la procédure pénale en supprimant quelques exigences alourdissant les procédures suivies par les enquêteurs . C'est ainsi que les techniques spéciales d'enquête et les gardes à vue prolongées ont été étendues aux viols sériels et crimes sériels ainsi qu'à l'abus d'ignorance ou de faiblesse en bande organisée (qui est notamment le fait des mouvements sectaires), que l'obligation faite aux services en charge de l'enquête de procéder à une réquisition judiciaire pour solliciter les agents de police technique et scientifique afin qu'ils effectuent des constatations ou examens a été supprimée, ou que la possibilité pour le procureur de la République d'accorder des autorisations générales de réquisition a été étendue.

Ces éléments ne sont cependant pas suffisants pour faire face aux risques pour la société que fait peser l'engorgement des services d'investigations 71 ( * ) .

3. Le doublement de la présence policière sur la voie publique : un objectif louable dont les conséquences sur les services d'investigation n'ont pas été anticipées

L'embolie actuelle des services d'investigation risque cependant d'être encore accrue par la politique suivie depuis quelques années d'augmentation de la présence policière sur la voie publique .

Cette politique, qui vise à favoriser la prévention et le sentiment de sécurité de la population, a récemment été réaffirmée par le rapport annexé à la loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur dite « LOPMI » : a ainsi été fixé par écrit un objectif de doublement de la présence des forces de l'ordre sur la voie publique . Le rapport annexé indique en effet que « Les citoyens attendent des forces de sécurité qu'elles soient plus présentes et visibles sur le terrain, avec un effet rassurant pour la population et un effet dissuasif pour les délinquants. Mais si le quinquennat écoulé a permis la création de 10 000 postes supplémentaires de policiers et de gendarmes, leur présence sur la voie publique demeure insuffisante : policiers et gendarmes ne passent que 37  % de leur temps sur la voie publique, du fait de la lourdeur de la procédure pénale, d'outils numériques insuffisamment performants et de tâches administratives chronophages. Le doublement de la présence des forces de sécurité sur la voie publique en dix ans annoncé par le Président de la République implique donc une transformation profonde : faire de la présence sur la voie publique la règle et la présence en commissariat ou en brigade l'exception. »

Cette doctrine d'emploi des effectifs de la police nationale se traduit par un objectif d'affectation d'au moins 65  % des policiers sur la voie publique . Si ce pourcentage pose déjà question en lui-même, en pratique les effectifs dédiés à la voie publique représentent souvent 75  % des effectifs d'un commissariat, réduisant d'autant les effectifs dédiés à l'investigation. Cela a pour conséquence très directe d'accroître encore les stocks de dossier en attente de traitement , créant une incompréhension parmi les victimes et un sentiment d'impunité chez les auteurs.

Cette doctrine s'ajoute à un développement très important depuis quelques années - et largement encouragé par le Gouvernement - de l'activité des polices municipales sur la voie publique . Celles-ci procèdent à de nombreuses interpellations qui viennent alimenter les commissariats en procédures supplémentaires qu'ils ne sont pas en capacité de traiter.

B. TRAITER LA CHAÎNE PÉNALE DANS SON ENSEMBLE EN RÉÉQUILIBRANT LES EFFECTIFS ENTRE LA VOIE PUBLIQUE ET L'INVESTIGATION : LA QUESTION DES MOYENS

1. Un rééquilibrage nécessaire des moyens humains au sein de la police, puis dans la justice

Un rééquilibrage des moyens entre voie publique et investigation est donc indispensable . Le doublement des effectifs sur la voie publique n'aura en effet de sens que si les effectifs des services judiciaires qui traitent les enquêtes et ceux des juridictions sont augmentés de manière proportionnelle. Sans cela, c'est toute la chaîne pénale qui sera engorgée, sans amélioration de la réponse pénale.

Le renforcement des services d'investigation doit être posé comme objectif , au même titre que le renforcement de la présence des policiers sur la voie publique. Il s'agit d'un préalable indispensable à toute réflexion sur la situation de l'investigation dans la police nationale et aux mesures qui peuvent être mises en oeuvre pour l'améliorer.

Ce renforcement doit être fait de manière absolue, mais devra également suivre le rythme de l'évolution des effectifs dédiés à la voie publique. L'augmentation du personnel sur la voie publique a en effet pour conséquence d'augmenter le nombre de saisines, ce qui doit conduire à réévaluer les besoins en investigation. Sans cela, les saisines supplémentaires ne pourront être traitées et augmenteront d'autant les phénomènes d'engorgement des procédures et de désaffection du judiciaire. Le judiciaire est , comme le disait l'un des syndicats de police aux rapporteurs, le rouage indispensable entre la voie publique et la réponse pénale .

Au-delà du renforcement global des effectifs, un renforcement de la hiérarchie intermédiaire dans les services d'investigation est particulièrement nécessaire.

Proposition n° 14 : Rééquilibrer les effectifs dans la police nationale entre investigation et voie publique, en se concentrant notamment sur le taux d'encadrement du corps de conception et d'application dans l'investigation.

Ce rééquilibrage en effectifs est indispensable pour l'ensemble des services traitant des procédures judiciaires, et ce quel que soit leur niveau de complexité.

Plus encore, ce rééquilibrage est également nécessaire, au sein des services d'investigation, pour renforcer le traitement des thématiques actuellement en souffrance . Les rapporteurs considèrent que des effectifs dédiés au traitement de certains contentieux sont aujourd'hui, en proportion des effectifs totaux, insuffisants, et que des équipes dédiées doivent être créées . C'est notamment le cas pour le traitement des contentieux en matière économique et financière, pour lesquels l'autorité judiciaire se trouve régulièrement en difficulté pour saisir un service spécialisé en la matière.

Proposition n° 15 : Créer des équipes supplémentaires dédiées au traitement de certains contentieux aujourd'hui délaissés, comme par exemple les affaires en matière économique et financière.

La chaîne pénale doit cependant être traitée dans son ensemble et la problématique ne s'arrête pas au traitement des affaires par les policiers . Les magistrats doivent également être à la hauteur du stock actuel et du flux des procédures à venir.

À court terme, et même si cela n'est pas satisfaisant, des procédures de traitement en masse des stocks doivent être mises en place . Les parquets peuvent ainsi adopter des instructions permanentes permettant aux services d'enquête de classer, d'initiative, certaines procédures, réaliser des opérations de traitement en temps réel sur site - déjà largement développées - mais également appuyer le déploiement d'équipes temporaires afin d'apurer ponctuellement des stocks de procédure dans des circonscriptions en difficulté.

Proposition n° 16 : À court terme, développer des procédures de traitement en masse des stocks d'affaires judiciaires par le bais de :

- l'adoption par les Parquets d'instructions permanentes permettant aux services de police et de gendarmerie de classer certaines procédures d'initiative ;

- le développement des opérations de traitement en temps réel sur site, y compris dans le cadre de la mise en place d'équipes policières dédiées à l'apurement des stocks de procédure dans des circonscriptions en difficulté.

À plus long terme cependant, et en particulier si les recommandations de rééquilibrage des effectifs policiers entre voie publique et investigation sont suivies, il deviendra indispensable d'augmenter en conséquence le nombre de magistrats , qu'il s'agisse des magistrats du Parquet, mais aussi des magistrats du siège et plus spécifiquement des juges d'instruction. Cela pourrait être réalisé dans le cadre de la loi de programmation pour la justice annoncée pour la fin du premier semestre de l'année 2023.

À titre d'illustration en effet, et comme le soulignait le procureur de la République de Mamoudzou aux rapporteurs, « Si la nouvelle organisation n'a pas conduit à véritablement modifier les méthodes de travail du parquet, force est de constater que l'amélioration significative des résultats judiciaires de la direction territoriale de la police nationale a nécessairement eu un effet sur la charge de l'activité judiciaire, et notamment le nombre de poursuites ». Et il ajoutait : « Afin d'accompagner cette montée en puissance de l'activité judiciaire du commissariat, les orientations pénales permettant les réponses rapides via les déferrements ou les alternatives aux poursuites ont été renforcées ». Cela ne peut cependant être la seule réponse de l'autorité judiciaire à l'augmentation de l'activité judiciaire de la police, au risque d'alimenter l'insatisfaction des citoyens .

Proposition n° 17 : Dans le cadre de la loi annoncée de programmation pour la justice, prévoir une augmentation du nombre de magistrats afin d'assurer le bon fonctionnement de la chaîne pénale dans son ensemble.

2. Des moyens numériques et des conditions de travail à la hauteur

Plus avant, une réflexion sur les moyens alloués aux personnels réalisant des missions de police judiciaire au sein de la police nationale est nécessaire. Cette réflexion doit également s'étendre à leurs conditions de travail .

Ainsi, une évolution des outils numériques est nécessaire . Alors qu'un effort significatif a été fait s'agissant des outils numériques utilisés par les services de voie publique, avec le développement puis le déploiement généralisé des terminaux NEO puis NEO 2 ainsi que des tablettes Ubiquity, les outils numériques des services d'investigation sont largement insuffisants . Le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN) est, de l'avis général, obsolète.

La réforme de la police nationale et, plus particulièrement, la création d'une filière investigation unifiée devrait déjà permettre des améliorations grâce à l'utilisation par l'ensemble des services de la même base de ce logiciel . Comme le soulignait le directeur territorial de la police nationale en Guyane lors de son audition par les rapporteurs, « depuis la fin 2022, tous les services de la DTPN établissement leurs procédures judiciaires sur la même base LRPPN. Cela signifie que tous alimentent une seule base, utilisent la même numérotation. De la sorte, la pratique archaïque de la reprise de garde à vue entre services de police a disparu, facilitant grandement le travail des enquêteurs. Les directeurs d'enquête ont de la sorte accès à la totalité des procès-verbaux d'une procédure qui aurait été débutée par des agents d'un autre service que le leur (par exemple, interpellation d'un individu pour trafic de stupéfiants placé en garde à vue par la police aux frontières (PAF), repris par le service territorial de police judiciaire (STPJ) puis par l'Office antistupéfiants (OFAST) ».

Cette mise en commun des systèmes d'information et des applications métier entre les directions centrales de la police nationale est cependant particulièrement complexe à réaliser et constitue un obstacle temporaire à la création d'une véritable filière investigation unifiée. Il convient donc, d'une part, que cela n'obère par les capacités opérationnelles de la filière et, d'autre part, de profiter de ce temps d'adaptation pour déployer de nouveaux outils numériques pour la filière qui soit à la hauteur des défis auxquels elle doit faire face .

Proposition n° 18 :  Remplacer le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN) par un logiciel plus ergonomique et plus adapté aux défis actuels de la filière judiciaire de la police nationale. Prévoir une interconnexion entre les bases utilisées par les différents services.

3. Favoriser de véritables parcours de carrière dans l'investigation pour lutter contre la désaffection du judiciaire

La création d'une filière judiciaire unifiée constitue une opportunité d'offrir aux personnels qui la constituent de véritables parcours de carrière en son sein.

D'abord en matière de formation , puisque la complexification des enquêtes, quel que soit le niveau de délinquance concerné, du fait des évolutions de la criminalité et de la procédure pénale, nécessite le recours à des personnels d'un haut niveau de technicité ou disposant de compétences particulières. Ainsi, les formations actuellement réalisée par la DCPJ pour ses personnels pourraient bénéficier à l'ensemble des personnels de la future filière investigation, et ce afin de faire monter collectivement en compétences cette filière nouvelle. Aux formations très spécifiques actuellement délivrées par la DCPJ pourraient s'ajouter des formations « sur mesure », élaborées en fonction du degré de spécialisation des unités d'affectation des enquêteurs .

Ces qualités professionnelles devraient également être mieux valorisées au sein de la carrière des agents : l'investissement des personnels dans la spécialisation de leurs compétences ne permet aujourd'hui aucune perspective d'avancement ni aucune rétribution complémentaire

Plus avant, la création d'une filière investigation unifiée permettra d' offrir davantage d'opportunités d'élaboration de carrière et d'avancement aux personnels . Si l'organisation en trois niveaux actuellement en vigueur dans certains territoires ultramarins est étendue à l'ensemble du territoire national, deux directions de carrière seront offertes aux agents.

D'une part, ils pourront augmenter progressivement la complexité des enquêtes qu'ils mènent , en passant du traitement de la délinquance de niveau deux à celle de niveau trois par exemple. Chaque spécialité de l'investigation pourrait ainsi s'inscrire dans des parcours gradués, qualifiants et cohérents. La détection de profils particuliers et le fléchage des enquêteurs ayant des prédispositions à l'investigation de haut niveau serait ainsi approfondie.

Les enquêteurs spécialisés pourront, d'autre part, venir encadrer des groupes d'enquêteurs plus généralistes , ce qui permettrait de les faire bénéficier d'un taux d'encadrement plus important qu'aujourd'hui ainsi que d'une expertise et d'une direction d'enquête de plus haut niveau. L'arrivée d'enquêteurs spécialisés dans l'encadrement permettrait également de repositionner ces officiers dans leur rôle de direction d'enquête, laissé aujourd'hui parfois de côté.

L'amélioration de la formation ainsi que le renforcement de l'encadrement constituent des conditions indispensables à une élévation du taux d'élucidation et de conduite d'enquête de qualité qui permettent l'obtention de réponses judiciaires significatives .

Les conditions de travail - et plus spécifiquement les régimes horaires - des policiers travaillant en police judiciaire méritent d'être repensées . Ainsi, si le régime cyclique ne peut correspondre aux exigences des métiers d'enquêtes, principalement sur le temps long, il pourrait être déployé dans les services de prise de plainte ou encore dans les services de traitement en temps réel des infractions (comme les groupes d'appui judiciaire par exemple ou, éventuellement, les brigades de sûreté urbaine).

Les sujétions complémentaires assumées par les OPJ , notamment en termes de responsabilité assumée, doivent également être mieux prises en considération dans leur rémunération .

Proposition n° 19 :  Inscrire l'amélioration de l'efficacité de la filière investigation dans le long terme, en construisant de véritables parcours de carrière en son sein à l'aide :

- du développement de formations spécifiques aux métiers de l'investigation bénéficiant à l'ensemble des personnels exerçant des missions de police judiciaire ;

- d'une meilleure valorisation de ces formations dans le déroulement de carrière des personnels ;

- de la construction d'opportunités de carrières au sein de la filière, en prévoyant deux voies de progression : vers des enquêtes plus complexes et vers l'encadrement de groupes d'enquêteurs plus généralistes ;

- de la meilleure considération dans leur rémunération des sujétions particulières assumées par les personnels de la filière investigation.

Bien penser ces parcours de carrière au sein de l'investigation devra avoir deux objectifs principaux : offrir aux citoyens un meilleur service , par une augmentation des compétences des enquêteurs, et lutter contre la désaffection du judiciaire en créant davantage d'opportunités d'évolution au sein de la filière.

C. RÉAFFIRMER POUR LES MAGISTRATS LE LIBRE CHOIX DU SERVICE D'ENQUÊTE AFIN D'ASSURER LE RESPECT DES PRÉROGATIVES DE L'AUTORITÉ JUDICIAIRE

1. La complexité des relations entre services de police et magistrats dans le choix du service enquêteur

La réforme permet de mettre à jour la complexité des relations entre services de police et magistrats dans le choix du service enquêteur . Face à une situation largement déterminée par les moyens disponibles, plusieurs magistrats s'inquiètent d'une réforme remettant en cause un service dédié et doté de moyens propres. La situation est cependant plus nuancée et des attentes communes sont perceptibles.

La possibilité pour les magistrats de choisir le service enquêteur se heurte en pratique à la possibilité pour eux de connaître les moyens réels dont disposent les services enquêteurs. Cette situation n'est pas nouvelle et découle de l'autorité fonctionnelle des magistrats qui dirigent l'enquête mais ne peuvent réellement contraindre un service ou des enquêteurs à l'action. Le choix du service enquêteur est donc en pratique, le plus souvent, moins le fait d'une simple décision du procureur ou du juge d'instruction que d'un dialogue avec les chefs de service.

L'inquiétude des magistrats face à une réforme qui semble reposer sur la perte de spécificité de certains services de police judiciaire est naturelle. Elle pourra conduire à un renforcement de la possibilité pour la police de peser sur le choix du service enquêteur. Mais c'est, au fond, plus le manque de moyens qui pose question. Les magistrats sont par nature en charge du traitement de l'ensemble des crimes et délits et subissent l'embolie de la filière judiciaire en sécurité publique.

Leur crainte est que des enquêteurs ayant la compétence pour traiter les affaires complexes ne soient désormais mobilisés sur la délinquance du quotidien, donc sur des affaires jugées prioritaires parce qu'immédiatement visibles par la population. Mais, appelés en aide pour la gestion des stocks d'affaire en sécurité publique, les magistrats connaissent également la situation des officiers de police judiciaire de ces services.

Il s'agit donc d'améliorer le traitement de la délinquance quotidienne mais aussi de renforcer le traitement des affaires plus complexes. Ce constat est partagé par l'ensemble des acteurs, policiers et magistrats. Là où certains magistrats voient d'abord dans la réforme un affaiblissement des moyens dont ils disposent pour conduire les investigations de moyen et de haut de spectre, les policiers favorables à la réforme voient la possibilité de dégager de nouveaux moyens par la rationalisation des organisations. Tous s'accordent cependant sur un point : la nécessité d'effectifs supplémentaires dans la filière judiciaire. Une organisation plus efficace, bien que nécessaire, serait insuffisante au regard des enjeux.

2. La définition de la politique pénale : une prérogative des parquets qui doit être réaffirmée

Aux termes de l'article 39-1 du code de procédure pénale , le procureur de la République met en oeuvre , en tenant compte du contexte propre à son ressort, la politique pénale définie par les instructions générales du ministre de la justice, précisées et, le cas échéant, adaptées par le procureur général. La politique pénale regroupe ainsi l'ensemble des priorités assignées par les parquets aux services d'enquête, ainsi que les choix procéduraux effectués et les suites apportées par les procureurs de la République aux procédures pénales.

Les rapporteurs ont pu constater que si les deux derniers éléments de la définition de la politique pénale ne semblaient pas poser de difficulté d'application, tel n'était pas le cas de la définition des priorités assignées par les parquets aux services d'enquêtes . Ces priorités se heurtent en effet aux priorités définies par le préfet aux services de voie publique, ces derniers amenant la plupart des procédures aux services d'enquête. Si, au niveau gouvernemental, la définition des priorités est alignée entre ministère de la justice et ministère de l'intérieur, des disparités peuvent émerger lors de leur traduction au niveau local.

Deux causes viennent renforcer ces potentielles disparités :

- l'expérimentation des directions départementales de la police nationale, d'une part : la direction des affaires criminelles et des grâces a ainsi fait état, dans un courrier adressé le 12 octobre 2021 au directeur général de la police nationale, de difficultés de prise en compte des orientations de politique pénale définies par le ministère public dans les premiers temps de l'expérimentation des directions départementales de la police nationale . Cette difficulté n'est cependant pas nouvelle puisqu'aujourd'hui, la majeure partie des faits de délinquance sont traités par les services relevant des directions départementales de la sécurité publique, qui disposent du même lien hiérarchique au préfet que celui envisagé pour les futures directions départementales de la police nationale ;

- l'augmentation des effectifs dédiés à la voie publique sans que ceux dédiés à l'investigation n'augmentent dans les mêmes proportions , d'autre part. Cela conduit en effet à une tension entre les objectifs fixés localement par les préfets et les orientations de procédure pénale définies par les procureurs . À titre d'exemple, à Béziers, une compagnie républicaine de sécurité (CRS) a été affectée en septembre 2022 pour assurer des missions de sécurisation de la voie publique. Elle réalisait en moyenne les premières semaines 14 interpellations journalières, qui étaient remises à l'OPJ de permanence. Voyant l'engorgement de la partie investigation du commissariat, le préfet a modifié ses consignes pour que la compagnie de CRS interpelle moins. La délinquance a ainsi artificiellement baissé sans que le procureur de la République n'ait à aucun moment été sollicité quant aux orientations en matière d'interpellations à donner à la CRS.

Les procureurs de la République ont ainsi indiqué aux rapporteurs avoir parfois le sentiment d'être vus uniquement comme des gestionnaires de flux et non pas comme l'autorité chargée de définir les priorités de politique pénale sur un territoire.

Un dialogue croissant entre préfets et procureurs est ainsi nécessaire . Des réunions devraient ainsi être régulièrement mises en place rassemblant préfet, procureur, représentants de la police nationale et de la gendarmerie nationale afin que le préfet indique au procureur les conséquences qu'il entend tirer pour sa direction des services de voie publique des orientations de politique pénale définies par le procureur. L'objectif serait de désamorcer le conflit structurel existant entre les objectifs fixés par le garde des sceaux et ceux fixés par le ministre de l'intérieur afin de décliner au mieux la mise en oeuvre de la politique pénale au niveau territorial.

Proposition n° 20 :  Rétablir les procureurs de la République dans leur rôle de décisionnaires en demandant au préfet d'ajuster ses orientations en fonction de la définition des priorités de politique pénale sur un territoire. Mettre en place un dialogue entre préfets et procureurs de la République pour assurer la bonne déclinaison territoriale de la mise en oeuvre de la politique pénale définie par l'autorité judiciaire.

3. Garantir le libre choix du service enquêteur

Les magistrats disposent du libre choix du service enquêteur , comme le prévoit l'article 12-1 du code de procédure pénale.

Les expérimentations ont d'abord conduit à des difficultés quant au respect de ce principe, qui ont cependant été rapidement aplanies . C'est ainsi que le parquet général de Douai avait constaté que la note de service de la direction départementale de la police nationale du Pas-de-Calais du 9 avril 2021 précisait dans sa version initiale qu'« entre les unités judiciaires, le chef de file de la filière investigation (CFFI) pourra exercer un droit d'évocation et tranchera les conflits de compétence » avant d'être rectifiée pour prévoir qu'« entre les unités judiciaires, le chef de file de la filière investigation exercera une coordination judiciaire accrue, sous le contrôle de l'autorité judiciaire compétente ».

Les rappels réalisés par les procureurs de la République et la direction des affaires criminelles et des grâces du principe de direction d'enquête par les magistrats et du libre choix du service qu'il induit a permis des rectifications rapides lorsque ces difficultés étaient apparues.

Dans les faits cependant, le principe du libre choix du service enquêteur se heurte déjà fréquemment aux capacités de traitement limitées de certains services spécialisés . Ainsi, au-delà de cette affirmation de principe, c'est en fait l'affectation et la répartition dans le temps des moyens humains entre les différents services appelés à réaliser des investigations qui est en jeu.

Il convient ainsi, en premier lieu, de s'assurer que les effectifs dédiés à l'investigation seront sanctuarisés et qu'ils ne seront pas affectés à des missions d'ordre public, tout en conservant une capacité de traitement des enquêtes au long cours . Les préoccupations des magistrats ont été entendues sur ce point puisque le ministre de l'intérieur s'est engagé à ce que les moyens de la filière investigation soient sanctuarisés et qu'aucun agent spécialisé ne soit à l'avenir affecté au traitement des stocks de procédure.

La doctrine de la police judiciaire, en cours d'élaboration, a ainsi vocation selon les termes du directeur général de la police nationale 72 ( * ) à « bien identifier ses missions et garantir notamment ses capacités d'initiative et la préservation du temps long nécessaire à l'aboutissement des affaires les plus complexes ».

Les rapporteurs considèrent cependant qu'un suivi du maintien des moyens matériels et humains affectés aux missions de police judiciaire pourrait être mis en place. Ce suivi pourrait intégrer un contrôle du maintien de moyens capables de travailler d'initiative sur des phénomènes de long terme, sans être pris par le flux et les priorités de court terme. Celui-ci pourrait se tenir dans le cadre des comités semestriels de suivi de la loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur dite « LOPMI ».

Il convient en deuxième lieu de prévoir que le procureur de la République ou le juge d'instruction disposeront toujours de la possibilité de choisir librement le service d'enquête en charge des investigations . Ainsi, et comme le recommandaient les inspections dans leur rapport 73 ( * ) , l'intégralité des services que l'autorité judiciaire peut saisir dans la nouvelle organisation devra être détaillée au niveau du décret .

En troisième lieu, il convient de souligner que l'autorité judiciaire ne dispose que d'une visibilité très partielle de l'état des effectifs des services de police et de leur charge de travail .

La dépêche interministérielle du 31 mai 2021 relative au traitement des procédures judiciaires dans les services de police et unités de gendarmerie susmentionnée a permis une amélioration relative de cet état de fait, certains parquets ayant mis en place des tableaux de bord statistiques visant à connaître le nombre de procédures en stock dans les services de police et de gendarmerie ainsi que leur affectation aux officiers et agents de police judiciaire. Cela permet à l'autorité judiciaire d'apprécier plus finement la charge de travail des services et leurs capacités de saisine.

Les rapporteurs considèrent qu'un pas supplémentaire pourrait être réalisé, en prévoyant l'information systématique du procureur et du juge d'instruction sur les moyens alloués par enquête et en instaurant une obligation du chef de filière investigation et du directeur départemental de la police nationale de rendre compte au procureur de l'état des procédures et de l'état d'avancement de certaines enquêtes . Il pourrait même être envisagé, à plus long terme, de mettre en place des contrats préalables des moyens affectés à une enquête. Ceux-ci, pour être opérationnels et ne pas produire plus de désagréments que d'avantages, devraient être compris non pas comme un contingentement mais comme une garantie, non comme un plancher mais comme un plafond.

Proposition n° 21 :  Garantir le principe du libre choix du service enquêteur par l'autorité judiciaire en :

- assurant un suivi du maintien des moyens matériels et humains affectés aux missions de police judiciaire dans le cadre des comités semestriels de suivi de la LOPMI ;

- inscrivant dans les textes règlementaires l'intégralité des services que l'autorité judiciaire peut saisir dans la nouvelle organisation de la police nationale ;

- prévoyant l'information systématique du procureur et du juge d'instruction sur les moyens alloués par enquête ;

- instaurant une obligation du chef de filière investigation et du directeur départemental de la police national de rendre compte au procureur de l'état des procédures et de l'état d'avancement de certaines enquêtes.

Les rapporteurs considèrent en outre que les doctrines nationales en cours d'élaboration devront formellement et solennellement rappeler les grands principes des relations entre l'autorité judiciaire et les services de police judiciaire que sont :

- le placement de la police judiciaire sous la direction, le contrôle et la surveillance de l'autorité judiciaire ;

- les prérogatives de l'autorité judiciaire s'agissant notamment de la mise en oeuvre des priorités de politique pénale ;

- le secret de l'enquête et de l'instruction ;

- la préservation de la possibilité pour le procureur de la République ou le juge d'instruction de choisir librement le service d'enquête en charge des investigations ;

- la préservation d'une capacité à lutter contre l'ensemble du spectre de la criminalité , depuis la criminalité organisée ou financière à la délinquance du quotidien, en passant par la délinquance intermédiaire présentant un ancrage interdépartemental ou interrégional.

Proposition n° 22 :  Prévoir un rappel exprès et solennel des grands principes des relations entre l'autorité judiciaire et les services de police judiciaire dans les doctrines nationales en cours d'élaboration.


* 70 Recommandation n° 17 : Veiller à la bonne information et à l'association de l'autorité judiciaire lors du déploiement de la réforme, aux plans national et local.

* 71 Voir le 3 du C du I de la première partie.

* 72 Courrier du 30 août 2022 du directeur général de la police nationale aux personnels de la direction centrale de la police judiciaire.

* 73 Inspection générale de l'administration, inspection générale de la justice, inspection générale de la police nationale, Bilan de la création des directions territoriales de la police nationale dans les outre-mer et des expérimentations des directions départementales de la police nationale , janvier 2023. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.interieur.gouv.fr/actualites/communiques/rapport-igaigpnigj-reforme-de-police-nationale.

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