III. ASSURER L'ANCRAGE DURABLE D'UNE PRODUCTION EUROPÉENNE DE MÉDICAMENTS ESSENTIELS

A. FAVORISER LES PRODUCTIONS EUROPÉENNES, RESPECTUEUSES DES NORMES SOCIALES ET ENVIRONNEMENTALES

1. Un impératif stratégique dans la lutte contre les pénuries

Disposer d'une production française, ou a minima européenne, de principes actifs et de produits finis stratégiques réduit drastiquement l'aléa qui pèse sur l'approvisionnement de notre système de santé.

Tout d'abord, une implantation plus proche assure une meilleure visibilité sur les circuits de fourniture et sur la structure de la chaîne de valeur, permettant de mieux anticiper, notamment via l'ANSM et l'EMA, les éventuelles perturbations.

D'autre part, l'implantation en Europe est garante du respect des normes environnementales et sociales.

Enfin, en cas de tensions, la localisation des usines sur le sol français ou européen permet de réagir plus rapidement pour orienter en priorité les stocks et la production vers le marché national et communautaire.

La « relocalisation » n'est pas la seule réponse, bien qu'elle soit un levier important. Au demeurant, dans le contexte d'une demande de produits de santé croissante au niveau mondial, c'est davantage de réindustrialisation qu'il conviendrait de parler.

L'effort d'ancrage de la production demande une action plus large et plus concertée, favorisant l'implantation des activités de production de médicament mais surtout assurant la pérennité de ces activités en France et en Europe.

Une visibilité suffisante de la demande de médicaments ou de principes actifs doit être offerte aux industriels pharmaceutiques. La délocalisation de la production de principes actifs et de médicaments s'est principalement opérée à l'aune d'un critère prix, les exploitants et leurs sous-traitants ayant recherché la plus grande compétitivité de la production.

Il est désormais clair que la recherche de la plus grande rentabilité s'est faite au détriment de la sécurité de l'approvisionnement.

Si l'Europe, et particulièrement la France, souffrent depuis trente ans d'un « désavantage » comparatif en termes de coûts de production, l'importance croissante des enjeux de décarbonation et du respect des normes environnementales et sociales peut représenter une véritable opportunité pour restaurer leur attractivité en tant que terre de production.

Le différentiel d'exigence normative en termes de pollution ou même de coût du travail s'est fortement réduit au cours des dernières années, notamment par le renforcement des règles environnementales et l'élévation du niveau de vie chez les deux principaux producteurs asiatiques. La compétition se déplace donc, de manière croissante, sur le terrain de la production décarbonée et responsable.

En la matière, l'Europe dispose de véritables atouts. Son énergie est en moyenne moins intense en carbone, grâce aux énergies nucléaire et renouvelables - critère pesant particulièrement à l'étape de la chimie des principes actifs625(*). L'efficacité de son marché intérieur et la plus grande proximité géographique permettent aussi de moindres émissions, au titre du transport et de la logistique. La législation environnementale de pointe de l'Union, notamment en matière de gestion des effluents, des composés organiques volatils et des déchets, lui donne une avance sur ses concurrents asiatiques. Plus généralement, la performance de l'Europe en matière d'innovation pourrait la placer en bonne position pour devenir leader sur des nouveaux procédés de production plus propres et moins consommateurs. La filière du médicament s'est ainsi fixé pour objectif de réduire de 30 % ses émissions de gaz à effet de serre entre 2015 et 2030.626(*)

D'ailleurs, valoriser une production plus sobre, plus propre et moins carbonée sera un levier essentiel d'acceptabilité de la relocalisation d'activités chimiques sur le territoire de l'Union, celles-ci souffrant aujourd'hui d'une image dégradée auprès des citoyennes et des citoyens. Par exemple, UPSA a indiqué lors de son audition avoir « mis en place un Pacte durable comprenant un plan de décarbonation visant la neutralité carbone de notre site à l'horizon 2027, mais aussi des engagements de recyclage et d'écoconception »627(*).

À l'inverse, poursuivre la logique de recherche de compétitivité-coût à outrance continuera de favoriser les fournisseurs et les producteurs de principes actifs extra-européens, qui représentent un plus grand risque pour la souveraineté industrielle et sanitaire du continent. La dégradation de l'empreinte carbone globale de l'Europe se poursuivra également. La production de principes actifs en Europe impliquerait, par rapport à l'Asie, un surcoût de l'ordre de 20 à 40 %, en grande partie liée aux réglementations environnementales. En revanche, de l'avis général, son impact ne serait que marginal sur le prix final du médicament.

Il est donc indispensable que le droit et la pratique évoluent pour permettre de valoriser ces atouts et de favoriser les productions européennes, voire locales. Or, les avancées sont timides.

Premièrement, le droit est encore restrictif, en particulier sous la contrainte du droit de la concurrence européen, qui limite tout traitement préférentiel pouvant être considéré comme une aide d'État et encadre strictement les marchés publics. Au titre des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), comme l'ont rappelé plusieurs personnes auditionnées par la commission d'enquête, il est interdit d'instaurer un critère explicite de provenance territoriale des biens (par exemple depuis l'Union européenne).

Deuxièmement, la forte contrainte budgétaire qui pèse sur les acheteurs de médicaments fait encore bien souvent du prix le critère déterminant des choix d'approvisionnement, à l'encontre des préoccupations de souveraineté sanitaire. Même lorsque les outils juridiques sont là, l'arbitrage entre un médicament produit en France et un médicament bien moins cher produit en Asie se conclut, encore trop en défaveur du premier.

Troisièmement enfin, l'engagement de l'ensemble des acteurs en faveur d'une plus grande performance environnementale et sociale a lui aussi un coût, représentant des investissements très conséquents. Il importe de soutenir résolument ces progrès.

2. Mieux valoriser la production européenne et vertueuse de médicaments

Il est donc indispensable de mieux valoriser la production européenne et vertueuse de médicaments, en renforçant la prise en compte de ces atouts dans le droit et dans la pratique.

· En amont, au sein même de la chaîne de production du médicament, les producteurs européens de principes actifs ou d'autres matières premières pharmaceutiques pourraient être signalés grâce à une labellisation spécifique, reconnaissant à la fois leur ancrage territorial et leurs pratiques d'excellence en matière de qualité et de performance environnementale et sociale. Les exploitants pourraient ainsi plus facilement identifier des sous-traitants et sources d'approvisionnement fiables et vertueux dans la réorganisation de leur chaîne de valeur.

Comme l'a souligné le syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (SICOS) : « Quand la Chine a revu à la hausse ses standards environnementaux au travers du programme Blue Sky, d'un seul coup, des milliers d'usines se sont mises à l'arrêt et des pénuries sont apparues. Valoriser ces critères environnementaux et sociaux, c'est assurer une certaine pérennité. On parle souvent de développement durable ; la durabilité, c'est bien la pérennité de la production et la sécurité des chaînes d'approvisionnement. »628(*) Une attention particulière devrait être portée envers l'accès des PME du secteur pharmaceutique, qui sont nombreuses, à ce type de labellisation.

Certaines des personnes entendues par la commission d'enquête ont même évoqué la possibilité de travailler à l'élaboration de standards internationaux en matière de performance sociale et environnementale. Ces efforts risquent néanmoins de se heurter à l'opposition des pays producteurs moins vertueux629(*).

· Parmi les critères qui président à la fixation des prix de remboursement d'un médicament par le CEPS, pourrait être ajouté la possibilité de prendre en compte la performance environnementale et sociale de la production du médicament, de la même manière que l'article 65 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022 avait permis de prendre en compte « la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production » (article L. 162-16-4 du code de la sécurité sociale).

En effet, lors de son audition, le CEPS a confirmé que : « La qualité environnementale du procédé de fabrication n'est pas un critère en tant que tel. Nous essayons d'en tenir compte, mais cela n'apparaît pas directement dans la loi. »630(*) Il convient donc de donner une assise législative à cette volonté de mieux valoriser les vertus environnementales de la production européenne de médicaments.

Auditionné par la commission d'enquête, le ministre de l'Industrie Roland Lescure a reconnu que : « il est essentiel que nous travaillions à une bonne compréhension de la formation des prix, notamment en prenant en compte, au-delà de l'impact du coût de la recherche et de l'innovation [...], les coûts liés au fait d'avoir un processus de production propre ou à des conditions sociales améliorées »631(*).

· Enfin, le droit européen relatif aux aides d'État interdit de recourir à un critère de localisation nationale ou européenne dans le cadre de l'attribution d'un marché public. A minima, la prise en compte, dans ces appels d'offres, de la performance environnementale et sociale de la production pourrait être améliorée.

C'est d'ailleurs l'approche retenue par le projet de loi « industrie verte », déposé par le Gouvernement le 16 mai 2023. Celui-ci vise à « favoriser les entreprises vertueuses » et à « privilégier une commande publique responsable », en rappelant que l'offre la plus avantageuse peut être retenue sur la base de « critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux ou sociaux » (article 13). Ce principe avait déjà été affirmé par le droit européen et par l'article 35 de la loi dite « Climat et résilience »632(*), qui avait imposé l'inclusion de considérations environnementales dans les marchés publics à compter d'août 2026 et prévu le renforcement des schémas de promotion des achats publics socialement et économiquement responsables (SPASER). Le projet de loi « industrie verte » prévoit d'ailleurs de soumettre les centrales d'achat hospitalières à l'obligation d'élaborer un SPASER.

Selon le SICOS, les laboratoires pharmaceutiques prennent déjà en compte de manière croissante les engagements RSE de leurs fournisseurs, mais « l'État [étant] le donneur d'ordre ultime, il nous paraîtrait opportun qu'il intègre, à l'instar de nos clients, le respect des critères de RSE lors de l'adjudication de ses marchés »633(*).

Au niveau des principales centrales d'achat hospitalières, l'intégration de ces enjeux a déjà commencé, mais devrait être déployée plus rapidement et à plus grande échelle. UniHA explique : « À la lumière de la pandémie, nous faisons évoluer le poids des critères : le prix conserve une part importante, mais plus prépondérante, autour de 30 % : nous faisons la part belle au développement durable et à la sécurisation. [...] Nous avons [...] instauré des critères en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE), impliquant la demande de certaines certifications ainsi que, sur le plan du transport, la vérification de l'optimisation des tournées et du taux de remplissage des camions. Il serait d'ailleurs intéressant de construire une grille commune à toutes les centrales d'achat pour les informations demandées aux fournisseurs ainsi que pour leur évaluation, la RSE occupant une place grandissante dans nos critères d'évaluation de produits. »634(*)

Selon le groupement, en 2022, près d'un tiers des procédures notifiées comprenaient des clauses ou critères de décarbonation, et environ un sur dix des clauses ou critères sociaux. En 2023, un appel d'offre sur deux comporte des thématiques RSE.635(*) Le Resah a lui aussi appelé à « construire une grille commune à toutes les centrales d'achats pour les informations demandées aux fournisseurs ainsi que pour leur évaluation, la responsabilité sociale et environnementale (RSE) occupant une place croissante dans [les] critères d'évaluation des produits »636(*).

UniHA a présenté à la commission une expérimentation conduite par la centrale d'achat dans le cadre d'une consultation récente et consistant à valoriser les offres d'entreprises produisant « en circuit court dans les pays européens ». Cette stratégie a été appliquée à l'achat de quarante médicaments hospitaliers jugés critiques en infectiologie, dont vingt-sept molécules distinctes. Les résultats ont ensuite été rétrospectivement comparés à ceux qui auraient été obtenus à défaut d'application de ce que UniHA qualifie de « critères de choix indirects de souveraineté » : « l'application de ces nouveaux critères de choix [...] a conduit à modifier l'attribution des marchés pour un quart des lots, pour lesquels les résultats ont été favorables à des sites de production [français et] européens »637(*). Autrement dit, l'application de critères environnementaux et sociaux, d'une part, et de critères relatifs à la sécurité de l'approvisionnement, d'autre part, est de nature à faire pencher plus souvent la balance en faveur des sites français et européens. Concernant les principes actifs, en particulier, le verdissement des marchés publics serait un levier puissant de relocalisation européenne, comme l'a rappelé M. Frédéric Gauchet lors de son audition par la commission d'enquête : « sur la chaîne de valeur du médicament, entre 83 % et 86 % des émissions de gaz à effet de serre sont liées à la fabrication du principe actif [...]. Compte tenu du poids colossal de la RSE dans le prix du principe actif, il serait possible de tenir compte de ce critère ; ce serait en outre cohérent avec la politique de la France et de l'Union européenne. »638(*)

Dans certains cas, la stimulation de la concurrence en résultant serait source d'économies additionnelles en permettant d'obtenir des prix plus compétitifs. Néanmoins, l'intégration des critères environnementaux, sociaux et de sécurisation de l'approvisionnement dans les achats des établissements hospitaliers devra s'inscrire dans une politique plus large de renforcement des moyens de l'hôpital. À défaut, le critère prix, aujourd'hui toujours favorable aux productions délocalisées, continuera souvent de primer sur les considérations de souveraineté sanitaire et industrielle : il est estimé que l'écart de compétitivité dans la production de principes actifs, même réduit, est toujours de 30 % à 40 % entre l'Europe et l'Asie639(*).

Cette réflexion doit également être portée au niveau de l'Union européenne. En mai 2023, 19 États membres ont produit un « non-paper » demandant à la Commission européenne d'élaborer un « Critical Medicines Act », sur le modèle du « Critical Raw Materials Act » présenté en mars 2023, qui comprend d'ailleurs certaines matières premières également utilisées en pharmacie comme le lithium640(*).

Faisant le constat de pénuries de plus en plus fréquentes et durables, ces États affirment que « l'Union doit prendre des mesures plus drastiques pour améliorer la sécurité de l'approvisionnement en médicaments »641(*). Cet « Act », conçu comme une « boîte à outils » complémentaire de la révision du paquet pharmaceutique, devrait soutenir la production européenne de médicaments, principes actifs et produits intermédiaires stratégiques. Un tel « Critical Medicines Act » pourrait inclure un assouplissement des règles encadrant les aides d'État et les marchés publics pour faciliter la prise en compte des considérations de sécurité d'approvisionnement et de performance environnementale et sociale de la production de médicaments.

Des établissements du secteur pharmaceutique s'inquiètent à ce titre de la mise en oeuvre prochaine du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) de l'Union européenne. Bien que visant à valoriser les productions européennes vertueuses d'un point de vue environnemental, comme dans d'autres secteurs économiques il pourrait avoir pour effet de pénaliser les producteurs européens de médicaments. En effet, il renchérira le coût de certaines matières premières importées (notamment l'aluminium, utilisé pour le conditionnement), sans pourtant concerner les produits chimiques organiques, explicitement exclus de son champ d'application.

En outre, ce mécanisme ne vise pas les produits finis. Le coût de fabrication des médicaments produits en Europe augmentera donc, au rebours de la valorisation de la performance environnementale de la production de principes actifs en Europe. Au contraire, en renchérissant le coût du produit final européen, cette « taxation écologique vertueuse » aura surtout pour effet de contredire toute volonté de valorisation de la production européenne. Si cet effet pervers n'est pas propre à l'industrie pharmaceutique, il n'en reste pas moins particulièrement préjudiciable à l'heure où s'amorce une politique de relocalisation de la production. Il conviendra donc d'être particulièrement vigilant sur l'impact du MACF sur les coûts de production des médicaments européens.

Recommandation n° 27 : Améliorer la prise en compte des critères environnementaux et sociaux dans la fixation du prix des médicaments et dans les marchés publics hospitaliers.

3. Permettre aux médicaments anciens de bénéficier du nouveau « bonus industriel »

La crise de la covid-19 a renforcé la nécessité de passer d'un pilotage de la politique du médicament par le prix à un pilotage par la sécurité d'approvisionnement et l'accès aux soins.

Pourtant, le cadre juridique des missions du Comité économique des produits de santé (CEPS) n'a évolué que tardivement pour prendre en compte ces enjeux. Les orientations générales du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), transmises au CEPS le 19 février 2021, demandaient une plus grande prise en compte de l'empreinte industrielle et des enjeux d'approvisionnement. Mais les orientations des années 2016 et 2019 ne faisaient aucune mention de ces enjeux et recommandaient, au contraire, d'intensifier des économies sur les médicaments les plus anciens.

Orientations générales du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) au Comité économique des produits de santé (CEPS)
(extraits)

« Les ruptures d'approvisionnement observées ces dernières années et la récente crise sanitaire de la Covid-19 ont, quant à elles, mis en évidence la nécessité d'assurer la sécurité des approvisionnements en produits de santé. Cette préoccupation devra être présente dans votre appréciation des dossiers, y compris la relocalisation de productions industrielles ».

« Pour les traitements plus anciens à l'efficacité avérée, il convient d'assurer la pérennité de leur disponibilité ».

« Plus spécifiquement, les empreintes industrielles sur le territoire et la présence d'entreprises fortement exportatrices sont des atouts pour notre pays qui doivent être considérés dès lors qu'elles sécurisent effectivement la disponibilité aux meilleures conditions d'un produit sur la durée ».

« Pendant votre mandat, vous développerez le rôle du CEPS en matière de politique industrielle, d'efficience du système de soins et de résilience de l'approvisionnement en médicaments et en dispositifs médicaux de notre pays ».

Source : Commission d'enquête

Selon le CEPS, ces orientations ont été traduites « dans la mesure du possible » dans la négociation de l'accord-cadre du 5 mars 2021 entre le CEPS et le Leem, alors en cours d'élaboration642(*), par trois mécanismes :

- une stabilité des prix faciaux accordés aux médicaments liés à des investissements en Europe, et notamment en France, dans la production ou la R&D, pour une durée maximale de cinq ans (article 27) ;

- des avoirs sur remises dans le cadre du conseil stratégique des industries de santé (CSIS), fonctions des investissements en Europe visant à développer les produits ou les capacités (article 29) ;

- une hausse de prix en cas de risque justifié impactant la production ou la commercialisation d'un produit répondant à un besoin thérapeutique qui ne serait plus couvert en cas de disparition du marché (article 28).

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 a apporté une autre évolution notable, en modifiant les dispositions législatives qui encadrent les critères auxquels peut recourir le CEPS pour y inclure un « critère industriel ». La fixation du prix de vente au public d'un médicament peut désormais tenir compte de « la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production ».

Critères de fixation du prix de vente au public par le CEPS
(extrait de l'article L. 162-16-4 du code de la sécurité sociale)

« Le prix de vente au public de chacun des médicaments [...] est fixé par convention entre l'entreprise exploitant le médicament [...] et le Comité économique des produits de santé [...] ou, à défaut, par décision du comité, sauf opposition conjointe des ministres concernés qui arrêtent dans ce cas le prix [...]. »

« La fixation de ce prix tient compte principalement de l'amélioration du service médical rendu par le médicament, le cas échéant des résultats de l'évaluation médico-économique, des prix des médicaments à même visée thérapeutique, des volumes de vente prévus ou constatés ainsi que des conditions prévisibles et réelles d'utilisation du médicament. Elle peut également tenir compte de la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production. »

La dernière phrase a été ajoutée par l'article 65 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022.

Comme il a été mentionné précédemment, cet article n'a cependant pas encore été utilisé, près d'un an et demi plus tard, en l'attente de la définition d'une « doctrine ». Le CEPS a en effet souhaité élaborer auparavant un « mode opératoire » d'application de ce nouveau critère législatif. Il a estimé que seuls les produits primo-inscrits, c'est-à-dire faisant l'objet d'une autorisation de mise sur le marché (AMM), donc des médicaments récents, pourraient bénéficier de cette prise en compte nouvelle. La hausse pourra aller jusqu'à 15 %.

« Doctrine » du CEPS pour l'article 65 de la LFSS pour 2022
(extrait de l'audition du CEPS par la commission d'enquête)

« Quand nous instruisons les demandes en application de l'article 65, nous tenons compte de la « sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production ».

Le comité apprécie d'abord s'il y a un enjeu de sécurité d'approvisionnement, si le médicament est essentiel, puis on procède à une analyse - largement conduite par la direction générale des entreprises - de la chaîne de valeur, pour identifier où le principe actif est produit, où le médicament est fabriqué et où il est conditionné.

Dans ce cadre, les hausses qui peuvent être octroyées peuvent aller jusqu'à 15  % : si le principe actif est fabriqué en Chine, que le médicament est produit au Maroc et que le conditionnement a lieu en France, la hausse de prix ne sera pas de 15 %. Nous avons une grille de calcul.

Selon les cas, le mode de calcul de l'article 28 peut donc se révéler plus avantageux pour l'entreprise que celui de l'article 65, et inversement. Tout dépend des cas. »

Cette restriction, non prévue explicitement par la loi, ne semble pas justifiée : en effet, les problèmes d'approvisionnement et les pénuries touchent principalement des produits matures, dont les AMM sont anciennes, et dont l'équilibre financier n'est plus toujours assuré. C'est précisément au profit de ces médicaments que le « critère industriel », c'est-à-dire la prise en compte du maintien de la production en France ou en Europe, devrait être mobilisé.

Il existe donc, du seul fait de la doctrine élaborée par le CEPS, une lacune concernant les médicaments matures. Ceux-ci ne peuvent obtenir des hausses de prix sur le fondement de l'article 65 de la LFSS pour 2022 et ne peuvent obtenir des hausses sur le fondement de l'article 28 que dans des cas très restreints.

Ces décisions concernant l'application de l'article 28 de l'accord-cadre et l'article 65 de la LFSS pour 2022 seraient intervenues « après des arbitrages rendus tout récemment par les cabinets ministériels »643(*). Cette réticence à appliquer la loi tient-elle à la crainte d'un impact budgétaire trop important pour la sécurité sociale ? Il n'en reste pas moins que l'application que fait le CEPS de la loi votée ne correspond donc pas pleinement à l'intention du législateur, qui avait souhaité sécuriser l'approvisionnement du système de santé en permettant des hausses de prix ciblées.

Pour éviter le risque qu'une politique de fixation des prix trop orientée vers la maîtrise de la dépense de santé manque sa cible consistant à réarmer l'approvisionnement de la France, le CEPS doit modifier sa doctrine pour mettre pleinement en oeuvre l'article 28 de l'accord-cadre et l'article 65 de la LFSS pour 2022.

En particulier, l'article 65 devrait pouvoir s'appliquer aux produits anciens. À défaut de lancer une revue générale, sur plusieurs années, du prix des médicaments matures critiques, afin d'examiner la compatibilité de leur tarification avec la sécurité d'approvisionnement du pays, la saisine des exploitants sur cette base devrait au moins être rendue possible. Il est paradoxal qu'à l'heure de la souveraineté sanitaire, les médicaments, dont le prix est réglementé, soient le seul bien dont le prix ne peut être revu pour tenir compte de l'augmentation

Recommandation n° 28 : Modifier la doctrine du CEPS pour appliquer à tous les médicaments les évolutions législatives et conventionnelles récentes visant à mieux prendre en compte les enjeux de souveraineté industrielle et d'approvisionnement dans la fixation des prix des médicaments.


* 625 Selon l'audition du Sicos, le 30 mai 2023 : « L'énergie commence à être un facteur important d'écart de compétitivité - les matières premières dérivées d'énergie n'étaient pas un problème voilà cinq ans mais elles en sont devenues un » ( https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc2)

* 626 Audition de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie, le 25 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230522/ce_penurie.html#toc4

* 627 Audition de Mme Laure Lechertier, directrice de l'accès au marché, des affaires publiques et de la responsabilité sociale d'entreprise (RSE), d'UPSA, le 3 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc8

* 628 Audition de représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos biochimie), le 30 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc2

* 629 Ibid.

* 630 Audition de MM. Philippe Bouyoux, président, et Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament, du Comité économique des produits de santé : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/ce_penurie.html#toc2

* 631 Audition de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie, le 25 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230522/ce_penurie.html#toc4

* 632 Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

* 633 Audition de représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos biochimie), le 30 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc2

* 634 Audition de M. Walid Ben Brahim, directeur général d'UniHA, du Docteur Juliette Jacob, pharmacien, coordinateur des achats médicaments du Resah, et de Mme Alexandra Donny, directrice générale adjointe du Resah, le 2 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc3

* 635 Réponses à la commission d'enquête

* 636 Audition de M. Walid Ben Brahim, directeur général d'UniHA, du Docteur Juliette Jacob, pharmacien, coordinateur des achats médicaments du Resah, et de Mme Alexandra Donny, directrice générale adjointe du Resah, le 2 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc3

* 637 Audition de M. Walid Ben Brahim, directeur général d'UniHA, du Docteur Juliette Jacob, pharmacien, coordinateur des achats médicaments du Resah, et de Mme Alexandra Donny, directrice générale adjointe du Resah, le 2 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc3

* 638 Audition de représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos biochimie), le 30 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc2

* 639 Audition de représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos biochimie), le 30 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc2.

* 640 Les sels de lithium constituent la base chimique d'un traitement stabilisateur de l'humeur, utilisé notamment dans le trouble bipolaire.

* 641 Pour consulter le document : https://www.politico.eu/wp-content/uploads/2023/05/02/Non-paper-security-of-medicines-supply-02.05.23.pdf

* 642 Audition de MM. Philippe Bouyoux, président, et Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament, du Comité économique des produits de santé, le 28 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/ce_penurie.html#toc2

* 643 Audition de représentants des laboratoires et entreprises pharmaceutiques, le 28 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230327/ce_penurie.html#toc2

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