Mardi 28 février 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Prôvoté, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Audition de MM. Philippe Bouyoux, président, et Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament, du Comité économique des produits de santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française par l'audition de M. Philippe Bouyoux, président du Comité économique des produits de santé (CEPS), et M. Jean-Patrick Sales, vice-président chargé du médicament, que je remercie pour leur présence ce matin.

Organisme interministériel et interinstitutionnel, placé sous l'autorité conjointe des ministres chargés de la santé, de la sécurité sociale et de l'économie, le CEPS est principalement chargé par la loi de négocier et de fixer le prix des médicaments, lequel constitue un levier essentiel de notre politique de santé publique comme de notre politique industrielle.

Le CEPS est compétent sur un champ large, mais délimité : il s'agit des médicaments remboursables délivrés en officines de ville, des médicaments inscrits sur la liste en sus et des médicaments dits « de rétrocession » distribués en pharmacie hospitalière. Le prix d'un médicament étant un élément d'attractivité pour sa commercialisation en France, mais aussi pour l'implantation industrielle de sa fabrication, nous nous proposons de vérifier si le modèle de régulation économique des dépenses de santé et du prix du médicament, dont le CEPS est une pièce centrale, est en cause dans le déclin de la production pharmaceutique française et dans les tensions et ruptures qui affectent de manière chronique l'approvisionnement du marché français en médicaments.

Pour mener son action, le Comité conclut des conventions avec les entreprises qui commercialisent des médicaments pris en charge par l'assurance maladie ; celles-ci portent sur le prix des médicaments et sur son évolution, sur les remises, sur les engagements des entreprises concernant le bon usage des médicaments et les volumes de vente, ou encore sur les modalités de participation des entreprises à la mise en oeuvre des orientations ministérielles.

Alors que le nombre de ruptures ou risques de rupture déclarés augmente très fortement ces dernières années, faisant de ce phénomène un problème structurel qui compromet l'accès de nos concitoyens à ces biens de première nécessité, les ministres de la Santé et de l'Industrie, réunissant le 3 février dernier un comité de pilotage sur la gestion et la prévention des pénuries de médicaments, ont annoncé un moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques sur le plan industriel et sanitaire. Ils ont également indiqué leur volonté d'opérer des hausses de prix ciblées sur certains génériques stratégiques produits en Europe, ces hausses de prix devant se faire en contrepartie d'engagements des industriels sur une sécurisation de l'approvisionnement du marché français.

Nous souhaiterions que vous puissiez dresser, dans une brève présentation introductive, un tableau de votre action et de la façon dont vous menez ces négociations conventionnelles sur les prix, qui sont souvent critiquées pour leur opacité. Vous êtes les mieux placés, en particulier, pour nous donner une idée de l'impact du prix de remboursement des médicaments, qu'ils soient « matures » ou « innovants », sur les stratégies commerciales des laboratoires pharmaceutiques et donc sur l'approvisionnement des pharmacies françaises. Vous pourrez notamment nous éclairer sur ce qu'a changé l'accord-cadre signé le 5 mars 2021 entre le CEPS et le Leem.

Après ce propos liminaire, je donnerai la parole à Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, qui vous posera une première série de questions.

Je précise que nous vous adresserons à l'issue de l'audition un questionnaire complet auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 17 mars.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, monsieur le président, monsieur le vice-président, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « je le jure ».

MM. Bouyoux et Sales prêtent serment.

M. Philippe Bouyoux, président du Comité économique des produits de santé. - Je vous remercie, Madame la Présidente. Vous avez vous-même introduit ce qu'est le CEPS. J'essaierai de me concentrer sur des points complémentaires. Si vous le permettez, je pensais vous donner des éléments de nature générale sur le CPES d'abord, et faire un bref inventaire des leviers dont nous disposons face à un risque de pénurie ensuite.

Concernant le CEPS, vous en avez fait la présentation institutionnelle. La conséquence de ce que vous venez d'exposer est que nous avons un double prisme par rapport à ces situations de pénurie. D'une part, nous sommes en charge des questions de prix (tarification en première inscription ou de régulation). D'autre part, nous conduisons une politique conventionnelle.

Nos objectifs sont ceux de la politique générale de santé : l'accès au soin, la maîtrise de la dépense et l'attractivité du territoire. Pour chacun de ces objectifs, nous avons un levier : le prix. Il nous permet d'apporter une contribution à l'atteinte de ces objectifs, mais ne peut être le seul levier de ces politiques. Par exemple, concernant l'attractivité du territoire, d'autres leviers ont trait à la qualité des écosystèmes de santé et d'innovation, et plus généralement à la politique d'attractivité (crédit impôt recherche, plan France 2030, politique de cluster, etc.).

Par ailleurs, le CEPS est un lieu de politique conventionnelle. Nous négocions d'abord des règles du jeu, ce que nous appelons «  l'accord-cadre ». Le dernier a été signé en 2021. Nous négocions ensuite produit par produit.

Notre action est encadrée par différents textes. Au niveau législatif et réglementaire, nous respectons des critères déterminant les niveaux de prix qui doivent être recherchés. Ils sont hiérarchisés.

Le premier d'entre eux a trait à la valeur thérapeutique et à l'apport d'un produit donné, tels qu'ils peuvent être définis par l'ASMR (amélioration du service médical rendu) qui lui est attribué par la commission de transparence de la HAS (Haute autorité de santé). Ce niveau d'ASMR découle d'une analyse scientifique. Le CEPS, lui, n'est pas un comité de nature scientifique. Il est important que les laboratoires comprennent que nous ne pouvons pas revenir sur les niveaux d'ASMR qui leur ont été attribués.

Le deuxième critère est celui des orientations ministérielles qui nous sont adressées par les ministres en charge des comptes publics, de la santé et de l'industrie. La dernière lettre d'orientation ministérielle date de début 2021.

Vient ensuite l'accord-cadre négocié avec les représentants des entreprises, qui fixe les règles du jeu pour la mise en oeuvre pratique des critères législatifs. Il nous permet notamment d'accorder des avantages conventionnels, par exemple d'attribuer une stabilité de prix différenciée suivant le niveau d'ASMR du médicament ou des durées de stabilité sur la base d'investissements réalisés en Europe, et notamment en France. L'idée est de ne pas avoir à réinventer les règles de la négociation à chaque nouveau produit.

Le dernier niveau qui encadre notre action est ce que nous appelons « la doctrine ». En effet, il est nécessaire de traiter des sujets qui n'ont pas été couverts par les niveaux législatif et réglementaire. La pratique du comité est consignée dans ses rapports annuels, ce qui constitue notre doctrine.

Vous avez mentionné la dimension interministérielle du CEPS. Ce comité rassemble trois organismes payeurs (la caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), l'union nationale des organismes complémentaires d'assurance maladie et la direction de la Sécurité sociale, qui possèdent cinq voix) et trois directions qui possèdent une voix chacune (la DGS (Direction générale de la santé), la Direction générale (DGE) des entreprises et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)). Le vice-président et le président ont également une voix chacun, à utiliser en cas d'égalité.

Nous examinons environ 700 dossiers par an, dont 400 médicaments non génériques. Certains sont plus rapides à traiter que d'autres, car la fixation du prix des produits génériques est très encadrée. À chaque instant, nous avons au moins 50 négociations en cours, à des stades divers. Outre les médicaments, nous traitons également des dispositifs médicaux.

Je voudrais maintenant balayer les principaux leviers dont nous disposons pour agir sur les risques de pénuries. La lettre d'orientation ministérielle de 2021 fixe certains principes généraux. Après avoir rappelé que notre mission s'inscrivait dans une politique générale de santé publique et d'économie de la santé, elle précise que la mission principale est de permettre l'accès aux soins dans les meilleures conditions, ce qui peut être différent pour les thérapies innovantes et pour les produits plus anciens à l'efficacité avérée. Pour les thérapies innovantes, nous devons veiller à ce que leur apport nouveau soit justement rémunéré sur notre territoire. Pour ce qui est des médicaments plus anciens à l'efficacité avérée, il nous est demandé de veiller à la pérennité de leur disponibilité sur notre territoire.

Il nous est aussi demandé d'avoir un souci constant de permettre au système de soins de bénéficier d'une offre diversifiée, et il nous est indiqué que les empreintes industrielles en France sont un atout dès lors qu'elles permettent de sécuriser la disponibilité des produits aux meilleures conditions et dans la durée. C'est la première fois que les questions de sécurité d'approvisionnement figurent explicitement dans une lettre d'orientation ministérielle adressée au CEPS.

Nous avons reçu ces instructions alors que nous étions encore en négociation de l'accord-cadre, et nous avons tenté, dans la mesure du possible, de les y transférer. Premièrement, nous pouvons accorder des avantages conventionnels aux médicaments résultant d'investissements en Europe, et notamment en France, sous la forme d'une stabilité de prix ou de crédits dans le cadre du conseil stratégique des industries de santé (CSIS). Deuxièmement, un article plus spécifique explique dans quelles conditions nous pouvons accorder des hausses de prix si nous sommes confrontés à un risque de retrait du produit par l'exploitant. Il s'agit des articles 27, 28 et 29 de l'accord-cadre de 2021.

Depuis cet accord, des dispositions nouvelles ont été mises en place. L'article 65 de la LFSS 2022 modifie la liste des critères législatifs sur lesquels nous fondons notre action en ajoutant le critère industriel. Nous avons pris le temps de mettre au point le mode opératoire d'application de cet article, et nous commençons maintenant à présenter la façon dont nous allons l'appliquer. Par ailleurs, l'article 28 de l'accord-cadre, autorisant les hausses de prix face au risque de retrait d'un médicament, a vu son champ élargi en termes d'éligibilité et de mise en oeuvre. Un travail est également en cours pour constituer une liste de produits critiques, à la fois sur le plan sanitaire et stratégique, en croisant une approche définissant les produits essentiels en termes de santé et une appréciation de la vulnérabilité de la chaîne de valeur. Nous devrons l'intégrer à notre boîte à outils. Enfin, les annonces récentes des ministres concernant les produits génériques seront bientôt mises en oeuvre. Nous nous appuierons pour cela sur les différents articles que je viens d'évoquer.

En résumé, nous avons des dispositions pour reconnaître les investissements et attribuer des avantages conventionnels, pour pratiquer d'éventuelles hausses de prix face à des risques de retrait. Nous avons ensuite la déclinaison d'un article de la LFSS qui nous conduit à valoriser dès la fixation du prix la sécurité d'approvisionnement que peut garantir l'implantation des sites de production.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour ces propos, qui ont le mérite de poser un certain nombre de sujets, notamment la liste des critères sur lesquels vous vous appuyez, ainsi que les évolutions conventionnelles. Je laisse la parole à notre rapporteure pour une première salve de questions.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. -Je vous poserai des questions, d'abord sur la fixation des prix et la maîtrise des dépenses de santé. Chaque année, la LFSS et, dans ce cadre, l'ONDAM (objectif agrégé d'évolution des dépenses de l'assurance maladie) sont soumis au vote des parlementaires. Comment cet ONDAM est-il précisément traduit, par le ministère, puis par le comité, en des cibles de baisse de prix médicament par médicament ? En effet, la dernière LFSS demande une économie de plusieurs centaines de millions d'euros sur cette enveloppe.

Votre mission est extrêmement difficile, puisque vous êtes pris entre les directives gouvernementales que vous devez respecter et le pouvoir important des laboratoires pharmaceutiques. Le sujet qui nous occupe concerne le manque de transparence sur ce que les laboratoires investissent dans tel ou tel produit. Par exemple, en 2014, le sofosbuvir (un traitement contre l'hépatite C) était vendu 42 000 euros pour une semaine de traitement, alors qu'il semblerait que le prix de la production n'était que de 100 euros. Vous nous avez dit évaluer la valeur thérapeutique du service rendu, mais ici le différentiel est énorme. Quelles sont vos marges de manoeuvre par rapport au mandat que vous recevez du gouvernement ?

Cela me conduit à aborder la question de la transparence des données. Par exemple, la semaine dernière, nous pouvions lire dans la presse que l'Observatoire sur la transparence des prix des médicaments estimait qu'en France, nous manquions « d'éléments concrets, solides et précis sur les coûts réels de production, le prix de la matière première pharmaceutique et les aides publiques reçues par les industriels ». C'est cette évaluation qui permet, aussi, de construire le prix. Avez-vous aujourd'hui accès aux données pertinentes pour mener à bien vos missions en matière de fixation des prix de remboursement, à la fois dans leur champ et dans leur qualité ? Quels sont les éléments qui vous sont transmis par les producteurs, et vous faudrait-il accéder à des données supplémentaires pour objectiver les prix ? En clair : faudrait-il plus de transparence sur le modèle économique des industries pharmaceutiques ?

Le nouvel accord-cadre entre le CEPS et LEEM comporte un article sur les échanges d'informations qui prévoit la déclaration par les entreprises du montant des investissements publics de R&D perçus. Comment obtenez-vous ces données et comment évaluez-vous à la lumière de ces aides publiques, la fixation des prix ? En 2021, seules sept entreprises ont déclaré des aides publiques, émanant surtout de Bpifrance dans le cadre des aides à la relocalisation ou aux entreprises dans le cadre du Covid-19, pour un total d'environ trois millions d'euros. Ces montants paraissent faibles au regard des dispositifs de soutien annoncés par le Gouvernement. Il semble qu'ils n'incluent pas non plus les montants du Crédit impôt recherche (CIR). Le CEPS exerce-t-il un quelconque contrôle sur ces données relatives aux aides publiques perçues, ou est-ce là purement déclaratif ? Un suivi plus précis est-il effectué au sein de l'administration ?

Il me semble extrêmement important d'éclairer, pour notre commission d'enquête, tout ce qui concerne la transparence des données et votre accès propre à ces données. Je vous poserai ensuite des questions sur les génériques.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quels sont vos moyens humains et techniques pour évaluer la qualité d'un projet industriel, au niveau de l'innovation ?

M. Philippe Bouyoux. - Vous nous avez demandé comment nous traduisions les objectifs qui nous sont fixés par la LFSS, notamment en matière de baisses de prix, sachant que nous intervenons à la fois sur la fixation des prix et la maîtrise de la dépense. Effectivement, nous effectuons de la tarification en primo-inscription d'un nouveau produit ou pour une nouvelle indication d'un produit donné. A ce stade, nous nous inscrivons dans une logique de produit par produit. La loi nous demande de fixer les prix par rapport aux critères législatifs que j'ai indiqués, le premier étant l'amélioration du service médical rendu ; il y a également d'autres critères, notamment le nouveau critère industriel. Dans cette action-là, sur un produit donné, nous ne nous posons pas la question de l'impact macro-économique. Nous sommes vigilants lorsqu'un produit est extrêmement cher, mais nous ne sommes pas dans du pilotage produit par produit d'un objectif macro-économique. A ce stade, nous veillons à favoriser l'accès aux soins en ne surpayant pas un produit. Nous négocions sans complaisance avec les laboratoires, sur la base des critères légaux et de leur déclinaison dans l'accord-cadre.

Vient ensuite l'exercice de régulation, d'après les objectifs chiffrés qui nous sont donnés par le gouvernement une fois par an. Ainsi, pour 2023, nous devons réaliser 800 millions d'euros d'économies sous forme de baisses de prix. Ce montant a été déterminé par d'autres que nous, à la fois en termes d'analyse technique et de choix politique. L'analyse technique est contenue dans la LFSS et est produite notamment par la Direction de la Sécurité sociale. Le choix politique incombe au Parlement. L'idée, à ce moment-là, est de regarder quel est le montant d'économies nécessaire pour ramener une croissance de la dépense - qui s'effectue suivant une intendance spontanée - au niveau d'une trajectoire déterminée par choix politique par le Parlement, sur proposition du gouvernement. Sur la période 2022-2024, l'objectif qui avait été retenu est un taux de croissance annuel moyen pour les produits de santé de 2,4 % par an. Une fois cette tendance déterminée, un calcul macro-économique permet de déterminer combien il manque pour revenir sur la trajectoire.

Nous formulons notre contribution à cet exercice en juillet. À ce moment-là, nous identifions des classes de produits sur lesquels pourra porter l'effort demandé, d'après l'ancienneté des produits, la dynamique de leur dépense et la date de leur dernière baisse de prix. Nous en informons alors le comité de pilotage de la politique conventionnelle (CPPC), qui se réunit en juillet. A ce stade, nous n'avons pas encore d'objectifs chiffrés, mais nous commençons à regarder ce qui est réalisable à travers la politique conventionnelle, médicament par médicament ou laboratoire par laboratoire. Cette contribution est traditionnellement envoyée aux cabinets ministériels et aux membres du comité économique, qui peuvent l'adresser à leurs autorités de tutelle. Il s'agit d'un travail technique préparatoire que nous ne communiquons pas aux laboratoires.

Le dispositif de régulation prévoit, au-delà de ce montant de baisse arrêté par le gouvernement et proposé au Parlement, un mécanisme de régulation supplémentaire si nous nous apercevons que, malgré les baisses, nous n'atteignons pas la trajectoire. C'est ce que nous appelons la clause de sauvegarde, qui est censée intervenir en cas de réalisation d'un aléa sur la production. Dans ce cas-là se déclenche une demande de contribution adressée aux différents laboratoires en fonction de leur chiffre d'affaires et de leur contribution à la croissance. Cela constitue un deuxième niveau de régulation, d'ordre légal.

Nous préférons cependant la régulation conventionnelle, parce que nous avons la possibilité de faire du « sur-mesure ». Lorsque nous avons un objectif donné 800 millions d'euros cette année nous contactons dès le mois d'août tous les laboratoires pharmaceutiques qui peuvent être concernés. Nous leur présentons les objectifs et les classes de produits sur lesquelles nous envisageons de demander des baisses. Nous entrons alors dans la négociation. Les demandes sont justifiées par l'appartenance d'un produit à une certaine classe, son absence de régulation depuis un certain temps, l'existence de produits concurrents, etc. Le laboratoire répond en nous présentant ses échéances, ses perspectives de croissance, etc. Nous essayons d'atteindre l'objectif qui nous est donné de la façon la plus intelligente possible, en prenant le plus possible en compte les circonstances particulières du médicament et du laboratoire.

Cet exercice est difficile, parce que les montants sont considérables et parce que la clause de sauvegarde intervient maintenant depuis plusieurs années consécutives et sur des montants désormais assez importants. Ils atteignent aujourd'hui le même ordre de grandeur que les économies que nous demandons aux entreprises. Cela signifie que la régulation sera beaucoup plus importante que le chiffre annoncé : les 800 millions, associés aux 700 millions d'euros de clause de sauvegarde, donnent un total de 1,5 milliard d'euros. Cela nous pose une difficulté supplémentaire sur le plan de la politique conventionnelle, car il est important que les entreprises aient un intérêt à trouver un accord avec nous. Or, lorsque nous demandons à un laboratoire de faire, par exemple, 10 % d'économies, le laboratoire nous objecte que la clause de sauvegarde représentera un montant équivalent. Le fait que les ordres de grandeur des régulations conventionnelle et législative soient proches est une difficulté en soi du point de vue de l'incitation des laboratoires à jouer le jeu de la politique conventionnelle.

À cela s'ajoute une difficulté supplémentaire. Pendant des années, l'objectif qui nous était fixé reposait sur la logique suivante : la baisse de prix sur les produits anciens permettra de financer des produits nouveaux et plus coûteux. Or la réalité est plus compliquée : au-delà de la volonté de financer l'arrivée de produits innovants, nous avons des objectifs de sécurité d'approvisionnement et de préservation de la fabrication en France pour des produits matures et anciens. La question de l'assiette sur laquelle reposent les baisses de prix se pose. Quelles doivent être les cibles privilégiées, si nous ne voulons ni faire baisser tout de suite les prix des produits innovants ni trop baisser ceux des produits anciens pour que leur fabrication reste en France ?

C'est dans ce cadre que s'inscrit le débat sur le prix des produits génériques, sur lesquels un moratoire vient d'être décidé. Les fabricants de produits génériques indiquent que, par leur seule existence, ils apportent des économies. Ils se plaignent donc d'être soumis à une régulation, particulièrement cette année dans le contexte de la hausse des coûts, considérant que leurs marges sont extrêmement faibles.

Les baisses de prix concernant les génériques sont beaucoup plus encadrées que les autres. Nous observons l'évolution de la substitution des produits princeps par des génériques. Nous organisons deux comités annuels de suivi des génériques dans lesquels nous avançons des baisses de prix sur tel ou tel groupe de génériques. Cette année, les acteurs du secteur n'ont pas souhaité participer à la discussion, parce qu'ils s'y opposent frontalement. Nous avions pourtant bien conscience de la situation conjoncturelle. Nos comités se sont tout de même tenus, et des annonces ont été effectuées lors du comité de pilotage auquel vous avez fait référence, décidant d'un moratoire sur les baisses de prix. Sept groupes de produits génériques étaient sur la table des négociations pour une baisse potentielle. Il y a maintenant un moratoire sur ces groupes, et nous reprendrons la discussion lorsque nous disposerons de la liste des produits critiques.

Vous avez ensuite évoqué le fait que nous puissions être pris entre les directives gouvernementales et les laboratoires et avez évoqué les questions de transparence. Vous avez cité un exemple assez connu, et effectivement spectaculaire. Toutefois, vous avez simplement pointé la différence entre un coût de production et un prix revendiqué par le laboratoire pour le produit. C'est une information effectivement importante, mais pour nous elle relève plus du contexte que de la façon opérationnelle dont nous fixons le prix d'un produit, puisque nous nous référons aux critères législatifs, à commencer par l'ASMR. Lorsque nous devons fixer le prix d'un produit, nous commençons par lire les avis de la HAS, voir quels sont les comparateurs et étudier les produits sur le marché. Cette discussion est très complexe, parce que le nombre de comparateurs cliniquement pertinents varie de zéro à une multitude. Lorsque nous ne trouvons pas de comparaison, nous recherchons un comparateur économiquement pertinent. Une bonne partie de la négociation consiste à déterminer un coût de référence, et c'est par rapport à ce coût de référence que nous appliquons une majoration ou une minoration. Nous ne rencontrons pas le coût de production à ce stade, sauf s'il y a un problème, par exemple lorsqu'un laboratoire indique que le prix que nous lui proposons ne lui permet pas de couvrir ses coûts de production. Dans le cas des produits très onéreux, les laboratoires ne nous détaillent pas leurs coûts de production.

Par ailleurs, une tendance récente nous interpelle. De plus en plus, les laboratoires, sur des produits innovants et onéreux, arrivent avec une recommandation de prix mondial, c'est-à-dire leur prix cible aux Etats-Unis. Dans ces cas-là, nous ne prenons pas ce prix pour argent comptant, mais nous appliquons la procédure habituelle en regardant à quoi le produit est comparable et en décidant si nous le valorisons ou le minorons de 5% ou 10 %.

Les négociations sont complexes et peuvent durer longtemps, d'autant plus qu'il peut y avoir une multiplicité d'extensions d'indications pour ces produits. Nous devons donc tarifer le produit indication par indication, en fonction de la valeur thérapeutique. Or, d'une indication à l'autre, les comparateurs ne sont pas forcément les mêmes, ni les coûts de traitement. Je ne sais pas comment nous pourrions insérer dans cette négociation le coût de production, a priori uniforme, quelle que soit l'indication.

Pour autant, pour des raisons de transparence, il est effectivement bien d'avoir une idée du coût de production. Cette question intervient lorsque les laboratoires nous objectent que les coûts de production sont tels qu'ils ne pourront plus commercialiser leur produit. Dans ce cas, l'article 28 de l'accord-cadre s'applique. Nous demandons alors aux entreprises de documenter très précisément les coûts et, surtout, leurs évolutions. Nous étudions en premier lieu l'évolution du coût des matières premières, qui est le facteur le plus évident. Nous regardons alors si nous pouvons nous passer de ce produit ; lorsque les alternatives sont nombreuses, peu nous importe que ce laboratoire soit viable ou non. Lorsque nous demandons aux entreprises de documenter leurs coûts, elles nous présentent leur prix de revient industriel (PRI). Cela nous fournit un élément de contexte très important, mais ce n'est pas à partir de cela que nous prenons notre décision car, derrière le PRI, il y a le taux de marge. Certains laboratoires peuvent nous objecter que le taux de marge est insuffisant, mais nous considérons que nous ne sommes pas légitimes pour nous prononcer sur cette question. Nous ne pouvons pas entrer dans ce raisonnement. Nous examinons seulement quel problème fait qu'un produit qui était viable ne le serait plus du point de vue des coûts de production. Le coût global est toutefois un élément de contexte important et, quand une entreprise nous annonce que ses marges deviendraient négatives, nous regardons la question de près.

Mme Laurence Harribey. - Il est d'ailleurs illégal de vendre à perte.

M. Philippe Bouyoux. - Il existe effectivement des seuils de vente à perte, donc nous devons regarder ce qui se passe. Mais la rapporteure soulevait le cas opposé d'un produit très onéreux. Dans ce cas-là, les protections que nous avons consistent à étudier ce que représentent les produits concurrents. Si leur prix est plus faible, nous nous appuierons sur cela pour faire baisser la revendication du laboratoire.

Vous avez ensuite évoqué des dispositions législatives sur la transparence et l'information qui doit nous être communiquée sur les aides publiques. En réalité, ce ne sont pas des aides, mais des investissements publics. Le CIR n'en fait pas partie. S'il s'agissait d'aides publiques, le périmètre serait plus large. C'était la première année que nous recevions des informations sur ces investissements et, effectivement, nous n'avons pas reçu toutes les réponses attendues des entreprises conventionnées avec nous. Nous les relançons, mais nous n'avons ni la compétence ni les moyens humains d'expertiser.

Notre équipe permanente se compose de vingt-cinq personnes, à la fois pour le médicament et le dispositif médical, en incluant le secrétariat, la conseillère juridique, les rapporteurs généraux, etc. Les cadres évaluateurs qui réalisent l'instruction des produits pour le comité sont quatre pour le médicament et trois pour le dispositif médical. Le comité qui se réunit toutes les semaines en réunion plénière et qui est composé des organismes comme la Cnam, la DSS, la DGS, la DGE peut s'appuyer sur les compétences de ces organismes. Nous nous chargeons de l'interface dans les négociations avec les entreprises et nous instruisons les dossiers, mais nos ressources ne se limitent pas à notre équipe permanente, qui a vocation à rester légère.

M. Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament, du Comité économique des produits de santé. - Nous avions exprimé des réserves concernant cette absence de capacité de contrôle. Les organismes qui distribuent des aides publiques peuvent en faire état, ce qui nous apporterait une réponse. Si nous devions aller vers une expertise supplémentaire, la question des moyens se poserait effectivement, car il s'agit d'une activité vraiment différente.

M. Philippe Bouyoux. - Aucune des aides publiques recensées ne relève directement de nous. Le CIR englobe des questions de secret fiscal. Le CEPS n'aurait ni la capacité ni la légitimité pour le recenser. Une bonne partie des aides sous forme d'investissements passent par bpirance. Elles sont gérées par le SGPI (secrétariat général pour l'investissement) ou le ministère chargé de la Recherche.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - La différence entre aides publiques et investissements publics est très subtile. Je suis surprise que cela ne puisse pas entrer dans l'évaluation du prix.

Concernant les génériques, les prix sont assez faibles. Or nous avons lu dans la presse que la pénurie était liée à ces prix trop bas, qui poussent les industriels à cesser la production. Comment avoir une politique juste de la fixation des prix sans porter préjudice à des produits matures et nécessaire à la santé publique ? Par exemple, l'oméprazole aurait subi sept baisses de prix en dix ans.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Avant que vous répondiez, je vous propose d'écouter les questions des membres de la commission qui souhaitent vous interroger.

M. Bruno Belin. - Le prix du médicament est la clé de la souveraineté que nous recherchons, ainsi que d'une égalité à d'accès aux soins. L'officine se situe en bout de chaîne. Or nous savons que les officines réalisant moins de 1,2 million d'euros de chiffre d'affaires n'ont pas d'avenir, mais que les officines trop grosses ont du mal à être reprises. Pour la première fois, nous avons connu une baisse de 1 000 du nombre de pharmacies en France. Nous avons inventé les déserts médicaux ; nous sommes en train d'inventer les déserts pharmaceutiques.

Il faut que les officines puissent vivre, mais également les répartiteurs. La répartition est ce qui permet à toutes les spécialités, même en un exemplaire, d'arriver dans toutes les officines de France dans un délai prévu par la loi. Les répartiteurs se rémunèrent sur le médicament. À chaque fois que vous baissez les prix, cela joue sur ces leviers de fin de chaîne, qui sont essentiels pour le malade.

On obère complètement la notion de recherche et développement. L'exemple de l'oméprazole l'illustre bien : le Mopral a provoqué une révolution lors de sa mise sur le march. Il coûtait alors 40 francs la boîte. On a ensuite inventé l'Inexium, etc., et il y a eu de la concurrence, puis des génériques. Les laboratoires ne gagnent plus d'argent dessus. Ils ne peuvent plus faire de R&D car, s'ils font un peu de marge, vous leur imposez une pénalité.

Une jeune pharmacienne, qui avait effectué son stage de première année dans mon officine, part travailler en septembre à Dubaï, car aucun laboratoire français ne peut financer ce type de professionnel de santé engagé dans l'industrie pharmaceutique. Nous perdons aujourd'hui notre matière grise pharmaceutique parce que nous ne sommes pas capables de la financer.

Vous parlez de service médical rendu, mais quand un médicament innovant sort, il n'existe pas de comparateur médical possible, puisque les médicaments anciens sont tous remplacés par des génériques. Il y a une compétition où il faut garantir un prix.

Le prix du médicament est essentiel car nous devons avoir un stock de sécurité en France, notamment en amoxicilline et en paracétamol, que nous savons fabriquer depuis soixante-dix ans. Cela implique un financement, qui ne peut pas venir des officines ni des répartiteurs. Si les financer incombe aux laboratoires à travers le système de répartition, cela implique de jouer sur le prix du médicament.

Mme Patricia Schillinger. - Ma question porte sur l'Europe. Vous avez parlé de la clause de sauvegarde et des aléas de dépenses. Depuis trois ans, nous voyons bien que les contraintes sont nombreuses. Comment le système fonctionne-t-il en Italie, Espagne, Allemagne ? Travaillons-nous ensemble, ou chacun a-t-il des contraintes différentes, notamment concernant l'approvisionnement en produits innovants. La France ne parvient parfois pas à les obtenir car elle ne bénéficie pas du soutien européen. Comment avancer sur ce marché ? Par exemple, nous savons qu'une seule injection de Zolgensma contre l'amyotrophie spinale infantile coûte deux millions d'euros. Si nous nous regroupions, nous pourrions peut-être obtenir de meilleurs prix. J'ai l'impression que la France est souvent seule sur ce plan.

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - La politique de fixation des prix menée par la France ne va-t-elle pas nous défavoriser ? Pensez-vous que l'augmentation du prix des médicaments peut enrayer la crise actuelle ? La pénurie de médicaments est un enjeu majeur et paraît essentiel d'en identifier les causes profondes. Quels signaux, même faibles, vous sont remontés, qui laissaient pressentir cette crise ? Quels outils ou méthodes utilisez-vous pour surveiller et prévenir la pénurie ?

Mme Corinne Imbert. - Combien de temps faudra-t-il pour voir les bienfaits de la clause industrielle sur la sécurisation du stock de médicaments ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Étant donné le dimensionnement du comité, vous avez besoin de vous appuyer sur l'expertise de ses membres, organismes qui sont dans à la fois juges et parties. Vous avez précisé que vous ne souhaitiez pas grossir, mais disposer d'une forme d'autonomie pour formuler un avis souverain, y compris sur cette question industrielle et économique, serait pourtant utile. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait renforcer vos équipes dans ce domaine ?

L'outil de production se structure sur les médicaments anciens. Si on ne maintient pas les structures de fabrication de ces médicaments parce qu'on ne les prescrit plus ou que le laboratoire n'y trouve plus son intérêt économique, on ne conserve pas dans le territoire les savoir-faire et l'outil industriel, ce qui empêche de produire les nouveaux médicaments.

M. Philippe Bouyoux. - Pardonnez-moi d'avoir insisté sur la notion d'investissements, mais sachez que nous le faisons systématiquement dans un autre cas de figure : nous avons des clauses qui attribuent des avantages conventionnels à des entreprises au titre de leurs investissements. Nous commençons donc par leur demander ce qu'elles appellent un investissement, car il ne suffit pas d'avoir dépensé de l'argent sur un territoire pour que c'en soit un. Nous sommes très vigilants sur ce point. Parallèlement, il faut reconnaître la distinction entre aides et investissements lorsqu'il s'agit de l'État.

Vous avez jugé dommage que ces investissements n'entrent pas en compte dans l'évaluation du prix. Je vous demande : comment voudriez-vous qu'ils soient pris en compte, et dans quel sens ? Si l'on constate qu'un produit a bénéficié d'un investissement public - ce qui signifie que les pouvoirs publics ont considéré qu'il y avait un intérêt stratégique sur ce produit -, faut-il lui accorder des avantages supplémentaires, ou au contraire considérer qu'il a déjà bénéficié d'une aide et que nous ne devons pas lui accorder un effort supplémentaire ? Pour moi, votre logique n'est pas claire.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ce critère me semble intéressant à prendre en compte. Par exemple, certaines entreprises dites « vertueuses » remplissent certains critères en matière d'emploi, d'égalité hommes/femmes, etc. Les collectivités locales en tiennent compte pour leur verser des aides. Pour le médicament, lorsque des aides conséquentes ont été accordées, il faut en tenir compte, surtout lorsque les exigences des laboratoires en termes de prix sont vertigineuses.

M. Philippe Bouyoux. - Tout ce qui contribue à nous donner une information plus large sur un produit et nous aide à comprendre la revendication des laboratoires est effectivement bienvenu. Cela vaut aussi pour le taux de marge ou le coût de production. Toutefois, nous ne sommes pas dans une application mécanique qui entraînerait que le CEPS accorde ou retire certains avantages.

Nous aurons, je l'espère, de plus en plus de cas d'investissements « verts ». La qualité environnementale du procédé de fabrication n'est pas un critère en tant que tel. Nous essayons d'en tenir compte, mais cela n'apparaît pas directement dans la loi.

M. Belin, vous évoquiez des produits anciens dont la caractéristique commune est, a priori, d'avoir de faibles marges. Il s'agit de produits matures sur lesquels nous avons déjà effectué des baisses de prix, mais ce sont aussi des produits qui, lorsqu'ils étaient innovants, avaient des prix beaucoup plus élevés. Les investissements de recherche ont été largement amortis avec le temps.

M. Bruno Belin. - Lorsqu'il s'agit de paracétamol, de Gaviscon, de Spasfon, oui, car ils ont été créés dans les années 1950 ou 1960. En revanche, le Mopral n'a que vingt ans. Vous savez bien qu'il faut dix à douze ans pour créer un médicament.

De toute façon, l'essentiel est que le public puisse accéder aux médicaments dont il a besoin. On a manqué d'amoxicilline, ce qui a engendré des milliers de cas de surinfections pulmonaires. On manque de choses qui dépassent bien ces questions. On a manqué de paracétamol alors que ce n'est pas cela qui coûte une fortune.

M. Philippe Bouyoux. - Nous nous assurons que la politique de prix que nous conduisons ne vient pas aggraver la situation, mais la pénurie ne se résume pas à une question de prix. Si c'était le cas, il n'y aurait pas de pénuries aux Etats-Unis ou dans tous les pays en même temps alors que les systèmes de prix y sont différents. Même chez nous : le prix de la plupart des produits hospitaliers est libre, sous forme d'appels d'offres pour les produits de GHS. C'est pourtant là qu'il y a le plus de pénuries.

Nous devons veiller à ne pas aggraver la situation. Si certains produits matures, dont les prix ont déjà baissé à plusieurs reprises et dont les taux de marge sont très faibles, subissent un choc de coûts qui fait que leur production n'est plus possible, nous devons agir. L'enjeu, pour nous, est de mobiliser davantage l'article 28 de l'accord-cadre, qui nous permet de procéder à des hausses de prix en cas de risque de retrait.

M. Bruno Belin. - Le prednisolone est un exemple de médicament dont les prix sont écrasants en France, mais pas chez les Anglo-saxons. Pourtant ils en ont, contrairement à nous. 

M. Philippe Bouyoux. - S'il y a un risque de retrait, les laboratoires nous le disent. Si nous considérons qu'il y a un enjeu de santé et que la cause en est le coût, alors nous pouvons procéder à des hausses de prix. L'article 28 de l'accord-cadre pouvait être appliqué de façon quasi mécanique. Dans le contexte actuel, le gouvernement nous demande d'appliquer cette disposition avec davantage de souplesse, en particulier de son alinéa s'en remettant à l'appréciation du comité. Nous croisons une approche de santé publique, pour apprécier l'enjeu de santé (pour cela, nous nous appuyons beaucoup sur les ressources et compétences de la DGS), et une approche portant sur la chaîne de valeur ajoutée (grâce à l'expertise de la DGE) et sur les tensions éventuelles (en nous appuyant sur les analyses des constats de l'ANSM).

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Et la Cnam ?

M. Philippe Bouyoux.  - La Cnam est fortement présente dans nos réunions et met à notre disposition ses ressources.

Nous nous servirons de l'alinéa 5 pour appliquer l'article 28 et ainsi déterminer les hausses ciblées sur les produits génériques évoquées par le gouvernement. L'article 65 de la LFSS 2022 nous donne également la possibilité d'agir librement sur les hausses de prix, alors que nos précédents leviers consistaient essentiellement en de la stabilité de prix. Pour des médicaments déjà présents et sur lesquels il existe un risque de retrait, il y a l'article 28, que nous utiliserons de manière plus volontariste en fonction de priorités stratégiques, notamment sur les produits à faible marge, sur les génériques et sur les produits considérés comme critiques.

Madame Imbert, vous nous avez interrogés sur le délai pour percevoir les effets de cet article 65. Il découle du PLFSS 2022 mais n'a pas encore été mis en oeuvre car il posait des questions techniques sur lesquelles nous avons travaillé. Nous avons maintenant un mode opératoire et nous le mettrons en oeuvre dans les prochaines semaines.

Mme Corinne Imbert. - Sous quels délais en attendez-vous les bienfaits ?

M. Philippe Bouyoux. - L'effet sur le prix sera immédiat, puisque nous pourrons accorder un avantage de prix lorsque nous négocierons. En revanche, nous ne verrons pas immédiatement les effets de la politique d'attractivité. Nous verrons plus rapidement les effets de l'article 28, car les entreprises pourront maintenir leur production.

Madame la Présidente, vous avez qualifié nos membres de « juges et parties ». Je préfère dire que les différents membres ont des compétences et des angles d'approche spécifiques. Nous pouvons, sur un sujet donné, demander une expertise au membre le plus compétent sur cette dimension. Face à ces tropismes individuels, le rôle des président et vice-président est de rappeler en permanence quelles sont les orientations générales données par le gouvernement.

Enfin, je n'ai pas dit que nous ne souhaitions pas nous agrandir. Nous avons vocation à conserver une équipe légère, mais nous pourrions bénéficier de plus d'expertise dans certains domaines.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il n'empêche que la dimension économique et industrielle prend une part plus importante et qu'elle ne fait pas partie de vos fonctionnements classiques.

M. Philippe Bouyoux. - Nous avons effectivement de plus en plus de clauses qui requièrent une expertise industrielle.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup pour la qualité de vos réponses. Nous vous ferons parvenir un questionnaire auquel nous vous demanderons de répondre, notamment sur la question européenne de notre collègue Patricia Schillinger.

M. Jean-Patrick Sales. - Nous avons peu de rapports européens avec nos homologues européens. La DGS a participé à des groupes de travail dans le cadre de la présidence française de l'union européenne (PFUE), et c'est peut-être la direction la plus avancée sur ces questions.

M. Philippe Bouyoux. - Dans ces groupes de travail européens, nous avons beaucoup d'échanges sur les méthodologies et sur les politiques, mais pas directement sur le prix des produits. Nous évoquons cela dans le cadre de nos négociations. Parmi les avantages conventionnels que nous pouvons accorder sur un produit, il existe la possibilité de l'aligner sur son tarif européen. Toutefois, nous n'avons généralement connaissance que de son prix facial, non de son prix net.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous en resterons là. Je vous remercie par avance d'apporter des réponses écrites circonstanciées au questionnaire que nous allons immédiatement vous adresser et de nous faire parvenir tout document que vous jugeriez propre à éclairer nos travaux.

Je lève maintenant notre séance, en vous rappelant que nous nous retrouverons, dès cet après-midi, à 13h30 en salle Monory, pour l'audition de M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé.

La réunion est close à 10 h 40.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

- Présidence de Mme Sonia de La Prôvoté, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Audition de M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Monsieur le Directeur général, je vous remercie de votre présence aujourd'hui dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française. Nous avons en effet lié la question du médicament, y compris ancien, avec celle du médicament issu de l'innovation. Des questions de coûts entrent notamment en ligne de compte. Ces deux aspects de la prise en charge thérapeutique sont ainsi liés.

Vous êtes accompagné de madame Hélène Monasse, sous-directrice de la politique des produits de santé, de la qualité des pratiques et des soins, et de monsieur François Bruneaux, adjoint à la sous-directrice, que je remercie de leur présence parmi nous.

En application du code de la santé publique, la direction générale de la santé (DGS) est notamment chargée de l'élaboration des objectifs et priorités de la politique de santé publique (elle a été largement mise à contribution ces dernières années de ce point de vue), des politiques relatives aux droits des personnes malades et des usagers du système de santé. Elle veille, en outre, à la qualité et à la sécurité des soins, des pratiques professionnelles, des recherches biomédicales comme des produits de santé.

Dans ce cadre, la DGS contribue à garantir l'accès des patients aux innovations thérapeutiques (c'est une des raisons pour lesquelles nous traitons cette question) et prépare, conjointement avec la direction de la sécurité sociale, les décisions permettant leur prise en charge par l'assurance maladie. Elle participe, plus largement, à la définition de la politique du médicament, sur laquelle nous avons pu voir, depuis le début de nos auditions, que de multiples acteurs institutionnels intervenaient.

Aussi la DGS a-t-elle participé, ces dernières années, à la préparation et au suivi des principales mesures législatives prises pour enrayer les difficultés croissantes d'approvisionnement, telles que l'obligation faite aux industriels de constituer des stocks de sécurité et d'établir, pour chacun des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur qu'ils exploitent, un plan de gestion des pénuries (notamment un système d'alerte, déjà préconisé il y a quelques années, sur lequel nous réfléchissons également). La DGS a en outre contribué à l'élaboration et au suivi de la feuille de route 2019-2022 de lutte contre les pénuries de médicaments.

C'est pourquoi votre audition par la commission d'enquête nous a paru particulièrement importante. Alors que le nombre de médicaments en rupture ou en tension ne cesse d'augmenter, la mission d'information du Sénat, à l'été 2018, avait montré qu'environ 700 médicaments étaient en pénurie réelle, chiffre qui a triplé depuis lors), nous souhaiterions que vous puissiez dresser dans une brève présentation introductive un bilan des mesures prises ces dernières années et un panorama de la situation actuelle, en abordant à la fois questions structurelles et questions conjoncturelles, puisque nous vivons également une conjoncture sanitaire particulière. Quels sont les principaux médicaments touchés par les phénomènes de pénurie ? Pourquoi les mesures prises s'avèrent-elles insuffisantes pour enrayer ces difficultés ? Comment peuvent-elles être renforcées ? Quelles sont concrètement les conséquences de ces difficultés sur la prise en charge des patients, leurs conditions de vie et leur pronostic ?

Je passerai ensuite la parole à Laurence Cohen, rapporteure de la commission d'enquête.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous passer la parole, Monsieur le directeur général, Madame, Monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Hélène Monasse et MM. Jérôme Salomon et FrançoisBruneaux prêtent serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie. Monsieur le Directeur général, vous avez la parole.

M. Jérôme Salomon. - Les enjeux d'accès aux médicaments sont cruciaux dans le monde et en Europe. En France, ils sont au coeur des politiques de santé publique et de sécurité sanitaire, de réponse aux besoins de la population et des patients, des attentes des professionnels de santé, des enjeux de recherche et d'innovation, mobilisant l'ensemble des acteurs de la chaîne du médicament, des industriels jusqu'aux patients en passant par les grossistes répartiteurs et les 21 000 officines présentes sur le territoire national.

L'anticipation et la prévention des risques de pénuries de médicaments est une priorité du ministère chargé de la Santé depuis plusieurs années, évidemment suivie en temps réel. Il s'agit d'un sujet majeur, évolutif, complexe, d'origine multifactorielle, d'ampleur internationale, qui nous mobilise au quotidien.

Permettez-moi d'abord quelques rappels. La pénurie, traduction du terme américain « shortage », est un terme générique. Il n'apparaît dans le code de santé publique que pour désigner les « plans de gestion de pénuries ».

La tension d'approvisionnement n'est pas définie en tant que telle dans les textes. Elle signifie que les stocks de médicaments sont disponibles, mais que les quantités sont insuffisantes pour couvrir les besoins, cette situation pouvant aboutir à une rupture.

Nous distinguons les ruptures de stock des ruptures d'approvisionnement, qui sont codifiées et encadrées par les textes.

La rupture d'approvisionnement est définie à l'article R.5124-49-1 du code de la santé publique comme l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou une pharmacie à usage intérieur de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures, après avoir effectué une demande d'approvisionnement auprès de deux entreprises exerçant une activité de distribution de médicaments. Ce délai de 72 heures peut être réduit à l'initiative du pharmacien en fonction de la compatibilité avec la poursuite optimale du traitement du patient.

La rupture de stock est définie comme l'impossibilité de fabriquer ou d'exploiter un médicament (article R.5124-49-1 du code de la santé publique).

Le sujet est complexe parce que les causes sont multifactorielles. Il existe cinq grandes familles de causes. Les premières concernent les défauts des outils de production. Vient ensuite le manque de matières premières et d'articles de conditionnement. Le troisième facteur a trait à la capacité de production insuffisante et, dans le même temps, à l'augmentation des volumes des ventes. De leur côté, les contrôles de médicaments peuvent ne pas être conformes, à la suite, en particulier, d'inspections. Enfin, la dernière famille recouvre les autres motifs, par exemple les modifications d'autorisation de mise sur le marché (AMM), les arrêts de commercialisation et les enjeux logistiques.

Ces causes différentes appellent des réponses adaptées, qu'il s'agisse d'une situation de monopole, d'une production dans un seul site, d'une augmentation des indications médicales, de la taille des populations traitées, des nouveaux marchés, des besoins en fonction d'enjeux sanitaires, des enjeux de sécurité et de qualité, etc. Nous sommes également responsables de la qualité du médicament et de la sécurité sanitaire des populations traitées.

Les risques de pénuries présentent par ailleurs des facteurs conjoncturels. Une demande et une consommation plus élevées de ces médicaments pèsent évidemment sur leur disponibilité. Tel a été le cas au plus fort de la pandémie de covid-19, au cours des derniers mois pour certains antibiotiques (notamment l'amoxicilline) ou pour les substances à base de paracétamol, dans un contexte de triple épidémie (bronchiolite à VRS, grippe et infection par la covid-19).

Le phénomène n'est pas nouveau. Nous constatons son accroissement lié à la fois à des incitations aux signalements et à des tendances de fond à moyen terme (croissance de la demande des marchés émergents, crises internationales, etc.).

Le nombre de déclarations de ruptures ou de risques de ruptures de stock de médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur (MlTM) n'a cessé d'augmenter ces dernières années. Il a été multiplié par 9 entre 2016 et 2022. Les causes des pénuries de médicaments sont multifactorielles. Elles sont principalement liées à la mondialisation de la production de médicaments, qui entraîne une fragmentation et une complexité accrue de la chaîne de fabrication et d'approvisionnement.

Les augmentations significatives constatées à partir de 2019 s'expliquent en partie par la loi de financement de la sécurité sociale, qui a introduit l'obligation pour les industriels de signaler les risques de rupture le plus en amont possible, mais également par la pandémie de covid-19, qui a accentué les pénuries de médicaments. Ce constat a été aggravé en 2022 par la situation géopolitique, la crise énergétique et la reprise de l'inflation.

Les risques de rupture et les ruptures de stock touchent essentiellement des médicaments commercialisés depuis longtemps, dits médicaments matures, beaucoup moins les médicaments récemment mis sur le marché.

L'ANSM analyse ces signalements et met en oeuvre les mesures nécessaires pour réduire l'impact des tensions d'approvisionnement pour les patients. Ces mesures vont jusqu'à l'importation de médicaments similaires.

Parmi les signalements de ruptures ou risques de ruptures, les classes thérapeutiques les plus touchées ont été, en 2022, le système cardiovasculaire (environ 29 %), le système nerveux (19 %) et les anti-infectieux (14 %).

Il s'agit d'un phénomène international. Je vous donne deux exemples que nos concitoyens connaissent.

Le paracétamol, en premier lieu, fait l'objet de tensions d'approvisionnement depuis plusieurs mois. Les causes de ces tensions reposent notamment sur l'augmentation de la consommation, liée à l'ampleur importante des trois épidémies saisonnières inédites de ces dernières semaines, bronchiolite, grippe et covid-19. L'impact de la situation géopolitique est également à prendre en compte, en particulier pour l'accès au carton et à l'aluminium, matières premières indispensables pour conditionner le paracétamol. Il est frappant de noter qu'en 2022, près de 10 millions de boîtes de paracétamol pédiatrique supplémentaires ont été vendues par rapport à 2021. L'enquête du PGEU (Pharmaceutical Group of European Union) du 10 janvier 2023 montre que la quasi-totalité des pays européens connaît des tensions. La France, de son côté, est le plus important consommateur de paracétamol parmi cinq pays, que ce soit pour le marché global ou pour les dosages enfants, devant le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne, selon les chiffres d'IQVIA - Midas.

De son côté, l'amoxicilline, seule ou en association à l'acide clavulanique, fait l'objet de fortes tensions d'approvisionnement en France. Les formes les plus impactées sont principalement les suspensions buvables en flacon, qui sont majoritairement prescrites en ville pour les enfants. Les laboratoires expliquent ces tensions en amoxicilline par l'augmentation très importante de la consommation en antibiotiques, couplée à des difficultés sur les lignes de production industrielle. Lors de la pandémie, la demande en amoxicilline avait très fortement diminué, conduisant à une réduction voire un arrêt de certaines lignes de production, qui n'ont pas retrouvé leur capacité d'avant la pandémie.

Ces constats m'incitent à rappeler les enjeux cruciaux de lutte contre l'antibio-résistance, une menace mondiale majeure pour la santé publique selon l'organisation mondiale de la santé (OMS), et l'importance du bon usage des antibiotiques.

Vous avez déjà entendu la HAS et l'ANSM. Je vous rappelle que différentes institutions sont mobilisées en France dans la politique du médicament. Pour accéder au marché, le candidat médicament doit d'abord obtenir l'AMM à la vue de critères d'efficacité, de tolérance (assise sur la notion de bénéfices/risques), de qualité et de sécurité favorables. Elle est délivrée soit par l'Agence nationale de sécurité du médicament et de produits de santé (ANSM), soit par son homologue européen, l'EMA (European Medicines Agency), par procédure centralisée ou de reconnaissance mutuelle. Presque toutes les innovations thérapeutiques font désormais l'objet d'une procédure centralisée. Dans un deuxième temps, interviennent la décision prise par l'assurance-maladie puis la fixation du prix du médicament ayant préalablement obtenu son AMM. La Haute autorité de santé (HAS) intervient notamment sur l'évaluation du SMR (service médical rendu) et de l'ASMR (amélioration du service médical rendu) des médicaments par la Commission de la transparence. Vient ensuite l'évaluation économique et de santé publique (avis d'efficience) produite par la Commission d'évaluation économique (CEESP).

Vous avez entendu ce matin le président du Comité économique des produits de santé (CEPS), qui est un organisme interministériel placé sous l'autorité conjointe des ministres chargés de la santé, de la sécurité sociale et de l'économie. Il est principalement chargé par la loi de fixer les prix des médicaments et les tarifs des dispositifs médicaux à usage individuel pris en charge par l'assurance-maladie obligatoire. Le CEPS est composé de deux sections : la section du médicament et la section des dispositifs médicaux. Le CEPS, sur la base des travaux de la HAS applique les orientations ministérielles à la fixation des prix. La DGS siège au CEPS, où elle possède une voix.

L'ANSM est l'agence en responsabilité sur la prévention des pénuries de médicaments, en mobilisant tous les leviers à sa disposition (contingentement, recherche de repreneurs d'AMM, autorisations d'importations alternatives, etc.).

Enfin, la DGS s'inscrit au coeur des politiques de santé publique, de sécurité sanitaire, de bataille pour la qualité et de promotion de l'innovation et de la recherche. En tant que tutelle de l'ANSM et par son implication dans tous les domaines de la lutte contre les ruptures de médicaments, elle coordonne et anime la politique menée en matière de lutte contre les pénuries de médicaments. Elle porte notamment le cadre réglementaire dans le code de la santé publique, ainsi que la coordination des actions qui ont été progressivement portées dans le cadre d'une feuille de route pluriannuelle. Les situations préoccupantes sont signalées par l'ANSM et étudiées en réunion hebdomadaire de sécurité sanitaire, présidée par le directeur général de la santé.

Cette situation nécessite une mobilisation des autorités depuis plusieurs années. Des actions fortes sont portées par la France depuis plus de dix ans, avec un dispositif ambitieux. Le décret n° 2012-1096 relatif à l'approvisionnement en médicaments à usage humain du 28 septembre 2012 met en place les obligations suivantes pour prévenir les ruptures. Pour les exploitants, il s'agit de l'obligation d'information de l'ANSM par les exploitants en cas de rupture potentielle d'approvisionnement d'un médicament en précisant les délais de survenue, les stocks disponibles, les modalités de disponibilité et les délais prévisionnels de remise à disposition et l'identification des spécialités pouvant se substituer à la spécialité pharmaceutique en défaut. Il s'agit également de l'obligation d'approvisionner tous les établissements autorisés au titre d'une activité de grossistes-répartiteurs, afin de permettre le respect de leurs obligations de service public et de manière à couvrir les besoins des patients en France. Citons enfin l'obligation de mettre en place des centres d'appel d'urgence, organisés de manière à prendre en charge à tout moment les ruptures d'approvisionnement de médicaments.

Pour les grossistes-répartiteurs, le territoire de répartition est désormais soumis à autorisation du directeur général de l'ANSM. Il doit être compatible avec les obligations de service public. De leur côté, les obligations de service public sont renforcées avec l'approvisionnement en moins de 8 heures le samedi à partir de 14 heures, le dimanche et les jours fériés, et avec la possession de 9/10èmes des présentations des spécialités pharmaceutiques commercialisées en France. Enfin, les signalements des ruptures en médicaments à l'exploitant sont obligatoires.

Ce dispositif juridique a été renforcé en 2016. La France a alors élaboré des mesures de prévention des ruptures pour d'une part renforcer l'implication, les obligations et les responsabilités des différents acteurs de la chaîne du médicament, de l'entreprise pharmaceutique fabricante aux pharmacies d'officine, d'autre part définir la supervision de ce système par l'ANSM.

Ainsi, l'article 151 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (LMSS) a introduit, dans le code de la santé publique, des dispositions relatives à la lutte contre les ruptures d'approvisionnement de médicaments (articles L.5121-29 et suivants du code de la santé publique). Ces dispositions créent la notion de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MlTM). Elles imposent, notamment, des obligations spécifiques aux titulaires d'autorisation de mise sur le marché et aux exploitants de ces médicaments, comme l'élaboration et la mise en oeuvre des plans de gestion des pénuries pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, et de les soumettre à l'ANSM.

Le décret n° 2016-993 du 20 juillet 2016 relatif à la lutte contre les ruptures d'approvisionnement de médicaments a, quant à lui, pour objet principal de fixer les critères permettant d'identifier les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur devant faire l'objet d'un plan de gestion des pénuries. Il définit également le contenu de ces plans.

En complément, deux arrêtés des 26 et 27 juillet 2016 ont respectivement fixé la liste des vaccins et celles des classes thérapeutiques contenant des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, devant faire l'objet des plans de gestion des pénuries.

Ces mesures ont été progressivement mises en place à compter de l'été 2016 et au cours de l'année 2017.

La feuille de route 2019-2022 avait pour objectif, de son côté, de « lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France ». Elle a été construite pour répondre aux préoccupations des Français, autour de 28 actions regroupées en quatre axes :

- promouvoir la transparence et la qualité de l'information afin de rétablir la confiance et la fluidité entre tous les acteurs, du professionnel de santé au patient ;

- lutter contre les pénuries de médicaments par des nouvelles actions de prévention et de gestion sur l'ensemble du circuit du médicament ;

- renforcer la coordination nationale et la coopération européenne pour mieux prévenir les pénuries de médicaments ;

- mettre en place une nouvelle gouvernance nationale.

Les associations de patients, les acteurs de la chaîne du médicament et les autorités nationales compétentes se sont réunis dans des groupes de travail pour mettre en place des actions concrètes. Je souligne que ces actions ont été engagées malgré la crise sanitaire mondiale sans précédent survenue en janvier 2020. Surtout, elles ont été enrichies par des solutions innovantes acquises pendant la pandémie.

Concernant le renforcement des dispositifs juridiques de prévention et de gestion des pénuries de médicaments, je cite :

- le remplacement de médicaments pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) en rupture - dispositif aujourd'hui opérationnel (article 34 de la loi OTSS 2019) ;

- le renforcement de la capacité de régulation de l'ANSM pour lutter et anticiper les pénuries (article 48 de la LFSS 2020), avec le stock de sécurité permanent de deux mois pour tous les MITM et d'une semaine pour les autres médicaments (décret du 30 mars 2021 « stock »), calculé sur les 12 derniers mois glissants hors situation exceptionnelle, avec également des possibilités de dérogations à la hausse ou à la baisse.

- les plans de gestion des pénuries (PGP), outil innovant en France permettant de sécuriser la chaîne d'approvisionnement des principes actifs et des produits finis, tout MITM devant faire l'objet d'un PGP déposé par spécialité, selon des lignes directrices de l'ANSM ;

- le renforcement des sanctions en cas de non-respect des obligations des industriels en matière de lutte contre les ruptures (stock de sécurité, PGP, etc.), sujet autour duquel des sanctions ont été prononcées en 2022 ;

- l'actualisation des lignes directrices par l'ANSM relatives à la détermination des sanctions financières.

En outre, des inspections ont eu lieu en 2022. Je n'en ai pas reçu le bilan définitif. Plusieurs dizaines d'inspections ont cependant été réalisées. Plusieurs ont donné lieu à des écarts par rapport à la gestion des pénuries.

Le deuxième grand axe consiste à promouvoir la transparence et l'information autour des situations de ruptures. Il est majeur, pour nous, d'élargir l'accès des professionnels de santé aux plateformes d'information sur les pénuries, par la mise en place de solutions de partage d'information de disponibilité de médicaments accélérée par la crise de la covid-19 dont DP-Ruptures, développé par l'Ordre des pharmaciens. Un autre exemple concerne la refonte du site internet de l'ANSM afin de le rendre plus accessible au grand public.

Concernant l'axe qui consiste à améliorer la gestion et la sécurisation de l'ensemble de la chaîne du médicament, des travaux ont été engagés pour faire évoluer les modalités d'achat en établissements de santé.

Enfin, le quatrième axe a pour objectif de renforcer la souveraineté sanitaire afin d'éviter les pénuries en santé. Au niveau national, l'accord-cadre 2021-2024 a été signé entre Les entreprises du médicament (Leem) et le Comité économique des produits de santé (CEPS). Il mobilise des leviers pour renforcer le développement et la production des médicaments sur le territoire dans le souci de favoriser une souveraineté et une sécurité d'approvisionnement. Dans le cadre de « France Relance », de nombreux dispositifs visant à redévelopper des productions en France ont été lancés depuis 2020. Le ministère collabore aux différents outils mis en place par la direction générale des entreprises. Ces actions sont un pas décisif vers une plus grande souveraineté de la France et de l'Union Européenne. Je souhaite en outre citer un projet majeur au niveau européen. Le projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) est un instrument juridique à la disposition des États membres de l'UE qui permet de déroger, sous certaines conditions, aux règles contraignant les aides d'État afin de pouvoir financer directement leurs entreprises.

En conclusion, il y a eu de nombreux temps forts, dès 2012 (prévention), puis en 2016 (MITM), 2017 (plans de gestion), la feuille de route en 2019 et en 2021 (décret stocks). Pour autant, nous avons voulu tirer toutes les leçons de la crise majeure de la covid-19.

Signalons, en premier lieu, l'émergence des préparations hospitalières spéciales (PHS). Lors de la pandémie, le réseau des pharmaciens hospitaliers, l'Établissement pharmaceutique de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Santé publique France et l'ANSM ont été mobilisés par le ministère afin de permettre la production en urgence de préparations de cisatracurium, curare en rupture de stock. Un scale-up a été réalisé avec un sous-traitant privé pour les besoins des patients sur le territoire. La preuve de concept validée, le Cisatracurium 50 mg a été mis sur le marché en moins de trois mois. Quatre lots de 200 000 ampoules de Cisatracurium ont été distribués en juillet 2021 et quatre lots de 200 000 ampoules en 2022. Cette expérience, menée et réussie pendant la crise, a été pérennisée par l'article 61 de la LFSS 2022.

Un décret en Conseil d'État précise les modalités de mise en oeuvre. Ce décret définit les conditions d'autorisation temporaire des PHS pour des établissements pharmaceutiques, l'AGEPS ou la pharmacie centrale des armées, habilités à partir d'un cahier des charges. L'autorisation temporaire est délivrée soit par l'ANSM, soit par le ministre de la Santé. Ce texte est en cours de concertation, en vue d'une publication au second semestre 2023.

Une autre solution innovante issue de la crise concerne le partage d'informations. Durant la crise de la covid-19, de nombreuses mesures de la feuille de route ont vu le jour (par exemple, la plateforme e-Dispostock de suivi de certains produits de santé en PUI, qui permet la remontée de ces stocks et une supervision à la fois régionale par les ARS/Omédits et nationale).

Enfin, les premières actions de relocalisations ont été prévues. Le plan de relance engagé par le Gouvernement a été lancé pendant la crise. Il repose sur quatre piliers : améliorer notre compétitivité pour localiser davantage d'activités en France ; faire de la transition écologique un avantage comparatif ; moderniser notre appareil de production ; innover pour nous positionner sur des marchés d'avenir.

Dans le cadre de nombreux dispositifs visant à redévelopper des productions en France, les choix se sont portés pour une relocalisation des médicaments utiles dans la prise en charge des patients atteints de la covid-19 et la production des vaccins contre la covid-19 (sous-traitance). Ces actions sont extrêmement importantes pour la France. Elles sont un pas décisif vers une plus grande souveraineté de la France et de l'Union Européenne. Elles s'inscrivent pleinement dans la logique européenne.

Enfin, vous savez combien la DGS est active sur le champ de la logique européenne. L'enjeu est le renforcement de la coopération européenne. La pandémie a permis l'émergence d'une Europe de la Santé, le renforcement du rôle de l'Agence européenne du médicament et la création de HERA, agence de réponse aux crises de la Commission européenne. HERA nous pousse à tirer toutes les leçons de cette crise sanitaire mondiale. La réponse aux pénuries de médicaments ne peut être uniquement nationale. La garantie de la disponibilité des médicaments et des produits de santé est en effet un axe majeur pour tous les patients de l'Union Européenne.

Dans le cadre de la stratégie pharmaceutique pour l'Europe, la Commission a annoncé une proposition de texte au cours de ce trimestre. La France est au rendez-vous et reste très impliquée sur ce chantier, afin de promouvoir les mesures développées au niveau national (renforcement des obligations d'approvisionnement et de transparence, obligation de PGP au niveau de l'UE pour tout médicament essentiel, cartographie européenne des chaînes d'approvisionnement). Les textes sont actuellement en relecture interservices de la Commission. L'approbation par les commissaires est prévue le 29 mars 2023.

Mesdames et Messieurs, le bilan de la mobilisation et des actions menées en France depuis plus de dix ans pour anticiper et réduire l'impact des tensions sur les médicaments est important. Nous devons cependant nous adapter à un contexte particulièrement évolutif. Nous tirons toutes les leçons de la pandémie et sommes pleinement mobilisés face aux difficultés rencontrées pour mieux anticiper, accroître encore notre réactivité, intégrer davantage la dimension saisonnière, disposer d'une cartographie des risques, sécuriser au mieux les produits à fort enjeu de santé publique, renforcer et approfondir la feuille de route, avec des solutions pré-armées et une cinétique d'action efficace, mieux informer et accompagner les patients, premiers concernés et acteurs clés, et bien entendu collaborer de façon efficace et en temps réel avec tous les professionnels de santé, avec une attention toute particulière pour les prescripteurs et les pharmaciens. Nous devons nous préparer à gérer au mieux les situations difficiles à venir, en renforçant la réponse européenne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour ce tour complet et la remise en perspective de l'ensemble des décisions d'évolutions réglementaires et législatives. Je donne immédiatement la parole à ma collègue rapporteure.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, Madame la Présidente. Monsieur le Directeur général de la santé, je vous remercie pour vos explications extrêmement fournies. Nous avons vu votre mobilisation et celle de vos services pleine et entière. Compte tenu de l'ensemble des mesures que vous avez mises en avant, précisément, comment expliquez-vous que la situation continue de se dégrader ? N'y a-t-il pas eu un manque d'anticipation ? Je pense notamment à la convergence de trois risques importants, la covid-19, la bronchiolite et la grippe. Il ne s'agissait pas d'un scoop, pour le monde de la santé, que d'assister à ce type d'infections hivernales, même si elles ont été simultanées. Ne pensez-vous pas, par conséquent, qu'il y a eu un manque d'anticipation ?

Dès lors que la presse s'est fait l'écho de nombreuses pénuries, par ailleurs, les plus emblématiques ayant concerné le Doliprane et l'amoxicilline, n'avez-vous pas été saisis, en amont, par des personnels de santé qui se sont inquiétés ? Je pense au milieu hospitalier, qui avait vu les menaces arriver et sentait que les productions internes à l'hôpital feraient défaut. Avez-vous été alertés en amont ? Si la réponse est affirmative, avez-vous pu ou non réagir ?

Les pénuries touchent un grand nombre d'aires thérapeutiques. Les associations de patients et la Ligue contre le cancer font état de pertes de chances importantes. Mettez-vous en place un suivi des conséquences sanitaires des pénuries ? Sous quelle forme pouvez-vous mettre en oeuvre ce dispositif ? Finalement, quel bilan sanitaire dressez-vous des phénomènes de pénurie constatés ? Je ne parle pas des plus récents. Ils durent depuis une dizaine d'années. Possédez-vous une évaluation des conséquences sanitaires ?

Les autres questions concernent davantage le moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques. Estimez-vous que les prix des spécialités matures soient véritablement trop bas ? La commission d'enquête est extrêmement sensible à ces sujets. En effet, il est question d'une pénurie de produits matures, mais pas au niveau des produits innovants. Il est indiqué que les prix des produits matures sont trop faibles, expliquant en partie les difficultés rencontrées. Corroborez-vous ou non cette analyse ? En contrepartie des hausses de prix, en outre, les industriels doivent s'engager sur une sécurisation de l'approvisionnement du marché français. Cette volonté vous paraît-elle réaliste dès lors que les fabricants de principes actifs sont parfois en situation de monopole ? En outre, la LFSS pour 2022 permet d'intégrer l'implantation industrielle comme critère dans la négociation des prix. Cette mesure était d'application directe, mais il semblerait qu'elle ne soit pas encore mise en oeuvre. Pourquoi ?

Enfin, nous avons été alertés sur la pénurie structurelle d'un médicament vital pour les patients qui en ont besoin. Il s'agit du plasma. Les prélèvements effectués sous l'égide de l'Établissement français du sang (EFS) sont insuffisants pour faire face au besoin. Le laboratoire de fractionnement et des biotechnologies (LFB) est un producteur français et public. À ce titre, il devrait être à même de satisfaire l'ensemble des besoins des Françaises et des Français. Malheureusement, la situation est compliquée. Je souhaiterais connaître votre analyse et la façon dont vous entendez remédier à cette pénurie, qui pèse lourdement sur la qualité des soins prodigués aux patients concernés. Au sein de cette commission d'enquête, nous sommes extrêmement préoccupés par les risques encourus par le LFB, qui pèsent de façon induite sur l'ensemble du système national du don du sang. Nous sommes toutes et tous très attachés à ce service public et au principe du don gratuit, qui constituent une particularité que nous souhaitons défendre au niveau de notre pays.

M. Jérôme Salomon. - Je commence par préciser un point important. Nous avons cité les deux pénuries récentes qui ont été fortement médiatisées, de façon légitime puisqu'il s'agit de deux molécules auxquelles nos concitoyens sont extrêmement attachés, l'amoxicilline et le paracétamol. La situation s'améliore. Il est important de le signaler. La situation s'améliore nettement sur le front de l'amoxicilline. Elle est presque normalisée sur le front du paracétamol. Il est frappant de constater que, du point de vue des habitudes de prescription et des habitudes de « consommation », les Français sont attachés à un certain nombre de molécules. Nous devons y être attentifs. Nous devons également être attentifs aux particularités internationales. Les pratiques sont différentes en effet chez nos voisins ou aux États-Unis.

Avons-nous été victimes d'un défaut d'anticipation ? Nous avons traversé une pandémie sans précédent. Le fait de subir trois épidémies simultanément était quasiment inédit en France. Les conséquences de la pandémie sur la production industrielle intervenues parallèlement ont probablement conduit à la situation extrêmement tendue enregistrée notamment à l'automne.

Nous essayons d'anticiper. La DGS et l'ANSM ont la volonté absolue de disposer du plus grand nombre d'informations en amont. Concernant l'anticipation par les professionnels, nous sommes en contact avec eux de façon permanente. Nous tenons donc compte de l'ensemble des signaux émis, tant par les professionnels de santé de ville que par les professionnels de santé hospitaliers. Je saisis l'occasion pour évoquer nos collègues en charge des préparations magistrales. Il s'agit d'une spécificité française que de posséder une quarantaine d'officines capables de les fabriquer. Elles se sont révélées extrêmement utiles. Certes, la contrainte est particulière. L'investissement de la part des pharmaciens est significatif. Il s'agit cependant d'une force dans la crise d'avoir mis en avant à la fois les préparations hospitalières spéciales et les préparations magistrales par des officines de ville. Ces dernières ont permis de produire de façon considérable les médicaments dont les Français avaient besoin. Je salue les pharmaciens d'officine.

Concernant les conséquences, il est important de rappeler que la consommation d'antibiotiques est liée à la croissance des résistances. S'agissant des pertes de chance pour les patients, le phénomène évidemment nous préoccupe. Nous tentons de le mesurer. La mesure est néanmoins complexe pour plusieurs raisons. En premier lieu, les absences totales de traitement sont relativement rares. En revanche, nous souhaitons que les patients et les professionnels de santé nous signalent ces pertes de chance. Des travaux ont déjà été réalisés, en particulier par des sociétés savantes dans le champ du cancer. Je souhaite rappeler deux points. Tout d'abord, tout effet indésirable grave en France peut être déclaré par l'ensemble des Français. Il existe un portail de signalement dédié, qui bascule ensuite vers l'ANSM. En outre, les académies, en particulier l'académie de pharmacie, sont mobilisées sur le recueil d'événements indésirables graves. Certains CHU ont également mené des travaux. La Ligue contre le cancer, de son côté, a examiné les conséquences sur la survie du patient lorsqu'il était difficile de se fournir certains médicaments. Le dispositif de suivi permanent de l'état de la population fait par conséquent partie de nos enjeux, selon l'approche de pharmacovigilance de l'ANSM, mais également selon une approche de santé publique. Cette dernière peut être portée par Santé publique France sur le champ de l'évolution de la résistance aux antibiotiques ou par l'Institut du cancer en cas de difficulté de prise en charge.

Je saisis l'occasion pour rappeler que la France est l'un des plus importants consommateurs d'antibiotiques. Les prescriptions et l'adhésion du patient à son traitement doivent être parfaites. Je salue le rôle des médecins prescripteurs et des pharmaciens dans le domaine.

S'agissant de la polémique sur les prix, votre question recouvre deux aspects. Un premier sujet concerne le prix des médicaments matures qui serait trop faible. Une seconde question porte sur le prix réel de l'innovation. Sur ces deux questions, la Première ministre a lancé une mission il y a quelques jours. Nous serons attentifs à ses conclusions. Ma position de DGS est particulière. Il est extrêmement difficile de savoir à quoi correspond le prix de l'innovation. Un article, publié dans le British Medical Journal il y a quelques jours, nous interroge collectivement sur la construction du prix de l'innovation. Ce travail de recherche reprend l'histoire des grandes entreprises pharmaceutiques. Il s'interroge sur le fait que le prix de l'innovation recouvre objectivement d'autres dépenses que celles consacrées à la recherche et à l'innovation. En outre, la question se pose des avantages cliniques et thérapeutiques qu'apporte l'innovation. Les innovations peuvent être extrêmement intéressantes sur le plan médical sans nécessairement être coûteuses.

Une réponse partielle aux enjeux du prix du médicament passe par l'Europe. Nous avons fortement encouragé le partage d'informations au niveau européen. De nombreux groupes de travail ont eu lieu. La DGS soutient la mise en oeuvre d'un règlement pour renforcer le rôle de l'Agence européenne du médicament. Nous sommes ambitieux pour cette agence.

Il existe, de surcroît, une nouvelle agence de réponse aux crises, l'autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire, HERA, directement rattachée à la commissaire Santé de l'Union européenne. Le DGS et le DGE participent aux boards d'HERA. Nous pesons pour disposer de mesures incitatives optionnelles permettant à cette agence de stimuler la mise sur le marché de molécules. Nous sommes très impliqués dans ces travaux. Nous avons également poussé pour que, sur la base du volontariat, des États membres puissent procéder à des achats et des négociations de prix conjoints. Enfin, sur la fixation des prix, qui n'entre pas dans le champ de compétences de l'Union européenne, nous menons une réflexion sur une cartographie commune, sur une réponse aux crises, sur le renforcement du cadre de lutte et sur la place d'HERA pour acquérir des stocks donnant des capacités de réponse en situation de crise, notamment dans le champ des antimicrobiens.

La réponse est donc européenne. La DGS est en première ligne dans l'évolution du paysage européen.

Vous avez évoqué, par ailleurs, le modèle français dans le champ des produits sanguins labiles et des médicaments dérivés du sang. Je distingue ces deux sujets. Les produits sanguins labiles présentent un enjeu d'autosuffisance pour nos concitoyens. Il s'agit de disposer de poches de sang en cas de besoin. Les donneurs, en France, vieillissent. Nous devons mobiliser de nouveaux donneurs. Je remercie celles et ceux qui se mobilisent pour donner leur sang. De son côté, le LFB se voit fournir le plasma par l'EFS. Ce producteur est impliqué dans la production de médicaments dérivés du sang sur un marché mondialisé. Une mission d'inspection est en cours sur la chaîne constituée de l'EFS et du LFB pour s'assurer que le modèle français solidaire est maintenu. La question du marché des médicaments dérivés du sang, quant à elle, constitue un enjeu de concurrence européenne et mondiale auquel nous sommes attentifs. En revanche, nous ne sommes pas dans l'autosuffisance des médicaments dérivés du sang, le marché étant mondialisé. Nous faisons appel à des importations le cas échéant.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, Monsieur le Directeur. J'ai posé une question sur les pertes de chance. Je pense avoir compris que le dispositif que vous avez mis en place est un dispositif d'inventaire, avec un portail et une approche de pharmacovigilance et de santé publique. La Ligue contre le cancer va plus loin, évoquant une vie raccourcie. Existe-t-il par conséquent un autre dispositif ?

Vous avez évoqué, par ailleurs, les préparations magistrales. Vous avez précisé que certaines conditions devaient être respectées. Notre commission doit certes dresser un bilan, mais ouvrir également des pistes de réflexion. Ne serait-il pas intéressant, par conséquent, d'approfondir ces possibilités de production de médicaments, en donnant par exemple davantage de moyens à l'AGEPS ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je donne également la parole aux membres de la commission d'enquête qui souhaitent vous interroger.

Mme Corinne Imbert. - Merci, Madame la Présidente. Je souhaite évoquer le cas concret du vaccin contre la grippe à l'automne 2020. Les officines précommandent des vaccins en janvier 2020. Dès le mois de juin 2020, les laboratoires annoncent aux pharmaciens l'impossibilité de commander davantage de vaccins. La campagne de vaccination débute en octobre 2020. Quelle a été l'action de la DGS ? Pourquoi n'avons-nous pas été capables de demander aux laboratoires de commander davantage de vaccins contre la grippe, tandis que la demande s'annonçait plus importante que les années précédentes ?

Mme Émilienne Poumirol. - Je reviens sur HERA. Des préconisations et des orientations précises ont-elles été prises depuis sa création ? S'agissant de la production par l'Ageps ou pharmacie centrale des armées, pensez-vous qu'il soit possible d'envisager une production publique des médicaments sur liste, qui permettrait d'anticiper les ruptures et de réduire les coûts ?

Mme Patricia Schillinger. - Ma question est taquine. Vous avez indiqué que la France consomme davantage d'antibiotiques que ses voisins européens. Les médecins bénéficient-ils d'une aide financière en prescrivant davantage d'antibiotiques ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je me permets de compléter par quelques questions. Nous savons que, parmi les médicaments anticancéreux, le prix du Fluorouracile est 5 à 10 % plus élevé en Allemagne, 50 à 100 % plus élevé dans les pays nordiques. Or nous rencontrons une difficulté d'approvisionnement concernant ce médicament, qui présente pourtant un intérêt thérapeutique majeur. Le prix du médicament constitue par conséquent un élément essentiel. Quel est votre regard sur le sujet ?

Ma deuxième question concerne les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Ils représentent environ 50 % des médicaments en France. La révision engendrera probablement une restriction du nombre de ces médicaments. Quel est l'état des réflexions sur le sujet ? 6 000 produits sous contrainte représentent en effet un sujet.

Enfin, ma troisième question porte sur la gouvernance. Les interlocuteurs sont multiples. Il existe une difficulté de gouvernance. Il manque un chef de file identifié. Aux États-Unis, par exemple, la Food and Drug Administration (FDA) décide que, pour un certain nombre de médicaments, la date de péremption peut être allongée. Les délais sont rapides. La question de l'agilité revient souvent. Dans les périodes de difficultés conjoncturelles, en particulier, l'agilité doit primer.

M. Jérôme Salomon. - Je commence par vos questions, Madame la Présidente. Je suis d'accord au sujet de l'agilité. En revanche, des procès sont régulièrement intentés contre la FDA, accusée de mélanger soutien à la recherche, rôle de « gendarme », rôle de régulateur, etc. La question est de savoir si les temps du circuit du médicament doivent ou non être scindés, qui est particulièrement complexe. L'animation existe. Nous n'avons pas cité l'ensemble des acteurs du gouvernement (direction de la sécurité sociale DSS, assurance-maladie, direction générale des entreprises DGE, direction générale de la recherche et de l'innovation DGRI). Je ne suis pas certain, en tout état de cause, qu'un modèle soit plus performant que les autres modèles. Le sujet mérite d'être interrogé.

Sur le sujet des listes, la question de la criticité médicale se pose. Nous ne pouvons pas nous substituer aux spécialistes. Nous avons mobilisé les sociétés savantes, seules à même de dresser la liste des médicaments indispensables. Nous les remercions pour ce travail. Cela étant, la réflexion devrait également être européenne. Par ailleurs, il existe un second aspect, relatif à la criticité industrielle. Le médicament peut être critique sans poser de difficulté de production ou d'accès. Dans ce cas, il existe deux filtres. Le médicament est-il indispensable ? Est-il potentiellement critique ? En termes industriels, le mot « critique » ne signifie pas nécessairement que le médicament est produit loin de France ou loin de l'Europe. L'ANSM peut par exemple identifier une situation de monopole problématique, même si l'unique usine est située à proximité.

Je ne suis pas certain que le grand nombre de médicaments dans la liste représente une difficulté. Certes, la liste est longue. Nous disposons cependant de leviers face au MITM, avec des plans de gestion, des stocks, etc. Nous sommes potentiellement plus actifs.

Vous avez posé la question des prix. Le vaccin antigrippal saisonnier repose sur le pari de la circulation des virus grippaux de la saison épidémique suivante dès le mois de février. Les virus circulant dans l'hémisphère sud sont vus comme les virus qui circuleront dans l'hémisphère nord l'automne suivant pour respecter le délai incompressible de fabrication des vaccins. Les pharmaciens et le Gouvernement ont donc peu de temps pour décider. Jusqu'à présent, les pharmaciens commandaient leurs vaccins de façon responsable, en tenant compte de leur patientèle. En 2020, la situation était particulière. Un contrat Santé publique France est venu en complément de l'État. Nous avons reproduit ce cas de figure en 2021 et 2022. Nous pouvons ainsi nous rapprocher des officines pour anticiper la saison. La grippe reste néanmoins un virus mutant. Nous pouvons rencontrer des surprises. Il est par conséquent difficile d'anticiper les saisons grippales.

Vous avez parlé des achats et de la place d'HERA. Il s'agit d'une agence nouvelle à laquelle je participe, extrêmement mobilisée sur les situations d'urgence face aux crises. Des fonds européens ont été mobilisés sur la constitution de stocks. Nous sommes mobilisés par conséquent sur la question des stocks dédiés à des situations d'urgence sanitaire et, plus généralement, dans les réponses aux situations de crise.

S'agissant du Fluorouracile, je ne suis pas informé d'une demande de modification de prix. Le sujet est essentiellement hospitalier. Nous ferons le point sur le sujet. Nous vous répondrons par écrit.

Je reviens aux questions de madame la rapporteure, qui souhaitait en premier lieu que je reprécise le modèle de surveillance. L'événement indésirable grave classique est lié à un médicament pris tandis qu'il n'aurait pas dû l'être ou à un médicament manquant. La difficulté concerne la question de la présomption : un événement de santé imprévu est-il lié ou non à la non-prise d'un médicament ? Je prends l'exemple caricatural d'une méningite, sans antibiotiques disponibles. Il s'agit d'un effet indésirable gravissime avec décès. Ces événements remontent systématiquement. Le système n'est donc pas dédié à l'absence de médicament. Le système de surveillance porte en revanche sur les effets secondaires d'un médicament et sur les effets de la substitution ou de l'absence d'un médicament. Il assure de surcroît une surveillance de l'état de santé de la population. Les survenues d'événements graves remontent systématiquement, notamment par les ARS. Le dispositif n'est pas passif ; il permet une surveillance permanente, tout signalement grave étant étudié sans délai en réunion de sécurité sanitaire.

Vous avez évoqué, à plusieurs reprises, la possibilité de constitution d'un pôle public. La réflexion me paraît essentielle. Je me permets de citer le rapport complet et récent de Laurence Cohen. Il existe plusieurs exemples, au Brésil, aux États-Unis, en Inde et en Suisse. Ils nous permettent de faire avancer notre réflexion sur la possibilité de révisions de prix tout au long de la vie d'un médicament. De son côté, le modèle américain est intéressant, même s'il pose des questions sur le traitement équitable des laboratoires. Je souhaite en outre ajouter un élément de temporalité. Vous avez cité les préparations magistrales. Il existe également les préparations hospitalières spéciales. Le champ des officines et le champ de l'hôpital sont extrêmement différents. Ces deux dispositifs me paraissent fondamentaux car ils permettent de réagir rapidement. Le temps est différent de celui de la création potentielle d'un pôle public de fabrication qui serait pérenne. Il est différent également du temps de relocalisation d'une entreprise. Dans ce cas, la réponse est rapide et opérationnelle. Il s'agit d'un bel exemple de réponse agile, en particulier si nous devons rapidement déclencher une production dans le cadre du plan blanc du médicament. La réflexion sur un pôle public de production doit ainsi être menée ; néanmoins, je pense que le fait de disposer de solutions déjà testées est fondamental.

Je n'ai pas beaucoup parlé de l'avenir. Vous m'avez interrogé sur la manière d'améliorer encore la situation. Je suis extrêmement modeste et humble au regard de la situation évolutive et multifactorielle que nous connaissons. Les enjeux, de surcroît, sont mondiaux. Les solutions ne peuvent, de leur côté, qu'être européennes. Nous avançons néanmoins sur de nombreuses pistes avec le ministre, qu'il a partagées il y a quelques jours avec l'ensemble des acteurs.

La première piste est celle de la liste des médicaments critiques, sur laquelle nous devons aboutir désormais dans les prochaines semaines.

La deuxième piste est tout aussi fondamentale pour patients et professionnels. Il s'agit de renforcer la communication et l'information. L'absence d'information est source de stress pour le pharmacien et son client. L'enjeu des logiciels est de renforcer l'information des pharmaciens d'officine. Nous devons pousser l'information depuis l'ANSM. Il en va de même pour les établissements de santé. Des groupes de travail sont en place sur le sujet. Ils associent notamment les associations de patients.

Le troisième axe est celui du plan blanc face à une crise. Il s'agit de répondre aux crises de façon plus puissante, puisqu'à l'échelle européenne (avec HERA et l'EMA, notamment). Au niveau national, l'ANSM disposerait en outre de solutions à mettre en action face à une crise majeure.

Enfin, nous devons davantage tenir compte de la saisonnalité. Il existe en effet des pics de consommation. L'anticipation par les professionnels, les sociétés savantes, les hôpitaux est essentielle. Il s'agit en outre d'anticiper les signaux faibles émis par les acteurs en amont du circuit.

Je tiens à être précis. Une partie de la réponse passe par les bonnes pratiques et le bon usage, comme éviter l'automédication, par exemple.

Enfin, l'axe de la production est évidemment essentiel. Il n'entre cependant pas dans le champ de la DGS.

Par ailleurs, une mission est en cours sur les génériques. Nous sommes mobilisés sur la partie relative à la santé publique. Enfin, l'article 65 de la LFSS 2022 est en cours de mise en oeuvre. Il permet de cibler les médicaments concernés et les engagements d'approvisionnement associés.

Les sujets sont extrêmement complexes. La France est probablement un des pays les mieux structurés pour répondre aux enjeux de pénurie, avec des innovations qui intéressent nos voisins européens et que nous portons pour une action européenne concertée face aux crises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour la précision de vos réponses. Je vous invite à apporter des réponses écrites au questionnaire que nous vous ferons parvenir. Vous pourrez aborder tout sujet que vous jugerez utile en complément.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 50.

Mercredi 1er mars 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 35.

Audition du professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation, de Mmes Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo, M. Pierre Chirac, de la revue Prescrire et du professeur Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous nous retrouvons pour une audition plénière de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments dans le cadre d'une table ronde intitulée « Regards croisés sur les pénuries de médicaments ». Vous êtes issus d'horizons différents, et c'est ce qui nous intéresse.

Aujourd'hui, nous entendons plusieurs associations ou organismes, que nous pourrions qualifier de « grands témoins » des pénuries de médicaments et de leurs conséquences.

Nous avons jusqu'à maintenant recueilli les constats et les analyses des acteurs institutionnels : l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), la Haute Autorité de santé (HAS), le Comité économique des produits de santé (CEPS) et la direction générale de la santé (DGS).

Ce sont aujourd'hui les acteurs de terrain, les usagers et prescripteurs des médicaments, issus de divers secteurs médicaux, que nous entendrons, afin de vérifier la convergence - ou la divergence - de ces constats.

Sont présents autour de la table :

- Professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation (SFAR). Votre association s'est donné pour mission de promouvoir la recherche et les bonnes pratiques dans le domaine de l'anesthésie et de la réanimation. Ce n'est hélas pas la première fois que vous tirez la sonnette d'alarme sur le sujet des pénuries de médicaments, puisque dès 2011, vous dénonciez, je cite, « l'intensification des ruptures, déjà récurrentes », mais aussi « ce que l'on voit arriver : l'arrêt commercial pour raison économique touchant des produits indispensables et sans alternatives », ou par manque de matières premières. Vous nous direz si ces prédictions se sont vérifiées et nous donnerez votre appréciation sur les mesures qui ont été - ou non - prises pour y remédier.

- Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, qui fédère les dix-huit centres de lutte contre le cancer. L'une des missions de ces centres est de permettre au plus grand nombre de personnes touchées par le cancer d'avoir accès à des soins innovants et de qualité, notamment par une politique d'achat spécifique, par des programmes de recherche et essais cliniques, et par la mutualisation des connaissances et des expériences. Vous pourrez nous parler des pénuries qui frappent aujourd'hui plusieurs traitements anticancéreux essentiels et nous préciser l'importance des pertes de chance qui en résultent pour les patients. Vous nous direz aussi si le système français garantit, selon vous, un bon accès aux médicaments innovants, qu'il s'agisse de leur autorisation ou de leur tarification.

- M. Pierre Chirac, rédacteur de Prescrire, édité par l'association « Mieux prescrire ». Prescrire s'est donné pour mission d'apporter une information de qualité aux professionnels de santé dans l'exercice de leur activité, notamment en ce qui concerne les médicaments. Vous publiez notamment un palmarès des médicaments apportant de réels progrès thérapeutiques, et faites une revue des nouveaux traitements disponibles. Vous pourrez évoquer devant nous l'impact de l'innovation sur l'accès aux soins et nous éclairer sur le différentiel thérapeutique réel entre médicaments innovants et médicaments matures. Peut-être pourrez-vous aussi évoquer l'intérêt et les dangers de la substitution d'un traitement par un autre, parfois incontournable dans un contexte de tensions sur l'approvisionnement.

- Professeur Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation (SFNDT). À un contexte d'accès à la dialyse fortement compliqué s'ajoute la pénurie d'un traitement antirejet important, le Bélatacept. Vous pourrez nous présenter plus en détail ces cas de ruptures d'approvisionnement et la manière dont les professionnels peuvent y trouver des solutions.

- Mme Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo, association de patients atteints de maladies rénales, qui gère notamment un site internet de partage d'informations. Votre association vise à assurer l'information et l'accompagnement des patients, notamment sur les traitements disponibles - ou indisponibles - et à relayer les difficultés rencontrées. Vous pourrez nous en dire plus sur l'impact très concret des pénuries sur la santé publique et la perte de chance, et sur les mesures qui sont prises pour y remédier.

Sur les différents points évoqués, nous souhaitions que vous puissiez témoigner de manière concrète de votre expérience et des situations que vous rencontrez au quotidien.

Vous aurez chacun tour à tour la parole pour un propos introductif d'environ cinq minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.

Nous vous demanderons également de bien vouloir nous retourner des réponses écrites en complément de cette audition.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Chirac, Frimat, Mme Beaupère, M. Albaladejo et Mme Caillé prêtent serment.

Vous avez la parole pour environ cinq minutes.

M. Pierre Chirac, rédacteur de Prescrire. - Les premiers articles de Prescrire sur les pénuries de médicaments datent de 1999. Nous en avons publié une centaine depuis. Il ne s'agit donc pas d'un problème nouveau, mais son aggravation était prévisible.

Tant mieux si, en France et au niveau européen, un certain nombre d'initiatives voient le jour pour trouver des solutions à ce problème, même si celui-ci n'a malheureusement fait que s'aggraver.

Le nombre de médicaments en rupture de stock n'a fait que s'alourdir, posant des problèmes considérables à certains patients et aux soignants, qui passent de plus en plus de temps à essayer de pallier ces pénuries.

Il y a quelques jours, le groupe pharmaceutique de l'Union européenne a publié une enquête réalisée auprès des États membres : en moyenne, les pharmaciens passent près de sept heures par semaine à essayer de résoudre ces pénuries, ce qui n'est pas la meilleure utilisation de leurs compétences. Ils commencent d'ailleurs à demander à être rémunérés pour cela.

Dans la quasi-totalité des 29 pays ayant répondu à l'enquête, les pharmaciens considèrent que cela occasionne des détresses chez les patients, 90 % des interruptions de traitement, 58 % des traitements sous optimaux, 35 % des erreurs médicamenteuses, 21 % des effets indésirables et 4 pays sur 29, soit 14 %, signalent même des décès.

Le problème le plus important pour les patients réside dans le fait de ne pas avoir accès à des médicaments essentiels.

On peut parfois les remplacer par des médicaments équivalents, mais pas toujours : soit ils n'ont pas la même balance bénéfice-risque, soit ils n'ont pas le même dosage, soit il existe des problèmes d'information dus à la langue. Je pense que ce sont ces patients en détresse qui poussent le plus les responsables politiques à faire quelque chose.

Les soignants perdent du temps en prescrivant des médicaments qui ne sont pas disponibles. Les pharmaciens sont obligés de trouver des alternatives à l'hôpital ou en ville. Bref, la situation de terrain est insupportable, et cela fait plus de vingt ans que cela dure, qu'il s'agisse de médicaments ou des vaccins.

Il est grand temps de trouver des solutions pérennes qui prennent en compte l'ensemble de la problématique. Ce sera probablement au niveau européen, mais il faut absolument que des États membres - pourquoi pas la France ? - soient leaders pour pousser l'Europe à adopter des mesures pérennes et efficaces.

M. Luc Frimat. - Vous avez parlé de criticité : cela peut se poser lorsqu'on est face à un patient, au bloc opératoire ou en consultation, mais il ne faut pas oublier la problématique des maladies chroniques, qui vont imposer un traitement aux patients durant dix, vingt, trente ans. C'est ce témoignage que je souhaite apporter aujourd'hui.

Vous avez évoqué la problématique du Bélatacept, médicament immunosuppresseur utilisé dans le cadre des transplantations rénales. La transplantation rénale représente 45 000 patients en France et 55 000 patients dialysés. Ces 90 000 patients représentent le stade le plus avancé de la maladie rénale chronique, lorsque les reins sont détruits et ne fonctionnent plus. On estime par ailleurs que 8 % de la population française est concernée par la maladie rénale chronique, ce qui représente environ 5 millions de patients.

Le Bélatacept est un médicament qui existe depuis une quinzaine d'années. Il est utilisé en France chez environ 2 500 patients. La France est le pays d'Europe qui l'utilise le plus, ce qui témoigne des différences dans son utilisation et son indication, comme c'est souvent le cas dans notre spécialité, où la personnalisation du traitement, l'adaptation aux besoins du patient, à l'équilibre entre l'efficacité et la sécurité sont omniprésentes.

Ce médicament est en rupture annoncée depuis plusieurs mois et en rupture aiguë depuis deux ou trois mois. Je dois souligner la place de l'ANSM pour gérer cette crise.

La SFNDT a été invitée à proposer le nom de trois professionnels pour faire partie d'un comité d'experts, qui a mis sur pied une fiche à la disposition des soignants pour poser l'indication du médicament et, par le biais du laboratoire, savoir si l'indication peut être retenue ou non.

Ce comité s'est réuni depuis début janvier. Je participe aux réunions d'information en tant que président de la société savante, avec l'ANSM. On peut souligner qu'il reste des médicaments disponibles, et nous allons probablement réussir à passer le cap d'ici quelques mois avec une organisation efficace.

Le Bactrim, quant à lui, est un antibiotique historique en solution buvable fabriqué en France. Son taux de remboursement est bien inférieur au coût de production. Ce médicament est la propriété d'un laboratoire belge, Eumedica, qui a racheté le produit aux laboratoires Roche. La France rembourse le médicament moitié moins que la totalité des autres pays européens.

Ce médicament, qui peut se substituer aux comprimés, est particulièrement nécessaire aux enfants dans sa forme buvable.

La demande de remboursement adapté a déjà suivi tout le process CEPS et a reçu une fin de non-recevoir. On nous dit qu'il n'est pas possible de rembourser ce médicament plus qu'il ne l'est actuellement. On a donc un risque de rupture artificiel, puisque le médicament produit en France est exporté vers les pays qui le remboursent davantage. Il est probablement assez simple de résoudre cette difficulté.

Enfin, j'insiste sur le fait que la gestion de la pénurie pour les maladies chroniques concerne plusieurs millions de patients. Il faut avoir une action de prévention. Notre pays est à la traîne dans ce domaine. On essaie de résoudre un problème aigu lorsque la maladie est à son stade le plus avancé, mais il faut parallèlement faire un effort en matière de prévention, par exemple pour le dépistage de la maladie rénale chronique.

En France, ce dépistage s'élève à 25 %, contre 66 % au Royaume-Uni. Pourquoi ne réussissons-nous pas à diagnostiquer précocement la maladie pour mettre en oeuvre des mesures de néphro-protection efficaces afin de diminuer le recours au traitement par dialyse et greffe ? Faisons cet effort à l'échelle de notre pays. Nous le demandons depuis plusieurs mois.

Je tiens également à souligner que notre spécialité est en très grande tension du point de vue du dispositif médical. L'hémodialyse se fait par une fistule artérioveineuse créée chirurgicalement. Cependant, il n'est pas possible de créer cet apport vasculaire dans 30 % à 40 % des cas. On doit dès lors avoir recours à des cathéters. Que fait-on quand il y a plus de cathéters ou de médicaments pour déboucher les cathéters bouchés ? Que fait-on en cas de pression internationale sur le prix du blé et du maïs, qui servent à fabriquer les concentrés de dialyse ?

La néphrologie est un puzzle qui compte beaucoup de pièces. Je vous remercie donc de nous donner la parole aujourd'hui pour le souligner.

Mme Sophie Beaupère. - Les tensions et les ruptures d'approvisionnement en médicaments utilisés en oncologie sont un sujet de préoccupation majeure pour Unicancer, qui représente les centres de lutte contre le cancer, mais également pour les associations de patients.

Concrètement, le sujet est multifactoriel et présent dans toute la chaîne des molécules, des nouvelles formes concernant l'accès précoce et la recherche clinique, jusqu'aux molécules plus anciennes.

Les centres de lutte contre le cancer ont la chance d'être regroupés non seulement en fédérations, mais également en groupements de coopération sanitaire et bénéficient d'une centrale d'achat commune, avec un marché des médicaments commun aux dix-huit centres, ce qui permet d'avoir des discussions avec les laboratoires. Deux cents médicaments sont ainsi regroupés dans ce marché.

Cependant, en 2022, 27 molécules ont été impactées par des problèmes d'approvisionnement, soit 13,5 %. 50 % étaient contingentées et 50 % en rupture.

En travaillant avec les laboratoires, on a pu faire en sorte que ces ruptures n'aient pas d'impact sur les centres grâce à un travail de coordination et d'échange qui a permis de trouver des alternatives quand c'était possible, mais une partie des molécules était néanmoins contingentée, sans alternative. Cela reste donc compliqué, alors même que nous sommes très organisés.

Par ailleurs, des difficultés persistent concernant l'accès précoce aux médicaments innovants. Beaucoup d'articles sont revenus ces dernières semaines sur le sujet, et des oncologues de toute structure ont pris des positions et alerté sur les difficultés qu'ils pouvaient rencontrer, liées aux modalités d'évaluation de la HAS, qui les a pourtant fait évoluer.

Celles-ci restent insuffisamment adaptées à l'évolution des médicaments, avec des essais randomisés qui ne peuvent être réalisés, les molécules étant de plus en plus spécialisées et concernant un petit effectif de patients. Nous plaidons en faveur de l'utilisation des données en vie réelle. C'est un sujet très important s'agissant de médicaments innovants.

Le troisième problème concerne des molécules plus anciennes. Notre fédération est extrêmement préoccupée par la radiation des médicaments présents dans la liste des molécules onéreuses.

Ce système existe depuis plusieurs années et était assez clair : si les prix des molécules onéreuses étaient inférieurs à 30 % du tarif du séjour, ces molécules étaient basculées dans le tarif du séjour, qui était augmenté. Dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, une liste de molécules a été arrêtée concernant beaucoup d'anticancéreux. Il nous a été annoncé en février que ces molécules étaient non seulement radiées et qu'aucun mécanisme financier ne serait prévu pour les financer.

Les fédérations se sont émues du sujet et on nous a annoncé un mécanisme financier compensatoire pendant un an seulement.

Ceci concerne des médicaments onéreux utilisées pour les chimiothérapies en hospitalisation à domicile (HAD) et des médicaments utilisés en hématologie. J'attire votre attention sur le fait que cela peut entraîner un risque de restriction de l'accès aux soins. C'est paradoxal s'agissant de médicaments dont le prix est relativement bas. Aucun mécanisme financier n'étant prévu, il existe un risque qu'ils soient moins prescrits par un certain nombre de structures.

Ce mécanisme, tel qu'il est prévu en 2023, risque de générer de nouvelles pénuries et de nouvelles problématiques d'accès. D'autres sujets concernent par ailleurs la disponibilité de certains dispositifs médicaux. C'est pourquoi nous pensons qu'un pilotage global est nécessaire.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'implique cette liste ?

Mme Sophie Beaupère. - Il existe des critères pour déterminer les médicaments les plus coûteux. On radie ces médicaments de la liste lorsque leur coût devient inférieur à 30 % du coût du séjour.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quelle en est la conséquence ?

Mme Sophie Beaupère. - Jusqu'à présent, un financement était prévu dans le cadre de la tarification à l'activité. La prise en charge de ce produit s'ajoutait au prix du séjour. Ce n'est plus le cas. On radie donc en février 2023 des médicaments sans donner de moyens financiers compensatoires aux établissements pour les financer.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela met donc l'établissement en difficulté financière ?

Mme Sophie Beaupère. - Exactement. Cela peut représenter un million d'euros par an pour un établissement.

Il n'y a pas toujours de substitut, et cela n'incite pas forcément les laboratoires à diminuer les prix, le médicament n'étant dès lors plus dans la liste des molécules onéreuses.

C'est une problématique nouvelle. Suite à notre intervention, il a été décidé qu'un financement viendrait en aide à la contractualisation, mais pour une durée d'un an, ce qui ne laisse pas de place à une solution très claire dans l'avenir. Ceci est générateur de nouvelles problématiques.

M. Pierre Albaladejo. - La SFAR est une société savante. Elle compte 12 000 médecins anesthésistes et 11 000 infirmiers anesthésistes. Nous sommes associés à 12 millions d'actes par an, ceux-ci couvrant pour moitié la chirurgie et pour moitié la médecine interventionnelle - cardiologie, endoscopie, etc. En outre, deux tiers des réanimateurs sont en France anesthésistes-réanimateurs.

Nos missions portent principalement sur la formation et la recherche, mais nous enregistrons également une grande production de référentiels pour cadrer les différentes pratiques et les prescriptions de médicaments.

Pourquoi notre spécialité est-elle aussi vulnérable face aux pénuries ? La majorité de nos médicaments sont matures, très vieux, très simples, peu chers et administrés volontiers par voie intraveineuse. C'est un des facteurs qui augmentent le risque de pénurie. Notre spécialité comporte également l'anesthésie pédiatrique. Or, comme vous le savez, les médicaments à destinée pédiatrique sont particulièrement vulnérables en termes de tensions et de pénuries.

Je ne remonterai pas à 2008 pour vous expliquer l'histoire des pénuries auxquelles nous avons été confrontés, mais je citerai quelques exemples. Ainsi, l'Héparine, pour ce qui est des médicaments issus de la biologie, provient de l'intestin de porc et nous cause quelques soucis puisque d'éventuelles épidémies risquent d'impacter la production de ces médicaments.

L'antidote de l'Héparine est la Protamine. La Protamine est issue du sperme de saumon. Or la seule ferme produisant du saumon pour cet usage se situait à Fukushima. On a donc des situations de pénurie ou de tension liées à des catastrophes climatiques et industrielles imprévisibles.

S'agissant des médicaments issus de la synthèse chimique, certains - extrêmement critiques -, sont d'utilisation rare et sont aussi vulnérables, comme le Dantrolène, qui permet de traiter des patients qui font une complication indésirable extrêmement rare due aux gaz anesthésiques, l'hyperthermie maligne. Le Dantrolène a été à plusieurs reprises en tension d'approvisionnement, des modifications de date de péremption nous ayant permis de garder nos stocks. Il s'agit de situations extrêmement classiques mais multiples.

Cela a-t-il des conséquences sur les patients ? La réponse est oui, et de plusieurs façons. Il s'agit rarement de pénurie pure et d'une absence totale de médicaments, mais de conséquences dans l'organisation des soins. Les soins sont complexes. Imaginez un service de réanimation, avec des infirmiers qui préparent des médicaments. Il faut une homogénéité dans les procédures de préparation, et lorsqu'on substitue un médicament à un autre, on se retrouve avec des médicaments de concentration et de pharmacocinétique différentes, ce qui pose un problème d'organisation et fait le lit de l'erreur médicamenteuse.

La densité du soin en anesthésie et réanimation fait qu'il existe un risque d'erreur. Le Comité d'analyse et de maîtrise du risque (CAMR) essaie de proposer depuis de nombreuses années des recommandations, en collaborant avec l'ANSM pour essayer de sécuriser le processus imposant l'utilisation de médicaments.

Je veux insister sur le fait qu'une fluidité dans le transfert d'informations entre les agences et les professionnels est nécessaire. C'est souvent notre pharmacien qui nous alerte sur la pénurie, avant qu'on ne reçoive la lettre de l'ANSM, la semaine suivante.

Ceci n'est pas une critique vis-à-vis de l'ANSM, qui fait un travail formidable, mais il existe un problème de structuration de l'information qui nous incite à réfléchir à la façon de modifier nos soins et nos processus au vu des crises qui se produisent.

Je voudrais également souligner le rôle des pharmaciens, qui sont nos partenaires dans cette affaire. Au CHU de Grenoble, où je travaille, c'est un plein-temps de pharmacie qui s'occupe des pénuries et de leur gestion.

En 2018-2019, la SFAR avait déjà produit une liste de médicaments que l'on peut sémantiquement qualifier de critiques, essentiels ou prioritaires. Nous ne souhaitons toutefois pas que ces listes servent à d'autres objectifs. Elles ont été établies pour appeler l'attention sur des médicaments particulièrement critiques, très vulnérables, sans lesquels on ne peut travailler.

Cette liste a été produite pour l'anesthésie et la réanimation entre 2018 et 2020, et transmise à l'ANSM. Pendant le Covid, nous avons réalisé des travaux pratiques, les cinq médicaments contingentés - Propofol, Midazolam, et trois curares - ayant été les plus impactés.

Ceci a permis de travailler avec la DGS, avec l'aide d'un mécanisme appelé « Boucle réa » qui permettait, semaine après semaine, de constater l'état des stocks avec la SFAR, la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) et la Société française de pharmacie clinique (SFPC). Les discussions ont été extrêmement intéressantes et surprenantes, car nous pensions que notre métier était connu de tous alors que ce n'est pas le cas.

La première étape a été de dresser une revue de toutes les molécules disponibles. Nous nous sommes aperçus, ce qu'on savait déjà, qu'on créait de la dégradation du soin au fur à mesure de la dénomination des médicaments qui ressortaient de nos vieux manuels, qui ont été pourtant utilisés par la DGS pour prévenir les cas de pénurie majeure, en particulier de Propofol et de Midazolam, c'est-à-dire de médicaments sédatifs.

On a ressorti de vieux médicaments, comme le Penthotal ou le Gamma-OH, qu'on n'utilise plus parce qu'ils ne correspondent plus du tout à l'organisation des soins dans laquelle on se trouve actuellement, avec l'ambulatoire ou la réhabilitation rapide après chirurgie.

Nous avons aussi participé à la discussion autour du contingentement de ces molécules en alertant la DGS sur le fait que ces médicaments n'étaient pas seulement utilisés en réanimation, mais aussi dans le cadre de gestes de chirurgie ou de médecine interventionnelle urgente, que ce soit en cancérologie, en traumatologie - même si la traumatologie avait beaucoup baissé lors du confinement.

Ainsi que je l'ai dit, un nouveau médicament dans les services crée un problème d'organisation. Les infirmiers anesthésistes de mon service ont créé une affiche pour tenter de sensibiliser les infirmiers et les professionnels sur l'arrivée d'un Propofol chinois d'une qualité équivalente dont le label était uniquement rédigé en chinois, avec une toute petite mention du nom Propofol, sans que le dosage soit indiqué. Il existe aussi une version brésilienne. Nos équipes, avec beaucoup d'humour, ont réussi à gérer ces affaires, mais cela a constitué pour nous une pression en termes de modification de l'organisation.

Pour finir, nous avons été contactés par M. François Bruneaux, de la DGS, pour déterminer une liste de médicaments essentiels faciles à produire par les professionnels. L'implication des sociétés savantes est très importante à ce sujet.

On a évoqué l'utilisation de la liste de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la liste de la Food and drug administration (FDA), qui ne correspondent pas du tout à la pratique française. Ces listes comportent des anomalies ; autant créer nos propres listes, qui correspondent à des listes ISO soins afin de conserver la qualité et la sécurité des soins que nous prodiguons actuellement.

Mme Yvanie Caillé. - Renaloo est une association de patients atteints de maladie rénale, insuffisants rénaux, dialysés et greffés.

Le sujet qui nous préoccupe depuis un certain temps est la pénurie de Bélatacept, qui est un antirejet. Il en existe d'autres heureusement, ce qui permet de le remplacer par d'autres traitements.

Le standard of care, en matière de transplantation, est assez ancien. Il remonte à une trentaine d'années. Une de ses particularités, par rapport aux médicaments majoritairement néphrotoxiques pour le greffon rénal, est de pas être toxique pour le rein, d'améliorer la fonction des reins transplantés, mais aussi de diminue la survenue de certaines complications, comme l'hypertension artérielle et le diabète, très fréquentes avec les autres traitements anti-rejets, ainsi que de prévenir la formation d'anticorps contre le greffon, à l'origine des rejets chroniques des greffes.

Ces particularités font que ce médicament a un intérêt important pour une partie des patients. Cela fait trente ans que les patients attendaient une avancée thérapeutique de ce type.

Le Bélatacept connaît une situation de pénurie depuis cinq ans. Cela a commencé par des tensions d'approvisionnement et, depuis deux ans, cette pénurie a des conséquences sur l'accès des patients au médicament, qui s'est encore criticisé depuis l'été dernier.

Un dispositif a été mis en place pour réguler l'attribution des quelques doses disponibles pour les patients les plus graves, qui sont en petit nombre, mais ces indications laissent de côté un certain nombre d'autres d'indications du Bélatacept, pour lesquelles les patients sont en attente de solution. Cela concerne notamment ceux qui ont reçu un rein de mauvaise qualité. Comme vous le savez, en raison de la pénurie, une partie importante des patients sont greffés avec des reins qu'on dit « à critères élargis », c'est-à-dire de qualité un peu suboptimale.

Ces patients subissent beaucoup la néphrotoxicité des traitements habituels. Le Bélatacept a donc pour eux un intérêt majeur.

Cela concerne aussi les patients qui ont reçu un rein de bonne qualité, mais qui se retrouve au bout d'un certain temps altéré par la néphrotoxicité des autres traitements.

Les patients qui auraient besoin du Bélatacept ne parviennent pas aujourd'hui à y accéder. Ceci a des conséquences très concrètes : une dégradation plus rapide du rein greffé, proportionnelle à la durée de non-recours et directement corrélée à la pénurie, avec des pertes de chance associées majeure, pour des greffons rénaux qui auraient dû être sauvés ou améliorés et qui continuent de se dégrader et risquent d'être perdus au bout de quelques mois, alors que la durée de vie de ces greffons aurait pu être prolongée.

Perdre son greffon, pour un patient transplanté, signifie un retour à la dialyse. Les conséquences humaines et médicales sont considérables pour les patients, mais aussi pour le système de santé, puisque la dialyse présente pour la société un coût bien plus élevé que la greffe. Schématiquement, une année de dialyse coûte 80 000 euros au système de santé, contre 20 000 euros pour une année de post-greffe. Les conséquences de cette pénurie sont donc très mesurables pour les patients et pour la société.

Aujourd'hui, toutes les équipes françaises n'utilisent pas le Bélatacept de manière équivalente. Ceci est assez indépendant de la pénurie. Certaines ne l'utilisent pratiquement pas quand d'autres l'utilisent beaucoup et sont devenues très expertes dans son maniement. Il existe de ce fait aujourd'hui des listes d'attente pour l'accès au Bélatacept. Nous travaillons notamment avec l'équipe du CHU de Grenoble, où on compte actuellement 150 greffés rénaux sur liste d'attente pour le Bélatacept. Cela se retrouve de façon assez générale sur le territoire. Ces patients qui devraient bénéficier de ce médicament attendent de pouvoir le recevoir.

Face à cette situation, nous avons été impliqués dans les démarches de gestion de la pénurie. Un système de gestion a été mis en place pour les indications les plus graves, mais elles laissent de côté beaucoup de patients. Notre association réclame la transparence sur les raisons de cette pénurie qui dure depuis six ans. On a du mal à comprendre comment un industriel peut laisser cette situation perdurer aussi longtemps, compte tenu des conséquences pour les malades.

À l'origine, la pénurie a suivi un changement d'usine de ce bio-médicament dont la chaîne de production est un peu complexe. Ce changement aurait dû permettre d'améliorer la production et produire davantage. On ne comprend pas pourquoi ce n'est toujours pas le cas au bout de six ans.

Tous les ans, le laboratoire nous dit que cela ira mieux dans un an, ce qui n'est pas le cas. Nous sommes très sceptiques quant aux capacités d'améliorer la situation d'ici la fin de l'année 2023, comme on nous l'a à nouveau promis.

Nous souhaiterions également que l'ensemble des pertes de chance soient clairement documentées, ce qui est faisable. Nous demandons aussi que les autorités sanitaires françaises et européennes jouent pleinement leur rôle et fassent en sorte que les industriels soient tenus de produire leurs médicaments en quantités adaptées à la demande des patients.

Des choses très concrètes pourraient être mises en place sur le terrain pour réduire la pénurie. Récemment, l'Agence européenne du médicament (EMA), suite au changement de chaîne de production pour des questions de bioéquivalence, a recommandé une augmentation de la posologie de Bélatacept de 20 %.

Cela amplifie la pénurie, puisqu'il faut plus de doses pour un même patient. Or les autorités de santé américaines, confrontées aux mêmes données, n'ont pas pris cette décision. Nous nous interrogeons sur les raisons de cette divergence entre autorités européennes et américaines. Gagner 20 % de posologie, s'il s'avère que les autorités américaines ont pris cette décision pour des raisons valables, semblerait un progrès important permettant de disposer de doses supplémentaires.

Nous souhaiterions aussi une réelle gestion de la pénurie, afin d'optimiser les doses disponibles. Aujourd'hui, un patient de 50 kilos doit recevoir 300 milligrammes de Bélatacept tous les mois. Or le médicament est conditionné en flacon de 250 milligrammes. Il faut donc deux flacons pour obtenir 300 milligrammes, les 200 milligrammes restants étant jetés, alors que nous sommes en situation de pénurie.

Nous avons dialogué avec l'ANSM pour que les doses soient préconditionnées et qu'on utilise le dosage exact dont un patient a besoin afin de ne pas jeter les reliquats et que ceux-ci soient collectivisés pour tous les patients qui en ont besoin. Tout le monde semble trouver que c'est une bonne idée mais, malgré cela, on n'avance pas.

Un autre élément pourrait être étudié de près. Il s'agit de l'espacement des doses. Un certain nombre d'équipes s'intéressent depuis plusieurs années à ce qui se passe si, au lieu de procéder à une injection toutes les quatre semaines, on la fait toutes les six semaines. Certaines études et données montrent que cela se passe bien si l'on sélectionne bien les patients. Cet espacement des doses n'est aujourd'hui absolument pas prévu ni encouragé. Cela permettrait pourtant de disposer de plus de doses et peut-être aussi d'éviter la surexposition au produit pour certains patients.

Nous discutons régulièrement de tous ces éléments avec l'ANSM. Nous trouvons que les choses pourraient avancer plus vite pour trouver des solutions concrètes et rapides.

J'ajoute que les équipes qui s'engagent dans le préconditionnement, l'espacement des doses ou les mesures de gestion n'y sont pas incitées. On pourrait croire que cela pourrait permettre de récupérer des médicaments pour leurs propres patients mais, depuis la mise en place des mesures de gestion de la pénurie, toute dose récupérée est nationalisée et mise au pot commun. Les équipes ne les récupèrent pas pour leurs propres patients ce qui, dans les faits, ne les incite guère à mieux gérer la pénurie localement.

Je voulais vous faire part de cette vision de notre association de patients, de l'expérience des malades qui sont aujourd'hui en attente de Bélatacept et qui souhaiteraient que des solutions soient trouvées pour leur permettre un accès plus rapide à ce médicament, dans l'intérêt de leur santé.

- Présidence de Mme Alexandra Borchio Fontimp, vice-présidente -

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Je donne la parole à Mme la rapporteure.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Professeur Frimat, concernant la pénurie de Bélatacept, vous nous avez parlé du rôle de l'ANSM et de la constitution d'un comité d'experts.

Comment est-il composé ? Quelles sont les décisions qui en découlent et comment sont-elles ensuite éventuellement appliquées ?

Vous avez pratiquement toutes et tous été confrontés à des pénuries, et on voit bien que ce n'est pas un phénomène récent. Il a été amplifié notamment par la crise, mais dure depuis un moment. Vous avez pu voir que beaucoup de rapports parlementaires bien fournis et documentés, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, ont été rédigés sans que rien de décisif ne se produise hélas par la suite.

Plusieurs d'entre vous ont souligné que ces pénuries ont des conséquences extrêmement graves en termes de perte de chance pour les patients que vous pouvez suivre. J'ai posé la question à M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé, qui n'a pas vraiment répondu à cette question.

Toutes les agences, au niveau français comme au niveau européen, doivent jouer leur rôle, mais considérez-vous les laboratoires français ont une part de responsabilité dans cette pénurie, et de quel ordre ? Quelles sont les solutions ?

Nous sommes là pour dresser un constat mais, quelles que soient nos familles politiques, nous le partageons tous. Il faut trouver des solutions pour en sortir. Que préconisez-vous ? Un certain nombre de pistes ont été ouvertes par Renaloo, et je suis étonnée que les solutions de bon sens que vous avez évoquées n'aient pas connu de suite. Quelles sont vos propositions et comment peut-on les mettre en oeuvre ?

Vous avez par ailleurs évoqué le rôle de la France et de l'Europe. On connaît les mêmes phénomènes de pénurie un peu partout au niveau mondial, mais ce sont en même temps les mêmes politiques qui sont appliquées dans tous les pays. Ce n'est donc pas tellement étonnant.

En tant que médecin ou en tant que responsable d'association d'usagers, avez-vous connaissance de solutions qui sont mises en oeuvre ailleurs et qui pourraient l'être en France ? Il est important de le savoir pour que la commission d'enquête puisse faire des propositions beaucoup plus fortes.

M. Luc Frimat. - Le comité d'experts comporte six experts, trois de la SFNDT, trois de la Société francophone de transplantation (SFT).

Le groupe constitué par l'ANSM, au-delà du comité, a établi trois indications prioritaires, à partir d'une fiche complétée par les médecins dans leur service. Cette fiche est adressée aux laboratoires concernés, qui soumettent l'affiche au comité d'experts, lequel, suivant la description des éléments qui sont sous ses yeux, confirme ou non s'il y a indication à prescrire le médicament.

Ceci a été établi de façon très rigoureuse, scientifique et, jusqu'à présent, a permis de répondre aux demandes, avec actuellement un potentiel de prescriptions supérieur à la demande sur ces trois indications.

Les indications au second plan sont celles qui ont été énumérées il y a quelques instants concernant les greffons limite, qui nécessitent de recourir à des médicaments les moins reprotoxiques possible.

S'agissant de la perte de chance, cette notion est extrêmement difficile à définir pour le champ de la néphrologie, de la dialyse et de la transplantation. Ceci a été débattu lors de notre dernière réunion avec l'ANSM. Quand on prescrit un médicament, on doit tenir compte de très nombreux éléments de confusion potentiels. Le greffon a par exemple ses caractéristiques, et chaque patient présente un risque immunologique propre, etc.

Établir que la perte de chance relève uniquement du médicament est un travail de longue haleine, en profondeur, difficile à mener.

Ce travail a été conduit par l'Agence de la biomédecine, qui dispose de registres de dialyses et de transplantations, et cela a été fait dans d'autres domaines que celui du Bélatacept il y a quelques années. Ainsi que cela figure dans les documents que je vous ai adressés ce matin, il n'y a pas de risque avec un dialysat ou un autre, comme on l'avait suspecté un moment.

La notion de perte de chance, pour ce qui concerne les maladies rénales chroniques, est de définition délicate et doit être utilisée avec prudence.

M. Pierre Chirac. - Les pénuries datent d'une bonne vingtaine d'années. Entretemps, les firmes pharmaceutiques ont beaucoup changé, et on a connu des phénomènes de mondialisation et une sous-traitance accélérée. Les matières premières sont notamment produites en Inde et en Chine, et les tensions structurelles sont parfaitement prévisibles.

Les firmes ont fait cela pour améliorer leurs marges financières. Ce qui est certain, c'est qu'en vingt ans, les marges sont devenues de plus en plus des outils de financiarisation. La recherche d'attractivité sur les marchés financiers fait que ce n'est clairement pas dans leur modèle d'affaires de vendre des médicaments peu chers.

Les firmes dépendent essentiellement de médicaments qui ne sont pas forcément vendus en très grandes quantités, mais à des prix très élevés. On n'est plus du tout dans une logique de production de masse à des prix bas. Ce sont en fait des usines de produits de luxe. Les autorités de santé n'y peuvent pas grand-chose, c'est un fait.

Il est clair que les titulaires d'autorisation de mise sur le marché ont obligation d'approvisionner le marché selon l'article 81 de la directive 2020/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, mais elles y satisfont de moins en moins. Il existe beaucoup de moyens pour essayer de leur faire respecter cette obligation.

Pour les médicaments qui sont encore commercialisés par ces firmes, comme le Bélatacept, les autorités françaises ont prévu que les firmes sont tenues d'informer à l'avance des pénuries ou des tensions, de mettre en place des plans de gestion des pénuries et de constituer des stocks de plus en plus importants. Des sanctions sont prévues à cet effet. Ce serait une très bonne chose de pouvoir aller vers cette obligation au niveau européen. Il faut peser en ce sens dans le cadre de la stratégie pharmaceutique qui va être publiée fin mars. Il est indispensable de forcer les firmes à respecter ce point.

Cela étant, il n'existe aujourd'hui aucun moyen de les empêcher d'arrêter la commercialisation du jour où lendemain, comme Astellas avec la Josacine, qui n'existera plus à partir du mois de mars. Que peuvent faire les autorités françaises ? Rien ! On l'a bien vu avec la pénurie d'Amoxicilline ; c'est un château de cartes.

Si la firme se révèle incapable de produire des médicaments essentiels au bout de sept ans, soit on l'oblige à le faire en trouvant des moyens, soit on envisage des productions publiques, comme cela a été proposé par un organe du Parlement européen qui a réalisé un travail très intéressant mentionnant l'intérêt d'un établissement public pour la recherche.

La financiarisation des firmes pharmaceutiques fait qu'un certain nombre de médicaments ne les intéressent pas. Hier encore, Pfizer a annoncé qu'il arrêtait de travailler sur les maladies rares. Pfizer a gagné des dizaines de milliards de dollars avec le vaccin contre la covid. Comment peut-il être intéressé par 10 millions de dollars ? Cela n'a aucun sens.

Il faut donc trouver des solutions alternatives. Ce sera forcément à l'échelon européen, parce qu'il faut entrer dans des logiques d'économies d'échelle pour que produire ces médicaments ait un sens économique. Il faut probablement envisager des prix plus élevés pour les médicaments essentiels. Il est vrai que rembourser les médicaments moins que ce que coûte leur production n'a pas de sens, mais le problème vient du fait que cela dure depuis des années. Il existe donc un problème structurel.

Il faut avoir tout un panel de solutions et, si l'on imagine un établissement public chargé de produire des médicaments essentiels qui n'intéressent pas les firmes pharmaceutiques, veiller que ces médicaments soient diffusés dans le système. On l'a vu lors de la pandémie avec les usines de masques qui se mettent en route pour approvisionner le marché français et qui ferment quelques mois après parce que plus personne n'en achète en France.

Beaucoup de médicaments anciens, qui sont essentiels, ont été cités. Or on a l'impression que les politiques pharmaceutiques sont uniquement centrées sur les médicaments de demain. C'est une erreur. Il existe, en 2023, énormément de médicaments intéressants très anciens dont on a toujours besoin.

On a aujourd'hui un déséquilibre total qui se ressent dans les comptes de la sécurité sociale : on a tellement besoin d'argent pour les nouveaux médicaments qu'il n'y en a plus assez pour des médicaments plus anciens.

Il faut revoir ces aspects si l'on veut trouver des solutions et faire en sorte que les patients aient accès aux médicaments dont ils ont besoin, qu'ils soient chers, peu chers, anciens, récents ou si ceux-ci correspondent à des besoins sanitaires.

Mme Sophie Beaupère. - Il paraît important de prévoir un prix plancher pour ces médicaments pour éviter leur disparition. C'est un sujet majeur.

Il est aussi nécessaire - et cela a été évoqué plusieurs fois - d'améliorer le pilotage du sujet. Sans doute une task force doit-elle être créée, en concertation avec les parties prenantes, puisque des actions de prévention des pénuries peuvent être mises en oeuvre en définissant des seuils d'alerte par produit. Cette information doit être transmise le plus en amont possible à l'ANSM par les laboratoires et être mise à la disposition des différents acteurs, dans le cadre d'une base de données.

La définition même des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) est un autre sujet. On peut avancer plus finement dans cette définition en s'intéressant aux dosages et aux formes, et avoir ainsi une granularité supplémentaire pour améliorer notre capacité collective d'action.

Il faut renforcer les obligations des laboratoires sur ces sujets. Aujourd'hui, un laboratoire, lorsqu'il répond à un marché, doit développer un plan de gestion de la pénurie, mais cette obligation n'est pas vraiment accompagnée de sanctions en cas de non-application et n'est pas suffisamment précise. Cela n'offre donc pas l'utilité escomptée. On pourrait aller plus loin en précisant les modalités d'anticipation, de contingentement, les interlocuteurs et en l'assortissant de sanctions financières claires en cas de non-respect.

Enfin, il existe des exemples dans d'autres pays. On peut travailler sur des solutions pour des produits pour lesquels il n'y a pas de solution stable de manière récurrente et prendre le relais avec la fabrication de préparations hospitalières selon les bonnes pratiques.

Civica Rx, une structure hospitalière à but non lucratif, permet de le faire aux États-Unis, et c'est sans doute une des actions à mettre en oeuvre.

Enfin, il est important, au niveau français et encore plus européen, de disposer de stocks tournants sous la responsabilité des laboratoires afin de faire tampon en cas de tensions. C'est une obligation qui pourrait leur être demandée.

M. Pierre Albaladejo. - Un peu plus de lisibilité serait peut-être souhaitable dans tout ce qui se dit sur les pénuries et les tensions d'approvisionnement. On est nourri par les médias et par les rapports. Le Livre blanc de l'académie de pharmacie paru très récemment donne énormément de solutions, qui ont d'ailleurs toutes été proposées ici.

La lisibilité tient aussi aux classifications. Quand on regarde la liste ATC, on ne retrouve pas nos spécialités. Quand on compare les médicaments sur lesquels travaillent les sociétés savantes, on se retrouve avec plusieurs listes. Cela ne correspond pas au processus de soins. Cela entre dans le paquet « pilotage et informations » avec l'ensemble des partenaires.

On a été nourri par l'actualité nord-américaine en ce qui concerne les tensions et les pénuries. Les Américains cherchaient déjà des solutions il y a vingt ans, mais dans un marché dérégulé. Ils n'en ont pas trouvé, mais on a pu anticiper les problèmes et profiter de leur expérience. Il n'y a pas de solution, si ce n'est que l'État américain a pris des décisions concernant les matières premières, d'où la liste de la FDA produite alors, de façon à rétablir une sorte de contrôle et de souveraineté.

Celle-ci doit-elle nationale ou européenne ? Il va falloir à un moment ou un autre discuter avec nos partenaires européens. S'agit-il d'aller vers une réglementation qui utilisera la proposition la moins-disante en Europe ? Je ne l'espère pas, mais on doit obligatoirement avoir une discussion européenne, faute de quoi on va rétablir la pharmacie centrale des hôpitaux, ce qui serait la pire des mesures. Il faut que la décision soit partagée avec nos partenaires européens. Il faut donc déjà faire une proposition française.

Mme Yvanie Caillé. - J'ai évoqué des solutions très concrètes pour le Bélatacept, mais je pense qu'on peut réfléchir à ce qu'impliquent cette histoire et toutes les autres dont on a entendu parler s'agissant du désintérêt de l'industrie pharmaceutique pour un certain nombre de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur.

Le Bélatacept passera d'ici trois ans dans le domaine public. Nous sommes assez inquiets du désengagement de BMS, qui se traduit notamment par cette pénurie sans fin et par l'incapacité de nos autorités sanitaires à forcer BMS à assurer une production adéquate de son médicament.

On peut regarder ce qui s'est passé aux États-Unis, où plus d'un millier d'établissements de santé, lassés de pénuries de médicaments, se sont organisés sous la forme d'une structure coopérative, Civica Rx, pour réorganiser la production de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur à prix coûtant.

On pourrait imaginer créer en France, voire en Europe, un établissement dont la mission soit d'établir des partenariats publics-privés avec des acteurs impliqués dans la production de médicaments à prix coûtant, de façon à relocaliser l'ensemble de la production en Europe et à assurer aux patients un accès qui ne soit pas entaché par ces pénuries, qui dépendent de l'engagement ou du désengagement des industriels.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Merci pour vos propos très intéressants, mais aussi très inquiétants.

Je reviens sur votre dernière intervention. Une parlementaire européenne, Nathalie Colin-Oesterlé, a proposé de créer cet établissement public qui permettrait de racheter des molécules peu chères ou hors brevet afin de les fabriquer à nouveau au niveau européen. Vous nous avez expliqué que les molécules peu chères qui n'intéressaient plus les industriels étaient laissées de côté. C'est là que la puissance publique européenne aurait intérêt à se saisir du sujet et à fabriquer ces molécules de base. Il serait peut-être intéressant qu'on puisse se rapprocher de ces porteurs d'idées au Parlement européen.

Ce sont des solutions qui semblent intéressantes et urgentes. On a bien compris que cela fait plus de vingt ans qu'on a tiré la sonnette d'alarme mais, aujourd'hui encore, des médicaments disparaissent.

Mme Pascale Gruny. - Avec ma collègue Laurence Harribey, nous avons réalisé, pour le compte de la commission des affaires européenne du Sénat, un rapport consacré à l'Europe du médicament.

La santé n'est pas une compétence pleine de l'Union européenne, mais une compétence d'appui, ce qui pose des difficultés. La collaboration a été meilleure lors de la crise du Covid, mais cela reste très compliqué.

Nous avons été sollicitées par des fédérations de laboratoires français qui nous ont dit que le gros sujet restait l'Ondam et la clause de sauvegarde. Tant qu'on n'aura pas trouvé de solution européenne, la France ne sera pas prioritaire par rapport aux entreprises, à moins de procéder à une étatisation.

M. Frimat a parlé des remboursements en dessous des coûts de revient. Les deux fédérations que nous avons reçues nous ont dit que la Chine et l'Inde avaient fait leur choix de marché et préfèrent ne pas vendre en France. Les princeps ne sont pas élaborés chez nous et nous sommes donc relativement « coincés ». Le Gouvernement ne répond pas à ces attentes.

La France a proposé de recourir à des obligations de constitution de stocks dans des entreprises. Cela a un coût. Qui va le supporter ? Nous avons argumenté en disant que l'État devait aider financièrement à supporter le coût des stocks qu'on pourrait exiger sur les médicaments dits essentiels, critiques, etc.

Mme Annick Jacquemet. - Je voudrais revenir sur les propositions du professeur Frimat. Vous recommandez d'éviter le gaspillage des médicaments. Pensez-vous que distribuer les médicaments à l'unité serait une solution pour lutter contre la pénurie ? Je suis vétérinaire : cela fait des dizaines d'années que nous détaillons les plaquettes d'antibiotiques ou d'anti-inflammatoires en fonction du poids de l'animal et de la durée du traitement. Je suis toujours étonnée qu'on ne fasse pas de même pour la médecine humaine.

Vous parlez également d'une réutilisation raisonnée des matériels. Qu'entendez-vous par-là ? Je trouve que ce sont des mesures de bon sens.

M. Luc Frimat. - Dans quelques jours, la SFNDT publie un Livre blanc sur la « dialyse verte ». Il y a là une dimension environnementale : si on jette 10 % à 20 % du médicament parce qu'il est inutilisé, cela pollue et c'est du gaspillage. Par exemple, un set de préparation pour la pose d'un cathéter comporte toujours 40 % à 50 % de matériel en trop. C'est un pas vers le réutilisable.

À partir du moment où on considère qu'un dispositif est jetable, on ne peut plus le réutiliser, même s'il n'a pas servi. Il y a tout un champ de réflexion à avoir. On n'a pas besoin de compresses stériles pour tous les soins. La SFAR propose également de revenir à des blouses en tissu pour plus ne plus utiliser de blouses jetables. On est à un tournant. On doit se remettre en cause globalement par rapport à des normes qu'on a poussées.

Mme Annick Jacquemet. - Qui décide de ces normes ? À quel niveau peut-on intervenir pour changer les choses ? Je suis entièrement d'accord avec vous.

M. Luc Frimat. - Cela fait plus de trente ans que je suis néphrologue. Historiquement, c'était l'établissement qui préparait les sets, qui provenaient de la stérilisation. Aujourd'hui, ces sets sont fournis par l'industriel et comportent trop de matériel.

Je ne sais s'il existe une norme par rapport au conditionnement, mais on pourrait y réfléchir. Il faut s'adapter aux besoins réels et repenser cette dimension. On ne peut plus se permette de gaspiller.

M. Pierre Chirac. - Tous les pays européens connaissent des pénuries de médicaments, et il n'y a pas d'Ondam dans les autres pays. Cela fait partie des propositions simplistes de certaines firmes pharmaceutiques. Certes, il faudrait imaginer que certains médicaments soient plus chers, mais il faut aussi des obligations et des sanctions.

Sur le plan environnemental, si on prend en compte l'empreinte carbone et la pollution liée à la production pharmaceutique, il est clair qu'il faut relocaliser les productions pharmaceutiques en Europe et ne pas s'en débarrasser dans des pays tiers. En Chine, des usines pharmaceutiques de matières premières ferment dans le cadre de la lutte contre la pollution. Il faut en avoir conscience. C'est un des éléments qui explique la pénurie de médicaments.

Utilisons l'argument politique de l'environnement : le fait de respecter les normes environnementales va de toute façon entraîner un surcoût du prix du médicament qu'il faut accepter.

M. Pierre Albaladejo. - En matière de réutilisation de matériel à usage unique, l'Europe avait proposé aux États de choisir entre des politiques de reprocessing.

En avril 2022, la France a répondu non. Il y a là un élément de sécurité, mais nos voisins allemands disposent pour leur part d'une industrie de reprocessing de cathéters, notamment en cardiologie interventionnelle.

Notre société compte un comité de développement durable qui s'est intéressé à tous ces points. Je propose qu'on se recontacte à ce sujet. Cela concerne surtout le gaspillage en matière de dispositifs médicaux. En revanche, je ne suis pas sûr que l'on y gagne grand-chose s'agissant du médicament.

Mme Sophie Beaupère. - Le financement de deux mois de stocks tournant par les États serait sans doute une solution intéressante. C'est une sorte d'avance de trésorerie.

Pour finir sur l'Ondam, le fait qu'une loi de programmation pluriannuelle sorte de l'annualité budgétaire et permette de dégager des priorités et de les confronter à des logiques budgétaires plus annuelles et comptables est sans doute majeur.

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Avez-vous une réponse à apporter à Mme Muller-Bronn concernant l'établissement public ?

M. Pierre Chirac. - C'est une très bonne chose, de même que Civica Rx, aux États-Unis. Il faut utiliser tous les moyens. Les pharmacies hospitalières peuvent produire des médicaments. Elles le font déjà aux États-Unis, aux Pays-Bas, etc. Il n'existe pas de solution unique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Des expériences existent aux États-Unis, en Suisse, au Brésil, avec la Fondation Oswaldo Cruz.

Il y a une multitude de solutions, et si l'on recense toutes les propositions que vous avez pu faire, on a un grand choix en la matière.

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Si vous avez d'autres informations à nous transmette, n'hésitez pas.

Merci infiniment.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 heures 55.