Mardi 28 mars 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Audition de représentants des laboratoires et entreprises pharmaceutiques

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui nos travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs organismes représentatifs des laboratoires et entreprises du médicament.

Conformément à son intitulé, notre commission d'enquête entend rechercher les liens entre les phénomènes de pénurie et les choix opérés par l'industrie pharmaceutique ces dernières décennies. C'est pourquoi, après avoir recueilli les analyses des acteurs publics de la régulation du médicament, d'un certain nombre de prescripteurs et d'experts, puis des pharmaciens, il nous semblait essentiel, mesdames, messieurs, de vous entendre aujourd'hui.

Nous pouvons d'ores et déjà tirer de nos premières auditions quelques enseignements, sur lesquels nous souhaiterions vous entendre.

D'une part, il apparaît que, si la formidable augmentation de la demande internationale de médicaments constitue évidemment l'une des causes importantes des phénomènes de pénurie, ces derniers ne peuvent toutefois pas être compris sans que l'on s'intéresse à l'offre de médicaments et à la manière dont elle est structurée au niveau mondial. En effet, le secteur s'est considérablement transformé depuis trente ans : la spécialisation croissante des entreprises, la délocalisation ou l'externalisation des activités de production contribuent à fractionner et à fragiliser les chaînes d'approvisionnement.

À cet égard, l'industrie française semble aujourd'hui affaiblie. Auparavant leader, notre pays n'occupe plus que la quatrième place en Europe en matière de production de médicaments. Le nombre d'entreprises pharmaceutiques y a presque diminué de moitié : si la France comptait, dans les années 1980, plus de 450 entreprises de production, on n'en dénombre plus que 240 aujourd'hui. La crise de la covid-19 a mis en lumière l'importance de retrouver une certaine souveraineté pharmaceutique : il s'agit aujourd'hui, en France et en Europe, d'un objectif largement partagé.

D'autre part, et alors que le prix des médicaments matures est souvent mis en avant parmi les causes de pénuries, il apparaît, selon plusieurs études, qu'il n'est pas, en France, significativement inférieur à celui des autres pays européens de taille comparable. Aucun lien entre niveau des prix en France et apparition de phénomènes de pénurie n'est, par ailleurs, solidement démontré. L'existence de pénuries dans un pays comme les États-Unis ou dans le secteur hospitalier en France tend à démontrer que les prix négociés avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ne peuvent pas être tenus pour facteur principal des difficultés d'approvisionnement.

Enfin, le niveau inédit de prix atteint par plusieurs médicaments innovants montre que celui-ci n'a plus aucun rapport avec le coût de revient. Il pose également une question de soutenabilité de la dépense de médicaments, y compris aux États-Unis - j'en veux pour preuve le volet de l'Inflation Reduction Act, adopté par le Congrès à l'été 2022 et consacré à la politique du médicament.

Sur ces sujets cruciaux, nous vous remercions, mesdames, messieurs, de vous être mobilisés aujourd'hui pour répondre à nos questions.

Sont présents autour de la table : M. Philippe Lamoureux, directeur général des Entreprises du médicament (Leem), M. Laurent Borel-Giraud, représentant de l'association Générique même médicament (Gemme), Mme Corinne Blachier-Poisson, présidente de l'Association des groupes internationaux pour la pharmacie de recherche (Agipharm), M. Didier Véron, président du G5 Santé, et Mme Karine Pinon, présidente de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis).

Je vais céder la parole à chacun, pour un propos introductif de cinq minutes. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions ; comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses précises à des questions précises.

Je souligne que nous vous adresserons, à l'issue de l'audition, un questionnaire complet, auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 14 avril.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Lamoureux, M. Laurent Borel-Giraud, Mme Corinne Blachier-Poisson, M. Didier Véron et Mme Karine Pinon prêtent serment.

M. Philippe Lamoureux, directeur général des Entreprises du médicament (Leem). - Madame la présidente, nous nous sommes réparti les temps d'intervention afin d'éviter les redites.

Pour compléter les quelques chiffres que vous avez cités en introduction, je rappelle que le secteur du médicament n'a connu aucune croissance depuis une douzaine d'années et que son chiffre d'affaires est quasiment stable depuis quinze ans. PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) après PLFSS, les niveaux de régulation ont véritablement privé ce secteur de croissance, ce qui explique ses difficultés actuelles. Le Parlement vote, en effet, entre 700 et 900 millions de baisses de prix par an.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Parlez-vous du chiffre d'affaires rapporté à la France ?

M. Philippe Lamoureux. -Absolument : je parle du périmètre du PLFSS.

Je vous remercie d'avoir invité les différentes composantes de notre industrie autour de cette table. Vous constaterez qu'il s'agit de business models assez différents les uns des autres.

Une rupture d'approvisionnement est une situation dramatique pour nos entreprises, dont la vocation est d'apporter des solutions thérapeutiques au lit des patients. Nous n'oublions jamais que les pénuries concernent avant tout les patients : nous sommes mobilisés et nous faisons des propositions, comme ce fut le cas en 2019.

Il n'est bien évidemment pas question de contester l'augmentation du nombre de ruptures d'approvisionnement. Plusieurs raisons permettent d'expliquer ce phénomène extrêmement préoccupant.

Vous avez parlé de l'augmentation de la demande mondiale, qui croît effectivement beaucoup plus rapidement que l'offre et que les capacités de production. En 2021, la hausse de la capacité de production, en France, au cours des cinq dernières années, s'est établie, en moyenne, à 6 %, contre 10 % pour celle de la demande.

Quelles en sont les causes ? Je citerai le vieillissement de la population, mais aussi le fait que les pays en développement se dotent de systèmes de protection sociale modernes. Vous avez également évoqué la concentration des fournisseurs de matières premières et d'excipients : en cas de problème sur l'un des sites, le risque de rupture augmente. Concernant les anciens produits, la décroissance progressive du prix des médicaments conjugué à l'accroissement des normes européennes conduit à l'arrêt de la production de certaines substances actives en Europe et à la délocalisation des productions dans les pays asiatiques, notamment l'Inde et la Chine, où les coûts de production sont plus réduits. Pour de nombreuses molécules, nous n'avons plus que deux ou trois fournisseurs dans le monde : c'est un constat que nous partageons avec vous.

Un autre élément, que vous n'avez pas évoqué, est le temps de cycle de production et les risques liés à la complexité technologique. De plus en plus de médicaments sont issus des sciences du vivant et des biotechnologies. Les médicaments injectables, stériles, nécessitent des infrastructures très sophistiquées et des conditions de production très strictes : contrôle de l'environnement, stérilité des matières premières et des produits finis, du matériel, protection des personnels. La moitié des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur déclarés à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour tension d'approvisionnement ou pour rupture sont des formes injectables. Toute perturbation liée soit à un problème industriel, soit à une fluctuation inattendue des besoins du marché ne peut pas être compensée, s'agissant de produits biologiques, dans de brefs délais. De manière générale, le temps de cycle de production des médicaments s'est fortement allongé, ce qui complique l'adaptation de la fabrication en fonction des fluctuations imprévues du marché.

Les fabricants ont également mis en place des systèmes d'assurance qualité pharmaceutique extrêmement exigeants, capables de détecter toute anomalie en cours de production. La fabrication est soumise à des normes européennes de qualité et de sécurité très exigeantes, qui augmentent les risques de non-conformité - c'est un constat, et non un jugement de valeur.

Par ailleurs, nous ne sommes jamais à l'abri d'un arrêt de production lié à un problème de qualité, à un défaut de personnel, à un accident industriel. Chaque fois qu'un fabricant est à l'arrêt quelque part dans le monde, il met en tension l'ensemble de la chaîne.

Cela étant, il existe, effectivement, des spécificités françaises. Nous allons évidemment diverger sur les prix. Nos données montrent qu'il existe un écart de prix d'environ 37 % par rapport à l'Allemagne. Cela n'incite pas les industriels à investir en France et crée des difficultés pour prioriser l'approvisionnement en cas de tension. De surcroît, les prix bas encouragent l'exportation parallèle, avec un système d'achat-revente par des short-liners vers les marchés étrangers plus attractifs.

Le Parlement a débattu des obligations de stockage. Nous sommes parvenus aujourd'hui à un point d'équilibre, mais imposer des durées de stockage longues sur des produits à faible valeur ajoutée pourrait créer un risque de décommercialisation.

À tout cela s'ajoute l'explosion des coûts de production, qu'il s'agisse des matières premières, des intrants, des principes actifs, des emballages en verre, en aluminium, en carton, des dérivés du pétrole, de l'énergie, de la masse salariale. Or les médicaments sont des produits à prix administrés : nous n'avons pas la possibilité de répercuter ces augmentations sur le prix des produits, à la différence de la quasi-totalité des autres secteurs. Le prix fabricant hors taxe de la boîte d'amoxicilline s'établit à 76 centimes d'euros. Comment garantir la production et a fortiori la relocaliser lorsque les coûts de production explosent ? C'est une vraie difficulté. Autre exemple, le flacon d'un demi-litre de bicarbonate de sodium pour perfusion, très utilisé à l'hôpital, est vendu 1,40 euro. En 2014, le fabricant gagnait 13 centimes par flacon ; aujourd'hui, il en perd 17 ! Il s'agit d'un fabricant français. Quand il aura disparu, où nous approvisionnerons-nous ? Il faut que le Parlement prenne la mesure de ces difficultés.

Quant aux génériques, leur marge est de 0,3 % en moyenne. Face à cette situation, certains pays - l'Allemagne, le Portugal, la Suède - ont annoncé des mesures de revalorisation du prix des produits anciens. En France, des annonces ont été faites, mais elles ne se sont pas encore concrétisées. Seront-elles suffisantes pour faire face aux enjeux ?

Je reviendrai à la fin de cette audition sur les pistes de solutions possibles.

M. Didier Véron, président du G5 Santé. - Le G5 Santé est un cercle de réflexion qui rassemble les dirigeants des principales entreprises françaises de santé, que sont BioMérieux, Guerbet, Ipsen, le LFB, Pierre Fabre, Sanofi, Servier et Théa.

Les entreprises du G5 Santé sont un atout pour la souveraineté sanitaire de la France. Elles disposent de plus de cinquante usines et d'une trentaine de sites de recherche dans notre pays. Chaque année, elles investissent 3,5 milliards d'euros en recherche et en développement. Elles sont le premier partenaire de la recherche publique française, leurs dépenses représentant les trois quarts des investissements du secteur. Elles investissent également 1,5 milliard d'euros par an dans le domaine industriel en France.

La crise sanitaire a enfin permis de prendre conscience de l'importance de la souveraineté sanitaire et des fragilités de la France, sujets sur lesquels le G5 Santé avait alerté les pouvoirs publics depuis fort longtemps.

La réponse politique à cette crise sanitaire a été forte et rapide, avec France Relance. Je pense notamment à la baisse des impôts de production, aux appels à projets, aux appels à manifestation d'intérêt. Nous ne pouvons que nous féliciter de ce début de politique industrielle, en particulier des 18 projets de rapatriement en France de production de principes actifs - 35 molécules sont concernées.

Après la crise sanitaire, l'enjeu est désormais d'armer la France et l'Europe pour lutter contre les pénuries et renforcer la souveraineté sanitaire. Nous attendons toujours la liste des médicaments dits « critiques », à sécuriser de façon prioritaire. Cette liste permettrait de cibler les actions à conduire pour assurer la sécurité d'approvisionnement. Si nous soutenons cette politique favorable aux investissements en amont, le problème - selon nous - se situe davantage en aval, à savoir sur le niveau bas du prix d'achat des médicaments par les pouvoirs publics en France, comme vient de le mentionner Philippe Lamoureux.

Il existe une incohérence entre les politiques publiques, la politique industrielle de soutien au secteur et la politique budgétaire. La production de médicaments demande des investissements très importants. C'est d'autant plus vrai en France et en Europe, où le coût et les contraintes sont bien supérieurs à ceux qui existent en Chine ou en Inde. Il n'est donc pas simple pour un industriel de maintenir sa production, de décider de nouveaux investissements pour augmenter la production de produits critiques ou de relocaliser en France, le risque étant de n'être pas rentable, voire de produire à perte, en raison d'une régulation économique bien trop forte, avec des baisses de prix importantes.

Les entreprises du G5 Santé ont fait réaliser par le Bureau d'informations et de prévisions économiques (Bipe) une étude qui démontre que nos huit entreprises ne s'en sortent aujourd'hui que grâce à leurs positions à l'export. Cette étude sera bientôt réactualisée, mais, sur la période 2010-2017, l'évolution du chiffre d'affaires de ces entreprises était de - 16 % en France, contre + 6 % à l'export, ce qui permet une stabilisation de notre chiffre d'affaires total. Sur cette même période, nous avons maintenu nos emplois industriels en France et stabilisé nos installations industrielles, alors même que notre profitabilité, notre excédent brut d'exploitation, y a chuté de 32 %. En tant qu'entreprise française, notre marché domestique devrait, au contraire, être notre plateforme pour développer nos actions à l'international.

Enfin, je souhaite terminer par un exemple concret qui montre que la loi votée par les sénateurs et les députés prend parfois beaucoup de temps avant d'être appliquée. Il s'agit de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, voté grâce à la compréhension par le Parlement des difficultés de notre pays en matière industrielle. Cet article mentionne que la fixation du prix d'un médicament peut également tenir compte de la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production. Un an et demi après l'adoption de cet article, le CEPS vient enfin d'officialiser sa doctrine d'application, après des arbitrages rendus tout récemment par les cabinets ministériels. Cependant, cette doctrine s'applique, à ce jour, uniquement aux produits nouveaux. Or ce ne sont pas ces produits nouveaux qui posent des problèmes de pénurie et d'approvisionnement ! Il faut donc que cet article de loi puisse aussi s'appliquer pour réviser à la hausse le prix des médicaments déjà commercialisés, des médicaments dits « critiques », la loi ne prévoyant aucune restriction dans son application.

Il faut donc revoir rapidement notre politique de régulation et de financement des médicaments, remonter le prix d'un certain nombre d'entre eux, qui, du fait de l'inflation, ne sont plus économiquement viables s'ils sont produits en France. Ces décisions de hausses de prix doivent être prises rapidement. Elles permettront d'éviter des exportations parallèles de nos médicaments dans les pays européens où les prix sont plus élevés, ce qui peut être source de tensions et de ruptures d'approvisionnement en France. Ces hausses de prix de médicaments sont également indispensables si nous ne voulons pas, demain, fermer les lignes de production non rentables sur le territoire national.

En résumé, il convient : de mettre en oeuvre l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 pour la prise en compte de l'implantation des sites de production dans la fixation et la révision des prix des médicaments ; de finaliser la liste des médicaments dits « critiques » et d'appliquer rapidement des hausses de prix sur les médicaments à fort enjeu d'indépendance sanitaire.

Mme Karine Pinon, présidente de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis). - L'Amlis représente environ 168 petites ou moyennes entreprises (PME) françaises, qui emploient 24 000 personnes sur le territoire national et produisent 34,4 % des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) consommés en France - c'est-à-dire les médicaments qui traitent les maladies chroniques affectant 95 % des personnes prenant des médicaments après cinquante ans, qu'il s'agisse du diabète ou de l'hypertension, et dont l'interruption engage le pronostic vital du patient.

Par ailleurs, 55 % de la production de ces MITM est réalisée en France et 90 % en Europe. Nous sommes donc, en quelque sorte, les petits frères du G5 Santé.

L'indépendance sanitaire nous touche particulièrement. Nous mettons plutôt l'accent sur ce que l'on appelle des « produits matures », c'est-à-dire sur les médicaments qui font le quotidien des Français souffrant d'hypertension, de diabète, d'épilepsie ou autres. Ces médicaments ont connu des baisses de prix successives. Le système consistant à financer l'innovation par des réductions de prix des produits matures arrive en bout de course, puisque certains produits matures ont désormais atteint un niveau de prix qui ne leur permet plus d'être économiquement viables. Notre analyse est formelle : cet état de fait explique en grande partie les ruptures.

En parallèle des baisses de prix successives, nous avons assisté à une augmentation des normes de qualité. La sérialisation représente environ 20 centimes par boîte : tout cela a été absorbé par les fabricants. Qu'il s'agisse des recherches de nitrosamines ou des normes ICH Q3D, le coût a été totalement neutre pour la sécurité sociale.

Le contexte inflationniste vient aggraver une situation déjà difficile. Je pense à l'augmentation des intrants, du verre, du carton, de l'aluminium, etc. La hausse est évaluée entre 15 % et 20 % au cours des deux dernières années, même si certains principes actifs pharmaceutiques (Active Pharmaceutical Ingredients, ou API) ont pu connaître plus de 300 % d'augmentation. L'augmentation du prix du verre atteint, par exemple, plus de 600 %, avec des temps d'approvisionnement de plus en plus longs, sans parler de la hausse du coût de l'énergie, qui pèse lourd sur la sous-traitance pharmaceutique (Contract Development Manufacturing Organisations, ou CDMO). Notre industrie est également soumise à une augmentation de la masse salariale située autour de 7 %. Or, contrairement au boulanger qui peut augmenter le coût de la baguette, nous ne pouvons pas augmenter le prix des médicaments que nous produisons et nous devons absorber intégralement la baisse de nos marges. Sur des produits classiques, avec une marge brute de moins de 20 %, il ne nous est plus possible de faire face aux coûts réglementaires et de qualité.

Reprenons l'exemple du bicarbonate de sodium, produit absolument indispensable présent dans les solutés de perfusion : on nous demande de vendre le flacon stérile en verre de 500 millilitres 1,40 euro, soit à peu près le prix d'une baguette. Or fabriquer ce flacon coûte 1,74 euro. Le fabricant doit vendre ce produit moins cher qu'il ne coûte !

Autre exemple : les comprimés utilisés dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pour calmer les personnes atteintes de démence sénile et dans les prisons pour calmer les détenus en cure de désintoxication. Il est demandé de vendre 0,89 euro une boîte de 50 de ces comprimés conditionnés en blisters aluminium - processus de suivi et de qualité compris. Sur cette boîte, le pharmacien touche 1,01 euro d'honoraires de dispensation, tandis que le fabricant ne touche que 0,12 euro de marge brute ! C'est impensable.

La production ne pouvant plus être assurée, des décisions de déremboursement sont prises. Les problèmes économiques expliquent donc les ruptures d'approvisionnement, mais aussi les arrêts de commercialisation, car on ne peut plus produire à perte.

Ces arrêts de commercialisation ont pour conséquence une diminution de l'arsenal thérapeutique. Les médecins ont alors un moindre choix de traitements pour soigner leurs patients.

M. Laurent Borel-Giraud, représentant de l'association Générique même médicament (Gemme). - Le Gemme réunit les entreprises françaises - exploitants ou fabricants - de médicaments génériques. Nos produits, distribués en pharmacie, en ville ou à l'hôpital, sont des médicaments du quotidien, qui couvrent un grand nombre de pathologies.

L'industrie du générique se caractérise par un volume et un portefeuille de produits importants - plus d'un médicament sur deux distribués en officine est générique -, un niveau de prix bas et une faible rentabilité. En France, son impact est significatif en termes d'économies pour l'assurance maladie, à hauteur d'à peu près deux milliards d'euros par an. Nos laboratoires proposent une offre diversifiée d'exploitants et de multiples sources de production. Ils sont majoritairement implantés en Europe et fortement en France, ce qui augmente notre capacité à gérer les risques de rupture.

Pour ce qui concerne le contexte actuel, nous pensons que la situation constatée est durable. Elle est la conséquence de causes structurelles, qui fragilisent la chaîne d'approvisionnement des médicaments à faible marge, et de situations conjoncturelles aggravantes, qui augmentent les risques et les pénuries.

J'en viens au diagnostic. Comme nos collègues, nous avons, depuis plusieurs années, alerté les autorités sur le poids excessif de la régulation économique, qui fragilise l'industrie du générique et dont la première conséquence est l'augmentation du risque de pénurie.

Deuxième conséquence : le risque imminent d'une réduction de l'offre d'acteurs et de produits sur le marché. Nous recensons, chez nos adhérents, plus de 700 présentations pharmaceutiques peu ou non rentables, dont nous envisageons l'arrêt de commercialisation à court ou moyen terme, soit à peu près 12 % des volumes de médicaments génériques aujourd'hui commercialisés - essentiellement des MITM.

Troisième conséquence : la difficulté persistante à investir dans la sécurisation de nos approvisionnements. Le faible niveau du prix des génériques limite la capacité des laboratoires à trouver, sur notre territoire, des fournisseurs acceptant de fabriquer à ces prix, dans un contexte d'insuffisance des capacités mondiales de production.

J'en viens aux causes. Premier point, la pression économique est croissante sur les médicaments génériques, qui sont, par nature, à marge faible, ce qui conduit à remettre en cause les baisses de prix excessives. Depuis dix ans, la régulation économique a fondé le modèle du marché des médicaments génériques exclusivement sur la maîtrise des coûts : divers outils ont été mis en place pour diminuer autant que possible le prix de ces produits. Ainsi, les dépenses de l'assurance maladie ont été divisées par deux entre 2010 et 2020, alors que les volumes de médicaments consommés augmentaient.

Le deuxième point est l'absorption des coûts de fabrication additionnels, liés à de nouvelles réglementations toujours plus exigeantes en termes de sécurité et de qualité, mais aussi à des événements externes - Brexit, stratégie zéro covid dans certaines régions du monde, complexité des relations internationales - qui ont obligé à réorganiser les chaînes de production.

Troisième point : face à cette situation de baisse des prix de vente et d'augmentation des coûts de production, l'industrie des médicaments génériques a optimisé ses chaînes d'approvisionnement, ses sites de fabrication et ses capacités de production, et a recherché des composants moins chers, souvent hors d'Europe. Les usines du secteur sont désormais exploitées au maximum pour rester rentables : il n'y a plus de capacités inutilisées sur les chaînes d'approvisionnement, ce qui permet de faire face à des poussées occasionnelles de la demande ou à des événements imprévisibles. Il en découle que, malgré la constitution de stocks de sécurité, le secteur est beaucoup plus sensible aux fluctuations et exposé aux pénuries.

Enfin, un effet majeur récent s'ajoute à l'étau économique : l'application, depuis 2019, de la clause de sauvegarde au périmètre des génériques et l'augmentation extraordinaire de son montant.

Depuis trois ans, nous alertons sur l'impasse économique d'une partie grandissante du portefeuille générique. Le secteur est sous la pression économique d'un modèle qui persiste à taxer ces médicaments à faible marge pour financer la croissance des dépenses, dont il n'est pas à l'origine, mais qu'il rend possible par les économies qu'il génère.

J'ajoute deux points importants. Premièrement, la mise en oeuvre de solutions productives dans les usines est freinée par des réglementations pharmaceutiques, dont certaines, spécifiques au marché français, pénalisent la fabrication des produits français de ces usines, qu'elles soient situées en France ou en Europe. Nous travaillons évidemment avec l'ANSM et l'Agence européenne des médicaments (EMA) sur ces sujets. Il faudrait accélérer la prise de décision pour éviter que ne se produisent davantage de situations de rupture.

Deuxièmement, je veux souligner l'existence d'une pratique d'appels d'offres publics basée sur des politiques d'achat dangereuses, lorsqu'elles ne sont pas contrebalancées par des politiques d'approvisionnement responsables. J'ai évoqué les critères d'attribution que nous appelons de nos voeux, et qui ne sont toujours pas appliqués ; j'y ajoute la prévisibilité et les délais, sans lesquels nous détruisons de la valeur industrielle et des capacités de production, voire, dans certains cas, des produits.

Nous proposons plusieurs solutions pour lutter contre le risque de pénuries et atténuer l'impact de celles-ci.

Premier volet : établir une liste de médicaments prioritaires et clarifier son objectif. Souhaitons-nous sécuriser un approvisionnement ordinaire ou de gestion de crise ? Voulons-nous relocaliser ou sécuriser nos approvisionnements ? Il nous semble important de sanctuariser des conditions économiques pérennes, quelles que soient les modalités utilisées.

Deuxième volet : préserver la résilience permise par l'offre générique et autoriser l'investissement dans les chaînes d'approvisionnement.

Les deux volets suivants regroupent des actions opérationnelles non économiques qui peuvent influer significativement sur notre capacité à éviter des ruptures ou à en atténuer l'impact.

Troisième volet : procéder à des simplifications réglementaires pour augmenter la capacité productive, réduire l'inefficacité et les coûts. Il convient de supprimer les exceptions françaises qui rendent nos produits plus complexes à fabriquer et interdisent le recours à une meilleure productivité dans des usines françaises, européennes ou hors Europe. Il faudrait aussi accélérer les travaux en vue d'un accès digital aux notices via un QR code, si possible en utilisant un pack européen permettant aux entreprises de mieux répondre aux enjeux de protection des médicaments, en particulier ceux, génériques ou non, qui sont destinés aux hôpitaux. Enfin, en vue de diminuer les causes de ruptures longues, il serait intéressant de prévoir des flexibilités réglementaires favorisant l'utilisation de médicaments produits par des pays voisins, que nous ne produisons pas pour des raisons économiques.

Quatrième volet : améliorer nos dispositifs d'anticipation et la vigilance, en y ajoutant transparence et coopération, en particulier avec les pharmaciens. Il s'agit d'encadrer le partage des alertes et d'accélérer la mobilisation de stocks quand existent des alternatives, de faire preuve d'agilité et d'impliquer davantage les distributeurs et les dispensateurs dans la gestion de l'information. Nous avons constaté que des crises impliquant plusieurs acteurs et canaux de distribution étaient particulièrement compliquées à gérer : il nous faut continuer à progresser en mettant tous les interlocuteurs autour de la table.

Mme Corinne Blachier-Poisson, présidente de l'Association des groupes internationaux pour la pharmacie de recherche (Agipharm). - Agipharm, l'association des laboratoires américains présents en France, regroupe 15 sociétés de taille variable - de grands groupes historiques comme MSD, Janssen ou Pfizer ; des sociétés de taille moyenne, comme le laboratoire de biotechnologies Amgen, que je préside ; de petites sociétés, récemment installées en France, qui commercialisent une ou deux molécules. Il s'agit principalement de laboratoires d'innovation ; certains ont dans leur portefeuille des médicaments devenus matures dont ils n'ont plus le brevet. Je concentrerai mon propos sur l'innovation.

Les entreprises membres d'Agipharm sont très présentes dans les domaines de l'oncologie, de l'hématologie, des maladies rares, des vaccins et des maladies chroniques - maladies mentales, cardiovasculaires, cardiorénales. Elles sont à l'origine de plus de 50 % des accès précoces en France, ce qui est le signe d'une innovation continue, et travaillent avec des centres de recherche fondamentale français ainsi qu'avec des centres de recherche clinique.

Les tensions d'approvisionnement qui existent aujourd'hui sur les produits matures peuvent aussi apparaître, de manière conjoncturelle, sur les produits innovants, pour trois raisons que nous avons identifiées.

Première raison : les niveaux d'exigence pour les processus de fabrication sont très élevés, induisant des investissements importants et des délais de validation et de mise au point assez longs. Le domaine de compétence d'Agipharm couvre, en effet, les molécules biologiques, les molécules chimiques ainsi que les médicaments de thérapie innovante (MTI).

Deuxième raison : le passage à l'échelle industrielle nécessite des délais incompressibles, des investissements considérables, des mises au point de processus et des validations par les agences, ce qui peut retarder la fabrication et la mise à disposition de certains produits.

Troisième raison : la multiplicité des composants entrant dans la fabrication d'une molécule. Par exemple, Pfizer a besoin de 270 à 280 composants pour produire son vaccin à ARN messager. Le manque d'un seul composant a un impact sur l'ensemble de la chaîne.

Pour illustrer le sujet de la concentration de certaines compétences, j'évoquerai les vecteurs viraux, nécessaires notamment pour la fabrication de vaccins à ARN messager. Il y a très peu de producteurs de vecteurs au niveau mondial ; on en a pourtant besoin pour produire les CAR-T cells (cellules T à récepteur antigénique chimérique), qui sont des médicaments de thérapie innovante. La priorité donnée à la production de vaccins en 2021 et 2022 a eu pour effet la diminution de la production et de l'administration desdits médicaments. Les arbitrages se font au niveau mondial entre les différents producteurs, ce qui est peu compréhensible pour le public.

Il est difficile de prévoir les besoins de production, du fait d'une demande mondiale qui peut connaître des hausses conjoncturelles absolument imprévisibles. J'en veux pour preuve le cas de l'amoxicilline : personne n'était capable d'anticiper l'augmentation de la demande. Ce problème n'est pas simple à résoudre au sein des usines, et peut avoir de graves conséquences.

Par ailleurs, la sécurité d'approvisionnement n'est pas liée au lieu de production. Le fait de disposer de chaînes de production intégralement localisées en France n'est pas une garantie de disposer de l'ensemble des médicaments dont nous avons besoin. Au vu du nombre de molécules à la disposition des praticiens français et de composants nécessaires à leur fabrication, il n'est pas réaliste de penser que l'on pourra rapatrier la production de tous ces produits. Un certain nombre d'entre eux viennent donc, et viendront, d'autres sites de production. À cet égard, il importe qu'un site principal de production soit couvert par un site d'urgence. Par exemple, dans ma société, voilà quelques années, une usine d'anticorps monoclonaux installée aux États-Unis a été frappée par un ouragan ; notre usine d'urgence a pu, du jour au lendemain, reprendre la production.

Surtout, il est pertinent de créer de la flexibilité au niveau européen entre les sites de production afin de répondre à la demande, qui peut grandement varier. En tant qu'industriels, nous cherchons toujours à répondre au marché, mais aussi à nous prémunir d'un risque : la destruction de produits. D'où l'intérêt de constituer des stocks de sécurité. Nous avons aujourd'hui des stocks de deux mois, ce qui nous paraît satisfaisant. L'augmentation de ces stocks aurait un effet délétère, avec un risque de surenchère entre les pays européens et de destruction massive des stocks non utilisés.

Très peu de marchés sont stables aujourd'hui ; la plupart connaissent des hausses et des baisses soudaines, du fait de la présence de concurrents ou d'un changement de stratégie thérapeutique, ce qui peut conduire à détruire des produits. Or c'est préjudiciable d'un point de vue éthique, et les patients pourraient ne pas le comprendre.

Notre recommandation globale est donc une réponse européenne concertée entre États membres, basée sur des critères stratégiques.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez abordé, dans votre propos introductif collégial, la politique de délocalisation très importante, principalement concentrée en Chine et en Inde, qui concerne grosso modo 80 % des principes actifs. Ce phénomène est apparu il y a une trentaine d'années. Cette stratégie - vous en avez été les fers de lance - consistait à externaliser la production pour maintenir les coûts réduits que vous souhaitiez.

Cette stratégie explique-t-elle, selon vous, l'augmentation des phénomènes de pénurie ? Comme vous l'avez dit, vous avez non seulement délocalisé et externalisé, mais aussi concentré, au point que, pour certains produits, on ne trouve parfois qu'une seule chaîne de production ; le moindre petit grain de sable conduit alors à l'arrêt de la fabrication. Dès lors, la responsabilité éthique de sécuriser les chaînes d'approvisionnement ne vous revient-elle pas ? Dire que les pénuries de médicaments n'ont qu'une seule cause serait simpliste...

Le niveau trop bas des prix en France explique, selon vous, la difficulté de maintenir une activité soutenue et dense dans notre pays. Pourriez-vous développer cette analyse ? Selon l'économiste Nathalie Coutinet, que nous avons auditionnée, la différence de prix avec l'Allemagne est liée au taux de TVA, plus élevé, et aux marges, supérieures chez notre voisin. Les choses ne sont donc pas aussi simples que vous le dites.

Par ailleurs, l'accord-cadre entre le CEPS et les entreprises du médicament permet à celles-ci de demander des hausses de prix lorsqu'un risque de rupture existe. Pourquoi n'avez-vous pas davantage recours à cette procédure ?

Mme Pinon a parlé du déremboursement. Quelle est l'ampleur de ce phénomène ? Quel est le nombre de médicaments concernés ?

J'en viens aux aides dédiées à la recherche et au développement (R&D). J'imagine que vous souhaitez tous la pérennisation du crédit d'impôt recherche (CIR), qui - France Stratégie le souligne dans son rapport - est une véritable aubaine. Au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France est le pays qui consacre le plus de dépenses à la R&D privée par rapport à son PIB. Les montants considérés sont plus de deux fois supérieurs à la moyenne des pays de l'Union européenne. À l'évidence, il faut relativiser l'idée selon laquelle les ruptures d'approvisionnement sont dues à des problèmes de prix, notamment au manque d'aides publiques.

Vous insistez sur votre volonté de relocaliser un certain nombre d'industries en France, mais les normes sanitaires et environnementales applicables dans notre pays ont un coût, que l'on ne saurait occulter. Pourriez-vous nous fournir des éléments complémentaires à ce propos ?

M. Philippe Lamoureux. - Mme Coutinet semble faire autorité au Sénat pour l'élaboration des chiffres. Mais, en tant qu'industriels, il me semble que nous sommes un peu mieux placés qu'elle en la matière...

Une étude suédoise, qui vient d'être publiée et qui sera portée à votre connaissance, établit que les prix nets français sont parmi les plus bas d'Europe, en tout cas pour les produits matures. Ils sont notamment très inférieurs aux prix allemands. De plus - vous l'avez observé comme nous -, l'Allemagne, la Suède ou encore le Portugal ont décidé de revaloriser le prix de ces produits. Je conteste évidemment ces chiffres - nous vous ferons parvenir tous les éléments nécessaires à cet égard.

Les hausses de prix sont permises par un article de l'accord-cadre, mais cette disposition n'a pas été appliquée ; en tout cas, elle l'est extrêmement peu. C'est un sujet que nous abordons régulièrement avec le CEPS.

La politique du médicament est en train de craquer de toute part ; la représentation nationale doit en être consciente.

Au mois de janvier dernier, nous avons décidé de créer un observatoire de l'accès, publiant des données afin d'objectiver les difficultés croissantes que nous rencontrons, en France, pour permettre l'accès aux médicaments, qu'ils soient matures ou innovants. Il ne s'agit pas, pour nous, d'opposer les uns aux autres : la situation des produits innovants est tout aussi problématique.

Permettez-moi de vous renvoyer à l'excellent rapport de votre collègue Catherine Deroche : ce travail établit très bien les difficultés qui se font jour dans ce domaine. Au cours des quinze dernières années, les cinq nouveaux antipsychotiques ne sont pas entrés sur le marché français. Les nouveaux antimigraineux n'y entrent pas davantage. Par un récent avis, la Commission de la transparence s'est opposée au remboursement d'un certain nombre de thérapies orphelines contre le cancer. La situation est extrêmement problématique.

On a beaucoup parlé de la clause de sauvegarde. Ce dispositif avait vocation à garantir le respect des objectifs fixés par le Parlement lors du vote du PLFSS. J'ajoute qu'historiquement, lorsqu'elle était déclenchée, elle représentait 150 à 200 millions d'euros annuels. Or elle a atteint 800 millions d'euros en 2021. D'après nos estimations, ce montant s'élève à 1,3 milliard d'euros pour 2022 et devrait, en 2023, dépasser 2 milliards d'euros. Ce n'est plus une clause de sauvegarde : c'est une taxation supplémentaire sur le secteur, qui subit déjà la fiscalité la plus lourde d'Europe. Une étude réalisée par le cabinet Landwell, que nous vous adresserons, le démontre à l'évidence.

Quant au CIR, je conteste formellement qu'il constitue une aide au sens où vous l'entendez. Ce dispositif vient sanctionner le fait que l'on ait choisi d'investir dans notre pays.

En France, la recherche privée est financée par des fonds publics pour à peu près 1 % de son montant. Mais, en parallèle, la recherche et l'industrie privées financent très largement la recherche publique française, qu'il s'agisse des équipes de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ou du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Les montants sont sans comparaison. Le CIR n'est pas une aide ; c'est une incitation fiscale. Ne mélangeons pas tout.

M. Didier Véron. - Les entreprises françaises du G5 Santé ont maintenu leur outil industriel en France et en Europe. Nous conservons ainsi 53 usines dans notre pays. Pour nous, l'enjeu est de préserver l'existant grâce à une politique industrielle et budgétaire adaptée.

Encore faut-il que ces usines puissent tourner ; l'un des soucis que nous avons eus au tout début de la pandémie a été notre approvisionnement en matières premières et en intrants, par exemple en flacons. Nos présidents ont réuni un groupe de travail comprenant les directeurs des achats et des affaires industrielles de nos huit entreprises, à l'échelle mondiale, pour réfléchir à nos fragilités et tenter de trouver des solutions. Il s'agissait notamment de diversifier nos fournisseurs, afin de ne pas être dépendant d'un seul, et, quand il est possible d'en avoir trois, d'en disposer d'au moins deux en Europe.

Telle est la politique du G5 Santé : maintenir nos usines et diversifier les sources d'approvisionnement en nous efforçant d'avoir des fournisseurs, notamment des CDMO, près de nos centres de décision en France et en Europe.

Mme Karine Pinon - Les PME produisent elles aussi en France. Elles n'ont pas participé au mouvement de délocalisation. Néanmoins, elles aussi font face à des ruptures de stock. La délocalisation n'est pas forcément la cause de ce phénomène.

Au sein de l'Amlis, nous avons réalisé un petit sondage. Il apparaît que 10 % de notre portefeuille de produits est aujourd'hui sujet à questionnements, car non viable économiquement. Faut-il mettre un terme à la commercialisation de ces produits ou la poursuivre en déremboursant ? Ce choix relève non pas du CEPS ou de la Haute Autorité de santé (HAS), mais de l'industriel.

Mme Corinne Blachier-Poisson. - Je reviens sur la question des prix.

Mme Coutinet ne peut avoir accès qu'à des prix faciaux. En Allemagne, le prix facial est décoté d'un certain pourcentage, qui est connu. Il n'y a pas de remise supplémentaire. En France, il existe une très grande différence entre le prix facial, constaté en pharmacie, et le prix net, qui résulte d'un accord avec le CEPS. Il suffit de lire les rapports de ce comité pour voir qu'au fil des années le montant des remises n'a cessé de croître. D'après les derniers chiffres, il atteint le montant colossal de cinq milliards d'euros. Ainsi, on se focalise sur les prix figurant au catalogue et l'on ignore les prix nets, fixés avec le CEPS. Voilà pourquoi il me semble nécessaire de s'appuyer sur des études plus fines.

Pour ma part, je constate, avec mes collègues des autres pays, que, pour un même produit, les prix nets pratiqués par la France sont toujours les plus bas de toute l'Europe.

M. Laurent Borel-Giraud. - Pour l'industrie que je représente, on estime qu'au moins 50 % des principes actifs utilisés ont des sources européennes ou internationales, hors Chine et Inde. Nous ne contestons pas le mouvement observé depuis environ trente ans : l'industrie chimique s'est davantage développée dans ces deux pays, comme beaucoup d'autres industries manufacturières d'ailleurs. Mais, dans ce domaine, les chiffres doivent être pris avec des pincettes, ne serait-ce que parce que les ratios varient selon les médicaments.

Nous parlons des principes actifs, voire de composants de sources de principes actifs ; il ne faut pas confondre ce secteur avec l'industrie manufacturière, autrement dit la production pharmaceutique.

Il reste, en France, un réseau d'usines de production pharmaceutique, qui s'est probablement réduit au cours des dernières années et que nous appelons à soutenir, en assurant des relocalisations. De même, il faut soutenir le réseau industriel européen, qui fournit la grande majorité des produits consommés en Europe. J'insiste sur la différence entre chimie et pharmacie.

Enfin, vous évoquez des questions de responsabilité et d'éthique. Il ne me semble pas que ces transformations aient eu lieu en secret. Elles résultent d'évolutions lentes. Les principes actifs dont il s'agit sont conformes aux normes et connus de nos autorités. Ils font l'objet d'audits et de données transparentes sur l'ensemble de nos chaînes d'approvisionnement. Les informations sont connues de longue date. Cela étant, on peut s'inquiéter de ce mouvement aujourd'hui, à l'aune des nouvelles relations internationales.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les ruptures d'approvisionnement et les pénuries ont évidemment des causes multiples : il faut se garder de tout simplisme. Mais Mme Coutinet, qui, comme vous, a parlé sous serment, n'est pas la seule à dresser le constat que je viens de rappeler au sujet des prix. D'ailleurs, quels que soient les prix pratiqués, tous les pays européens ont connu des pénuries et des ruptures, ce qui appelle des explications.

Aujourd'hui, les entreprises doivent élaborer et produire des plans de gestion de pénurie (PGP) pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. On pourrait discuter de l'intérêt d'en réduire la liste. Plusieurs de nos interlocuteurs ont insisté sur ce point, mais tel n'est pas l'objet de notre commission d'enquête. D'après l'ANSM, dont nous avons auditionné les représentants, les PGP transmis sont de qualité très inégale, ce qui n'est pas normal. Comment l'expliquez-vous ? Comment responsabiliser davantage les entreprises à cet égard ?

Madame Blachier-Poisson, notre politique du médicament souffre effectivement d'un très lourd handicap : le manque de transparence. Tout le monde le subit, qu'il s'agisse des prix ou des tensions exercées sur les stocks. Pour ce qui concerne ces derniers, nous ne disposons que de données déclaratives, et les moyens de contrôle semblent insuffisants : c'est peut-être une explication du problème.

Mme Pascale Gruny. - La diminution des marges, donc des résultats, a-t-elle des conséquences sur vos investissements ? Dans cet ordre d'idée, on nous a affirmé ce matin que les dividendes versés par notre grand laboratoire pharmaceutique français avaient été portés de 35 % à 50 % du résultat. Pouvez-vous le confirmer ?

La fuite des cerveaux est une autre difficulté, tout à fait compréhensible : la concurrence s'exerce et les intéressés vont là où la rémunération est plus élevée. La réduction des marges en France risque d'accentuer encore le phénomène.

Enfin, M. Borel-Giraud insiste sur l'optimisation des chaînes d'approvisionnement, qui semble bel et bien essentielle. Mme Blachier-Poisson souligne, quant à elle, que nous devons disposer de sites à même d'absorber des productions devenues urgentes. J'en déduis que l'optimisation n'est pas au rendez-vous dans ces usines, même si je mesure la difficulté de l'exercice.

M. Alain Milon. - On ne peut pas demander aux entreprises du médicament d'être responsables : elles le sont déjà tout à fait et ne sauraient l'être davantage que l'État lui-même.

Malheureusement, la France manque encore et toujours d'une vraie politique du médicament. Or c'est le seul moyen, en particulier pour les laboratoires pharmaceutiques, de se projeter dans le temps long. Tant que cette politique n'existera pas, la situation restera illisible pour tout le monde.

En parallèle, on a coutume de dire que les professionnels de santé et les laboratoires pharmaceutiques sont payés par l'assurance maladie et par les mutuelles : c'est totalement faux. L'assurance maladie et les mutuelles paient le patient pour qu'il puisse se soigner.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La baguette n'a pas tout à fait le même mode de financement que le médicament... L'argent n'a pas la même provenance et les arbitrages n'ont pas la même origine. De surcroît, la santé est un bien public et le médicament est l'un des outils de sa mise en oeuvre. À ce titre, il joue un rôle particulier : ce n'est pas un bien de consommation ordinaire.

Les entreprises sont dans leur rôle, et leurs problématiques économiques sont légitimes. Il n'empêche que, du point de vue des pouvoirs publics, un certain nombre d'arbitrages s'imposent, notamment quant au prix du médicament. Il y va du financement des politiques de santé publique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Lorsque le tarif est fixé entre le laboratoire et le CEPS, des remises commerciales sont semble-t-il accordées. Comment l'expliquez-vous, alors même que les industriels déplorent des prix trop bas ?

Bien sûr, chacun est face à ses responsabilités. En tant que parlementaires, notre responsabilité est de voter l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui est en baisse chaque année.

M. Philippe Lamoureux. - Ces différentes questions nous conduisent très loin : il faudrait que vous nous invitiez pour une nouvelle audition d'une heure et demie...

Madame la rapporteure, je vous rejoins au moins sur un point : il est tout à fait anormal que nous ayons cette discussion sur les prix nets des médicaments dont les brevets sont tombés. Nous sommes demandeurs d'une métrologie commune avec l'assurance maladie, pour que les chiffres soient communs et objectivés sous double timbre. C'est dire quel est notre degré de certitude quant aux prix nets de ces produits !

L'opacité entretenue n'est pas de notre fait. Elle permet de contester systématiquement ce que nous avançons. Or les chiffres invoqués ne correspondent pas à la réalité que nous observons. À notre tour, nous vous avons donné des chiffres, des tarifs de remboursement et des coûts de revient - je parle bien des produits dont les brevets sont tombés et pour lesquels tous les éléments sont sur la table.

Madame Gruny, vous évoquez la fuite des cerveaux. Ce qui me préoccupe, c'est plutôt une forme de schizophrénie de la politique du médicament : tout en menant des politiques industrielles extrêmement volontaristes, on fait tout pour détruire le marché. Comme le souligne M. Milon, nous sommes face à un problème de gouvernance. On met en oeuvre des mécanismes d'incentive industriels sans pour autant gérer les problématiques d'accès et de tarification du médicament, qui vont pourtant de pair. Aujourd'hui, le degré de régulation est tel que nous devons réconcilier les deux exercices et mettre en oeuvre une véritable gouvernance de la politique du médicament, ce qui suppose un pilote unique.

Madame la rapporteure, j'en viens aux PGP. La gestion des ruptures mobilise de plus en plus de moyens, sous le contrôle de l'ANSM. Pour plus d'une spécialité sur deux, on a recours au contingentement, avec parfois un arrêt du circuit de ville pour prioriser le circuit hospitalier. On a créé des stocks de dépannage d'urgence. On adresse des messages directement aux grossistes-répartiteurs pour interrompre la vente de produits à l'étranger. On a mis en oeuvre des actions d'information et d'accompagnement des professionnels de santé, via l'ANSM ou le portail DP-Ruptures - j'ai vu, à ce propos, que vous aviez reçu les pharmaciens d'officine. On contacte directement les associations de patients pour les informer. On réoriente des lots initialement destinés à d'autres marchés, voire des lots de laboratoires concurrents.

Nous sommes donc extrêmement actifs. Nous allons également contribuer au plan gouvernemental en faisant des propositions, qui seront rendues publiques dans quelques semaines. Je peux d'ores et déjà vous en indiquer les principales.

Premièrement, nous avons besoin d'une liste des médicaments critiques à sécuriser de manière prioritaire. Il faut y adosser un dispositif de financement spécifique, ce qui, à ma connaissance, n'est pas le cas aujourd'hui. Cette liste doit être, si possible, européenne ; peut-être le Sénat pourra-t-il nous aider dans cette tâche.

Deuxièmement, il faut optimiser la transparence et la qualité de l'information circulant entre les acteurs. À ce titre, nous avons besoin d'une meilleure visibilité sur l'état des stocks des médicaments en tension ou en rupture sur l'ensemble de la chaîne. Il faut diffuser une information fiable. On parle beaucoup de notre obligation de stockage, mais il faut garder à l'esprit que nous n'avons pas connaissance des stocks des grossistes-répartiteurs : ils ne sont pas visibles pour nos industriels.

Troisièmement, nous avons besoin de mobiliser les autorités pour obtenir des mesures d'optimisation réglementaire. Il faut fluidifier la production, éviter les transferts de stocks entre États de l'Union européenne, ce qui revient à lutter contre les phénomènes d'exportations parallèles, et déployer des réglementations harmonisées spécifiques aux médicaments. Ces assouplissements réglementaires doivent permettre la mise en place de la e-notice. De surcroît, il faut interdire l'exportation des médicaments signalés en tension, et non des seuls médicaments en rupture. Il faut également anticiper les impacts des réglementations environnementales sur la disponibilité des médicaments.

Quatrièmement, il faut faire converger les différentes législations européennes. À cet égard, un exemple me semble particulièrement parlant : l'Union européenne compte 23 calendriers vaccinaux pour 27 États membres ! Cela signifie que, lorsque la France subit une rupture d'approvisionnement pour un vaccin, elle ne peut pas importer de vaccins belges. On doit renforcer le rôle de la France dans la révision de la législation pharmaceutique européenne, dans le cadre de laquelle ces sujets doivent être traités. J'y insiste, il faut assurer l'européanisation de la problématique des ruptures.

Cinquièmement, il faut redynamiser l'investissement et pérenniser l'outil industriel ; nous avons longuement évoqué ces enjeux. Nous avons parlé de l'articles 65 de la LFSS et de l'article 28 de l'accord-cadre. On pourrait aussi concevoir d'utiliser la fiscalité de manière un peu plus attractive qu'aujourd'hui, afin de mieux reconnaître les investissements. Nous avons mentionné les conditions économiques : il faut prendre des mesures d'urgence pour les médicaments en situation de vulnérabilité économique.

Au-delà, nous avons besoin d'une gouvernance claire. Je le répète, nous avons le sentiment que la gouvernance du médicament est devenue schizophrène. Il faut réconcilier les exercices, faire des choix clairs, fixer des priorités et les assumer politiquement.

Enfin, je rappelle qu'au cours des dix dernières années la dépense de médicaments a été totalement contenue. Nous vous produirons les chiffres : elle a été privée de toute croissance. Elle a été, en quelque sorte, la variable d'ajustement des Ondam successifs.

Mme Corinne Imbert. - Notre système de santé est bien en train de nous filer entre les doigts. Je suis d'accord avec vous, il faut commencer par en revoir la gouvernance.

Pendant trente-cinq ans, le médicament a été la seule variable d'ajustement du financement de la sécurité sociale, dont le déficit fut longtemps, avec le taux de chômage, le critère de bonne gestion d'un gouvernement, quel qu'il soit. Puis l'hôpital est à son tour devenu une variable d'ajustement. On sait où ces choix nous ont conduits.

Ces quelques rappels historiques étant formulés, j'en viens à ma question : quelle est la fiabilité de l'information dont nous disposons aujourd'hui ? Le ministre de la santé nous assure que l'amoxicilline ne connaît plus de problèmes d'approvisionnement, alors que c'est toujours le cas.

Mme Corinne Blachier-Poisson. - Madame Gruny, vous soulignez un point majeur : la sécurité d'approvisionnement a un coût.

Je vous rassure, l'usine chargée des productions d'urgence fabrique d'autres produits de même nature, à savoir des anticorps monoclonaux - une usine qui produit des médicaments chimiques ne pourra absorber une telle activité. Comme vous le suggérez, on ne peut pas se permettre d'avoir des usines qui tournent à vide en attendant qu'un événement survienne.

Les produits perdant leurs brevets ont fait l'objet de politiques d'optimisation, autrement dit de minimisation des coûts, qui ont conduit à la disparition complète de certains stocks. La situation est très différente pour les produits innovants et, surtout, biologiques, qui font l'objet d'investissements bien plus élevés.

M. Didier Véron. - Madame la sénatrice, de manière assez paradoxale, la baisse des marges n'a pas de conséquence sur l'investissement, en tout cas pour les entreprises du G5. Alors que notre profitabilité a chuté de 32 % en France, nous consacrons encore, chaque année, 3,5 milliards d'euros à la R&D et un milliard d'euros aux investissements industriels. Ce sont nos résultats à l'international qui permettent de financer le développement de nos usines et de nos travaux de recherche en France. Je vous communiquerai, dans les prochaines semaines, nos chiffres actualisés, comprenant l'année 2022. Ils démontrent l'attachement de nos entreprises aux territoires national et européen.

Certains de nos nouveaux produits, qui ont obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM) de la part de l'EMA, reçoivent un avis défavorable des autorités françaises, qu'il s'agisse de la commission de la transparence ou de la HAS. Or ces produits, fabriqués par une entreprise française, seront lancés et remboursés dans les autres pays de l'Union européenne. Nous restons de bons élèves, mais nous arrivons peut-être à un point de bascule.

Enfin, je laisserai les représentants de Sanofi répondre à la question que vous posez au sujet de ce laboratoire.

Mme Karine Pinon. - Aujourd'hui, en France, les CDMO sont en mauvaise situation financière : ces entreprises ne sont plus à même de faire tous les investissements nécessaires. En résulte une dégradation de l'outil industriel, que souligne l'Académie de pharmacie et qui contribue aux pénuries actuelles.

On parle de la fuite des cerveaux : il ne faut pas oublier la fuite des bras, lesquels sont nécessaires pour faire tourner toute industrie. Certes, le médicament n'est pas un bien de consommation, mais il obéit à un certain nombre de problématiques industrielles.

M. Laurent Borel-Giraud. - Les lois françaises et européennes imposent un investissement minimal permanent, de 15 % en général, pour maintenir l'ensemble de l'outil productif en état de fonctionnement. À cet égard, nous parlions non pas de réductions d'investissements, mais d'optimisation organisationnelle.

Actuellement, il n'y a plus de rupture d'amoxicilline à l'échelle nationale, mais la situation reste tendue. Ce n'est ni aujourd'hui ni en juin ou en septembre prochains que les stocks de sécurisation seront renouvelés dans des proportions suffisantes. Nous menons des discussions soutenues avec trois de nos fournisseurs, présents en Europe, dont un en France. Mais leurs usines travaillent déjà vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Elles ont dressé des plans de production pour tout l'été afin de répondre aux demandes française, européenne et mondiale, dans un contexte marqué par une forte compétition.

En outre, je le confirme, ces usines peinent à recruter des employés pour travailler sur ces créneaux supplémentaires, du fait d'une compétition de la main-d'oeuvre, aux échelles française et européenne, avec d'autres industries manufacturières. Le problème, en l'occurrence, est plutôt cette compétition avec d'autres industries manufacturières, qui rémunèrent mieux.

M. Philippe Lamoureux. - Permettez-moi d'apporter une conclusion en quatre points.

Premièrement, nous nous considérons comme coresponsables de ces ruptures d'approvisionnement : nous ne cherchons pas à nous dédouaner. Nous sommes évidemment parties prenantes. Pour nous, le prix n'est pas un critère explicatif. En revanche, c'est un critère d'aggravation. La structure de prix française ne nous permet pas de lutter à armes égales face à nos voisins européens.

Deuxièmement, nous avons besoin de travailler ensemble pour dégager des solutions. Pour notre part, nous nous efforçons d'être constructifs, mais nos interlocuteurs n'ont pas toujours la culture du « travailler ensemble ».

Troisièmement, nous arrivons clairement à la fin d'un système. Le chiffre d'affaires remboursable du médicament pèse 25 milliards d'euros. En parallèle, la baisse de prix représente un milliard d'euros, la clause de sauvegarde deux milliards d'euros, et les remises produits cinq milliards d'euros. Les parlementaires, qui votent le PLFSS, doivent mesurer la gravité de la situation. Pour notre part, nous sommes extrêmement inquiets. Qu'il s'agisse de l'accès des produits innovants au marché ou de l'approvisionnement des produits matures, nous sommes face aux symptômes d'une même maladie.

Quatrièmement, enfin, je rappelle qu'en 2021 une modeste PME allemande de 200 salariés, nommée BioNTech, a contribué pour 0,5 point au PIB de l'Allemagne. Nous ne sommes pas qu'un poste de dépense. Nous créons de l'investissement, de la richesse, du commerce extérieur et de l'emploi.

C'est précisément la raison pour laquelle la gouvernance doit être revue. Nous relevons non seulement du ministère de la santé, pour les dépenses, mais aussi des ministères de l'industrie et de la recherche. Par définition, notre activité est interministérielle. S'agissant du médicament, on ne peut pas construire le PLFSS en ignorant les politiques industrielles qui sont menées, les objectifs fixés par le ministère de l'économie ou encore les enjeux de stockage.

Nous avons réellement besoin de cette réconciliation. Nous avons proposé la création d'une structure interministérielle directement rattachée au Premier ministre, pour piloter la politique du médicament. L'Agence de l'innovation en santé (AIS) et le CEPS en sont peut-être les prodromes : je n'en sais rien. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il faut mettre un terme à cette schizophrénie administrative, qui nous étouffe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous allez recevoir un questionnaire, auquel il vous sera demandé de répondre de manière précise.

Nous n'avons fait qu'effleurer certains sujets. Les ruptures de médicaments touchent les produits matures, et non les produits innovants. Certains se demanderont pourquoi...

Le marché français est certes compliqué, mais nous n'avons pas parlé des volumes. Il s'agit pourtant de l'une des dimensions extrêmement attractives de notre marché. Bercy nous communiquera les éléments chiffrés, qui nous mettront tous d'accord.

Nous n'avons pas abordé non plus la question de l'excédent brut d'exploitation - j'ai en tête quelques exemples de laboratoires du G5 Santé.

Ce sont des questions sur lesquelles il serait intéressant de débattre ultérieurement. Quoi qu'il en soit, nous auditionnerons les différents ministres.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup de vos contributions et de ces échanges. Nous attendons également beaucoup de vos réponses écrites. Il est important de mettre en perspective la France dans le cadre européen et mondial, notamment sur les questions de chiffres d'affaires. L'économie du médicament reste malgré tout très mondialisée. Ce sujet ne peut être complètement déconnecté de la problématique de la pénurie en France.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 15.

Mercredi 29 mars 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 35.

Audition de Mme Catherine Simonin, représentante de France Assos Santé, de Mme Juliana Veras, coordinatrice de Médecins du Monde, du Dr Julie Allemand-Sourrieu, représentante du collectif Santé en danger, du Dr Franck Prouhet, représentant du collectif Notre santé en danger et de M. Christophe Duguet, représentant de l'AFM-Téléthon

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit ses travaux par l'audition conjointe de plusieurs associations d'usagers et de professionnels du système de santé, dont la voix est déterminante pour notre analyse de ce problème.

Il nous est précieux, en effet, de vous entendre sur la façon dont ces tensions et ruptures d'approvisionnement, qui, depuis une quinzaine d'années, sont devenues chroniques, pèsent sur la vie des patients et des soignants : chaque occurrence de pénurie altère la qualité des soins, suscite angoisse et détresse légitimes chez les patients et leurs proches, désorganisation, incertitude et perte de temps médical pour l'équipe soignante, et peut même engendrer des pertes de chances.

Madame Catherine Simonin, vous représentez, pour France Assos Santé, l'Union nationale des associations agréées du système de santé, organisation interassociative de référence créée en mars 2017 en remplacement du Collectif interassociatif sur la santé. Regroupant près d'une centaine d'associations, France Assos Santé, interlocuteur incontournable des pouvoirs publics et des établissements de santé et acteur essentiel de la démocratie sanitaire, représente et défend les usagers du système de santé, notamment sur les questions de l'accès aux soins et aux thérapies innovantes ; elle donne l'alerte depuis plusieurs années sur la multiplication des pénuries de médicaments et ses conséquences sur la santé des patients. Vous aviez d'ailleurs été auditionnée en juillet 2018 par la mission d'information du Sénat sur la pénurie de médicaments et de vaccins.

Madame Juliana Veras, vous êtes la coordinatrice de Médecins du monde, ONG bien connue qui milite notamment pour la remise en cause des brevets et, plus généralement, du modèle économique des grands laboratoires. Ceux-ci ont tendance, expliquez-vous, à délaisser les molécules anciennes, c'est-à-dire les médicaments matures, moins rentables, quoiqu'indispensables, au profit d'innovations qui n'en sont pas toujours et qu'elles font payer au prix fort, tout en se désengageant de la recherche. Vous avez notamment obtenu, à l'automne dernier, un affaiblissement définitif du brevet protégeant le Sofosbuvir, la molécule de Gilead indiquée contre l'hépatite C, l'Office européen des brevets (OEB) ayant confirmé son jugement de première instance.

Dr Julie Allemand-Sourrieu, vous représentez le Collectif Santé en danger, créé par le médecin Arnaud Chiche en juillet 2020 en réaction aux conclusions du Ségur de la santé. Votre association, qui compte près de 6 000 adhérents et 250 000 abonnés sur les réseaux sociaux, dresse le constat d'un « effondrement » du système de santé. Vous relayez la parole et les demandes des professionnels de santé, du privé comme du public, et revendiquez en la matière un rôle d'alerte et de vigie.

Sur le sujet des pénuries de médicaments, le collectif a notamment publié, le 30 décembre 2022, un communiqué de presse intitulé « La France, pays en voie de régression ? » : vous nous direz s'il s'agissait d'une question rhétorique.

Dr Franck Prouhet, médecin généraliste, vous animez le collectif « Brevets sur les vaccins, Stop. Réquisition ! », qui faisait partie de la coordination européenne sur l'initiative citoyenne européenne Pas de profit sur la pandémie. Dans ce cadre, vous militez pour la levée des brevets sur les vaccins et traitements anti-covid et, plus récemment, pour la réquisition des moyens de production de médicaments d'intérêt majeur frappés par les pénuries. Vous nous direz dans quelle mesure les enseignements que l'on peut tirer de la période covid peuvent être transposés à l'organisation de la production des médicaments en général.

Enfin, Monsieur Christophe Duguet, vous représentez l'Association française contre les myopathies (AFM)-Téléthon, acteur associatif majeur de la lutte contre les maladies rares. Vous êtes donc bien placé pour évoquer notamment les questions de prix et d'accès à l'innovation thérapeutique. L'AFM-Téléthon a créé avec BpiFrance, en 2016, la plateforme industrielle YposKesi, consacrée à la production sur le sol français de médicaments de thérapie génique et cellulaire, qui est passée en mars 2021 sous pavillon sud-coréen - c'est hélas le destin de bien des initiatives industrielles, qui, souvent, quittent notre pays. À cet égard, votre témoignage peut nous éclairer sur les enjeux de souveraineté sanitaire et sur la faisabilité de la création d'une filière industrielle nationale des thérapies innovantes.

Les sujets sont nombreux et beaucoup de questions restent pendantes. Merci de vous être mobilisés pour cette audition.

Je céderai à chacun la parole pour un propos introductif d'environ cinq minutes.

Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Nous vous adresserons à l'issue de l'audition un questionnaire complet auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 15 avril.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Simonin, Mme Juliana Veras, Mme Julie Allemand-Sourrieu, M. Frank Prouhet et M. Christophe Duguet prêtent serment.

Mme Catherine Simonin, représentante de France Assos Santé. - Pas moins de 37 % des Français ont été confrontés à une pénurie de médicaments en 2023, contre 25 % en 2018. Ils sont 45 % à avoir dû reporter, modifier voire renoncer à leur traitement, selon les conclusions d'une enquête de 2020 de la Ligue nationale contre le cancer ; en outre, 68 % des oncologues médicaux considèrent que ces pénuries auront un impact sur la survie des personnes malades à cinq ans.

France Assos Santé se mobilise pour un accès équitable aux innovations, véritable défi pour notre système solidaire d'assurance maladie. Les malades font face à un chantage industriel. Devons-nous accepter les demandes d'augmentation de prix des médicaments anciens, qui ne sont plus sous brevet ? Des remises se négocient au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS), mais ne sont pas publiées. Nous ne connaissons donc pas le prix réel du médicament, mais uniquement son prix facial.

Devons-nous octroyer davantage d'aides publiques aux industriels afin de faciliter les relocalisations ? Peut-être, mais ces aides doivent être assorties d'obligations, notamment celle d'une production du médicament sur le long terme. Et toutes les aides publiques doivent être publiées.

Les prix demandés par les industriels tiennent compte du positionnement tarifaire aux États-Unis, où se concentrent les innovations, mais aussi de la solvabilité de notre système de santé, qui, contrairement au système étatsunien, repose sur la solidarité. Faut-il en conclure que la France paie mal ses médicaments ? Selon le rapport du CEPS sur l'exercice 2021, le montant global de dépenses au titre des médicaments remboursables s'est élevé à 30,4 milliards d'euros en 2021, contre 27,9 milliards d'euros en 2019. Il s'agit non des prix réels, mais des prix affichés. Or le même rapport constate que les remises sur les médicaments s'élevaient à 4,5 milliards d'euros en 2021, contre 3,2 milliards d'euros en 2020, soit une augmentation de plus d'un milliard d'euros : cette situation interroge.

Le prix tient compte du volume de prescription et de dépenses. Récemment, les médicaments contenant de l'amoxicilline et du paracétamol étaient en rupture, or la France est le premier pays consommateur de ces molécules en Europe. Nous nous interrogeons sur la pertinence de prescriptions aussi nombreuses.

Nous proposons d'appliquer la législation en cours : en cas de rupture, le plan de gestion des pénuries (PGP) doit être établi par les industriels et transmis à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). La loi prévoit un stock de deux mois pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et d'un mois pour les autres. Mais les sanctions contre les industriels sont rares. L'ANSM est-elle en mesure de contrôler ? Il est indispensable de prévenir les pénuries, dont la durée moyenne est de 14 semaines. Cela suppose de disposer d'un stock de quatre mois pour tous les MITM.

Nous suggérons également de poursuivre la production et la commercialisation de médicaments anciens, plus touchés par la pénurie. C'était l'objet de l'article 30 du projet de loi de financement pour la sécurité sociale (PLFSS) pour 2023, hélas absent de la loi promulguée. Pourquoi ne pas réintroduire cette disposition dans le PLFSS pour 2024 ?

Nous plaidons pour plus de transparence : les informations relatives à la pénurie et aux traitements de substitution doivent être communiquées au patient. Cela ne pose pas de problème dans les pharmacies, mais la situation est plus complexe à l'hôpital, d'où des pertes de chances : une étude portant sur 402 personnes soignées pour un cancer de la vessie entre 2011 et 2016 à l'hôpital Édouard-Herrriot de Lyon a montré une augmentation des récidives durant une pénurie, qui conduit à une augmentation de la mortalité à cinq ans. Il faut informer le patient en cas de substitution de traitement, car les effets secondaires, différents de ceux de son traitement habituel, peuvent parfois être graves.

Plutôt que de courir derrière les industriels, envisageons une production des molécules délaissées par une structure à but non lucratif ou disposant d'un partenariat public-privé (PPP) sur toute la chaîne du médicament. Durant la crise sanitaire, les hôpitaux, face à la pénurie, ont façonné eux-mêmes des médicaments d'anesthésie, notamment aux Hospices civils de Lyon. Cela a sauvé des vies quand les médicaments faisaient défaut !

La France doit aussi être à l'offensive dans la révision de la stratégie pharmaceutique de l'Union européenne en vue d'aboutir, à tout le moins, à une harmonisation et à une constitution de stocks de produits semi-finis, que les industriels pourraient utiliser en cas de pénurie de l'un des composants d'un médicament.

En résumé, nous regrettons l'opacité du système : les prix ne prennent pas en compte les volumes de prescription et les réductions accordées aux industriels. Il en va de même pour la fixation du montant des aides publiques.

Mme Juliana Veras, coordinatrice de Médecins du Monde. - Médecins du monde défend un système de santé inclusif, solidaire et pérenne. À ce titre, nous nous mobilisons depuis des années sur les enjeux du prix et de l'accès aux médicaments, sur l'innovation thérapeutique, mais aussi sur la question des traitements anciens, nécessaires et efficaces. Le problème est apparu dans les pays riches en 2014, avec l'arrivée des antiviraux à action directe contre l'hépatite C : la firme Gilead a alors introduit le Sofosbuvir au prix de 41 000 euros la cure, alors que près de 230 000 personnes vivaient avec ce virus. Pour la première fois, l'État a rationné l'accès au traitement en raison de son prix et limité la prise en charge du Sofosbuvir aux patients souffrant des stades les plus avancés de fibrose hépatique. Il gérait l'urgence, aux dépens d'une politique ambitieuse susceptible de mettre fin à l'épidémie.

Depuis, nous ne cessons de dénoncer les abus commis par de nombreuses firmes lors de la fixation du prix de nouvelles thérapies. Ces stratégies ont été documentées par le Sénat américain et par la Cour des comptes, entre autres. Le rapport technique de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) souligne que les prix des médicaments anticancéreux visent à maximiser le profit, dans une industrie où les marges sont très élevées.

Ce modèle de prix inflationniste est motivé par un paradigme fondé sur la valeur : cela revient à donner un prix à la vie. En France, c'est surtout l'évaluation de l'amélioration du service médical rendu (ASMR) par les nouveaux traitements qui détermine la stratégie des firmes dans la négociation des prix avec l'État. Mais cette logique ne prend pas en compte l'équilibre des systèmes de santé. La fixation du prix répond à des critères opaques en raison d'une acceptation disproportionnée par les États du secret des affaires. Ainsi, les données des essais cliniques, les financements, les résultats et les échecs ne sont pas transparents, non plus que le cadre des négociations et les déterminants réels des prix. Les prix élevés sont au coeur du modèle économique des multinationales auxquelles les brevets assurent un monopole d'exploitation.

La propriété intellectuelle est le fondement juridique qui permet de contrôler l'offre et la disponibilité dans des systèmes de santé à ressources limitées, créant une situation de rareté artificielle et de pression sur les budgets de la santé. Certaines entreprises pharmaceutiques n'investissent plus les marchés européens, considérant que les prix qui y sont pratiqués sont trop faibles. C'est le cas de Bluebird Bio, dont la thérapie génique Zynteglo contre la bêta-thalassémie coûte trois millions de dollars par patient.

Ce modèle crée d'importants déséquilibres : d'une part, un soutien important des pouvoirs publics pour mettre rapidement sur le marché de nouveaux médicaments grâce à la recherche publique et aux subventions aux entreprises, en échange de prix élevés supportés par l'assurance maladie ; d'autre part, une stratégie lacunaire pour la mise à disposition d'anciens médicaments essentiels, considérés comme insuffisamment rentables par les entreprises, ce qui contribue aux situations de pénurie actuelles.

Or la pérennité et l'accès abordable devraient figurer au coeur des solutions. Face à ces constats, nous défendons des propositions très concrètes ; nous vous renvoyons également aux recommandations du rapport de la Cour des comptes de 2017.

Premièrement, l'État doit négocier le prix des innovations thérapeutiques en assurant la transparence des coûts réels de traitement, les déterminants de ces prix et les conditions de ces négociations. Le CEPS devrait prendre en compte l'apport des financements publics dans la recherche et développement des médicaments lors de la négociation des prix.

Deuxièmement, le ministre de la santé doit pouvoir déclencher la licence d'office lorsqu'un brevet est exploité dans des conditions contraires à l'intérêt de la santé publique, notamment en pratiquant des prix anormalement élevés en période de crise. La licence d'office a été créée sous le général de Gaulle, or les gouvernements qui se sont succédés n'ont pas su ou voulu se saisir de cet outil. Ils n'ont même jamais créé les conditions réglementaires de sa mise en oeuvre, ce qui, de fait, vide cet outil de négociation de sa puissance. L'article R. 613-10 du code de la propriété intellectuelle prévoit une commission chargée d'apprécier les cas concrets de licence d'office - elle n'a jamais été installée. D'où l'importance de donner un corps légal et réglementaire à cet outil prévu dans notre droit, mais aussi dans le droit international.

Troisièmement, nous demandons que la France s'implique davantage dans la gouvernance des pratiques de l'Office européen des brevets (OEB). Médecins du Monde a montré, par des oppositions au brevet et des observations de tiers devant cet organisme, que les revendications relatives aux brevets déposés par les firmes étaient abusives. Nous vous suggérons d'auditionner les membres de l'Office européen des brevets, mais aussi les représentants de la France qui y siègent. Les pratiques en matière de propriété intellectuelle des produits de santé ne doivent pas créer des barrières supplémentaires ou des retards dans l'accès aux médicaments génériques et biosimilaires.

Quatrièmement, il faut réformer et repenser les modèles de recherche et développement pour intégrer l'accès en amont, notamment lors du transfert des technologies de la recherche fondamentale - majoritairement financée par des fonds publics - vers les industriels. Il convient d'exiger des contreparties claires lors de cette étape : transparence des coûts réels de recherche et développement, partage de la propriété intellectuelle et prix abordable des médicaments.

Dr Julie Allemand-Sourrieu, représentante du collectif Santé en danger. -Notre collectif, qui regroupe des soignants de terrain, représente l'ensemble des professions de santé, joue un rôle de sentinelle et formule des propositions concrètes, notamment après le Ségur de la santé. Nous considérons que la démocratie sanitaire est en danger, avec la fermeture de maternités et de services d'urgences, entre autres. Les métiers de la santé perdent leur attractivité, alors que six millions de Français n'ont pas de médecin traitant. Nous défendons le principe d'un accès à des soins de qualité pour tous.

En 2017, nous constations des tensions sur 500 médicaments, soit une augmentation de 30 % par rapport à l'année 2016, malgré le rapport alarmant publié par le Sénat en 2018. Aujourd'hui, 372 médicaments font l'objet de difficultés d'approvisionnement, dont plus de 50 % sont des MITM, pour lesquels il n'existe pas d'alternative thérapeutique.

On aimerait se rassurer sur l'excellence de notre système de santé. La France est historiquement une puissance industrielle dans la production de médicaments. Certes, nous disposons encore de 271 usines sur le territoire, avec 35 000 salariés, mais notre pays, naguère leader, occupe désormais la quatrième place européenne. Toutefois, le commerce du médicament reste florissant, avec 3,2 milliards de boîtes vendues par an.

Le financement public soutient de manière non négligeable l'innovation industrielle. Dès lors, comment expliquer qu'un tiers des Français déclarent avoir subi une pénurie de médicaments ces dernières années ? Il ne s'agit pas d'un effet de la crise sanitaire : en 2023, le rythme des nouvelles ruptures de stock est supérieur à celui des remises à disposition - douze à quatorze MITM et vaccins sont concernés pour les mois de janvier et de février 2023. Il ne s'agit pas de médicaments de niche mais plutôt de médicaments anciens et matures. Cette situation met en danger la vie des patients et nuit au bon fonctionnement de notre système de santé.

Ces pénuries ont un coût, car elles mettent en difficulté les pharmaciens, sur fond de crise économique et géopolitique. Si rien n'est fait, le phénomène s'aggravera. Notre souveraineté sanitaire est menacée : la fabrication des principes actifs des médicaments essentiels est largement délocalisée - 80 % des substances actives consommées en France sont produites en Chine et en Inde, contre 20 % il y a trente ans. La production, notamment le conditionnement, est complexe. La loi de l'offre et de la demande s'impose, et les prix sont négociés au plus bas.

En cas de pénurie conjoncturelle mondiale, la France et l'Union européenne ne seront plus prioritaires pour les livraisons, faute de fournisseurs. A-t-on déjà oublié les difficultés à obtenir des masques lors de la crise sanitaire ?

Sur le terrain, les traitements de remplacement posent des problèmes d'effets indésirables ou d'erreur médicamenteuse. On prescrit antibiotiques et médicaments à visée cardiovasculaire par défaut ; souvent, seuls deux médicaments peuvent être fournis, quand la prescription en compte cinq. Les patients sont moins bien soignés, et les pertes de chances réelles. Les généralistes ont le sentiment de subir ces pénuries : aucune information ne leur est fournie et aucune cartographie des lieux de délivrance n'est disponible, ce qui contraint les prescripteurs ou les patients à contacter les pharmacies une à une.

La coopération européenne est difficile, notamment au niveau des prix ou de l'étiquetage. Pourtant, il est nécessaire de relocaliser notre industrie à l'échelle française et à l'échelle européenne. Nous déplorons un manque de coordination et d'efficacité.

Dr Franck Prouhet, représentant du collectif Notre santé en danger. - J'ai lancé puis animé le collectif « Brevets sur les vaccins, stop. Réquisition ! » Lors des discussions sur la levée des brevets, nous avions dressé un constat de faillite de l'idée du médicament-marchandise, dont la gestion a été déléguée non pas à l'OMS, mais à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les brevets permettent à la fois d'organiser la pénurie et de favoriser l'explosion des prix : ce sont les deux faces de la même médaille.

En 1918, en pleine pandémie de grippe, la société chimique des usines du Rhône souhaitait vendre son aspirine à un prix exorbitant. Le gouvernement de l'époque avait menacé de réquisitionner les stocks pour faire baisser les prix.

Lors de la crise sanitaire, le code génétique du covid-19 a été rendu public immédiatement. De plus, les deux brevets ayant permis la fabrication de vaccins à ARN messager avaient bénéficié de fonds publics. Or des milliards d'euros d'argent public ont été déversés sur l'industrie pharmaceutique pour produire des vaccins - 17 milliards d'euros grâce à la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) ou encore deux milliards d'euros débloqués par l'Union européenne. La France est un pays riche et a eu accès au vaccin, mais le reste du monde en a été privé : c'est non seulement scandaleux d'un point de vue moral, mais cela contribue aussi à la multiplication des variants. La presse scientifique s'en est d'ailleurs émue. Dans le British Medical Journal, Fatima Hassan a qualifié le refus de l'OMC de lever les brevets de crime contre l'humanité.

La répartition des 6,5 milliards de premières doses de vaccins a profité à 61 % des Européens et à 67 % des Américains, mais seulement à 4,5 % des habitants des pays pauvres. L'opacité règne : impossible de connaître la somme prise en charge par la Commission européenne. Chaque dose de Remdesivir aurait été facturée 2 100 euros, alors que l'étude Solidarity l'avait déjà jugé non seulement inefficace, mais dangereux pour les reins. Pendant ce temps, l'Ukraine achetait le même produit auprès d'un fabricant pakistanais de médicaments génériques pour 20,45 euros. Nos systèmes de sécurité sociale ont donc payé très cher des médicaments ou des vaccins qui avaient déjà été financés par la recherche publique.

Les sénateurs soucieux de la dépense publique feront le rapprochement avec les difficultés de l'hôpital public. Des négociations plus poussées auraient sans doute permis de faire baisser les prix.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous rappelle que notre commission d'enquête porte sur la pénurie de médicaments.

Dr Franck Prouhet. - Il me semble que mon propos correspond au thème de la commission.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'en est-il des problématiques actuelles relatives à la pénurie de médicaments en France ?

Dr Franck Prouhet. - La crise du covid-19 a montré qu'il existait d'autres solutions que les brevets. Moderna n'avait jamais produit un seul vaccin à ARN messager : elle a dû faire appel à l'industriel suisse Lonza. Or une étude d'une association américaine, Public Citizen, a montré qu'avec 9,5 milliards d'euros, on pouvait fabriquer environ 9 milliards de doses sur cinq sites décentralisés, ce qui aurait permis de vacciner largement.

Le système des brevets a failli, de même que l'OMC. Seuls des brevets publics et l'OMS peuvent réduire les pénuries et la pression financière pesant sur la sécurité sociale : les 2,5 milliards d'euros versés à Pfizer et Moderna auraient permis d'embaucher 59 000 infirmiers et infirmières. Ce manque de transparence a suscité la défiance de la population. L'affirmation d'une démocratie sanitaire passera par la rupture des liens incestueux entre l'industrie pharmaceutique et le système des brevets. Les vaccins et les médicaments ne doivent plus être considérés comme une marchandise.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Tous les intervenants ont dépassé leur temps de parole. En outre, je rappelle que les travaux de notre commission d'enquête portent sur les pénuries de médicaments.

M. Christophe Duguet, représentant de l'AFM-Téléthon. - J'évoquerai le problème à travers le prisme de personnes souffrant de maladies rares, voire très rares
- celles qui touchent moins de 2 000 personnes. Environ 7 000 maladies rares ont été identifiées ; 85 % d'entre elles concernent moins d'une personne sur un million. Néanmoins, compte tenu du nombre important de maladies rares, un Français sur vingt est concerné, soit trois millions de personnes.

Or 95 % des personnes souffrant d'une maladie rare ne disposent d'aucun traitement spécifique pour se soigner et changer significativement le cours de leur pathologie. Depuis quelques années, les traitements fondés notamment sur la génothérapie se multiplient, mais soigner 7 000 maladies rares reste un immense défi. Et si les avancées scientifiques sont enthousiasmantes, les perspectives commerciales le sont beaucoup moins. Non seulement les prix de ces nouveaux traitements sont très élevés, mais l'absence de modèle économique ne permet pas toujours leur développement.

Les évolutions récentes sont inquiétantes. Nous observons un retournement des marchés financiers pour les maladies « ultra-rares » : les industriels cessent d'investir dans des traitements adaptés à ces pathologies, qui leur permettaient par ailleurs de maîtriser des technologies utiles pour soigner des maladies plus fréquentes, assurant la rentabilité des sommes engagées. De plus, certains laboratoires ont retiré leurs traitements du marché européen pour se recentrer sur le marché américain, alors qu'ils avaient obtenu les autorisations de mise sur le marché (AMM) nécessaires pour traiter des maladies graves excessivement rares. On peut citer un autre médicament de Bluebird Bio, le Skysona, destiné aux enfants atteints d'adrénoleucodystrophie. C'est d'autant plus choquant que ces deux produits étaient issus de la recherche académique française. Il est primordial d'inventer un nouveau modèle permettant un accès non pas aux marchés, mais aux patients souffrant de ces maladies « ultra-rares ».

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Un modèle d'exception ?

M. Christophe Duguet. - Non pas une logique d'exception, mais un modèle adapté à l'ultra-rareté de maladies touchant de très nombreuses personnes, pour lesquelles la logique classique d'essais puis de généralisation via une AMM ne fonctionne pas. Nous plaidons en faveur d'un fonds public d'innovation dans ces situations difficiles.

Par ailleurs, de vieux médicaments sont souvent utilisés hors AMM pour traiter ces maladies rares. Or c'est souvent lors d'une rupture ou d'un arrêt de la production qu'on découvre cette utilisation. Malgré les efforts consentis à l'occasion du troisième plan national Maladies rares - en espérant un quatrième plan ! -, nous sommes loin d'avoir trouvé le modèle économique permettant de pérenniser la production de ces traitements. Par exemple, l'Agence européenne des médicaments (AEM) a retiré en 2013 l'AMM du Salbutamol sous forme de comprimés ou de sirop, considérant que d'autres médicaments étaient plus efficaces. Or 200 à 300 personnes atteintes de syndromes myasthéniques congénitaux obtenaient, grâce à ce traitement bon marché, des résultats spectaculaires - au point de pouvoir marcher de nouveau ! Après le retrait de l'AMM, il a fallu l'importer de pays qui en avaient conservé quelques boîtes. L'ANSM peine aujourd'hui à en acquérir et aucun laboratoire ne veut investir dans une molécule qui ne rapporte rien et qui ne sera utile qu'à 200 personnes. L'exemple est parlant.

Les personnes atteintes de maladies rares sont aussi touchées par toutes les autres maladies. Leur vie quotidienne est déjà difficile. Mais elles vivent dans l'angoisse lorsqu'elles font face à une pénurie d'amoxicilline, de corticoïdes ou de paracétamol. Souvent, elles doivent faire plusieurs pharmacies pour assurer la continuité de leur traitement : au fardeau de la vie quotidienne avec une maladie rare s'ajoute un fardeau psychologique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci à tous pour votre participation. Vous avez déjà répondu à plusieurs de mes questions.

Madame Simonin, vous avez évoqué la révision de la législation pharmaceutique de l'Union européenne, dont la présentation aurait dû avoir lieu fin mars. Avec Sonia de La Provôté, nous nous sommes rendues à Bruxelles la semaine dernière : nous avons demandé à nos interlocuteurs les motifs du blocage - sans obtenir de réponses. Une députée européenne s'inquiétait de ce report, qui pourrait atteindre un an. Avez-vous des informations à ce sujet ? Il semblerait que des lobbys puissants empêchent l'adoption de cette réglementation.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il ne s'agit pas uniquement de lobbys défendant la position des laboratoires.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'ai simplement parlé de lobbys, je n'ai pas accusé les laboratoires, contrairement à l'étiquette que l'on veut souvent m'accoler.

Madame Veras, comment analysez-vous la jurisprudence de l'OEB sur la notion d'activité inventive ? Quelles que soient nos sensibilités politiques, nous sommes tous frappés que l'industrie privilégie l'innovation et rétropédale pour les produits matures. Les conséquences risquent d'être préjudiciables. L'innovation rime-t-elle nécessairement avec progrès thérapeutiques ?

Le prix exorbitant de certains médicaments dits innovants ne conduit-il pas à en rationner l'accès ? Je suis inquiète : seuls les patients pouvant être remboursés seraient éligibles à certains traitements. Un choix serait donc opéré.

Monsieur Duguet, le statut particulier d'YposKesi, entité industrielle placée sous la double tutelle d'une association et de l'État, était intéressant. Elle est désormais dans le giron d'un groupe sud-coréen. Faut-il y voir le symptôme d'une impuissance des pouvoirs publics ?

Quels sont les effets des ruptures sur les soignants ? Lors de précédentes auditions, certains ont évoqué la possibilité d'étendre les dates de péremption de médicaments. Est-ce une solution ?

Je pense également que la recherche sur les maladies rares pourrait bénéficier à des personnes souffrant d'autres pathologies.

Mme Catherine Simonin. - Nous déplorons le blocage de la révision de la législation pharmaceutique européenne. Nous regrettons également que des stocks de médicaments essentiels ne soient pas constitués au niveau européen et qu'aucune sanction ne soit prévue contre les laboratoires pharmaceutiques.

Les accès précoces ne sont parfois pas confirmés par l'évaluation, faute de données en nombre suffisant pour vérifier l'amélioration du SMR. Certaines AMM sont délivrées malgré un degré d'incertitude important, surtout pour des patients ne disposant pas d'alternative thérapeutique. Mais ces médicaments innovants, chers, ne sont pas éligibles à la liste en sus : le retrait des laboratoires du marché français ou le refus des prix proposés menacent l'égal accès sur le territoire, en raison des différences de situation financière entre les établissements de santé.

Mme Juliana Veras. - Nous avons déposé deux oppositions à des brevets pour le Sofosbuvir et le Kymriah et formulé deux observations de tiers sur les vaccins contre le covid-19.

Les industriels multiplient les demandes autour d'un même produit : ils souhaitent breveter toute la chaîne de production. L'activité inventive, la nouveauté et l'application industrielle sont des critères de brevetabilité. Mais c'est une fiction juridique, qui peut être interprétée de façon large ou restrictive. Un rapport de 2019 sur la concurrence dans le marché pharmaceutique européen a influencé la démarche Raising the Bar adoptée par l'OEB, visant à rendre plus rigoureuse l'adoption des critères de brevetabilité. Mais ce projet semble avoir été abandonné. De plus, des combinaisons de molécules existant déjà dans l'état de l'art ne devraient pas faire l'objet de brevets ; je pense notamment aux polymorphes.

Nous disposons d'une connaissance concrète de l'impact des prix sur les rationnements. Nous travaillons avec des consommateurs de drogue, très touchés par l'hépatite C : ils ont besoin du Sofosbuvir. Nous nous sommes également intéressés aux conséquences sur le système de santé lui-même, qui n'est pas décorrélé du prix des médicaments.

La licence d'office est un outil pour la mise en place de génériques ; elle a été utilisée par plusieurs pays et a permis de nombreuses économies. Elle pourrait être utilisée pour le Sofosbuvir, dont le prix demeure élevé du fait d'une situation de monopole. Nombre d'acteurs, notamment le Sénat, ont souligné les abus de ce modèle économique.

Dr Julie Allemand-Sourrieu. - Il est nécessaire d'harmoniser les prix au sein de l'Union européenne, afin que les États membres ne se concurrencent pas entre eux. Il convient également de fluidifier le marché du médicament pour que les pays de l'Union puissent s'aider mutuellement, via une harmonisation des étiquetages et des marchés nationaux.

L'extension des dates de péremption est une piste intéressante. Cela suppose toutefois de mener des études de stabilité sur les principes actifs, qui pourraient s'appuyer sur les travaux des Observatoires du médicament, des dispositifs médicaux et d'innovation thérapeutique (Omedit).

Le portail DP-Ruptures, utilisé par les pharmaciens, devrait également être accessible aux prescripteurs : la coordination et les outils de communication sont essentiels sur le terrain.

Il me semble que l'innovation est largement financée par les deniers publics, avec, en contrepartie, un prix trop bas pour les médicaments essentiels et matures. Un nouvel équilibre devra être trouvé à l'avenir.

Dr Franck Prouhet. - Je me concentrerai sur l'impuissance des pouvoirs publics. En mars 2020, Paul Hudson, PDG de Sanofi, avait annoncé que les Américains disposeraient du vaccin contre le covid-19 avant les Français, compte tenu de son prix plus élevé aux États-Unis. Il est vrai que Sanofi avait alors reçu 280 millions d'euros du gouvernement américain ; l'action du groupe avait monté de 10 %. Dans ce bras de fer, les pouvoirs publics refusent d'utiliser les instruments qui sont à leur disposition. En une dizaine d'années, Sanofi a reçu près de sept milliards d'euros au titre du crédit d'impôt recherche, alors que l'entreprise licenciait 5 000 chercheurs et délocalisait ses activités de recherche aux États-Unis.

Le gouvernement s'est toujours refusé à utiliser l'article L. 3131-15 du code de la santé publique autorisant les réquisitions de certains produits. Le cas du Sovaldi est emblématique : la France payait entre 24 000 et 75 000 euros pour un traitement de trois mois, quand l'Égypte payait 300 euros, car ce pays refusait la brevetabilité de ce médicament. Lors de la crise sanitaire, le gouvernement aurait pu demander à ses représentants à l'OMC de lever les brevets sur les vaccins.

En France, l'impuissance est organisée, car il existe depuis des décennies de fortes connivences entre les pouvoirs publics et les laboratoires, devenus des mastodontes au plan international : l'exemple de Servier le prouve. Nous devrons tôt ou tard aborder ce sujet.

M. Christophe Duguet. - Le rationnement des médicaments innovants, prescrits essentiellement à l'hôpital, est une réalité : en raison de la faillite de l'hôpital, les équipes médicales ne peuvent octroyer les rendez-vous nécessaires à la prescription de ces traitements dans des délais raisonnables. Les dispositifs d'accès compassionnel et d'accès précoce ont été améliorés depuis deux ans sur le plan législatif et réglementaire. Mais la situation est bloquée, car les moyens nécessaires à la délivrance de ces médicaments n'ont pas été prévus. Il faut en outre prévoir un système de collecte des données pour le suivi des médicaments innovants.

À l'automne 2019, l'AFM-Téléthon a organisé un colloque intitulé « Thérapie génique et indépendance sanitaire de la France ». À l'époque, ce sujet n'avait pas suscité un grand intérêt et beaucoup ne croyaient pas à la révolution médicale que constituent ces thérapies géniques, susceptibles de guérir de nombreuses maladies. Nous appelions la France à jouer un rôle de premier plan, à ne pas rater l'industrialisation de ces produits - au risque de voir ces médicaments être inventés en France mais produits aux États-Unis. Mais nous n'avons pas été suffisamment écoutés.

Il est urgent d'investir massivement en faveur d'une filière française des génothérapies. La production de ces médicaments très complexes suppose de réunir une multitude d'acteurs sur un même territoire pour coordonner les efforts et, partant, diviser par cent les coûts de production - puisque tel est le principal frein actuellement.

Lors de sa création, la plateforme YposKesi était la plus grosse au monde. Mais le monde évolue vite et les investissements dans les usines de production s'élèvent vite à 500 millions d'euros, voire un milliard d'euros. Il n'a pas été possible de trouver en France ou en Europe les fonds nécessaires au développement d'YposKesi. Cela dit, une nouvelle usine ouvrira prochainement à Évry pour assurer la production en France de ces thérapies.

Le Gouvernement a lancé un appel d'offres visant au développement de bioclusters de niveau international en France. Nous souhaitons que l'un d'eux soit consacré aux génothérapies.

Longtemps, la recherche sur les maladies rares a permis de trouver des solutions thérapeutiques pour des maladies plus fréquentes. Mais le modèle tend à disparaître et les maladies rares sont abandonnées. C'est pourquoi nous plaidons pour la création d'un fonds public d'innovation en faveur du traitement des maladies rares.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous ferons parvenir par écrit les questions de collègues qui n'ont pas pu intervenir durant cette audition - vous avez été prolixes ! Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Reda Guiha, président de Pfizer France

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de M. Reda Guiha, président de Pfizer France, qui est accompagné de M. Franck Le Breguero, pharmacien responsable, et de Mme Catherine Raynaud, directrice des affaires publiques.

Alors que Pfizer figure depuis longtemps parmi les leaders mondiaux du secteur pharmaceutique, son chiffre d'affaires a encore doublé au cours des dernières années pour dépasser, en 2022, les 100 milliards de dollars. Cette hausse, aussi soudaine que spectaculaire, est due pour l'essentiel au développement et à la commercialisation, en quelques mois, d'un vaccin contre l'épidémie de covid-19, ayant représenté à lui seul la majorité des injections réalisées en Europe.

Si ce formidable succès industriel a fini d'assurer la notoriété internationale de Pfizer, il a également alimenté certaines polémiques. Celles-ci ont notamment visé l'opacité des contrats conclus avec la Commission européenne pour la fourniture de vaccins. Nous vous interrogerons sur les enjeux d'une plus grande transparence des prix des médicaments, demandée de longue date par certaines associations et certains États.

Notre commission d'enquête ayant pour objectif de rechercher les causes des phénomènes de pénurie et leurs liens avec les choix opérés par les industriels, nous souhaitons enfin que vous puissiez nous éclairer sur la manière dont une entreprise comme la vôtre organise et évalue ses chaînes d'approvisionnement et ses stocks. Quelles actions entreprend Pfizer pour s'assurer de la disponibilité de ses produits en France et, le cas échéant, y investir dans des capacités de production ?

Nous vous remercions, monsieur le président, de nous faire un bref propos introductif, après quoi notre rapporteure vous posera une première série de questions.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Reda Guiha, ainsi que Mme Catherine Raynaud et M. Franck Le Breguero prêtent serment.

M. Reda Guiha, président de Pfizer France. - Je vous remercie de nous avoir invités pour évoquer ce sujet particulièrement important des pénuries de médicaments. Ce phénomène, complexe et multifactoriel, constitue une préoccupation majeure pour Pfizer, comme pour toutes les parties prenantes de notre système de santé. J'ajoute qu'à titre personnel, en tant que pharmacien, cette question me tient particulièrement à coeur.

Notre portefeuille de produits en France comprend 120 médicaments et vaccins, soit 351 présentations. À 90 %, ces produits sont des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), faisant l'objet de plans de gestion des pénuries (PGP). Nos médicaments permettent de traiter de nombreuses pathologies dans des aires aussi différentes que l'immunologie, l'oncologie, la virologie, les vaccins, les maladies rares et la médecine interne.

S'agissant des produits en cours de développement, nous comptabilisons à ce jour 110 programmes de recherche, dont 23 en phase 3 et 16 en phase d'enregistrement. En 2021, près de 9 000 patients étaient inclus dans nos essais cliniques en France.

Pfizer dispose de 36 sites de production en propre, localisés en Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Afrique du Nord, Moyen-Orient, Océanie et Asie. Notre chaîne d'approvisionnement et de production comprend également plus de 315 sites externes, répartis dans 44 pays, dont 14 pays européens.

Notre entreprise est très peu dépendante de la Chine et de l'Inde. Les trois quarts de la production de médicaments réalisée dans ces deux pays sont destinés à leur approvisionnement. La production en provenance de ces pays ne représente pas plus de 0,6 % de nos médicaments distribués en France, dont 98 %, d'ailleurs, sont fabriqués en Europe.

Enfin, nous mettons à disposition des patients des médicaments très innovants comme des produits plus matures, des médicaments chimiques comme biologiques, des anticorps monoclonaux comme des vaccins, des médicaments biosimilaires comme, bientôt, des médicaments de thérapie génique.

Comprenez donc qu'au sein d'un portefeuille aussi diversifié, tous nos médicaments ne soulèvent pas les mêmes enjeux.

Pour en venir aux pénuries, celles-ci constituent un phénomène global, qui ne se restreint pas à la France et dont les causes sont nombreuses.

Ces causes peuvent être externes. Ce peut être une augmentation brutale et imprévisible de la demande sur certains produits - ce fut le cas au début de la crise du covid-19 pour les curares, avec une multiplication par quatre de la demande en quelques jours et la nécessité dans laquelle nous nous sommes trouvés de devoir livrer l'équivalent de plusieurs mois de stock en quelques semaines. Ce peut être, aussi, une situation de tension ou de rupture affectant une entreprise concurrente, qui nous oblige alors à fournir des volumes exceptionnels. Ces phénomènes peuvent être amplifiés par la pratique, par certains grossistes, d'exportations parallèles.

Ces causes peuvent être internes. Nous pouvons ainsi subir des retards liés à des problèmes industriels affectant des fournisseurs, par exemple de matières premières, d'excipients ou d'articles de conditionnement. Nous pouvons également - c'est un point fondamental - avoir engagé des investigations en matière de qualité. Tous nos médicaments sont effectivement soumis à des processus de qualité particulièrement stricts.

Dans la grande majorité des cas, les pénuries de médicaments sont indépendantes des décisions prises par les entreprises pharmaceutiques. C'est pourquoi, afin de prévenir les situations de rupture, nous travaillons main dans la main avec le Gouvernement et les autorités, notamment l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont les équipes sont particulièrement à l'écoute et réactives.

Malgré tous nos efforts, Pfizer connaît malheureusement des situations de tension ou de rupture.

En 2022, nous avons adressé 123 notifications de risque de rupture ou de rupture projetée à l'ANSM. Un tiers de ces notifications étaient liées à des causes externes, les deux tiers à des causes internes, dont, pour 10 % du total, des investigations complémentaires en matière de qualité. Seules 41 notifications ont abouti à une rupture effective d'approvisionnement, avec une durée moyenne de ces épisodes de 45 jours. Dans les 82 autres cas - soit les deux tiers des cas -, des solutions ont été trouvées pour garantir l'approvisionnement du marché. Ceci a été possible grâce à une détection précoce des tensions d'approvisionnement, la mise en place de mesures de mitigation ou l'identification d'alternatives thérapeutiques en interne.

Pour conclure, quelques pistes de réflexion visant à améliorer la façon dont nous prévenons les situations de tension ou de rupture et y faisons face.

Depuis le début de la crise du covid-19, les débats sont nombreux autour de la relocalisation de la production de médicaments. Il nous apparaît impossible d'envisager une relocalisation complète de la chaîne de production du médicament, que ce soit en France ou dans tout autre pays. La production d'un médicament fait appel à de nombreuses expertises et de nombreux acteurs, qui ne se trouvent pas tous au même endroit. Le vaccin contre la covid-19, par exemple, implique 280 composants et exige neuf étapes industrielles.

Non seulement vouloir tout localiser en un seul pays serait illusoire, mais, même, ce ne serait pas souhaitable : nous avons la conviction que la meilleure garantie en termes de sécurisation des chaînes de production est le recours aux meilleurs spécialistes dans chaque domaine. Nous avons procédé de la sorte pour le vaccin précédemment cité, et ces spécialistes étaient localisés dans différents pays. C'est cette logique qui nous a permis de faire preuve de flexibilité et d'éviter toute rupture d'approvisionnement en vaccin, même au plus fort de la crise sanitaire.

Le plus important est l'expertise, non la localisation. Il serait donc intéressant d'inciter les industriels à garantir la robustesse et l'agilité de leurs chaînes de production, plutôt que de relocaliser en France.

Une autre solution consisterait à faciliter l'importation de lots destinés à des marchés étrangers en cas de tension, en avançant, notamment, sur la mise en place de notices dématérialisées, ce qui permettrait de limiter l'immobilisation de lots lors de modifications à la marge de ces notices. Nous avons été confrontés à une telle situation en avril 2020, à la suite d'une demande des autorités de retirer du lactose d'un de nos médicaments de la famille des corticoïdes. L'ANSM nous a accompagnés et autorisés à importer des lots Pfizer destinés au marché belge, ce qui a permis la prise en charge des patients français.

Deux autres mesures nous paraissent intéressantes : réfléchir aux conditions de prix de certains médicaments matures, dont les coûts de production excèdent parfois le tarif de remboursement ; éviter au maximum toute exigence réglementaire propre au marché français pour privilégier un alignement européen, ce qui permettrait d'éviter que certains lots soient produits pour le seul marché français.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Permettez-moi tout d'abord de vous féliciter pour le vaccin Pfizer contre la covid-19, qui a permis de sauver de nombreuses vies. Je voulais vous en remercier en mon nom et, je pense, au nom de l'ensemble des membres de la commission.

L'année dernière, à l'occasion du sommet annuel Choose France, Pfizer a annoncé investir 520 millions d'euros en France pour renforcer ses capacités de production, stimuler la recherche et l'innovation. Que représente le marché français au regard du chiffre d'affaires mondial de votre groupe ?

Plusieurs spécialités Pfizer ont récemment connu des difficultés d'approvisionnement, comme la vincristine, médicament injectable utilisé, notamment, dans le cadre de chimiothérapies. Pouvez-vous revenir sur les causes des tensions et sur la façon dont vous avez réussi à sécuriser la chaîne d'approvisionnement dans cet exemple précis ?

Je vous ai félicités en début d'intervention pour vos vaccins contre la covid-19. Néanmoins, votre entreprise a aussi été critiquée, notamment par les députés européens, du fait du manque de transparence autour des contrats conclus pour la livraison de ces vaccins. Pourquoi les contrats signés entre Pfizer et la Commission européenne n'ont-ils pas été rendus publics ? Renforcer la transparence sur les prix serait de nature à améliorer la confiance des populations envers les laboratoires pharmaceutiques...

Les prix proposés pour ce vaccin ont également suscité des réactions - aux États-Unis, le prix aurait tout d'abord été fixé à 120 euros pour, ensuite, tomber à 30 euros. Cette information a d'autant choqué que, dans le même temps, la presse annonçait un coût de production nettement plus bas, de deux euros à peine. Selon Oxfam, la majoration aurait été de 10 000 % ! Que pouvez-vous nous dire à propos de ces écarts ?

Par ailleurs, le 26 août 2022, le laboratoire Moderna a engagé une bataille judiciaire contre Pfizer, en vous accusant d'avoir violé des brevets sur les technologies essentielles à son vaccin à ARN messager contre la covid-19. Pouvez-vous nous donner votre appréciation sur cette affaire ?

Enfin, depuis le début de nos auditions, nous sommes frappés par le décalage entre les produits dits « matures », souvent victimes de tensions d'approvisionnement et de pénuries, et les produits innovants. Pourrions-nous avoir votre analyse sur ce point ? Je rappelle que le terme « innovant » peut faire référence à une « nouveauté », mais on l'applique aussi à des produits n'apportant pas de réelles avancées thérapeutiques. Autrement dit, ce mot pourrait-il être utilisé en vue de justifier des pratiques de prix élevés ?

Pour conclure cette première série de questions, je me réjouis qu'il y ait des pharmaciens à la tête de Pfizer !

M. Reda Guiha. - La France représente en moyenne, et non pour le seul groupe Pfizer, 4 % du marché pharmaceutique mondial. Elle est le cinquième marché mondial après, dans l'ordre, les États-Unis, la Chine, le Japon et l'Allemagne.

M. Franck Le Breguero, pharmacien responsable, Pfizer. - S'agissant de la vincristine, les tensions d'approvisionnement que nous avons connues étaient liées à des causes externes. L'un de nos deux fournisseurs principaux en France rencontrait des difficultés d'approvisionnement sur le principe actif, un alcaloïde extrait de la pervenche de Madagascar. Du fait d'aléas climatiques, les récoltes ont été mauvaises. On peut rencontrer ce même type de phénomènes sur des principes actifs d'origine animale en cas d'épidémie.

Pfizer n'était pas réellement en difficultés, mais la coopération a bien fonctionné et, via les autorités, nous avons pu apporter un renfort au sous-traitant : nous avons utilisé des stocks disponibles destinés au marché espagnol et l'ANSM nous a accompagnés dans cette démarche. J'insiste donc sur l'importance de l'anticipation dans la détection et de la coopération entre acteurs. Les causes des tensions ou pénuries étant multiples, il faut faire preuve de beaucoup d'agilité pour trouver les solutions adaptées à chaque contexte.

M. Reda Guiha. - Les contrats relatifs au vaccin contre la covid-19 ont été discutés au niveau de notre maison-mère, directement avec la Commission européenne. Cette partie relève du secret des affaires.

S'agissant du prix du vaccin, je ne peux me prononcer sur une situation rencontrée aux États-Unis. En revanche, tout en rappelant combien le marché pharmaceutique français est régulé, je peux dire qu'entre 2009 et 2019, ce marché a été stable. L'enveloppe n'a pas bougé, malgré, d'une part, l'introduction de plusieurs innovations et, d'autre part, l'accroissement et le vieillissement de la population.

La question relative au contentieux avec Moderna relève à nouveau de notre maison-mère. La procédure est en cours et je ne suis pas habilité à faire des commentaires sur le sujet.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je me permets d'insister sur la problématique de rivalité en termes de prix entre produits matures et produits innovants, problématique qui nous est souvent remontée. Il semblerait que, parfois, le service rendu par certains produits dits « innovants » n'est pas meilleur que celui qui est apporté par des molécules matures. Comment faire en sorte que l'on n'abandonne pas les molécules matures pour courir derrière des innovations, qui ne donneront pas toujours les résultats escomptés ?

M. Reda Guiha. - Tous les médicaments mis à disposition des patients apportent un bénéfice clinique. La décision de les prescrire, ou pas, revient aux professionnels de santé. Nos études cliniques permettent de comparer les nouveaux médicaments à ceux qui font référence. C'est en se fondant sur ces résultats que les médicaments sont enregistrés au niveau européen et évalués par les autorités françaises. Le prix est ensuite établi dans le cadre d'un système qui, je le répète, est extrêmement régulé.

Mme Pascale Gruny. - Travaillez-vous sur les maladies rares, un domaine dans lequel, compte tenu du faible nombre de patients concernés, la rentabilité n'est pas forcément au rendez-vous ? D'après nos informations, certains laboratoires ne constitueraient pas les stocks demandés. Comment gérez-vous vos stocks ? Pour quel coût ? S'il était envisagé d'accroître le nombre de mois de stock exigés, cela vous semblerait-il possible d'évoluer en ce sens ? On nous a également parlé de situations - c'était aux États-Unis, je crois - dans lesquelles le laboratoire, en cas de pénurie sur une production donnée, disposait d'un site sur lequel il pouvait rapidement se rabattre. Fonctionnez-vous également de cette manière ?

M. Jean-Pierre Moga. - Je voudrais, moi aussi, saluer l'action de votre entreprise pendant la crise du covid-19. Nous l'avons vu, le sujet de la souveraineté dans le domaine des médicaments soulève énormément de questions. Vous nous expliquez qu'il est impossible de relocaliser toute la chaîne de production dans un seul pays. Si ce n'est en France, cette relocalisation peut-elle être envisagée à l'échelle de l'Europe ? Celle-ci offre tout de même de sérieuses garanties en termes de stabilité et d'indépendance... Travaillez-vous avec la Commission européenne sur un possible alignement des spécifications à l'échelle européenne ?

Mme Annick Jacquemet. - Je me joins à mes collègues pour vous remercier de ce que vous avez fait pendant la pandémie. Une question technique : pouvez-vous m'expliquer les raisons pour lesquelles on ne déconditionne pas les médicaments en médecine humaine comme on le fait en médecine vétérinaire ?

Mme Pascale Gruny. - Dans le contexte, que vous avez décrit, de stabilité du marché pharmaceutique français, associée à un accroissement et un vieillissement de la population, abandonnez-vous certains médicaments pour répondre à la demande en médicaments innovants ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'imagine que, dans le cas des 41 pénuries constatées en 2022, les médicaments concernés ont été soumis à contingentement. Comment gérez-vous ces contingentements, susceptibles d'engendrer des situations très difficiles du point de vue du prescripteur et du patient ?

Les reproches formulés sur les contrats passés avec l'Europe pour le vaccin contre la covid-19 portaient sur le fait que le risque était entièrement supporté par les pouvoirs publics, le laboratoire n'en prenant qu'une très faible part. Certes, il y a le secret des affaires, mais l'Europe a pris goût à la santé et dispose aussi d'outils qui pourraient être un jour mobilisés. Le vent peut tourner... Comment vous y préparez-vous ?

S'agissant des relocalisations, où sont les failles ? Au niveau des principes actifs, des excipients ? Y a-t-il un potentiel pour que les compétences et les savoir-faire se développent à nouveau en France ou, à défaut, en Europe ?

M. Reda Guiha. - Les maladies rares font partie des six aires thérapeutiques dans lesquelles nous avons une forte activité de recherche. Aujourd'hui, sur les 7 000 maladies rares recensées, seules 300 à 350 sont prises en charge. Le différentiel est énorme ! Un consortium a récemment été lancé au niveau européen, afin d'établir des partenariats entre entreprises de médicaments ayant un intérêt pour les maladies rares et centres publics de recherche. Pfizer en a pris le leadership et nous avons insisté pour que l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) soit le fer de lance du dispositif. Ce programme devrait coûter autour de 48 millions d'euros : la moitié serait supportée par l'industrie pharmaceutique, avec, à l'étude, un complément par la Commission européenne.

Mme Catherine Raynaud, directrice des affaires publiques, Pfizer. - La gestion des stocks au sein de Pfizer fait intervenir, d'une part, la supply chain et, de l'autre, l'équipe qui est en relation avec l'ANSM. En France, nous disposons d'un outil SAP couvrant l'intégralité des stocks, dont le paramétrage se situe entre 60 et 75 jours, ainsi qu'un outil d'intelligence artificielle qui calcule en temps réel l'alignement entre les stocks, les prévisions de ventes et les ventes. Au moindre problème, l'équipe en charge des stocks recherche sans attendre des solutions d'ajustement. Les produits critiques sont identifiés par une cellule de réflexion au sein de notre branche qualité et, à partir de là, l'ANSM est informée. Nos moyens d'action sont alors l'importation de lots ou la relance d'une chaîne de production alternative, ce qui demande du temps.

M. Reda Guiha. - La philosophie de Pfizer en termes de production repose sur la création de réseaux à l'échelle mondiale. Ces réseaux sont fondés sur le savoir-faire. Nous avons effectivement deux extrêmes dans la gamme de nos produits : d'un côté, des produits chimiques dont la fabrication ne demande que trois étapes - nous nous assurons, néanmoins, que le savoir-faire est présent à chacune de ces étapes - et, de l'autre, des produits comme le Prevenar 13, vaccin contre les infections à pneumocoques, dont chaque dose mobilise 1 700 personnes, 400 composantes, 581 étapes industrielles et 678 tests de qualité pour une durée de production de 24 mois. Un autre axe de notre stratégie est d'assurer, autant que possible, une production située en Europe et, je le répète, 98 % des médicaments et vaccins distribués aujourd'hui en France émanent de l'Europe. Enfin, chacune de nos usines disposent d'un « back-up », c'est-à-dire d'un moyen pour réallouer la production à une autre ligne ou un autre site en cas de difficultés. Nous avons eu recours à ce système à de nombreuses reprises par le passé.

En tout cas, lorsqu'on fabrique des produits aussi complexes que ceux que j'ai décrits, la chaîne doit passer par plusieurs pays, y compris pour des questions de sécurité.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ma question portait sur d'éventuels domaines de compétences qu'il faudrait investir pour permettre une relocalisation...

Mme Catherine Raynaud. - S'agissant des vaccins, nous avons choisi d'utiliser des usines déjà en fonctionnement, notamment celle de Puurs en Belgique, qui avaient déjà les compétences et le niveau de qualité. Cela nous a permis d'aller beaucoup plus vite. Cela étant, une nouvelle technologie a tout de même fait son apparition dans ce domaine, l'ARN messager, et les compétences n'existent pas vraiment en France.

Notre stratégie est donc, soit de travailler avec nos sites, qui sont très performants, soit de recourir à des partenaires, mais avec une très forte exigence en termes de qualité et de compétences. Il nous arrive aussi de procéder à du transfert de technologies, mais cela représente un coût supplémentaire.

M. Reda Guiha. - Il faudrait développer les compétences sur les thérapies géniques en Europe, car on en trouve seulement en Suisse. Pour certaines matières premières, la relocalisation s'avère complexe du fait des obligations liées à la réglementation européenne sur les produits chimiques, dite Reach.

S'agissant précisément de la France, nous travaillons pour y accroître la production. Nous avons par exemple investi dans un de nos sous-traitants, Novasep, afin qu'il puisse développer la fabrication du principe actif du Paxlovid, notre médicament antiviral contre la covid-19. L'exportation de ce principe actif se fera donc de la France vers l'international.

Il faut vraiment diversifier les sites de production et travailler sur la flexibilité de la chaîne de production.

M. Franck Le Breguero. - Le dispositif retenu pour le conditionnement des médicaments n'est pas de notre ressort : c'est un dispositif réglementaire. Le conditionnement en boîtes va de pair avec des systèmes d'inviolabilité et de traçabilité. Nous examinons comment améliorer notre réactivité sur la question des notices grâce aux moyens digitaux. Dès lors que les conditionnements sont adaptés à l'indication du traitement - et c'est le cas en France -, ce choix est donc, de mon point de vue, le bon.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comment gérez-vous l'« avant-pénurie » et le contingentement ?

M. Franck Le Breguero. - Nous allons chercher toutes les options possibles, en fonction, notamment, de notre part de marché sur le médicament concerné ou de la situation des différents canaux de distribution. Comme nous ignorons la durée de l'épisode de tension ou de rupture, nous revoyons les données et modifions la stratégie en permanence, toujours en étroite relation avec l'ANSM. Si la situation exige une adaptation, nous privilégions toujours les besoins les plus urgents, les plus immédiats, en veillant aux problématiques d'équité de répartition.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous payons aujourd'hui le prix de trente ans de politique de délocalisations. Certains de vos concurrents basés en France ont beaucoup externalisé, y compris en bradant des sites de production et licenciant de nombreux chercheurs, et ce que l'on nous explique aujourd'hui, c'est qu'il manque non seulement des chercheurs, mais aussi des techniciens expérimentés. Voilà quelques jours, Pfizer a annoncé racheter Seagen, spécialiste des traitements contre le cancer - une « poule aux oeufs d'or », selon les propos du directeur général de Pfizer, Albert Bourla. Une telle stratégie de rachats visant à grossir sans limite n'est-elle pas susceptible de porter préjudice au développement de la production de principes actifs en Europe ou à la sécurisation de la chaîne d'approvisionnement ? Je suis dubitative...

M. Reda Guiha. - Notre stratégie se résume en un mot : « partenariat ». Nous avons découvert qu'on ne pouvait pas tout faire soi-même !

Nous avons signé un accord de partenariat en 2018 pour développer un vaccin contre la grippe avec BioNTech : cette stratégie nous semblait la meilleure car l'ARN messager apparaissait alors comme un projet risqué. La pandémie de covid-19 s'est déclenchée juste après et, à nouveau, nous avons pris énormément de risques. Nous avons réussi à fabriquer un vaccin en moins de neuf mois. Cette réussite n'est pas uniquement celle de Pfizer - elle est aussi celle des autorités de santé -, mais cet exemple démontre l'intérêt de notre modèle, fondé sur le partenariat et la recherche du meilleur savoir-faire.

Seagen développe une des meilleures stratégies de lutte contre le cancer, grâce à un anticorps monoclonal qui reconnaît la tumeur et injecte la chimiothérapie. Nous avons été sensibles à leur degré d'avancement et avons considéré que nous pouvions, avec nos chercheurs, améliorer encore la plateforme. Nous ne savons pas encore où la production se fera.

Le vaccin contre la covid-19 est produit à trois heures de voiture d'ici, à Puurs, et notre objectif pour toutes ces nouvelles technologies est de ramener des étapes de production, en particulier des étapes stratégiques, en Europe, si possible en France. Tout cela donne lieu à des discussions avec la maison-mère.

Oui, nous grossissons, mais en faisant du bien ! Nous avons conclu un accord pour 40 millions de doses dans le cadre de l'initiative Covax, dont l'objectif est de distribuer des doses de vaccin anti-covid à des pays à revenu faible. Par ailleurs, notre PDG a présenté en 2022 l'« accord pour un monde en meilleure santé », une initiative qui inclut la mise à disposition de 500 médicaments et vaccins à prix coûtant au bénéfice de 45 pays, ainsi qu'un modèle d'accompagnement et de formation des professionnels de santé. Pour faire tout cela, il faut être gros !

Mme Catherine Raynaud. - Vous avez évoqué des outils, comme, j'imagine, la levée de brevets ou les licences d'office. En matière de levée de brevets, l'exemple du vaccin est frappant. Les brevets sont des incitations à l'investissement en recherche et développement ; si on pratique des levées de brevets, on prend le risque de tarir l'investissement, peut-être nécessaire pour faire face à de futures pandémies. La levée de brevets tuerait l'innovation ! Par ailleurs, nous mettons en place des dispositifs comme les licences volontaires pour permettre l'accès aux médicaments au plus grand nombre.

S'agissant des sites, Pfizer disposait voilà quelques années de neuf sites de production, principalement de produits chimiques, en France. Nous les avons cédés à des façonniers, ce qui a permis de maintenir l'emploi et l'activité. Pendant plusieurs années, la France a perdu en attractivité. Ce n'est plus le cas, et nous travaillons sur le sujet.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 00.