PREMIÈRE PARTIE - L'INTÉGRATION EUROPÉENNE DES BALKANS OCCIDENTAUX EST INABOUTIE PLUS DE VINGT ANS APRÈS LA FIN DES GUERRES D'EX-YOUGOSLAVIE

I. LES CRISES POLITIQUES ET AFFRONTEMENTS MILITAIRES DES ANNÉES 1990 ONT DURABLEMENT DÉSTABILISÉ LA PÉNINSULE BALKANIQUE

A. LES PAYS ÉPARGNÉS PAR LES GUERRES DES BALKANS ONT NÉANMOINS ÉTÉ PROFONDÉMENT DÉSTABILISÉS PAR LA DISPARITION DE L'UNION SOVIÉTIQUE ET LA DISSOLUTION DE LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DE YOUGOSLAVIE

1. Après la disparition de l'Union soviétique en 1991, l'Albanie a été profondément affaiblie par une décennie de crise politique, économique et sociale

L'Albanie est profondément marquée par les crises socio-économiques qu'elle a traversé dans les années 1990, au moment de la sortie du régime autocratique qui dirigeait le pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En effet, à la différence de nombreux pays d'Europe orientale, le territoire de l'Albanie a été libéré sans intervention de l'Armée rouge mais en s'appuyant sur des organisations de résistance armée dont notamment le mouvement de résistance communiste dirigé à partir de 1941 par Enver Hoxha, ancien professeur de français formé au lycée français de Korçë et à l'université de Montpellier dans l'entre-deux-guerres.

Constituée en mars 1946, la République populaire d'Albanie est dirigée de manière autoritaire par Enver Hoxha et par le parti du travail d'Albanie (PPS), longtemps seul parti autorisé. L'Albanie connait alors pendant plusieurs décennies une politique extérieure spécifique et une trajectoire originale qui la conduisent à rompre avec la Yougoslavie en 1948 pour se rapprocher de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) avant de s'éloigner de l'URSS à partir de 1961 pour se rapprocher de la Chine maoïste. Ce rapprochement avec le parti communiste chinois (PCC) est toutefois remis en cause par le réchauffement des relations sino-américaines dans les années 1970 qui motivent une nouvelle rupture de l'Albanie avec son allié chinois aboutissant à un départ des conseillers chinois d'Albanie à l'été 1978.

L'isolement de l'Albanie à partir de la fin des années 1970 renforce le caractère répressif du régime qui porte largement atteinte aux libertés fondamentales et s'appuie sur une propagande d'État instituant le culte de la personnalité d'Enver Hoxha. Alors que la population est surveillée par la Sigurimi, police politique du régime, les autorités procèdent à des condamnations arbitraires à des peines d'emprisonnement ou de travaux forcés. Le complexe obsidional du régime le conduit également à construire 750 000 ouvrages de fortification sur son territoire entre 1950 et 1985.

La répression exercée par le régime est renforcée par la stricte orthodoxie idéologique imposée par le parti qui s'inspire de la révolution culturelle chinoise dans les années 1960 pour supprimer les grades dans l'armée ou encore envoyer aux champs et à l'usine 150 000 fonctionnaires. Sur le plan religieux, le régime mène également une répression déterminée qui se traduit par la fixation d'un objectif d'éradication des religions en 1965 puis par la fermeture de tous les lieux de cultes en 1967, qui sont alors reconvertis pour des usages profanes, à l'image de la cathédrale de Shköder transformée en gymnase ou de la mosquée Kokonozi de Tirana transformée en entrepôt de tabac.

La mort d'Enver Hoxha en avril 1985 se traduit par un lent processus d'assouplissement du régime par Ramiz Alia. La frontière terrestre gréco-albanaise est rouverte en 1986, les investissements étrangers sont autorisés à partir de 1990 et certains secteurs sont privatisés dans le domaine de l'artisanat et des services.

Les réformes de normalisation économique se traduisent par une première crise économique au cours de l'année 1990 qui se traduit par une réduction de 10% du PIB et un blocage de la production nationale par des grèves et manifestation qui provoquent un afflux de 5 000 albanais vers les ambassades occidentales pour y demander des visas. Pour répondre à cette crise, Ramiz Alia impose une réforme du régime en décembre 1990 qui prévoit d'introduire le pluripartisme et il organise des premières élections libres au premier semestre 1991. Si le parti au pouvoir, qui devient alors le parti socialiste d'Albanie (PSS), conserve la majorité au parlement à l'issue de ces premières élections avec 65% des voix au premier tour, ces premières élections pluralistes consacre une nouvelle force d'opposition démocratique, le parti démocratique d'Albanie (PDS) dirigé par l'ancien cardiologue Sali Berisha, qui obtient 27% des voix au premier tour.

La première alternance depuis la disparition de l'Union soviétique intervient finalement en mars 1992, lorsque le PDS obtient une majorité de 62% après de nouvelles élections législatives. Cependant, la présidence Berisha ne permet pas de consolider l'État de droit en Albanie du fait d'une restriction de la liberté de la presse et d'une série de procès contre des opposants politiques. En 1996, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) estime dans un avis que le premier tour des élections législatives organisées en Albanie n'a été ni libre ni sincère.

Les élections de mars 1997, par lesquelles le PSS redevient majoritaire au parlement avec 32% des suffrages au premier tour, et surtout la constitution adoptée par référendum en novembre 1998, contribuent à consolider la démocratie et l'État de droit en Albanie alors que Sali Berisha a organisé en septembre 1998 une tentative mise en échec de coup d'État en occupant le parlement et le siège de la télévision publique. En effet, la constitution albanaise du 21 octobre 1998 consacre les libertés civiles et politiques des citoyens. Elle fonde un régime parlementaire et décentralisé dont l'article 20 garantit l'égalité de droit pour les personnes appartenant à une minorité nationale et le droit d'exprimer librement, de préserver et de développer leur appartenance ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique.

Sur le modèle des démocraties occidentales, la constitution de 1998 institue également un Avocat du peuple, chargé de médiation entre les autorités et les citoyens ; un Conseil constitutionnel chargé de contrôler la constitutionnalité des lois et un Conseil supérieur de la magistrature qui garantit l'indépendance du pouvoir judiciaire.

Parallèlement à ce processus de démocratisation progressive, l'Albanie est également durablement affectée par plusieurs crises économiques et sociales qui menacent l'ordre public et la paix sociale sur le territoire albanais pendant les années 1990, alors que le pays connait au milieu des années 1990 un taux de chômage de 19%.

Une première crise intervient dans le courant de l'année 1991 marquée par des pillages et des ruptures de ravitaillement qui provoque un exil massif d'Albanais vers les pays voisins avec 20 000 départs vers l'Italie et 20 000 départs vers la Grèce entre fin 1990 et mars 1991. Le nombre de départ pendant les années 1990 et 1991 est estimé à 10% de la population soit 300 M d'exilés.

Une seconde crise d'ampleur supérieure est provoquée en février 1997 par l'effondrement d'un système pyramidal de spéculation financière dans lequel de nombreux albanais ont investi leur épargne. Les émeutes déclenchées par la crise économique et sociale, illustrée par la dépréciation de 40% de la monnaie albanaise (lek), prennent un tour insurrectionnel lorsque les arsenaux sont pillés en dépit de la proclamation de l'état d'urgence. La déstabilisation profonde du pays aboutit à la mise en circulation d'un million d'armes sur le territoire qui favorise une résurgence du banditisme.

La violence des affrontements civils justifie alors l'intervention d'une force militaire de 6 000 personnels sous commandement italien, l'opération Alba, menée sous mandat du Conseil de sécurité des Nations unies5(*). Si la pacification du pays est consacrée par l'organisation de nouvelles élections législative à l'été 1997, la crise socio-économique a durablement handicapé les capacités de production du pays malgré les politiques de normalisation progressives marquées depuis 1991 par le rétablissement des relations diplomatiques avec les États-Unis et le Royaume-Unis et l'entrée de l'Albanie au Fonds monétaire international (FMI), à la Banque mondiale (BM) et à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD).

2. La Macédoine du Nord et le Monténégro, qui ont obtenu leur indépendance sans conflit armé, ont néanmoins été affrontés à un environnement diplomatique et économique dégradé pendant les années 1990 et 2000

En Macédoine du Nord, les premières élections libres organisées le 12 novembre et le 9 décembre 1990 portent au pouvoir un ancien allié de Tito, qui a exercé les fonctions de ministre fédéral des finances pour la Yougoslavie, Kiro Gligorov, élu président de la République par le parlement nouvelle élu en janvier 1991.

Si le président Gligorov est, au moment de son élection, favorable à l'émergence d'une confédération yougoslave incluant la Macédoine du Nord, les sécessions de la Croatie et de la Slovénie modifient l'équilibre territorial d'une future confédération et créé un risque d'isolement de la Macédoine face à la Serbie. Les autorités nord-macédoniennes organisent par conséquent un référendum sur l'indépendance qui se tient le 8 septembre 1991 et qui aboutit à une victoire du « oui » à l'indépendance par 95% des votants, la participation s'élevant à 72% des inscrits. Malgré une brève tentative de blocus économique engagée par Milosevic, le pouvoir fédéral signe un accord avec le pouvoir nord-macédonien le 9 février 1992.

Après avoir proclamé son indépendance le 17 septembre 1991, le parlement de Macédoine du Nord adopte la Constitution du 17 novembre 1991 qui institue un régime démocratique qui consacre la séparation des pouvoirs, garantit les libertés publiques et droits individuels et institue une cour constitutionnelle. Le gouvernement est placé sous le contrôle démocratique d'une assemblée élue pour quatre ans et l'indépendance de la justice est assurée par la création d'un conseil supérieur de la magistrature.

Afin d'assurer la conformité de la constitution aux critères fixés par les États membres de la Communauté européenne, le parlement nord-macédonien révise la constitution le 6 janvier 1992 en ajoutant une disposition à l'article 3 de la constitue qui précise que la Macédoine du Nord « n'a aucune revendication territoriale à l'égard des États voisins » et en tempérant la rédaction de l'article 49 qui dispose toujours que la Macédoine du Nord « veille à la situation et aux droits du peuple macédonien dans les États voisins » mais en précisant que la Macédoine du Nord « ne s'immiscera pas dans les affaires intérieures des autres États ».  

Le 11 janvier 1992 la commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, présidée par Robert Badinter, rend un avis favorable6(*) à la reconnaissance de la Macédoine du Nord. Le nouvel État adhère à l'Organisation des Nations unies le 8 avril 1993 sous le nom « d'ancienne république yougoslave de Macédoine » (ARYM). La majorité des pays membres de la Communauté européenne reconnaissent alors l'indépendance de l'ARYM, dont la France qui rétablit les relations diplomatiques avec ce pays en décembre 1993.

La reconnaissance internationale de l'ARYM soulève toutefois une réaction diplomatique de la Grèce, qui refuse de reconnaître l'ARYM au motif que les nouvelles institutions constituent une menace d'irrédentisme au regard des 100 000 Grecs comprenant un dialecte slave au Nord du territoire grec. En effet, la Grèce estime en particulier que les références faites par le préambule de la constitution nord-macédonienne aux « traditions étatico-juridiques de la République de Krusevo » risquent de servir de prétexte à la remise en cause des frontières établies, la République de Krusevo, constituée en 1903, ayant eu pour projet politique la création d'une « Macédoine intégrale », c'est-à-dire recouvrant une région répartie par les traités de Bucarest de 1913 et de Neuilly en 1919 entre trois pays, la Grèce, la Bulgarie et la Yougoslavie, ayant pour capitale Thessalonique. La population grecque organise alors plusieurs manifestations d'opposants à la reconnaissance de l'ARYM dont une rassemblant 700 000 personnes à Thessalonique en février 1992 et une de plus d'un million de personnes à Athènes en décembre 1992.

L'opposition grecque à la reconnaissance de l'ARYM est renforcée par le rapprochement entre les autorités nord-macédoniennes et la Turquie, qui est le deuxième pays à reconnaître l'indépendance nord-macédonienne en février 1992 et le premier à ouvrir une ambassade à Skopje, et par le choix fait par l'ARYM d'adopter comme drapeau le soleil à seize rayons qui est symbole figurant sur des objets découverts dans les tombes royales macédoniennes découvertes à Vergina, sur le territoire de la Grèce.

La Grèce décide alors de fermer sa frontière avec l'ARYM le 16 février 1994 mais elle se trouve isolée au sein de la Communauté européenne comme l'illustre le recours engagé par la Commission européenne contre la Grèce auprès de la Cour de Luxembourg et le couloir routier et ferroviaire organisé dès le 18 février 1994 par l'Italie, l'Albanie, la Turquie et la Bulgarie pour contourner la fermeture de la frontière.

La Grèce s'engage en novembre 1994 dans des négociations avec l'ARYM avec la médiation des Nations unies. Ces négociations aboutissent, après que les États-Unis aient exercés une forte pression par l'intermédiaire du secrétaire d'État adjoint américain Richard Holbrooke, à la signature d'un accord de compromis entre la Grèce et l'ARYM le 13 septembre 1995. L'accord de compromis prévoit notamment l'établissement des relations diplomatiques entre Athènes et Skopje et l'engagement de la Grèce de ne pas s'opposer à l'adhésion de l'ARYM aux organisations internationales dont elle fait partie. L'accord précise que le préambule de la constitution nord-macédonienne ne saurait constituer une base de revendication territoriale. Enfin, la Grèce et l'ARYM engage des négociations relatives à l'adoption d'un nom de compromis pour le nouvel État et l'ARYM renonce à l'utilisation du soleil de Vergina sur son drapeau.

Les longues négociations internationales entre 1991 et 1995 et les guerres voisines en ex-Yougoslavie ont des conséquences défavorables sur l'économie nord-macédonienne qui connait une période de crise pendant les années 1990. En 1992, le taux d'inflation atteint 2 200% et le chômage atteint 20% des actifs nord-macédoniens (le taux de chômage atteint même 40% en 1996). Entre 1990 et 1995, le revenu par habitant passe de 2 200 dollars à seulement 700 dollars.

Au Monténégro, les premières élections libres organisées les 9 et 16 décembre 1990 se traduisent par une victoire de la Ligue communiste du Monténégro avec 56% des voix au premier tour et par l'élection à la présidence de Momir Bulatovic, proche de Milosevic.

Dans le courant des années 1990, une opposition politique croissante émerge au sein du Parti démocratique socialiste du Monténégro (DPS), parti majoritaire du président Bulatovic qui a succédé à la Ligue communiste du Monténégro. Face au président Bulatovic soutenu par les clans « blancs », qui ont soutenu le rattachement du Monténégro au royaume serbe en 1918, Milo Dukanovic, membre du DPS et premier ministre depuis 1991, défend une politique d'autonomisation du Monténégro et il est soutenu par les clans « verts », restés fidèles à la dynastie nationale des Petrovic Njegos.

L'opposition présidentielle d'octobre 1997, qui voit s'affronter les deux tendances du DPS, est remportée par Dukanovic qui soutient une politique de réforme économique et de normalisation de la politique internationale de la Yougoslavie. Lors des élections législatives d'avril 2001, le DPS et la président Dukanovic se rallient à une politique d'indépendance du Monténégro, qui est également soutenue par l'Alliance libérale et par les partis des minorités ethniques du Monténégro. Les résultats des élections législatives de 2001 sont partagés entre le DPS et ses alliés (42% des voix) et la coalition favorable au maintien de la fédération yougoslave (41% des voix). De surcroît, l'Union européenne s'oppose à l'organisation d'un référendum sur l'indépendance et elle organise une médiation coordonnée par le haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana qui aboutit à la conclusion le 14 mars 2002 d'un accord de compromis qui permet la proclamation le 4 février 2003 de la Communauté d'États de Serbie-et-Monténégro.

Cependant, Filip Vujanovic, ancien premier ministre du président Dukanovic, est élu président du Monténégro en mai 2003 dès le premier tour avec 64% des suffrages exprimés. Par le référendum du 21 mai 2006, qui atteint une participation de 87% et dont la sincérité est validée par l'OSCE, la population monténégrine se prononce à 55% en faveur de l'indépendance.

L'indépendance du Monténégro, proclamée par le parlement le 3 juin 2006, ne provoque pas d'affrontement armé et elle est reconnue aussi bien par l'Union européenne que par le Conseil de sécurité des Nations unies et par la Serbie.


* 5 v. résolution 1101 (1997) du 28 mars 1997 du Conseil de sécurité des Nations unies

* 6 Avis n°6 du 11 janvier 1992 de la commission d'arbitrage de la Conférence pour la paix en Yougoslavie sur la reconnaissance de la Macédoine du Nord par la Communauté européenne et ses États membres