CHAPITRE V

L'EUROPE ET LES SOUTIENS PUBLICS À LA CONSTRUCTION AÉRONAUTIQUE CIVILE

L'Europe n'a pas de vraie politique commune de soutien à l'industrie aéronautique civile. En la matière, à côté de relations pragmatiques "quasi-existentialistes", seules quelques maigres initiatives méritent d'être signalées.

En revanche, le traité sur l'Union européenne prétend encadrer la politique industrielle des Etats et le fait sur le fondement de dispositifs indifférenciés et généraux fort mal adaptés à des réalités qui le dépassent.

Les soutiens publics à la construction aéronautique civile sont en effet, sauf exceptions, encadrés par les règles générales du droit de la concurrence communautaire.

La rigueur des principes posés par l'article 92 § 1 du traité est, certes, tempéré par les stipulations subséquentes du texte qu'il s'agisse des autres alinéas de l'article 92 ou de divers éléments de droit dérivés du traité. Toutefois, l'ensemble n'est guère satisfaisant et laisse planer de pesantes incertitudes.

I. L'ENCADREMENT COMMUNAUTAIRE DES AIDES PUBLIQUES

A. UN PRINCIPE RIGOUREUX

L'article 92 § 1 du traité pose en la matière le principe : "Sauf dérogations prévues par le présent traité, sont incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les crédits accordés par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions."

Le principe d'incompatibilité s'applique aux aides publiques, c'est-à-dire aux avantages accordés à certaines entreprises impliquant une perte financière pour la collectivité publique. Cette définition est large puisque l'avantage est constitué dès lors qu'un transfert financier -dépense publique ou fiscale - est réalisé entre l'Etat et une entreprise donnée procurant à celle-ci un avantage, c'est-à-dire une amélioration de sa situation qu'elle n'aurait pu obtenir dans des conditions normales.

La condition ensuite énoncée selon laquelle pour être incompatible avec le traité, l'aide doit affecter le commerce entre Etats membres ne doit pas faire illusion : elle ne réduit guère en fait la portée du principe d'incompatibilité posé par l'article. Dans le marché unique, tout ou presque est susceptible de faire l'objet d'un commerce et le commerce est également presque toujours à l'échelle de l'ensemble des Etats membres. Il existe ainsi une "quasi-présomption" d'affectation des échanges intra-communautaires pour les aides.

Il est au demeurant significatif que le texte ne prohibe pas seulement les aides qui faussent la concurrence mais vise aussi celles qui ne font que menacer de fausser la concurrence sur le marché unique.

De portée très large, le principe d'incompatibilité des aides publiques n'est en outre assorti en théorie que de quelques dérogations. Les exceptions au principe sont en effet étroitement définies puisqu'elles résultent de "dérogations prévues par le...traité". Hors les exceptions sectorielles non pertinentes pour le sujet de ce rapport, certaines aides peuvent être compatibles avec le marché commun.

Il s'agit :

•  des aides destinées à favoriser le développement économique des régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi.

•  des aides destinées à promouvoir la réalisation d'un projet important d'intérêt européen commun, ou à remédier à une perturbation grave de l'économie d'un Etat membre ;

•  des aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun ;

•  des autres catégories d'aides déterminées par décision du Conseil statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission.

En outre, certaines aides sont compatibles de droit avec le marché commun. Leur énumération serait inutile dans la mesure où elles ne sont pas normalement susceptibles de profiter au secteur de la construction aéronautique.

Enfin, l'article 94 du traité prévoit que "le Conseil statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, peut prendre tous règlements utiles en vue de l'application des articles 92 et 93..."

A ce stade, il est loisible d'observer qu'au-delà de l'apparente étroitesse des dérogations admises par le traité au principe d'incompatibilité d'importantes marges d'appréciation subsistent.

B. UN DÉFAUT RÉEL DE LISIBILITÉ

Le droit communautaire applicable aux aides publiques demeure très largement existentiel, ce qui nuit beaucoup à la sécurité juridique des opérations concernées par lui et paralyse les initiatives.

Il faut d'abord remarquer que la faculté ouverte au Conseil par l'article 94 du traité n'a pas été exploitée par lui . En conséquence, il manque ce ou ces règlements qui pourraient préciser les conditions d'application des règles posées par le traité.

C'est donc par delà le cadre formel posé par celui-ci que la Commission a, dans le cadre de ses prérogatives, défini à l'article 93 du traité, mais aussi en marge de ce cadre [9] , précisé le sens des stipulations du traité.


·
La Commission a en premier lieu publié des règles concernant certaines catégories d'aides .

Parmi celles-ci les aides à la recherche ont fait l'objet d'un texte particulier précisant les modalités de leur encadrement qui revêt à l'évidence une importance particulière pour le sujet de ce rapport.

L'encadrement communautaire public des aides à la recherche

La Commission a adopté le 6 décembre 1995 un nouveau régime d'encadrement des aides publiques à la recherche et au développement qui remplace le texte précédent de 1986.

Les aides publiques à la recherche et au développement peuvent d'abord être considérées comme compatibles avec le marché unique au titre d'une des dérogations - voir supra - prévues par le traité.

Mais la compatibilité de l'aide avec le marché unique est reconnue dans d'autres situations à condition qu'elle satisfasse certaines exigences.

•  Le financement public de la recherche fondamentale habituellement effectuée de manière indépendante par des établissements sans but lucratif ne constitue pas une aide d'Etat si les résultats de ces travaux sont mis à la disposition des entreprises communautaires sur une base non discriminatoire ou si les entreprises assurent l'ensemble des coûts des recherches effectuées à leur bénéfice ;

•  La Commission a, par ailleurs, déterminé un barème des aides publiques à la recherche et au développement compatible avec le marché unique :

- L'intensité brute de l'aide pour un projet de recherche industrielle ne doit pas dépasser 50 % des coûts du projet pouvant être pris en compte ;

- Lorsqu'il s'agit du développement pré-concurrentiel , elle ne peut excéder 25 % ;

- Pour les études de faisabilité technique , l'intensité de l'aide peut atteindre 75 % des coûts lorsqu'elles précèdent des activités de recherche industrielle et 50 % pour des activités de développement pré-concurrentielles ;

- Des majorations des seuils suscités peuvent être accordées : de 10 % lorsque l'aide est destinée à des petites et moyennes entreprises ou lorsque la recherche s'accompagne soit d'une collaboration effective transfrontalière, soit d'une collaboration entre entreprises et organismes publics de recherche dans le cadre de la coordination des politiques nationales, soit d'une large diffusion et publication des résultats, elle peut atteindre 15 % si l'activité de recherche s'inscrit dans les objectifs du programme-cadre communautaire et même 25 % si, en outre, il y a collaboration effective trans-frontalière et si les résultats sont largement diffusés.

Enfin, la Commission a réservé une clause de "matching" qui permet une intensité d'aides à hauteur des taux autorisés par le code des subventions de l'Organisation Mondiale du Commerce - 75 % pour la recherche industrielle, 50 % pour les développements pré-concurrentiels - si des activités de recherche similaires réalisées par des entreprises étrangères à l'Union européenne ont bénéficié ou vont bénéficier d'une aide d'une intensité de ce degré.

Le texte de la commission apporte certes d'utiles précisions sur la compatibilité des aides publiques à la recherche avec les principes posés par ailleurs dans le domaine du droit communautaire de la concurrence. Cependant, cet apport ne semble pas entièrement efficace.

Tout d'abord, la nature juridique du texte n'est pas exempte d'ambiguïtés, si bien que sa portée "légale" n'est guère assurée. Ce d'autant que la cohérence des règles qu'il renferme avec le traité ne paraît pas absolue. En d'autres termes, il n'est pas sûr que la commission puisse se prévaloir de ses propres principes sans risquer d'être sanctionnée par la Cour de justice des communautés européennes.

En outre, les règles édictées par le texte de la Commission apparaissent d'une formidable complexité avec leur kyrielle de seuils, de majorations et d'exceptions.

Partant, le contrôle de leur respect semble rien moins qu'assuré, ce qui est bien fâcheux s'agissant de dispositions supposées garantir la loyauté de la concurrence.

Enfin, alors qu'en lui-même le principe des restrictions apportées au soutien public à la recherche n'est pas exempt de critiques, la méthode employée apparaît largement irréaliste dans le cas de la construction aéronautique civile.

Il y a d'abord lieu d'observer que pour ce secteur, la réglementation européenne devrait dans la plupart des cas, céder devant la référence heureuse - la clause de "matching" - qu'elle comporte à l'effort de recherche entrepris par des concurrents extra-communautaires. Encore doit-on remarquer les aléas auxquels se heurtera nécessairement l'appréciation des faits permettant de se prévaloir de ladite clause tant sont confidentiels les soutiens publics accordés à la recherche aéronautique à l'étranger.

Mais, au-delà, comme l'activité de recherche dans le secteur aéronautique est très largement duale - civile et militaire - et compte tenu de la confidentialité qui entoure les programmes militaires, la Commission n'ayant, en droit et en fait, pas de contrôle des financements publics nationaux accordés à des fins militaires, la stricte mise en oeuvre des règles de la Commission pourrait être illusoire, voire inéquitable. Car les soutiens à la recherche civile ne sont à l'évidence pas indépendants des soutiens à la recherche militaire, si bien que l'appréciation des effets de distorsion des aides à la recherche ne sauraient se borner au seul examen des aides à la recherche civile.


·
Mais les instances communautaires "éclairent" principalement le traité en exerçant les contrôles prévus par lui, au cas par cas.

La sécurité juridique des opérations n'en est pas renforcée mais, surtout, il apparaît que les règles de fond mises en avant par les instances de contrôle sont loin d'être exemptes de reproches et qu'en particulier, elles ne sont guère adaptées au secteur de l'industrie aéronautique civile.

Il en va ainsi lorsque la Commission, pour apprécier si une aide procure à une entreprise un avantage qu'elle n'aurait pu obtenir dans des conditions normales, recoure au critère de "l'investisseur privé en économie de marché". Par cette référence, la Commission contrôle toutes formes d'aides et, en particulier, les apports en fonds propres aux entreprises publiques.

Ayant noté que, par ce critère, la Commission exige des Etats actionnaires qu'ils se comportent comme des investisseurs privés ce qui, après tout ne vas pas de soi et revient finalement à vider de son sens la pratique même suivie par certains Etats d'opter pour la propriété publique des entreprises, il reste à s'interroger sur la substance du comportement d'un investisseur privé en économie de marché.

Mais avant tout, s'agissant de la construction aéronautique, la pertinence de la notion doit être envisagée. On soulignera alors que, si une partie du chiffre d'affaire des entreprises du secteur, d'ailleurs fort variable selon les entreprises qui y opèrent, s'obtient dans le cadre d'opérations commerciales sur un marché, une autre part, substantielle toujours, provient de commandes publiques nationales pour lesquelles l'économie de marché est quasi-absente. En conséquence, même si les entreprises du secteur sont la plupart du temps - la France fait exception - des entreprises privées, propriétés d'investisseurs privés, le moins qu'on puisse dire de ces investisseurs est que leur sort dépend largement des comportements de la puissance publique nationale qui génère, par ses commandes, une fraction toujours importante de leurs chiffres d'affaires. En un mot, les entreprises du secteur ne sont pas des entreprises comme les autres si bien que les concepts développés pour les firmes "de droit commun" devraient être considérée comme d'une pertinence plus que douteuse pour les entreprises de construction aéronautique dont l'objet et l'environnement supposent un traitement exceptionnel.

Ces longs développements auxquels auraient pu être ajoutés des considérations sur le contexte financier en termes de coûts et de risques de l'activité de construction aéronautique ou encore sur son contexte commercial en termes de structures des "marchés" ou de dépendance aux variables monétaires, n'ont, dans les faits, qu'une portée relative.

Il est, semble-t-il, entendu, que les soutiens apportés aux participants au GIE Airbus sont exempts d'effets de distorsion de concurrence. C'est heureux sinon que la part occupée par le GIE dans l'activité des entreprises partenaires varie sensiblement, forte pour Aérospatiale et moins importante par exemple pour Bae, si bien que les effets de l'absolution ci-dessus évoquée pourrait bien être asymétriques.

Mais, au-delà, la question n'est pas résolue pour les autres entreprises du secteur parmi lesquelles une attention particulière doit être accordée aux motoristes.

De ce point de vue, doit être rappelée l'attitude très combative des britanniques, Rolls Royce et le Gouvernement britannique ayant saisi la Commission en juillet 1995 pour contester les soutiens apportés à la SNECMA, en particulier pour le projet de moteur CFMXX.

Le plan français ayant été approuvé par la Commission, cette affaire est close pour le moment. Cependant, elle illustre la vulnérabilité de industriels européens susceptibles d'être fragilisés par leurs concurrents européens sur la base de règlements dont l'application reste problématique. Il est ainsi à observer que -v.infra-. les financements publics accordés aux programmes militaires de Rolls Royce sont beaucoup plus favorables à cette entreprise que ceux dont peut bénéficier la SNECMA. De surcroît, les prix de vente des moteurs militaires Rolls Royce, acceptés par les autorités publiques britanniques dans le cadre de leurs commandes publiques, seraient beaucoup plus élevés que ceux de l'entreprise française : la motorisation de l'Eurofighter serait ainsi deux fois plus coûteuse que celle du Rafale.

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