PREMIERE PARTIE -
LA SITUATION INTÉRIEURE DE L'INDONÉSIE : UN SYSTÈME POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE FRAGILISÉ

Il y a quelques mois encore, la plupart des observateurs saluaient les remarquables performances économiques de l'Indonésie qui, après plus d'un quart de siècle de forte croissance ininterrompue et d'élévation constante du niveau de vie, semblait en mesure de rejoindre les fameux "dragons" asiatiques. La stabilité politique du régime fondé par le général Soeharto apparaissait à la fois comme l'un des facteurs mais également l'une des conséquences de ce succès.

La tourmente provoquée par les événements monétaires de l'été 1997 a entraîné une brutale régression de l'économie indonésienne , qui est aujourd'hui beaucoup plus affectée que ses voisins par ce qu'il est convenu d'appeler la crise asiatique. Faillites, chômage, hausse vertigineuse du coût de la vie témoignent d'une profonde cassure dans les ressorts de l'économie du pays. Cette violente secousse a provoqué une remise en cause du système politique allant au-delà des mouvements sociaux animés par les étudiants ou des émeutes provoquées par les populations urbaines défavorisées pour toucher certaines fractions de la classe dirigeante, alors qu'à l'extérieur, le discrédit pesant sur le régime empêchait le retour de la confiance de la communauté internationale. La dégradation accélérée de la situation ne laissait au général Soeharto que l'issue d'une démission.

Face à cette situation, la "sortie de crise" est loin d'être évidente, sur le plan économique mais aussi en matière politique. A l'heure où le pays doit engager des réformes profondes et où il dépend largement de l'assistance financière internationale, la "transition" que semble engager le nouveau président demeure chargée d'incertitudes.

I. UN QUART DE SIÈCLE DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DANS LA STABILITÉ POLITIQUE

Le régime de l'Ordre nouveau, établi par le général Soeharto, a concentré le pouvoir entre les mains d'un exécutif fort et posé des limites étroites à l'action des forces politiques, en étouffant toute velléité d'opposition. L'Indonésie a ainsi connu une longue période de stabilité politique au cours de laquelle elle a mis en oeuvre avec constance un programme de développement économique qui a permis une croissance forte et régulière et un recul de la pauvreté.

A. UNE PRATIQUE AUTORITAIRE DU POUVOIR

Le Président Soekarno, avec son concept de "démocratie dirigée", avait dès la fin des années cinquante rompu avec le modèle parlementaire à l'occidentale pour mettre en place un système politique à ses yeux plus conforme à la culture et aux traditions indonésiennes, qui privilégieraient la négociation à l'affrontement, la recherche du consensus à l'application de la règle majoritaire, la représentation des intérêts économiques et sociaux au jeu des partis politiques.

A ces caractéristiques, l'Ordre nouveau en ajoutera deux autres, liées aux circonstances de son arrivée au pouvoir : un exécutif fort et une vie politique étroitement encadrée d'une part, un rôle accru dévolu aux forces armées d'autre part.

1. Un exécutif fort et une vie politique étroitement encadrée

Le cadre institutionnel indonésien repose toujours sur la Constitution du 18 août 1945 qui avait instauré la République et défini une idéologie nationale, le Pancasila, s'appuyant sur cinq principes constitutionnels :

. la croyance en un seul Dieu , qui implique la reconnaissance officielle de cinq religions monothéistes (islam, catholicisme, protestantisme, bouddhisme et hindouisme) sans privilégier l'islam, et garantit donc le respect des religions minoritaires,

. l' humanitarisme reposant sur la justice et la civilisation,

. l' unité de l'Indonésie ,

. la démocratie guidée par l'esprit de sagesse et de consensus,

. la justice sociale pour l'ensemble du peuple indonésien.

Ces principes constituent une idéologie officielle à laquelle toutes les organisations et les formations politiques sont tenues de se conformer.

La référence à la démocratie et à la souveraineté populaire se manifeste par les élections législatives , organisées tous les cinq ans pour le renouvellement de la Chambre des Représentants.

Si l'Indonésie n'avait pas connu de consultation électorale nationale depuis 1955, l'organisation des élections dans le régime de l'Ordre nouveau obéit pour sa part à des règles strictes, qui limitent sévèrement l'expression démocratique.

En premier lieu, seules participent aux élections les formations reconnues par la loi. Depuis la fusion forcée , dans un but de "simplification", de nombreux mouvements, les partis politiques autorisés sont au nombre de trois :

.
le GOLKAR, parti de gouvernement, s'apparente davantage à une organisation officielle qu'à un parti politique. Il fédère plusieurs dizaines de "groupes fonctionnels" représentant les organisations de défense et de sécurité, les professions, le syndicat des travailleurs indonésiens ou encore les coopératives. Les fonctionnaires sont également, ès qualités, membres du GOLKAR,

. le Parti de Unité pour le développement (PPP) a regroupé les quatre partis musulmans,

. le Parti Démocratique d'Indonésie (PDI) constitue le regroupement hétérogène des formations restantes. Autour du Parti national indonésien, formation historique de la lutte pour l'indépendance, il associe notamment les anciens partis catholique et protestant.

Le Parti communiste indonésien est quant à lui interdit depuis 1966.

Limités dans leur nombre, les partis indonésiens le sont également dans leur marge de manoeuvre. Seul le GOLKAR peut véritablement agir sur l'ensemble du territoire, les deux autres partis (le PPP et le PDI) devant restreindre leur présence au seul niveau du district et se voyant interdire toute activité militante dans les villages. D'autre part, le gouvernement a instauré un mécanisme de contrôle de la moralité politique des candidats aux élections qui permet, au sein de ces partis, de filtrer les candidatures.

Le régime sait par ailleurs user de la répression lorsqu'il se sent trop fortement mis en cause par certains mouvements ou dirigeants politiques. Cet arsenal législatif et judiciaire, et le souvenir de la répression qui a suivi l'arrivée du général Soeharto au pouvoir, contribuent à maintenir un climat de crainte qui neutralise de fait les velléités de contestation trop directe ou trop ouverte.

Dans ces conditions, le PPP et le PDI constituent une opposition "officielle", très surveillée et encadrée par le pouvoir. Ce dernier a par exemple fait pression pour l'éviction de la présidence du PDI de Mme Megawati Soekarnoputri, fille de l'ancien président Soekarno, jugée trop combative, lors d'un congrès extraordinaire organisé en juin 1996, et a obtenu son remplacement par une personnalité plus complaisante. Mme Megawati a été radiée de la liste des candidats autorisés à se présenter aux élections législatives de mai 1997.

Sur la base de ces règles, et compte tenu du contrôle de l'information, le Golkar a jusqu'à présent largement remporté les élections législatives auxquelles il a obtenu 62,8 % des voix en 1971, 62,1 % en 1977, 64 % en 1982, 73 % en 1987, 69 % en 1992 et 74 % en 1997.

Le parti musulman, le PPP, s'affirme comme la seconde force électorale du pays, avec un score qui est passé de 29 % en 1977 à 15 % en 1987, avant de remonter à 23 % en 1997.

Quant au PDI, après avoir stagné autour de 10 % des voix, il avait réalisé 15 % aux élections de 1992. L'éviction de sa présidence de Mme Megawati, fille du président Soekarno, en 1996, explique largement son très faible score (3 %) en 1997.

Le Golkar, formation vouée au soutien de l'action gouvernementale, domine donc très nettement les consultations électorales organisées depuis vingt-cinq ans.

Encore faut-il ajouter que sur 500 membres de la chambre des représentants , 425 seulement sont élus au suffrage universel (par scrutin proportionnel au niveau national), 75 étant choisis par le Président au sein des forces armées. Cette particularité a été justifiée par la nécessité d'associer les militaires, privés du droit de vote, à la vie politique du pays. Les forces armées constituent donc, aux côtés des trois organisations autorisées, le quatrième groupe parlementaire de la Chambre des Représentants.

Les décisions de la Chambre des Représentants sont prises à l'unanimité, après recherche du consensus. Cette pratique reflète la conception indonésienne de la démocratie, prônée par Soekarno et reprise par Soeharto, dans laquelle la notion d'opposition n'a guère sa place.

La plus haute autorité de l'Etat est l' Assemblée consultative du peuple. Elle est composée des membres de la Chambre des Représentants et de 500 délégués désignés par le chef de l'Etat pour représenter les intérêts des collectivités territoriales et des associations ou organisations sociales. Ce collège de 1 000 membres, dont 575 sont donc directement désignés par le chef de l'Etat, se réunit une fois tous les 5 ans et assure une double fonction :

- il élit le Président et le Vice-Président appelé éventuellement à le remplacer en cours de mandat,

- il se prononce sur les modifications de la Constitution et approuve les grandes lignes de la politique gouvernementale pour les cinq années à venir.

Le personnage dominant des institutions indonésiennes est bien entendu le Président de la République .

Chef du pouvoir exécutif, le Président de la République nomme et révoque les ministres, qui ne sont responsables que devant lui. L'Indonésie ne connaît pas la pratique du Conseil des Ministres, les ministres recevant directement leurs instructions du Président.

Le Président détient également des pouvoirs législatifs étendus qu'il exerce au travers de décrets ou de décisions présidentiels. Titulaire du pouvoir exécutif depuis 1966, le général Soeharto a été élu Président de la République en mars 1968 par l'Assemblée du peuple, qui avait une année auparavant déposé le Président Soekarno. Il a par la suite été réélu à six reprises, et en dernier lieu le 10 mars 1998, étant précisé qu'il était dans tous les cas le seul candidat en lice.

Elu par l'Assemblée consultative du peuple en même temps que le Président, le Vice-Président a pour principale vocation de remplacer le Président pour le restant du mandat en cas de décès ou de cessation de fonctions. Ici encore, la compétition entre plusieurs candidats n'est pas d'usage, le choix réel relevant du Président. M. Habibie, ancien ministre d'Etat pour la recherche et la technologie, a été élu vice-président le 11 mars dernier. Il est devenu chef de l'Etat le 21 mai 1998 à la suite de la démission du général Soeharto.

En résumé, le système politique indonésien se caractérise par une concentration des pouvoirs aux mains du Président qui dispose d'autre part des moyens constitutionnels de poser des limites très étroites à l'action des forces politiques.

Ce contrôle de l'exécutif s'exerce tout autant dans le domaine social, où les organisations syndicales ont également été encadrées, que dans celui de l'information : une organisation unique est seule habilitée à délivrer l'autorisation d'exercer la profession de journaliste.

Ainsi, tout en maintenant des institutions parlementaires et des élections et en reconnaissant un certain pluralisme, le régime de l'Ordre nouveau n'a-t-il laissé que de très faibles marges de manoeuvre à l'expression d'une quelconque opposition politique.

2. L'armée indonésienne au coeur du système politique

Depuis l'indépendance , l'armée n'a cessé de jouer un rôle clé dans le système politique indonésien , se portant garante de l'unité du pays et s'opposant aux tentatives d'instauration d'un Etat islamique.

Après l'échec de l'expérience libérale des années 1950-1957, les forces armées de la République d'Indonésie (ABRI), sous l'impulsion de leur chef d'état-major, le général Nasution, réclamèrent ouvertement la reconnaissance d'un rôle plus important dans l'appareil d'Etat, une "double fonction" sociale et politique autant que militaire. La période de la "démocratie guidée" qui s'ouvre en 1957, et qui est également marquée par une succession de troubles sociaux ou séparatistes entraînant l'application de la loi martiale, verra la satisfaction d'une partie des revendications des forces armées.

C'est à cette époque que l'armée se voit reconnaître, au même titre que les organisations économiques ou religieuses, la qualité de "groupe fonctionnel", avec les prérogatives politiques et institutionnelles qui s'y rattachent.

Dans un autre domaine, la nationalisation d'entreprises détenues par les Hollandais et transférées à l'armée, à partir de 1957, va s'accompagner de l'entrée de nombreux cadres militaires dans le secteur économique. L'armée se voit reconnaître, hors de la sphère militaire, un rôle dans le développement économique et social .

La prise de pouvoir par l'armée, en 1965, en réaction au coup d'Etat communiste permettra de consacrer la théorie de la "double fonction" des forces armées :

- fonction de sécurité et de défense , autant sinon plus orientée vers la menace interne que vers un agresseur extérieur,

- fonction socio-politique , qui justifie son implication dans des pans entiers de la vie civile et dans la direction politique de l'Etat.

L'armée indonésienne, placée sous l'autorité du chef de l'Etat, son commandant suprême, compte aujourd'hui environ 460 000 hommes. Le gouvernement indonésien donne la priorité au maintien de la cohésion nationale et de l'ordre public, qui entre dans les missions de l'armée, par rapport à une menace extérieure jugée secondaire. Aussi les crédits d'équipement sont-ils faibles, souvent mis en place au coup par coup pour satisfaire des besoins ponctuels, l'essentiel du budget étant consacré au fonctionnement.

Par ailleurs, les effectifs sont concentrés dans l'armée de terre et la police.

Avec 216 000 hommes, l'armée de terre s'appuie sur un maillage très serré du territoire, s'étendant jusqu'à l'échelle des villages. Elle comporte des unités d'élite bien entraînées, les forces spéciales d'intervention (KOPASSUS).

La police , avec 180 000 hommes, fait partie intégrante de l'armée et dispose en particulier de compétences et de matériels anti-émeutes étendus.

Comme on l'a signalé plus haut, l'armée dispose en tant que telle de 75 sièges sur les 500 que compte la Chambre des Représentants . Nombreux sont les membres des forces armées qui occupent des positions non militaires dans les ministères, dans l'administration territoriale ou dans les entreprises.

Par l'intermédiaire de ses coopératives, l'armée est impliquée dans la gestion de plusieurs secteurs de l'économie comme le transport maritime, les plantations, les mines, l'exploitation forestière ou le secteur bancaire.

De l'avis des observateurs, l'évolution récente du régime s'était cependant traduite par un relatif recul de l'influence des militaires dans la marche de la nation. Il s'agirait à la fois d'une conséquence du développement du pays, qui favorise l'émergence d'une nouvelle élite, et d'une volonté politique du chef de l'Etat, dont les liens avec l'armée se seraient distendus. Dans l'administration et les entreprises, des cadres civils ont pris désormais le pas sur des militaires. Au plan économique, les intérêts de l'armée ne pouvaient rivaliser avec les grands groupes privés qui se sont développés durant la période de croissance économique. La nomination, en mars dernier, d'un civil, M. Habibie, au poste de Vice-Président, jusqu'alors le plus souvent dévolu à un militaire, aurait constitué la dernière manifestation de ce phénomène qui a atténué, sans le remettre fondamentalement en cause, le poids considérable de l'armée dans la société indonésienne.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page