3. L'impact de l'évolution technologique

La régression relative de la rareté des moyens de diffusion, la diversification des services numériques et le passage progressif d'une logique de diffusion à une logique de réception infléchissent-ils la problématique de la liberté et du pouvoir dans la communication audiovisuelle, modifient-ils les données de la question du pluralisme de façon significative ; le déséquilibre de l'échange entre diffuseurs et récepteurs est-il en voie d'être résorbé grâce à l'interactivité ? Il paraît un peu tôt pour en décider et modifier en conséquence les principes fondateurs de la loi de 1986. Au demeurant, le renouvellement de ces problèmes ne concernera dans un premier temps que des secteurs comme Internet, dans lesquels il serait possible d'expérimenter un reflux des réglementations et de faire une part accrue à l'autocontrôle des opérateurs. D'autres questions se poseront d'ailleurs : y a-t-il par exemple des conditions préalables à la libéralisation, le public doit-il disposer des moyens techniques ou autres permettant de contrôler effectivement la réception des contenus en fonction de critères éthiques ? Tout ceci devrait faire l'objet d'une étude autonome et ne peut être abordé que pour mémoire dans le cadre du présent rapport. On renverra donc, pour une première approche de la réglementation d'Internet, aux différentes études que le Sénat a déjà consacrées aux nouvelles technologies, et en particulier au récent rapport de la mission d'information sur l'entrée de la France dans la société de l'information 34( * ) .

4. Communication audiovisuelle et société

a) Première approche

L'influence de la communication audiovisuelle sur la société est généralement invoquée pour expliquer la spécificité de son régime juridique par rapport aux autres domaines du droit de la communication.

Cet aspect des relations de la communication audiovisuelle et de la société apparaît ainsi comme un phénomène crucial et suscite des études solidement documentées ainsi que de profondes réflexions dont il est difficile de tirer des conclusions définitives, spécialement dans des dossiers sensibles comme la violence dans les programmes de télévision et ses conséquences pour le jeune public. La sagesse des nations, qui est aussi parfois celle du législateur, enseigne qu'il vaut mieux prévenir que guérir. Ceci justifie les efforts entrepris afin d'informer, sinon d'endiguer. Gageons aussi, sur un plan plus général, que l'influence sociale des médias audiovisuels continuera de justifier l'attention des pouvoirs publics, quelle que soit son intensité et sa portée réelle, aussi longtemps que l'explosion de l'offre de services et que l'éparpillement de l'audience n'auront pas justifié la révision radicale des fondements du droit de l'audiovisuel.

Il paraît donc justifié d'aborder ici la dimension sociale de l'audiovisuel d'un point de vue un peu différent, en commençant par s'interroger sur ce qu'est la communication audiovisuelle, sur ce qu'elle apporte, sur ce que la société attend d'elle, et de présenter quelques premières pistes de réflexion à cet égard.

Dans le sens le plus traditionnel, la communication est échange et partage. Il peut s'agir d'un échange direct entre personnes, non appareillé, sinon dépourvu de codes. Avec l'apparition des médias, la technique a imprimé sa marque sur la communication, celle-ci empruntant de plus en plus souvent le vecteur de l'écrit avant de devenir massivement audiovisuelle. Dans le même temps, le succès du modèle économique libéral fondé sur la division du travail et sur l'échange faisait d'elle une fonction centrale de nos sociétés marchandes, d'où l'expression " communication fonctionnelle " utilisée par les chercheurs.

La " société globale de l'information " qu'annonce la poursuite du progrès technique va accentuer le processus qui incline la communication traditionnelle vers la " communication fonctionnelle ". En effet, alors que le progrès technique accroît incommensurablement l'efficacité d'une communication à la fois instantanée et internationale, le progrès économique dépend de plus en plus des moyens de communication et le secteur même de la communication devient de plus en plus producteur direct de richesse et d'emploi, comme on a vu ci-dessus.

Mais que devient dans ce contexte la pratique de l'échange et du partage, si indispensable à l'équilibre vital de démocraties qui exigent le perfectionnement constant de la convivialité entre les membres de la Cité ? En d'autres termes, quelle est l'influence du mode de communication dominant, l'audiovisuel, sur l'évolution de la communication comprise comme échange et partage humain ? C'est la question centrale que semble poser une notion vers laquelle tout converge, dans des sociétés fondées à tous égards sur l'échange et où le " deux en un " socratique, cette forme de retour sur soi qui permet à chacun de forger lentement sa personnalité et de construire les conditions d'un échange authentique avec autrui, paraît battu en brèche par l'impérialisme des techniques.

Il est possible de formuler trois remarques à cet égard :

- L'appareillage technique exerce sur le sens de la communication une influence considérable. En permettant la représentation instantanée d'un flot d'informations, les médias modernes tendent à supprimer le recul nécessaire à l'assimilation, à prévenir l'approfondissement spéculatif, à effacer la mise en perspective. L'homme subit en quelque sorte la dynamique de l'outil. Celui-ci filtre autant qu'il rapproche. A ce compte, la communication authentique ne peut être gagnante. D'où sans doute, par contre coup, l'ambition, affichée par les grandes chaînes de télévision avec plus de constance que de succès, de " donner du sens ", ambition à laquelle la civilisation du livre répondait manifestement mieux. D'où aussi l'idée rémanente d'enseigner aux enfants à " lire " le message audiovisuel.

- Cette faiblesse de la communication audiovisuelle au regard de l'idéal de communication est accentuée le fait que les messages sont généralement transmis de " point à multipoints " : la communication-diffusion interdit tout échange authentique entre les diffuseurs et les récepteurs, on y a fait allusion ci-dessus.

- La communication audiovisuelle, qui pourrait dans l'avenir être " totale ", c'est à dire mondiale, interactive et instantanée, selon les promesses de la société de l'information, tend à effacer la " distance " nécessaire à la réception " amicale " des messages transmis. En effet, la communication " totale " peut éloigner les hommes les uns des autres plus que les rapprocher, en favorisant non pas la compréhension mutuelle mais la confrontation brutale des modes de vie, des cultures, des aspirations, engendrant la méfiance, parfois la crainte.

Les techniques de la communication et la " communication fonctionnelle " ne sont pas sans apporter de réponses à ces interrogations. Elles promettent, avec la société de l'information, un surcroît de prospérité pour tous, un meilleur accès des exclus à l'information et au savoir, une meilleure répartition des activités économiques dans l'espace, une société moins hiérarchique et plus efficace, une démocratie plus vivante.

La société de l'information se présente-t-elle alors comme une réponse à l'ensemble des problèmes de la communication ? Convient-il de s'en remettre au primat de la technique conquérante ? Si l'on tient en outre que le progrès technologique constitue l'un des principaux moteurs de nos sociétés, est-il légitime de prendre acte de la genèse technologique du monde de demain et de satisfaire sans plus s'interroger aux exigences de la communication fonctionnelle ?

On sent ce que cette démarche, qui donnerait un regain inattendu au mythe prométhéen de la solution technologique, peut avoir d'insuffisant. Les apports de la société de l'information ne résulteront pas de la seule dynamique des nouvelles techniques. Une volonté forte restera nécessaire pour introduire ou réintroduire dans la communication audiovisuelle un surplus de communication authentique. Il restera nécessaire de définir les usages de la technologie en fonction de ce que la culture nous apprend de l'homme, de ses aspirations, de ses besoins.

Ceci implique le tri des informations, l'évaluation des analyses, l'appréciation des possibilités et des risques, la prise en compte des contraintes, la permanence du dilemme, le choix d'une démarche politique, qu'il appartient au politique d'assumer.

Engageons modestement cette démarche en évoquant sommairement deux aspects particulièrement intéressants des relations de la communication audiovisuelle et de la société.

b) Communication et lien social

L'analyse de la communication audiovisuelle en tant que lien social repose sur quelques constats solides à défaut d'être originaux. Il est ainsi admis que, depuis deux siècles, les sociétés modernes valorisent l'individu par rapport au groupe et que la perte progressive de substance des structures intermédiaires entre la société et l'individu renforce l'isolement de ce dernier. Par ailleurs, la communication entre les strates sociales passe pour être faible dans notre société individualiste, caractéristique qu'accentuent les phénomènes d'exclusion que provoque la crise économique. Ajoutons que la modernisation sociale suscite une esquisse de métissage culturel qui désoriente certains secteurs de la société. Le " vouloir vivre commun ", ciment traditionnel de la société française, paraît en fin de compte affecté. L'instituteur de la troisième République, figure emblématique de la marche à l'unité, est bien mort, et les efforts du feuilleton de France 2 pour relancer le mythe sur de nouvelles bases ne font que mettre en lumière la différence des temps.

Mais " l'Instit " de France 2 n'est-il pas en réalité autre chose qu'une réanimation aléatoire : une manifestation du véritable créateur de lien social qu'est à l'heure actuelle la télévision elle-même ?

Le rôle social de la télévision est ainsi analysé par Dominique Wolton : " la télévision est actuellement l'un des principaux liens sociaux de la société individuelle de masse. Elle est d'ailleurs également une figure de ce lien social. (...) Naturellement, il ne s'agit pas d'affirmer que la télévision " fait " le lien social - ce serait tomber dans un déterminisme technologique que je condamne par ailleurs -, mais plutôt que, dans une période de profondes ruptures sociales et culturelles, elle reste l'un des liens sociaux de la modernité. " 35( * )

En deux phases tout est dit du rôle et des limites de la télévision dans une société qui paraît se déliter un peu. Précisons cependant qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle télévision. Seule la télévision généraliste joue le rôle de rempart du " vouloir vivre commun ", et si l'explosion des services thématiques conduisait un jour à la ranger au placard des bonnes vieilles choses que l'on tient à conserver sans trop les consulter, c'est le sens de la communication audiovisuelle qui serait affecté. Reprenons Dominique Wolton : " et si je voulais être polémique, je dirais qu'il existe une parfaite compatibilité entre une société organisée sur le modèle du " politiquement correct ", où cohabitent sagement, démocratiquement et représentativement toutes les communautés, dans l'indifférence générale mutuelle, et une société reposant sur une théorie des médias fragmentés, où chaque individu et chaque communauté disposerait de ses médias, pour s'y enfermer douillettement. " 36( * )

Mais qu'est-ce qui explique la vertu unificatrice de la télévision généraliste ? Ici encore, on ne saurait mieux faire que citer notre théoricien de la télévision-lien social : " Seule la télévision généraliste est apte à offrir à la fois cette égalité d'accès, fondement du modèle démocratique, et cette palette de programmes qui peut refléter l'hétérogénéité sociale et culturelle. La grille des programmes permet de retrouver les éléments indispensables à l'" être ensemble ". Elle constitue une école de tolérance au sens où chacun est obligé de reconnaître que les programmes qu'il n'aime pas ont autant de légitimité que ceux qu'il aime, du seul fait que les uns cohabitent avec les autres. La force de la télévision généraliste est là : mettre sur pied d'égalité tous les programmes, et ne pas dire a priori ceux qui sont destinés à tel ou tel public. Elle oblige chacun à reconnaître l'existence de l'autre, processus indispensable dans les sociétés contemporaines confrontées aux multiculturalismes (...), ce qui justifie le rôle de la télévision généraliste : offrir une large palette de programmes pour satisfaire le plus grand nombre possible de publics, et laisser la place à des " publics inattendus ". C'est en cela que la télévision est moins un instrument de massification de la culture qu'un moyen de relier les hétérogénéités sociales et culturelles. Et en reflétant celles-ci à travers ses programmes, elle en légitime les différentes composantes en leur donnant la possibilité d'une cohabitation, voire d'une intégration. " 37( * )

Convenons-en ; et ajoutons immédiatement que cet instrument ne peut être neutre. Si la télévision est la figure moderne de l'espace public de la cité grecque, c'est-à-dire le lieu où se retrouvent les citoyens afin de débattre des affaires communes, lieu authentiquement politique par conséquent, il n'est pas inintéressant d'identifier la nature du lien social que les médias tendent entre les hommes, les valeurs qu'ils font passer, les conceptions de la modernité qu'il privilégient. Car le rôle de la télévision n'est pas simplement de porter à connaissance, de mettre en contact les différents systèmes culturels et de valeurs, il est en outre, si l'influence sociale des médias est aussi efficace qu'on le croit, d'éduquer ou d'intoxiquer. Et l'on revient ici à la notion de contrôle des contenus sur laquelle repose une bonne part de notre législation de la communication audiovisuelle

On ne terminera pas cette rubrique sans réhabiliter certains aspects de la communication audiovisuelle thématique. Les services thématiques et interactifs peuvent, doivent, avoir un rôle social positif. On pense en particulier aux services éducatifs qui peuvent favoriser l'accès au savoir de catégories défavorisées. Le potentiel et le bon usage éducatif de la télévision ont fait l'objet d'une étude approfondie de la part d'une mission d'information du Sénat présidée par Pierre Laffitte en 1993. On renvoie à ses conclusions qui restent pertinentes encore qu'incomplètement mises en oeuvre 38( * ) .

c) Communication audiovisuelle et pluralité

Cet aspect du rôle social de la communication complète le précédent, mais le point de départ est différent. On n'insiste pas ici sur la dissolution rampante du lien social, mais sur le reflux apparent de la pluralité dans des sociétés confrontées à la globalisation des échanges, à la mondialisation de la culture de masse, aux flux migratoires. La communication audiovisuelle donne à ces phénomènes une visibilité qui en accentue l'importance réelle et l'impact sur tel ou tel groupe : Raymond Cartier écrirait peut-être que le Zambèze se répand dans la Corrèze. De fait, la pluralité des modes de vie, des cultures, des sociétés paraît menacée quand la communication technique réduit de façon excessive la distance nécessaire à l'échange, et détruit ainsi la communication authentique.

C'est que la communication n'est pas fusion mais effort de contact et de compréhension entre les hommes. Si une communication livrée à la seule logique du progrès technique met les hommes en contact brutal, arasant les identités et détruisant la pluralité, les identités se rebellent, et à juste titre car la pluralité est un caractère fondateur de notre civilisation.

C'est au fond ce que nous apprend l'épisode biblique de la tour de Babel. L'homme est voué à la communication médiatisée par des codes, à l'entrée en contact laborieuse et imparfaite, à la pluralité des langues et des cultures. Le rêve d'unité, de " communication totale ", est porteur de catastrophes.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page