2. La demande de communication

L'ensemble des développements précédents est largement centré sur l'idée que la communication audiovisuelle est un espace à trois pôles où le public doit trouver toute sa place, faute de quoi il faudra parler de " diffusion " et non pas de " communication " audiovisuelle. Il convient maintenant de tenter de mieux cerner la " demande de communication " que le public est en droit d'exprimer, et la palette des moyens qui permettraient de satisfaire celle-ci dans de bonnes conditions.

a) Les droits du public

L'insistance sur les droits des auditeurs et téléspectateurs n'est pas seulement le résultat des réflexions de philosophes ou de sociologues de la communication. Le Conseil constitutionnel a affirmé dans sa décision du 18 septembre1986 déjà citée que les auditeurs et les téléspectateurs " sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 " . De nombreux textes élaborés par les syndicats de journalistes exposent des principes identiques en ce qui concerne l'information. Dans son article premier, la Charte de Munich de 1971, adoptée par la Fédération et par l'Organisation internationale des journalistes, proclame la nécessité de respecter la vérité " en raison du droit que le public a de connaître la vérité " , de même, son préambule note : " la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité " . Par ailleurs, les principes internationaux de l'éthique professionnelle des journalistes, adoptés en 1983 sous l'égide de l'UNESCO, évoquent le droit du peuple et des individus de recevoir une image objective de la réalité.

Quelles peuvent être les implications de principe aussi communément acceptées ? Le Conseil constitutionnel s'est appuyé sur ceux-ci pour imposer au législateur l'adoption d'un dispositif anti-concentration dans la communication audiovisuelle et dans l'ensemble des médias. Il s'agit de mettre les auditeurs et téléspectateurs " à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ".

Cette conception du pluralisme apporte des garanties limitées aux droits du public, spécialement dans le domaine de l'information, où TF1 et France Télévision se partagent une sorte d'imperium (avec un net avantage d'audience pour TF1). Le pluralisme externe ne compense guère, dans ces conditions, les effets des phénomènes de pouvoir examinés plus haut. Et, de fait, le peu de crédit que le public accorde, selon les sondages, à l'information audiovisuelle, est vraisemblablement largement dû à la méfiance que provoque le face à face soupçonné du pouvoir journalistique et du pouvoir économique ou politique dans un espace où l'échange devrait être plus large. Il est clair que les succès d'audience de tel ou telle émission ne modifient pas cette donne, les sondages d'opinion sont suffisamment éclairants à cet égard.

Mais comment décrire ce que pourrait être l'insertion du public, plus passif qu'actif par la force des choses, dans une problématique de pouvoir ? Il n'est pas inintéressant de s'inspirer ici du grand inventeur de concepts et de mécanismes institutionnels que fut Sieyès. La constitution du Consulat peut fournir une clé avec l'aphorisme fondateur selon lequel " la confiance vient d'en bas et le pouvoir vient d'en haut " , le système politique résultant de leur rencontre organisée. La confiance du public est bien l'unique critère susceptibles de permettre la vérification du bon fonctionnement de l'échange qu'implique la notion de communication. Et cette confiance, qui repose sans doute à la fois sur le talent des journalistes et sur le respect du public, peut-on envisager que le système la produira naturellement, faut-il l'organiser juridiquement, quels sont les moyens de la renforcer ou de la restaurer ?

b) Le choix des moyens

On notera que certaines pistes évoquées ci-dessous sont susceptibles d'apporter des réponses au problème des droits du public aussi bien qu'à celui des rapports de l'information et du pouvoir économique ou politique, évoqué plus haut.

(1) Le dialogue organisé

C'est la solution consensuelle, qui correspond le mieux à la notion de communication, mais dont les modalités ne peuvent être qu'assez sommaires.

Il faut d'abord évoquer le droit de réponse , introduit dans le secteur de la communication audiovisuelle par la loi du 3 juillet 1972, actuellement régi par l'article 6 de la loi du 29 juillet 1982, non abrogé par la loi du 30 septembre 1986 et étendu aux phonogrammes et vidéogrammes ainsi qu'aux services télématiques de communication audiovisuelle, soumis au régime déclaratif (art. 83). Il est organisé par le décret du 6 avril 1987. Compte tenu de l'impact des insertions obtenues au titre du droit de réponse sur les moyens de communication audiovisuelle et du risque d'envahissement des antennes, les conditions d'ouverture de ce droit sont définies de façon plus restrictives que dans le cas de la presse écrite : les allégations contestées ne doivent pas seulement constituer une mise en cause, mais aussi porter atteinte à l'honneur ou à la réputation des personnes visées. Les tribunaux ont en outre adopté une interprétation assez restrictive des conditions d'ouverture de ce droit en l'excluant dans les cas où d'autres moyens ont permis de rétablir l'équilibre des positions. Le droit de réponse est enfin, comme en matière de presse écrite, ouvert aux personnes physiques et morales.

Les médiateurs sont un autre moyen de créer un courant d'échanges institutionnalisé entre le public et les rédactions ou les responsables de programmes. Le journal Le Monde a depuis quatre ans expérimenté cette forme de dialogue instituée par la presse anglo-saxonne qui consiste à charger des journalistes indépendants de la rédaction et ayant accès à la hiérarchie, de recevoir les remarques du public et d'y répondre en éclairant le processus de traitement de l'information.

Les entreprises de l'audiovisuel public mettent en place actuellement des médiateurs à la demande de Mme Catherine Trautmann, ministre de la communication pour laquelle le travail de ces personnalités permettra de mener à bien la mise au point de chartes de rédaction (allocution du 9 avril 1998 lors du colloque " liberté d'expression et droit des personnes ").

Cette modalité de dialogue qui a le mérite d'obliger les rédactions et responsables de la programmation (dans les cas où il existera des médiateurs compétents pour les programmes autres que l'information) à se mettre en question, est très dépendante de la qualité et de l'influence interne des personnes chargées de la médiation.

Elle ne remet pas véritablement en question le fonctionnement en circuit fermé des professions de la communication audiovisuelle.

Tel ne serait pas le cas du travail des comités consultatifs des programmes dont le Sénat avait prévu l'institution auprès des organes, dirigeants des sociétés nationales de programmes lors de la discussion en première lecture du projet de loi modifiant la loi du 30 septembre 1986, l'année dernière. Composé de personnalités qualifiées de la " société civile ", ces comités étaient destinés à faire entrer le public au sein des chaînes.

Un comité d'orientation des programmes composé de 21 personnalités qualifiées existe déjà à la Cinquième. Ce comité est consulté chaque année, pour avis, par le président de la société sur les choix éditoriaux de la chaîne, la grille de programmes et les principales émissions dont la création est envisagée. Il est régulièrement informé des contrats et conventions conclus avec les partenaires éditoriaux de la chaîne et peut être saisi de tout sujet en rapport avec les programmes à la demande du président de la société ou d'au moins la moitié des membres du conseil d'administration.

La généralisation d'institutions de ce type aurait l'intérêt de contraindre les dirigeants des organes de communication audiovisuelle à expliquer leur démarche à des " représentants " du public. On peut cependant craindre que leur influence sur les choix de programmation ne soit faible en raison de leur représentativité aléatoire et du fait que leurs membres seraient par hypothèse étrangers au milieu de la communication et donc facilement marginalisés. En outre, ces institutions " tribuniciennes " ne sauraient intervenir dans le domaine de l'information, qui ne se prête pas à la consultation préalable et dont le CSA assure très bien la critique a posteriori.

Il n'en reste pas moins que l'introduction du grain de sable de la " société civile " dans les rouages trop huilés de la programmation des chaînes de télévision et stations de radio pourrait provoquer, à l'occasion, d'utiles débats internes.

(2) L'autocontrôle

Il s'agit de reconnaître aux professionnels de la communication audiovisuelle le soin de définir et d'appliquer un corps de règles assurant l'éthique des programmes ou de l'information. L'objectif peut être double : soit mieux associer le public au fonctionnement de la communication en confiant aux professionnels le soin d'assurer cette forme minimale de dialogue qu'est le respect de l'autre, soit protéger l'information contre les ingérences du pouvoir politique ou économique. Notons qu'il peut y avoir d'autres moyens de parvenir à ce second résultat en fonction du même principe. On peut imaginer, par exemple, d'assurer statutairement l'indépendance des rédactions à l`égard du " management " des organismes audiovisuels.

Il semble possible de présenter deux observations à l'égard de cette orientation.

D'une part, elle correspond à la revendication d'autonomie des professionnels de l'audiovisuel, et particulièrement des journalistes. Ceci peut être a priori une garantie d'efficacité, mais ne contribue guère à la reconnaissance du rôle du public dans l'espace de la communication audiovisuelle. Mme Catherine Trautmann faisait observer à cet égard lors du colloque du 9 avril 1998 : " durant des décennies, les syndicats de journalistes se sont trouvés investis de la réflexion déontologique de cette profession. Nous leur devons la " charte de 1918 ". La plupart de ses dispositions gardent une grande actualité. Elle affirme toutefois que le journaliste n'aurait à rendre de compte que devant ses pairs. Je ne crois pas qu'une telle vision corresponde à notre temps. La société, le public, considèrent qu'il existe une nécessité de dialogue et de débat sur de tels sujets. "

D'autre part, l'efficacité dont on est tenté de créditer les mécanismes d'autorégulation dépend étroitement des qualités de courage, de respect, d'humilité, de discernement, dont les professionnels de l'audiovisuel sont susceptibles de faire preuve.

Ces qualités sont-elles le lot commun des professions de la communication ? L'ingénuité de certains présentateurs révèle parfois de curieux critères de choix. Ainsi, dans l'émission Paroles d'Experts du 20 avril dernier sur France 3, la présentatrice, recevant un caricaturiste, a présenté à l'antenne une caricature qui montrait le pape Jean-Paul II installé sur un bidet, expliquant avec une déroutante spontanéité qu'elle n'avait pas osé montrer un autre dessin représentant Edouard Balladur réduit à la misère et servi par un Nicolas Sarkozy transformé en majordome !

On remplace le courage supposé par l'impertinence sans risque, sans se soucier de respect du public (le public du début d'après-midi, plutôt féminin et d'âge moyen, est, peut-on penser, plus susceptible d'être choqué dans sa sensibilité par un Jean-Paul II trivialement caricaturé que par un Nicolas Sarkozy s'adonnant à des tâches domestiques).

De telles anecdotes révèlent dans les programmes de divertissement un état d'esprit peu propice à l'exercice responsable d'une autodiscipline effective en matière d'éthique.

En ce qui concerne l'information, on se contentera de noter que l'application d'un principe d'autocontrôle des journalistes déniant aux autres partenaires de la communication tout rôle dans la définition des principes éthiques peut, conjugué avec l'affirmation relevée ci-dessus du droit à la subjectivité, conforter une autorité apparaissant bien souvent comme " l'occasion des passions du pouvoir " 32( * ) .

(3) La déontologie

Entendons par déontologie un corps de règles juridiques relatives à l'éthique des programmes, on pense spécialement à l'information, élaboré par l'autorité politique. Seule l'autorité politique est en effet en mesure de poser de véritables normes ; à défaut desquelles, il n'y a pas de " déontologie " à proprement parler mais des principes réunis éventuellement dans des " chartes " ou déclarations ressortissant à la notion d'autocontrôle examinée dans le paragraphe précédent.

Précisons à ce propos que l'autorité politique peut déléguer à des organismes professionnels le pouvoir de définir des normes déontologiques (en se réservant éventuellement le pouvoir d'homologuer les codes de déontologie ainsi élaborés) et de les appliquer.

La déontologie ainsi comprise a, si l'on ose dire, mauvaise presse. Auditionné par le groupe de travail le 18 mars dernier, M. Albert Du Roy, responsable de la rédaction de France 2, estimait que parmi les trois facteurs de l'indépendance et du pluralisme de l'information qu'il est possible d'énumérer : l'organisation des rédactions, le rôle des personnes et le contrôle par un organisme extérieur, il est préférable de privilégier les deux premiers. Le contrôle extérieur, indiquait-il, ne peut en effet pas être totalement satisfaisant dans la mesure où tout organe, quelle que soit sa compétence ou sa légitimité, ne peut totalement garantir l'indépendance et l'équilibre d'une information susceptible de le concerner en tant que pouvoir. Quant à la personnalité des personnes en charge du traitement de l'information, elle joue incontestablement un rôle mais est aléatoire, ce qui explique la nécessité de fonder l'indépendance et le pluralisme de l'information sur un projet exposé dans un texte écrit. L'organisation des services chargés de l'information joue enfin un rôle essentiel, estimait M. Du Roy. En effet, l'existence d'une " collectivité rédactionnelle " constitue un filtre efficace contre les dérapages. La conférence de rédaction permet en effet de discuter collectivement l'opportunité et la façon de traiter tel ou tel sujet. Ceci constitue une garantie d'impartialité. Par ailleurs, le responsable d'une rédaction ne peut contrôler la rectitude de l'ensemble des sujets diffusés. Il est donc dans l'obligation de déléguer une part de ses responsabilités à des collaborateurs, à charge pour lui de sanctionner les manquements éventuels.

M. Albert Du Roy jugeait aussi que la notion de code de déontologie est d'un intérêt limité dans la mesure où de tels textes ne peuvent qu'énoncer des principes très généraux peu utiles à la solution des problèmes pratiques. En revanche, il est utile de disposer de textes de référence élaborés au sein d'une rédaction, ces textes ayant toute chance de mieux cerner les problèmes concrets. Telle est en substance la conception que M. Du Roy présentait devant le groupe de travail peu avant son départ de France 2.

Trois éléments structurent ce propos. Il y a d'abord la traditionnelle préférence pour l'autocontrôle professionnel ; celle-ci s'appuie sur une non moins traditionnelle défiance à l'égard de l'autorité politique en matière de déontologie, le soupçon d'ingérence pointe ici ; il y a enfin dans le propos de M. Du Roy une critique " technique " de la démarche déontologique, qui tomberait inévitablement dans l'énoncé de généralités inutiles.

On a évoqué ci-dessus la question de l'autocontrôle. Voyons maintenant les deux autres éléments avancés à l'encontre de la notion de déontologie.

Le soupçon d'ingérence ne peut être écarté d'emblée, même s'il évoque la réfraction corporatiste que Dominique Wolton décrit dans les termes suivants : " Quand on parle aux journalistes de simplification, de conformisme, de tyrannie de l'événement, d'absence de recul, de logique de scoops, d'effets pervers de la concurrence, de manque de travail, d'absence de mise en perspective de l'actualité, de résistance à la connaissance, de poids trop grand accordé à l'événement par rapport à l'analyse, d'excès de narcissisme..., ils répondent : " Attention ! A trop critiquer, vous portez atteinte à la liberté de la presse et créditez tous ceux qui veulent la limiter. Dénoncer les excès, c'est faire le jeu de ceux qui, dans le monde, et ils sont nombreux, souhaitent réduire la liberté fragile de l'information. " On met ainsi sur le même pied la volonté encore bien timide de mieux réglementer la profession de journaliste, la déontologie de l'information, les limites à l'investigation ... et les multiples atteintes aux libertés d'information dans les dictatures. Toute critique de l'information est perçue comme une caution donnée aux ennemis de la liberté " 33( * ) .

Y a-t-il alors un risque que l'élaboration de codes déontologiques par l'autorité politique porte atteinte à la liberté de l'information ? Sans doute, si l'exercice de cette liberté est organisé dans un cadre restrictif, et en particulier si l'équilibre recherché entre les divers intérêts en cause offre une marge insuffisante à l'investigation journalistique, si nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie.

En tout état de cause, on ne saurait écarter d'emblée comme naturellement illégitime l'élaboration par l'autorité politique de normes déontologiques. C'est au pouvoir politique qu'il appartient, en dernier ressort, d'assurer l'équilibre des intérêts également dignes de respect que met en jeu la liberté de l'information. Au demeurant, le législateur a déjà abordé les rivages de la déontologie : la loi du 7 avril 1974 consacrant l'éclatement de l'ORTF, et les cahiers des charges des chaînes pris en application, définissaient de façon détaillée la notion d'objectivité. Le contrôle de la déontologie de l'information a été confié ensuite par la loi du 29 juillet 1982 à la Haute autorité de la communication audiovisuelle, autre forme d'expression de la puissance publique, la notion d'objectivité étant abandonnée au profit de celle de pluralisme et d'équilibre de l'information.

Mais il ne suffit pas d'affirmer l'intérêt légitime de l'autorité politique pour la déontologie de l'information, pour que son intervention éventuelle dans cette matière donne nécessairement lieu à oeuvre utile. Nous abordons ici la troisième critique que M. Albert Du Roy adressait à l'idée d'une déontologie élaborée en dehors de la profession : le défaut prévisible d'efficacité.

Il paraît excessif de réduire d'emblée un éventuel code de déontologie de l'information à un énoncé de généralités excessives.

Le CSA, dont on a vu le rôle limité en matière d'éthique de l'information, et plus affirmé en ce qui concerne les autres programmes, a tiré une expérience de ces compétences et a élaboré année après année une doctrine précise de l'éthique dont le législateur pourrait tirer largement parti s'il souhaitait intervenir lui-même en la matière ou donner au CSA mission de s'y impliquer de façon plus directive.

La matière nécessaire à l'analyse des problèmes que posent l'éthique de l'information et celle des programmes est suffisamment vaste et précise, les rapports annuels du CSA en présentent un condensé intéressant, pour déboucher sur autre chose que d'inapplicables généralités.

C'est peut-être sur un autre plan que se situe la difficulté pratique d'appliquer une déontologie définie en dehors de la profession concernée. Il n'y a pas de normes sans sanctions. Et s'il est facile de sanctionner par les voies du droit commun les manquements professionnels constitutifs de fautes civiles ou pénales -mais un code de déontologie est alors inutile- on n'imagine pas sans difficulté le juge ou le CSA sanctionner les dérives, plus fréquentes, énumérées plus haut par la confiscation de la carte de presse de tel ou tel journaliste vedette.

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