B. LA COMMUNICATION CITOYENNE

On ne saurait appréhender la communication audiovisuelle sans évoquer sa dimension politique, les jeux de la liberté et du pouvoir dont elle est le cadre. L'importance économique croissante du secteur et surtout son influence sur la société donnent à ces phénomènes un relief particulier.

Ajoutons que le cadre en question n'est pas neutre : la communication est échange, ce qui suppose entre diffuseur et récepteur une égalité peu compatible avec le fonctionnement du pouvoir, et implique l'introduction du public des auditeurs et téléspectateurs dans le " grand jeu " de l'audiovisuel, qui en est singulièrement compliqué.

Celui-ci se déroule nécessairement sous l'oeil de l'autorité politique, qui a la charge d'en assurer le déroulement loyal et équilibré. Voyons-en quelques règles et pratiques.

1. Liberté, pouvoir

La communication audiovisuelle est d'abord, sous l'angle politique, une liberté dont la loi du 30 septembre 1986 proclame le principe et précise les limites ainsi que les conditions d'exercice. Il y a plusieurs explications à ces limitations : politiques et sociales en ce que l'impact de ce média de masse sur la société justifie que le législateur impose à ses détenteurs le respect de certains intérêts généraux ; techniques dans la mesure où les moyens de diffusion étant jusqu'à aujourd'hui rares, il appartient à l'autorité publique d'en organiser la répartition entre les opérateurs candidats conformément à sa conception de l'intérêt général. En cela, la liberté de la communication audiovisuelle a une portée assez différente de celle de la presse, plus ancienne et moins organisée.

En dehors des pouvoirs publics, cette liberté implique trois catégories d'acteurs : les entreprises de communication, les professionnels du secteur et le public des auditeurs et téléspectateurs. Leur accès à l'exercice de la liberté de communication est inégal. En cela, de la communication audiovisuelle met en jeu des phénomènes de domination et apparaît comme un pouvoir.

On évoquera ci-dessous la répartition de la liberté et du pouvoir entre les trois catégories d'acteurs de la communication audiovisuelle, un jeu à somme non nulle à l'équilibre auquel il appartient aux pouvoirs publics de veiller en fonction d'intérêts qui diffèrent avec les champs d'activité considérés.

a) L'information
(1) Une liberté protégée

Trois principes régissent le traitement de l'information audiovisuelle : le pluralisme, l'honnêteté, l'indépendance.

Le pluralisme de l'information est un aspect, sans doute le principal, de la notion plus large de pluralisme des courants socioculturels définie par le Conseil constitutionnel comme un objectif de valeur constitutionnelle dans sa décision du 18 septembre 1986 sur la loi relative à la liberté de la communication.

On peut l'envisager à l'échelle de l'ensemble du secteur de la communication audiovisuelle, il s'agit alors de permettre aux auditeurs et téléspectateurs " d'exercer leur libre choix ", selon l'expression retenue par le Conseil. Il s'est traduit par l'adoption dans la loi du 30 septembre 1986 d'un dispositif anti-concentration largement dicté par la décision du 18 septembre 1986.

On peut aussi envisager le pluralisme à l'échelle de chaque service de communication audiovisuelle. Cette dimension, moins présente que la précédente dans la loi de 1986, est aussi plus intéressante pour l'analyse de la conception française de la liberté de l'information audiovisuelle, dans la mesure où elle intéresse la présentation de l'information. Les dispositions de la loi sont les suivantes :

- art. 13 : le CSA assure le respect de l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion dans les programmes des sociétés nationales. Il communique à différents responsables politiques le relevé mensuel des temps d'intervention des personnalités politiques dans les différentes catégories d'émissions (il contrôle dans ce cadre le respect de la règle coutumière des trois tiers -Gouvernement, majorité, opposition- sur les chaînes nationales publiques et privées) ;

- art 16 : le CSA organisme les campagnes électorales officielles sur les chaînes publiques et adresse des recommandations aux chaînes privées sur le traitement de l'information en période électorale ;

- art. 55 : le CSA organise les modalités de fonctionnement des émissions d'expression directe qui donnent aux formations politiques et aux organisations syndicales représentatives l'accès à l'antenne des sociétés nationales de programme;

- art. 28 : les conventions conclues avec les services autorisés de radio ou de télévision diffusées par voie hertzienne doivent assurer le respect de l'honnêteté et du pluralisme de l'information.

L'honnêteté de l'information est mentionnée par la décision du 18 septembre 1986 du Conseil constitutionnel, selon laquelle les programmes doivent garantir l'expression de tendances de caractères différentes " dans le respect de l'impératif d'honnêteté de l'information " . Elle ne figure qu'à l'article 28 de la loi de 1986 sous la forme assez peu directive rappelée ci-dessus, et dans l'article 62 qui prévoit la fixation par décret d'un cahier des charges de TF1 contenant, entre autres, des obligations minimales sur l'honnêteté et le pluralisme de l'information.

L'essentiel des obligations incombant aux chaînes en matière d'honnêteté de l'information figure dans des textes d'application :

- le décret n° 47-43 du 30 janvier 1987 fixant le cahier des charges de TF1 lors de sa privatisation, fait obligation à la chaîne d'assurer l'honnêteté de l'information et lui impose de réaliser les émissions d'information dans un esprit de stricte objectivité ;

- les cahiers des charges de France 2 et France 3, approuvés par le décret n° 94-813 du 16 septembre 1994, prévoient (art. 2) pour chaque chaîne obligation d'assurer l'honnêteté, l'indépendance, le pluralisme de l'information ;

- la décision n° 87-13 du 26 février 1987 de la CNCL autorisant M6 prévoit que la société assure l'honnêteté et le pluralisme de l'information (art. 16).

L'indépendance n'est guère envisagée en tant que telle dans la loi de 1986. Elle se présente comme une protection du journaliste vis-à-vis de l'entreprise de communication qui l'emploie. C'est le droit commun de la profession journalistique qui s'applique ici, une assimilation complète ayant été réalisée entre les journalistes de la presse écrite et ceux de l'audiovisuel. L'indépendance des journalistes résulte essentiellement de la liberté d'expression qui leur est reconnue par la convention collective de la profession, et des dispositions du code du travail relatives à la clause de conscience. La convention collective précise toutefois que l'expression publique de l'opinion du journaliste ne doit en aucun cas porter atteinte à l'entreprise de presse dans laquelle il travaille, restriction que les tribunaux ont considérée comme la contrepartie normale de la clause de conscience.

Ce bref rappel du régime juridique de la liberté de l'information audiovisuelle permet de constater que celle-ci n'est solidement garantie et organisée que sous l'angle du pluralisme des services de communication audiovisuelle.

Le " pluralisme interne ", la présentation, l'honnêteté de l'information ne sont que marginalement abordés par la loi et garantis par les pouvoirs publics.

Certes, le CSA s'est estimé " pleinement compétent pour veiller au respect par les chaînes de l'honnêteté de l'information et, le cas échéant, pour sanctionner les manquements dont elles se rendraient coupables à cet égard " (3e rapport annuel p. 221), il n'en reste pas moins que ni l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986, qui énonce les missions générales de l'institution, ni les articles 13 et 16 de la même loi, qui précisent son champ de compétence privilégié en matière de contrôle des programmes, ne font référence à l'honnêteté de l'information.

Il s'agit donc d'une compétence résiduelle pour laquelle le CSA ne peut prétendre à une marge de manoeuvre aussi importante que celle dont il dispose par exemple en matière de protection de l'enfance et de l'adolescence.

En dépit de la pétition de principe mentionnée ci-dessus, le CSA n'a d'ailleurs pas adopté une démarche véritablement " dirigiste " en la matière. Il s'est jusqu'à présent contenté d'adresser des observations aux chaînes, d'émettre des recommandations, de mettre en place, à l'occasion d'événements comme la guerre du Golf ou les attentats de l'été 1995, un dispositif de concertation avec les responsables des chaînes.

L'exercice de ce pouvoir d'informer qui apparaît comme l'empreinte en creux de la liberté n'est donc guère saisi par le droit.

(2) Un pouvoir revendiqué

Dans le domaine de l'information, la revendication de la liberté et du pouvoir correspondant émane principalement des journalistes.

Que ceux-ci exercent un véritable pouvoir dans le domaine dont ils sont les praticiens est reconnu par nombre d'observateurs extérieurs. Pierre Bourdieu écrivait ainsi dans son petit livre récent sur la télévision : " ils détiennent un monopole de fait sur les instruments de production et de diffusion à grande échelle de l'information, et, à travers ces instruments, sur l'accès des simples citoyens mais aussi des autres producteurs culturels, savants, artistes, écrivains, à ce que l'on appelle parfois " l'espace public ", c'est-à-dire à la grande diffusion (...). Bien qu'ils occupent une position inférieure, dominée, dans les champs de production culturelle, ils exercent une forme tout à fait rare de domination : ils ont le pouvoir sur les moyens de s'exprimer publiquement (...) " 11( * ) .

De son côté, Dominique Wolton écrit que " les hommes politiques sont terriblement dépendants de cette nomenklatura journalistique, qui a sur l'opinion beaucoup moins d'influence qu'elle ne le croit, mais qui, en revanche, en a beaucoup sur les dirigeants politiques, fatigués et anxieux, et sur le reste de ce que l'on appelle les élites " 12( * ) .

Le point de vue est légèrement différent mais la conclusion est partagée, et peu contestable.

Comment les journalistes conçoivent-ils l'exercice du pouvoir dont on leur attribue la possession, le manient-ils avec " l'horreur sacrée " dont parlait un auteur à propos du pouvoir législatif ? Il semble qu'une sorte de renversement copernicien ait affecté sur ce point l'éthique journalistique de l'information. Le mot d'ordre prêté à Hubert Beuve-Méry : " dire la vérité. Même si ça coûte. Surtout si ça coûte " semble avoir perdu du terrain au profit d'un nouveau principe : " ce que nous demandons aux reporters qui partent pour Envoyé spécial, c'est d'avoir un regard subjectif " affirmé par un des responsables de ce magazine de France 2 13( * ) . En d'autres termes, la vérité étant insaisissable, le journaliste d'aujourd'hui s'empare de l'information pour faire valoir son point de vue. Le praticien devient prescripteur.

La conception de l'information comme exercice d'un pouvoir prend aussi d'autres formes : certains journalistes succombent explicitement à la tentation de transgresser la frontière entre l'information et l'action.

Celle-ci est toujours assez fluide, du fait de l'impact des moyens de communication de masse sur le public. Pierre Bourdieu rappelle à cet égard comment le traitement médiatique d'un fait divers dramatique a conduit au rétablissement de l'incarcération perpétuelle 14( * ) .

Mais il ne s'agit là que d'effets de chaîne ne procédant pas d'une intention affirmée d'agir sur l'événement.

Tel n'est pas toujours le cas, comme en témoigne un passage du magazine d'information sur les programmes de F 2 (Hebdo 18), qui présentait l'émission Polémiques du 26 avril 1998 : " C'est peut-être pour cette raison que la première image forte qui vient à Michèle Cotta est son plateau réunissant un certain dimanche de décembre 1995, tous les acteurs de la grande grève des cheminots. Elle jubile en bonne reporter : " Dans ces moments-là, j'ai vraiment le sentiment qu'un bout de l'Histoire s'est fait sur le plateau de Polémiques ".

Les grèves semblent particulièrement inspirer les journalistes désireux de se glisser dans l'action. Dans Libération du 3 juin dernier, Philippe Lançon décrivait les efforts de présentateurs de TF1 et de France 2 pour obtenir, hic et nunc , du ministre des transports invité sur le plateau, des propositions susceptibles de relancer les négociations avec les pilotes d'Air France en conflit avec leur direction : " ça fait partie aussi d'une transparence démocratique, et c'est notre vocation. Nous l'avons fait pour les routiers en grève et les chômeurs en colère, et souvent, une issue a pu sortir de ces débats télévisés " expliquait l'un de ces amiables compositeurs. Cela se passe de commentaire.

Dominique Wolton observait pertinemment à cet égard : " le rêve de la plupart des journalistes est ainsi de transformer les plateaux en lieux de négociations. Obliger, en direct, les acteurs à négocier sous l'oeil des citoyens devient le fantasme journalistique, et une figure de l'idéal démocratique " 15( * ) .

Prenons dans les analyses régulières du CSA sur l'éthique des programmes 16( * ) un dernier exemple de la transmutation de la liberté d'informer en véritable pouvoir. Il s'agit des pressions exercées parfois sur les personnes afin de les amener à collaborer bon gré mal gré au travail de journalistes en quête de démonstration. Le CSA note à propos de ces pratiques : " les journalistes et organisateurs de débats ne doivent pas exercer de pressions sur des personnes invitées à témoigner, en particulier lorsque leur témoignages peuvent constituer un risque réel pour elles. Le conseil a également reçu des plaintes de personnes qui n'avaient pas été informées de la nature réelle d'une émission pour laquelle un témoignage leur était demandé ".

Ces différentes conceptions qui tendent à confondre la liberté d'informer avec l'exercice d'un pouvoir comportent des risques de dérapages et exposent à tout le moins à la critique les journalistes qui s'y rallient sans précaution.

Le risque est inhérent à la confusion de la fonction d'observateur et de celle d'acteur, Kant remarquait au sujet de la vision politique de Platon : " il ne faut pas s'attendre à ce que les rois philosophent ou à ce que les philosophes deviennent rois, et il ne faut pas non plus le désirer parce que la possession du pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison " 17( * ) , la revendication du pouvoir d'informer corromprait-elle de la même manière le jugement journalistique ?

En tout état de cause, les critiques argumentées ne manquent pas.

Reprenons l'exemple de la négociation médiatisée des grèves de la fin de 1995. Pierre Bourdieu met en cause sous le titre : " des débats vraiment faux ou faussement vrais " 18( * ) la façon dont a été organisée par " La Marche du siècle " un débat sur la grève, " il a toutes les apparences du débat démocratique (...). Or, quand on regarde ce qui s'est passé lors du débat (...), on voit une série d'opérations de censure " .

Revenons par ailleurs sur la subjectivité revendiquée des sujets d'" Envoyé spécial ". L'émission n° 288 sur " Les Croisés de l'Ordre moral ", offre une illustration éclairante des résultats de la méthode quand la passion polémique est de la partie : " juxtaposition suggestive de séquences dépourvues de tout véritable lien, appel à un adversaire retourné pour confirmer l'interprétation suggérée, droit de conclure donné systématiquement aux représentants de l'accusation à l'issue de dialogues factices, choix de ne pas donner la parole sur les commandos à un représentant autorisé de l'Eglise, emploi d'un vocabulaire partisan, l'objectif poursuivi étant manifestement de présenter le souverain pontife comme le chef d'un complot mondial contre le droit d'avorter impliquant un ancien SS, plusieurs soutiens de Klaus Barbie, une secte brésilienne, l'assassin d'un médecin américain pratiquant des avortements, les associations familiales catholiques et plusieurs membres du Sénat et de l'Assemblée nationale. " 19( * )

De telles dérives s'expliquent aisément : sur le plan des principes, la subjectivité tient mal la route, comme le montrent les plaidoyers d'Hannah Arendt en faveur de la pluralité des points de vue, unique moyen de cerner toutes les dimensions de la réalité et de satisfaire ce qui est somme toute l'objectif normal d'un magazine d'information : " aucune opinion n'est évidente ni ne va de soi. En matière d'opinion, mais non en matière de vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant, pour ainsi dire, de place en place, d'une partie du monde à une autre, passant par toutes sortes de vues antagonistes, jusqu'à ce que finalement elle s'élève de ces particularités jusqu'à une généralité impartiale. Comparée à ce processus dans lequel une question particulière est portée de force au grand jour, afin qu'elle puisse se montrer sous tous ses côtés, dans toutes les perspectives possibles jusqu'à ce qu'elle soit inondée de lumière et rendue transparente par la pleine lumière de la compréhension humaine, l'affirmation d'une vérité possède une singulière opacité. " 20( * ) Face à cette lumineuse analyse, les justifications de la subjectivité journalistique fondées sur la distinction alambiquée de différents niveaux de la vérité 21( * ) provoquent la perplexité.

L'infléchissement de la liberté d'informer en pouvoir journalistique peut avoir par ailleurs des conséquences sur l'exercice d'autres libertés. On pense ici aux libertés de la personne, que le droit français protège à travers le régime des infractions de presse sanctionnant la diffamation et l'injure, ainsi qu'en garantissant le droit à l'image et la protection de la vie privée. Cet aspect des rapports de la liberté et du pouvoir d'informer trouve une expression parfois paroxystique dans les rapports entre la presse et la justice, souvent conflictuels, parfois de connivence 22( * ) dont il est fait ici simplement mémoire dans la mesure où les initiatives législatives qui pourraient être prises ne se situeront pas dans le cadre de la réforme de la loi sur la liberté de la communication, qui est l'objet de ce rapport.

(3) Liberté sous influence, pouvoir biaisé ?

Mais les journalistes sont-ils les seuls détenteurs du pouvoir d'informer ? D'autres " prescripteurs " ne se manifestent-ils pas de façon moins visible avec des inconvénients plus sensibles pour la liberté de la communication ?

On peut aborder le problème en allant du plus visible au plus indéchiffrable.

Constatons d'abord que la liberté ou le pouvoir d'informer sont très largement affectés par le rôle moteur de l'audimat dans le traitement de l'information et dans la dérive vers " l'information spectacle ".

A titre d'illustration des méfaits de l'information spectacle, on peut rappeler la liste-type de dérapages que M. Hervé Bourges a dressée à l'occasion de la couverture des attentats de l'été 1995, lors d'une réunion tenue avec les directeurs de l'information des chaînes de télévision et des radios généralistes :

- manque de prudence quant à l'exactitude des informations diffusées (ex. nombre de blessés, composition des bombes) ;

- présentation d'hypothèses hasardeuses (explication de l'explosion dans une poubelle à l'Étoile et non dans le RER comme il aurait semblé plus logique à un journaliste) et interviews incongrues (le cycliste de la place de l'Étoile invité par la présentatrice du journal télévisé de TF1 à donner son sentiment sur le risque de renouvellement des attentats) ;

- violation du secret de l'instruction (non opposable directement aux journalistes susceptibles seulement de se rendre coupables de recel) ;

- présentation d'images non respectueuses de la dignité des victimes et de l'anonymat des témoins ;

- dramatisation de l'information (rediffusion lancinante des mêmes reportages en dépit de l'absence d'éléments nouveaux, liaisons répétées avec les envoyés spéciaux se livrant à des reportages d'ambiance pour faire du remplissage, caractère excessif et parfois déplacé des commentaires).

Les motifs de ces excès sont faciles à cerner : Pierre Bourdieu analyse ainsi les conséquences de l'audimat sur le traitement de l'information : " poussées par la concurrence pour les parts de marché, les télévisions recourent de plus en plus aux vieilles ficelles des journaux à sensation, donnant la première place quand ce n'est pas toute la place aux faits divers et aux nouvelles sportives : il est de plus en plus fréquent que, quoi qu'il ait pu se passer dans le monde, l'ouverture du journal télévisé soit donnés aux résultats du championnat de France de football (...) " 23( * ) .

Les responsables de l'information de la télévision publique ne méconnaissent pas ces critiques. Auditionné par le groupe de travail, M. Albert Du Roy, alors directeur général adjoint de France 2, chargé de la rédaction, indiquait en substance que le projet rédactionnel qu'il avait présenté à la rédaction était organisé autour de quatre grands principes : l'indépendance, le pluralisme, l'impartialité et la rigueur, notant en ce qui concerne ce dernier objectif que deux phénomènes en contrarient la poursuite. D'une part, la concurrence, idée encore neuve en France dans le secteur audiovisuel, provoque un risque de surenchère dans le traitement de l'information afin de susciter de l'audience. D'autre part, l'accélération du progrès des technologies de l'information privilégie souvent l'image au détriment de la réflexion.

M. Du Roy énonçait en outre quelques orientations plus précises, certaines répondant aux critiques mentionnées ci-dessus :

- il est nécessaire de répondre non seulement aux attentes mais aussi aux besoins du public en fonction de deux critères : l'audience et l'exécution des missions de service public, qui légitiment le financement mixte du secteur public. Le sacrifice d'un critère aurait des conséquences défavorables soit sur le degré d'exigence des programmes, soit sur leur impact sur le public. Ces deux critères sont cependant parfois vécus comme antagonistes ;

- il faut établir une hiérarchie pertinente entre les sujets traités ;

- le spectaculaire peut jouer un rôle mais comme moyen et non pas comme fin : l'image doit être utilisée pour symboliser et pour expliquer et non pas simplement en fonction de l'émotion qu'elle suscite.

Dont acte.

Poursuivons notre réflexion en constatant que la liberté de l'information peut être altérée de façon plus directe que par le biais de l'audimat.

On a vu ci-dessus que la liberté d'expression des journalistes ne leur permettait pas de porter atteinte aux intérêts des entreprises de presse pour lesquelles ils travaillent.

Une conception extensive de la protection des intérêts économiques peut se manifester quand un service de communication audiovisuelle est la filiale d'un groupe industriel poursuivant d'autres activités que la communication audiovisuelle, ce qui est le cas de l'ensemble des télévisions généralistes françaises.

Ce phénomène n'a pas échappé à l'attention de Pierre Bourdieu, inlassable déconstructeur de la télévision : " il est important de savoir que la NBC est la propriété de General Electric (ce qui veut dire que, si elle s'aventure à faire des interviews sur les riverains d'une centrale atomique, il est probable que..., d'ailleurs ça ne viendrait à l'idée de personne...), que CBS est la propriété de Westinghouse, que ABC est la propriété de Disney, que TF1 est la propriété de Bouygues, ce qui a des conséquences, à travers toute une série de médiations. Il est évident qu'il y a des choses qu'un gouvernement ne fera pas à Bouygues sachant que Bouygues est derrière TF1. "

On rappellera dans le même sens de récentes déclarations de Karl Zéro dans le journal Le Monde, à propos du Vrai Journal : " l'accord de départ avec Pierre Lescure et Alain De Greef, spécifiait bien qu'il y avait trois sujets sur lesquels on ne pouvait pas enquêter : le football, le cinéma, la CGE. " 24( * )

Les liens entre l'information et le pouvoir économique biaisent-ils plus systématiquement encore la liberté de l'information, au point de l'instrumentaliser ?

C'est le thème d'une littérature d'investigation qui voit par exemple dans l'acquisition de TF1 par le groupe Bouygues puis dans le lancement de la chaîne d'information continue LCI, les éléments d'une stratégie d'influence à visée économique 25( * ) . Notons que les gains éventuellement recherchés de la sorte peuvent se situer aussi bien au niveau du service audiovisuel qu'au niveau du groupe dont il fait partie.

Le groupe de travail serait naturellement bien en peine de faire le tri, dans ces imputations, entre la réalité et la fiction. Il revient à chacun d'apprécier le sérieux des informations et la pertinence des analyses présentées ici et là ; et, à la manière des paléontologues qui reconstituent l'animal à partir d'un os retrouvé, d'identifier derrière telle ou telle décision politique les influences qui ont pu l'inspirer, derrière tel ou tel choix éditorial les intentions qui ont pu le susciter. La discussion du prochain projet de loi sur la communication audiovisuelle permettra sans aucun doute d'améliorer la pratique de cette paléontologie politique.

Faut-il, en poursuivant l'analyse des biais de l'information, parler de connivence généralisée entre les médias et les " pouvoirs " ou les " élites " ?

Les analystes ont tendance à le faire. C'est ainsi que Dominique Wolton note : " si l'histoire montre que l'information a toujours été unie à l'argent, jamais les liens n'ont été aussi forts, notamment en raison du développement des diverses industries de la communication, et jamais l'information et la communication n'ont joué un tel rôle dans la société " 26( * ) . Il relève encore la tendance des " élites " et de " l'élite journalistique " à se ménager mutuellement 27( * ) . Cependant, l'affaire du " document interdit d'antenne ", évoquée par Libération le 1er juillet dernier (p. 2 à 7), tend à démontrer, comme le signale l'éditorial de Laurent Joffrin, qu' " une situation de connivence : conversation amicale, tutoiement, évocation d'intérêts sonnants et trébuchants " n'a pas toujours d'effets tangibles, n'en a pas eu en l'occurrence : " il n'est donc pas vrai que les relations amicales entretenues par les journalistes avec les hommes politiques débouchent en général sur la complaisance. "

Que conclure de ces analyses ? La persistance des interrogations et des débats sur l'information et ses biais sera un élément significatif des débats législatifs à venir. Faut-il " libérer " l'information, est-il utile, légitime, indispensable de mettre en place des mécanismes juridiques afin de renforcer le pouvoir des journalistes, faut-il accentuer l'autonomie de ceux-ci à l'égard du pouvoir économique, l'autonomie de l'information à l'égard de l'audimat, selon quelles méthodes, celles-ci doivent-elles être différente dans le secteur public et dans le secteur privé ? Telles seront les questions à résoudre.

b) Les autres programmes

Les enjeux sous-jacents sont considérables. Jean Cluzel note à cet égard dans son dernier rapport : " comme le montre le cas de la violence, il existe une interaction entre médias et réalité, qui peut faire douter de la neutralité de la vision du monde que propose la télévision. " 28( * ) Ce rapport livre une éclairante analyse de cet aspect du dossier de la déontologie des programmes. On se contentera ici de présenter à grands traits une problématique générale à la lumière, une nouvelle fois, des rapports de la liberté et du pouvoir.

(1) Une liberté organisée

Une nouvelle fois, la liberté se transforme en un pouvoir inégalement partagé entre différents protagonistes. Le pouvoir sur les programmes est en effet réparti entre diffuseurs, producteurs, programmeurs, présentateurs, sous le regard de l'audimat, moyen rudimentaire d'associer le public aux choix effectués. Comment la répartition se fait-elle ? On peut supposer que l'essentiel du pouvoir correspondant à la détermination du contenu des programmes appartient aux programmeurs plus qu'aux producteurs, dans la mesure où les chaînes de télévision interviennent la plupart du temps très en amont du processus de production, au moment où elles acquièrent les droits de produits " frais ". Il semble que dans le cas d'acquisition de produits destinés à la rediffusion, souvent d'origine extra-européenne, la pratique des achats en grande quantité interdise aux programmeurs d'avoir une connaissance très précise du contenu des programmes destinés à l'antenne. La signalétique mise en place à la fin de 1996 aura, entre autres mérites, celui d'obliger les programmeurs à se préoccuper du contenu des fictions et documentaires. Restent les présentateurs ; ils possèdent une part de pouvoir régalien qu'ils exercent parfois sans discernement : ce n'est sans doute pas la qualité principale que l'on exige d'eux.

L'année 1995 a été assez fertile en incidents illustrant, à la radio, les dangers du direct mal maîtrisé par des animateurs en quête de sensationnel. Le 7e rapport d'activité du CSA relève ainsi sur Skyrock les " propos d'une extrême gravité tenus sur l'antenne de la radio par un animateur. Le 3 janvier, ce dernier s'était réjoui à plusieurs reprises de la mort d'un policier, survenue à Nice dans l'exercice de ses fonctions " ; il dénonce les " propos inacceptables tenus par un animateur de Fun Radio sur ce camp de la mort (Auschwitz), le présentant notamment comme " une maison de campagne à l'abandon " dont il faudrait " retaper la toiture avant de l'acquérir " ; et en ce qui concerne la radio Ici et Maintenant, il déplore " un défaut caractérisé de maîtrise de l'antenne, à la suite de la diffusion répétée, dans ses émissions de libre antenne où les auditeurs interviennent en direct, sans sélection préalable et de manière anonyme, de propos racistes, antisémites ou négationnistes " (pp. 106 et 107).

Selon le 8e rapport d'activité du CSA, des dérives d'une pareille gravité n'ont pas été relevées en 1996, " sans doute faut-il y voir la conséquence d'un contrôle éditorial davantage affirmé, d'une meilleure formation des animateurs à l'exercice de leur profession (...) " (p. 112).

Il n'est pas simple de tirer de ces constatations des conclusions opérantes sur le plan juridique.

La programmation peut être considérée comme l'exercice d'une liberté encadrée par la loi. Mais la communication est trop liée aux droits de l'homme 29( * ) pour que les limites imposées par la loi à ses abus éventuels aient une portée très considérable dans un monde qui a depuis longtemps fait le choix des Droits contre celui de la Loi 30( * ) . Il faut avoir cet arrière-plan en tête en lisant l'article premier de la loi du 30 septembre 1986 : " la communication audiovisuelle est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que par (...). " Il explique sans doute la prudence et la progressivité qui ont marqué l'élaboration consensuelle d'une politique de signalisation des programmes correspondant à l'une des compétences du CSA les plus fortement affirmées par la loi : " le conseil supérieur de l'audiovisuel veille à la protection de l'enfance et de l'adolescence dans la programmation des émissions diffusées par un service de communication audiovisuelle " (art. 15 de la loi du 30 septembre 1986).

Le législateur est-il tenu à une circonspection identique s'il entreprend de renforcer les fondements juridiques de la déontologie des programmes comme il en est question chaque fois que la loi de 1986 est remise en chantier ? Il lui appartient à tout le moins de prendre en considération le fait qu'une liberté de communiquer prenant la forme d'un pouvoir unilatéral des diffuseurs, pouvoir à l'égard duquel le public ne disposerait d'aucun contrepoids, porterait atteinte à la notion même de communication. Une telle situation appelle à coup sûr l'attention du pouvoir politique : la fonction de celui-ci est, selon une conception issue de la politique d'Aristote qui garde sa force démonstrative, de permettre " aux différents biens de communiquer et de vivre ensemble dans le monde humain, et simultanément il permet à chaque bien d'échapper à la commensuration qui se ferait au profit des autres " 31( * ) .

Les biens en question sont les qualités au titre desquelles les différente catégories d'agents font valoir leur revendication de pouvoir. Il peut s'agir, dans l'espace public particulier que constitue la communication audiovisuelle, de la propriété des moyens de diffusion, du talent, de la dignité de la personne...

Il revient au pouvoir politique d'opérer l'équilibre de ces différents intérêts.

(2) Une réglementation variée

Au bénéfice de ces différentes considérations, rappelons que l'article premier de la loi du 30 septembre 1986 dispose que l'exercice de la liberté de la communication audiovisuelle " ne peut être limité que dans la mesure requise, d'une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d'autrui, du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion et, d'autre part, par la sauvegarde de l'ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité de développer une industrie nationale de production audiovisuelle. "

Un vaste champ est ainsi ouvert en principe au contrôle de la déontologie des programmes.

Celui-ci est toutefois concentré sur la protection de l'enfance et de l'adolescence qui semble faire l'objet d'un assez vaste consensus, spécialement depuis que l'actualité de 1998 a mis en relief des sévices sexuels commis sur des mineurs ainsi que des faits divers imputés parfois à l'influence d'émissions télévisées.

Les textes de référence sont assez nombreux :

Comme on l'a vu, l'article 15 de la loi du 30 septembre 1986 dispose : " Le Conseil supérieur de l'audiovisuel veille à la protection de l'enfance et de l'adolescence dans la programmation des émissions diffusées par un service de communication audiovisuelle ".

L'article L 227-24 du code pénal dispose que " le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique... est puni de trois ans d'emprisonnement et de 500 000 francs d'amende lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur. "

Le décret du 23 février 1990 relatif à la classification des oeuvres cinématographiques impose aux chaînes de télévision d'avertir préalablement le public des interdictions en salle aux mineurs " tant lors du passage à l'antenne que dans les annonces diffusées par la presse, la radiodiffusion et la télévision ".

Le décret du 27 mars 1992 fixe les principes généraux concernant le régime applicable à la publicité et au parrainage. Il rappelle clairement dans son article 4 que " la publicité doit être exempte... de toute scène de violence " ; de même, l'article 7 dispose que " la publicité ne doit pas porter préjudice aux mineurs ".

Les cahiers des charges de France 2 et France 3 prévoient que les chaînes publiques doivent s'abstenir de " diffuser des programmes susceptibles de nuire à l'épanouissement physique, mental et moral des mineurs (...) des scènes de pornographie " , et de montrer " le spectacle de la violence pour la violence " , notamment dans les journaux télévisés.

Le principe du respect de la dignité de la personne humaine est également rappelé.

La directive du 5 mai 1989, publiée par le CSA à l'attention des diffuseurs publics et privés, définit une série de recommandations concernant les mesures à prendre pour respecter les termes de l'article 15 de la loi.

La recommandation du 24 avril 1992, publiée par le CSA à l'attention de l'ensemble des diffuseurs, concerne les émissions dites de " télévérité " ou la reconstitution de faits vécus.

Ce texte invite notamment les diffuseurs à ne pas promouvoir ou encourager " des activités susceptibles de porter un préjudice matériel ou physique au public " , afin d'éviter des comportements d'imitation d'actions dangereuses.

Il précise aussi que " la souffrance, le désarroi ou l'exclusion doivent être montrés avec retenue et ne pas faire l'objet de dramatisations complaisantes. "

Le principal instrument de protection disponible semble être à l'heure actuelle la signalétique commune mise en place à la fin de 1996 par les chaînes hertziennes. Résultat d'un processus d'autorégulation, comme le signale le 9e rapport d'activité du CSA (p. 104), elle est entièrement de la responsabilité des chaînes de télévision, qui ont mis en place des comités de visionnage de structure et de composition différente.

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