3. Le numérique et la production audiovisuelle

Seules les perspectives que le numérique assure à la production audiovisuelle spécifiquement liée au devenir du paysage audiovisuel, sont évoquées ci-dessous. les problèmes de la production cinématographique seront examinés dans la troisième partie du rapport sous l'angle, particulièrement intéressant du point de vue de la réforme du droit de la communication audiovisuelle, de la concurrence entre les opérateurs du paysage audiovisuel numérique.

a) Le marché des oeuvres audiovisuelles

Les oeuvres audiovisuelles sont, avec les oeuvres cinématographiques, l'objet d'un intérêt particulier de la part du législateur qui a créé en vue de la promotion de la production française des obligations de diffusion et de production à la charge des diffuseurs-éditeurs (articles 27 et 30 de la loi du 30 septembre 1986). Il faut relever que la loi donne des oeuvres audiovisuelles une définition " en creux " inspirée par une conception " patrimoniale " de l'oeuvre. Constituent ainsi des oeuvres audiovisuelles, les émissions ne relevant pas d'un des genres suivants : oeuvres cinématographiques de longue durée, journaux et émissions d'information, variétés, jeux, émissions autres que de fiction majoritairement réalisées en plateau, retransmissions sportives, messages publicitaires, téléachat, autopromotion, services de télétexte.

Ainsi défini, le marché des oeuvres audiovisuelles comporte deux segments dont la numérisation pourrait modifier les rapports.

(1) Un marché primaire contrôlé par les producteurs

Auditionné par le groupe de travail sur le thème des relations entre producteurs et diffuseurs, M. Jacques Peskine, délégué général de l'Union syndicale de la production audiovisuelle remarquait que les programmes sont souvent en France, pour des raisons historiques, sous le contrôle des chaînes pour lesquelles ils ont été produits à l'origine. C'est en effet que " le marché des oeuvres audiovisuelles est un espace sur lequel des promoteurs d'idées rencontrent des diffuseurs-investisseurs pour réaliser ensemble des projets de nouveaux produits " 7( * ) .

Contrairement au cinéma dont les recettes proviennent de différents modes d'exploitation -encore que la télévision joue dans son financement, en France au moins, un rôle de plus en prépondérant- les oeuvres audiovisuelles dépendent presque exclusivement dans leur financement comme dans leur distribution des éditeurs diffuseurs qui, seuls ou en co-production, ont l'initiative des commandes : " il n'y a pas pour les produits nouveaux de véritable producteur, au sens plein et industriel du terme, c'est à dire d'entrepreneur prenant le risque de fabriquer un produit avant de l'écouler sur le marché " 8( * ) .

La tendance à la diminution des investissements moyens des diffuseurs par heure de programme enregistrée au long des années 1980 9( * ) et partiellement rattrapée au début des années 1990, n'a pas modifié cet équilibre de marché qui pèse sur le développement du second marché des oeuvres dans la mesure où, selon l'interprétation des producteurs, les diffuseurs terrestres, n'ayant pas intérêt à favoriser une politique de rediffusion par les services payants susceptibles de favoriser leurs concurrents, cherchent à restreindre la circulation des programmes.

(2) Un second marché en voie d'émergence

L'exploitation des oeuvres après leur valorisation par le premier diffuseur appartient en principe au producteur qui reconquiert ici son rôle d'entrepreneur. L'augmentation du nombre de chaînes et corrélativement de la demande de programmes a fait espérer dans les années 1980 le développement d'un second marché, marché de rediffusion, national et international, permettant l'allongement de la durée de vie commerciale des oeuvres et la constitution d'une économie prospère et indépendante de la production susceptible de répondre à une demande confortée par la réglementation des quotas de diffusion.

Ce processus a eu lieu aux Etats-Unis où s'est affirmée, sous la houlette des " majors " d'Hollywood une très puissante industrie des programmes. Parmi ses causes, il faut mentionner l'adoption en 1970 par la Fédéral Communications Commission (FCC) des Financial Interest and Syndication Rules (Fir-Syn) interdisant aux 3 networks qui dominaient alors le marché de la télévision (ABC, CBS et NBC) de vendre leurs programmes autres que les informations, les documentaires et le sport sur le second marché, et limitant le temps d'antenne assuré par des productions propres. Obligeant les grands réseaux à s'alimenter auprès de producteurs indépendants, occasion saisie par les majors, cette réglementation, combinée avec la Prime Time Access Rule (PTAR) qui interdisait aux principales stations affiliées aux réseaux de s'approvisionner auprès d'eux pour plus de 3 heures sur 4 heures de prime-time, a permis aux studios d'Hollywood de développer une production audiovisuelle exportée dans le monde entier et a favorisé l'émergence d'un second marché national, en particulier sur le câble. Les Fin-Syn et la PTAR ont été abrogées, mission accomplie, en novembre 1995 et août 1996.

En France, la nouvelle explosion de l'offre de télévision, et par conséquent de demande de programmes, suscitée par le numérique apparaît comme une nouvelle occasion de créer le second marché susceptible de donner à l'industrie de la production une assise économique solide.

b) Perspectives du numérique
(1) Un second marché diversifié

Si les oeuvres audiovisuelles ne constituent pas les principaux produits d'appel des bouquets numériques payants, qui demeurent le cinéma et le sport, il n'en reste pas moins que les fictions télévisuelles, les dessins animés, les documentaires fournissent la matière d'une grande variété de chaînes thématiques. On peut aussi imaginer à terme la possibilité d'exploiter certains de ces programmes sous forme de paiement à la séance. La production audiovisuelle pourrait ainsi attirer une part des ressources spécifiques des bouquets payants.

Encore faut-il que les droits secondaires soient disponibles, or les producteurs font état d'une captation de ceux-ci par les diffuseurs primaires pour l'ensemble des modes d'exploitation, ce qui ferait obstacle à leur valorisation par les producteurs auprès de nouveaux opérateurs de la télévision numérique. C'est le problème de la circulation des droits de diffusion. Encore faut-il, par ailleurs, que la demande de programmes exprimée par ce marché ne soit pas d'emblée satisfaite, et le marché capté, par la production américaine.

(2) Un débouché à assurer

Le déficit des échanges audiovisuels entre l'Europe et l'Amérique du Nord s'élevait en 1995 à plus de 6 milliards de dollars. Ceci donne une première idée du déséquilibre des forces entre les fournisseurs potentiels du marché de la télévision payante. Un observateur attentif du paysage audiovisuel constatait récemment à ce propos qu' " avec le développement de la télévision numérique, on voit bien que ce sont les majors américaines qui sont maîtres du jeu : aujourd'hui, elles font monter au cocotier les plates-formes européennes qui voulaient acquérir leurs produits. Demain, elles imposeront la reprise en bonne place de leurs chaînes " 10( * ) . C'est que la croissance de la demande de programmes provoque des tensions sur les catalogues existants et que l'offre progresse insuffisamment. On sait les montants investis dans l'acquisition des droits des films inédits des majors : TPS a ainsi payé 2,5 milliards de francs à l'acquisition de 1 100 films de Paramount ; les droits des oeuvres audiovisuelles connaissent sans doute la même tendance inflationniste en raison de tensions qui intéressent les chaînes de rediffusion aussi bien que les chaînes de première diffusion à la recherche de produits nouveaux.

L'augmentation de la production française apparaît donc comme une nécessité si l'on veut que la numérisation ne provoque un puissant appel d'air au profit de groupes américains que les réglementations existantes, dont on évoquera plus loin la remise en cause, et la segmentation nationale des marchés avaient jusqu'à présent cantonné dans des partenariats d'ampleur limitée et dans la fourniture de contingents somme toute raisonnables, en France du moins, de programmes à bas coût.

Comment assurer à la production française les débouchés offerts par le développement de la télévision numérique payante ? Les pistes ne manqueront pas. Les politiques publiques ont en la matière un rôle qu'il convient de rappeler. Sur un plan plus large, il est intéressant de noter les remarques que faisait à cet égard l'observateur déjà cité :

" Si les produits américains sont dominants, c'est parce qu'ils ont la certitude d'une distribution et d'une diffusion mondiales. L'industrie audiovisuelle européenne, qui emploie principalement les talents européens et fabrique des produits qui expriment les cultures d'Europe, ne pourra jouer dans la même cour que Hollywood sans disposer de majors européennes, c'est-à-dire de structures de distribution mondiales et multimédia.

La distribution est donc bien le maillon faible de l'industrie européenne des programmes, dominée presque partout en Europe par les majors américaines. Ce n'est certes pas le cas en France, mais aucune des " majors " françaises ne pèse lourd sur le marché européen non national.

Pour remédier à cette situation, la première démarche doit être de ne pas diaboliser les grands groupes européens susceptibles de devenir des majors mondiales. La seconde est de créer un véritable marché européen des produits pouvant favoriser la distribution et la diffusion de productions européennes non nationales ".

c) Le rôle des politiques publiques

On évoquera sommairement trois aspects cruciaux des politiques publiques en faveur de la production audiovisuelle.

(1) Les quotas

On ne rappellera pas ici le régime juridique des obligations de diffusion et de production des oeuvres audiovisuelles imposées aux diffuseurs-éditeurs. Il est fixé par les articles 27 et 70 de la loi du 30 septembre 1986 modifiée et par les décrets 90-66 et 90-67 du 1er janvier 1990 modifiés.

Dans son rapport au Parlement présenté en mars 1994 en application de la loi n° 94-88 du 1er février 1994, le CSA notait que " les dispositions de ces décrets ont été un temps l'objet d'une vive polémique entre les pouvoirs publics et les diffuseurs. Des ajustements et assouplissements sensibles ont cependant été apportés à ces deux textes depuis leur publication, dont certains à la suite d'initiatives législatives, qui ont contribué à les rendre plus aisément applicables par les diffuseurs. Aujourd'hui dans l'ensemble bien respectées, ces règles soulèvent moins de critiques qu'auparavant ".

L'instance de régulation ajoutait que " s'il est sans doute utile de leur apporter des modifications régulières en fonction des évolutions que connaît le secteur de l'audiovisuel, leurs objectifs principaux - à savoir la défense de l'identité culturelle des programmes de télévision et la constitution d'un patrimoine audiovisuel francophone et européen - paraissent difficilement pouvoir être remis en cause, alors que l'unanimité s'est faite autour de la position soutenue par le Gouvernement français, qui défendait ces mêmes objectifs dans le cadre des négociations du GATT ".

On examinera dans la deuxième partie de ce rapport les circonstances qui paraissent, trois ans plus tard, rendre problématique le maintien de ces dispositifs qui ont joué un rôle incontestablement positif pour la production française. On se contentera, à ce stade, de rappeler que toute réglementation de l'activité économique implique une rigidité normative non dépourvue d'effets pervers qu'il convient d'apprécier au regard de ses avantages. Deux exemples : d'une part la définition de l'oeuvre audiovisuelle permet de faire entrer dans cette catégorie le plus médiocre des téléfilms alors que des émissions de plateau à caractère littéraire, dont la valeur patrimoniale et culturelle est au moins aussi grande, n'y figurent pas ; d'autre part, la définition strictement linguistique de l'oeuvre d'expression originale française prise en compte par les dispositifs de promotion de la production a considérablement gêné la participation des producteurs français à des co-productions internationales. On observe parfois à cet égard que le Canada a élaboré un système de subvention de la production qui lui a permis de devenir le second exportateur mondial de programmes sans chercher à défendre la langue française vers laquelle le public francophone se tourne de toute façon.

Un champ de réflexion est ainsi ouvert en permanence à l'autorité politique, indépendamment des remises en cause plus radicales que suscite l'internationalisation de la communication audiovisuelle examinée dans la suite de ce rapport.

(2) La séparation des diffuseurs et des producteurs

Les problèmes que posent l'intégration verticale des opérateurs et la circulation des droits de diffusion, que l'émergence du paysage audiovisuel numérique pourrait exacerber, n'ont pas été ignorés à l'ère de la diffusion analogique. La question de la séparation des diffuseurs et des producteurs n'a pas été résolue avec le radicalisme dont la FCC a fait la démonstration aux Etats-Unis en imposant les Fin-Syn et la PTAR pendant quelque 25 ans, mais dans le cadre d'une démarche réglementaire et conventionnelle dont l'extrême pointillisme traduit peut-être les capacités d'imagination des régulateurs, ou bien la difficulté qu'ils éprouvent à trancher les conflits d'intérêt des opérateurs.

Ce substrat normatif qui défie la synthèse provoque bien sûr d'incessantes demandes reconventionnelles relatives à la répartition des droits, qui menacent d'accroître la complexité du régime juridique de la séparation des diffuseurs et des producteurs. C'est ainsi que lors de la discussion en première lecture, l'année dernière, du projet de loi modifiant la loi du 30 septembre 1986, l'Assemblée nationale avait adopté à l'article 27 de celle-ci un amendement prévoyant la fixation par décret de la part de la contribution des diffuseurs au développement de la production d'oeuvres, " affectée à la seule acquisition des droits de diffusion sur les réseaux pour lesquels ils ont reçu une autorisation ". Un des objectifs de cette disposition était de rendre plus difficile l'accaparement des droits de diffusion sur tous les supports par le diffuseur co-contractant d'un producteur et de favoriser ainsi la constitution du second marché des programmes. Son inconvénient aurait été d'entraîner l'administration dans de complexes arbitrages destinés à fixer en fonction de leur mode d'utilisation les montants des obligations d'investissement des diffuseurs dans la production.

La complexité des pratiques contractuelles et la difficulté d'apprécier la pertinence des arguments économiques et financiers échangés par les compétiteurs semble promettre un bel avenir à ce chantier juridique.

(3) Les exportations de programmes

Il s'agit d'un volet important de toute politique de promotion de la production française. L'objectif peut être double : d'une part favoriser l'émergence d'un véritable marché européen des programmes en renforçant les outils de promotion de la distribution des programmes européens au plan national et surtout communautaire ; d'autre part favoriser l'exportation sur le marché mondial. Il faut signaler à cet égard l'action de l'association professionnelle TVFI qui tente de pallier la faiblesse des outils de distribution des entreprises françaises. Si des diffuseurs comme Canal Plus et TF1 ont développé de véritables stratégies d'exportation des produits dont elles détiennent les droits d'exploitation, le morcellement des entreprises françaises et l'absence d'entreprises de taille véritablement critique à l'échelle internationale restent des obstacles à l'existence de structures de distribution aussi performantes que celles des majors.

TVFI apporte une réponse à cette situation en fournissant aux entreprises du secteur une interface commune permettant de satisfaire la nécessité de commercialiser de gros volumes de programmes. Il est nécessaire pour cela d'associer les catalogues des opérateurs français. C'est pourquoi TVFI a mis en place un catalogue électronique qui diffuse sur Internet une base de données présentant l'intégralité des programmes français. En effet, la visibilité des produits est un des enjeux majeurs de la circulation des programmes.

D'autres outils de marketing sont disponibles à côté du catalogue électronique des programmes.

Cette stratégie, facilitée par l'essor actuel de la demande mondiale, n'est pas sans résultat : en 1996, les exportations françaises de programmes audiovisuels ont atteint 1,3 milliards de francs, chiffre en augmentation de 20 % par rapport à 1995.

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