4. Préserver le patrimoine national dans un marché ouvert

Ainsi qu'on l`a déjà rappelé, la France a choisi de s'aligner sur les dispositions libérales définie au niveau communautaire. Elle a choisi une solution à l'anglaise plutôt qu'à l'italienne, dans laquelle presque tout le patrimoine à caractère mobilier est pour ainsi dire gelé par une politique de classement systématique. Elle a préféré un régime de liberté au système italien, très protecteur, certes, mais débouchant sur un important commerce parallèle.

Mais si elle a choisi la liberté des échanges, elle ne s'est pas donné les moyens financiers de sa politique.

Il en résulte une hémorragie, qui se traduit par des " excédents " records en matière d'échanges d'oeuvres d'art , qui culminent au niveau désormais de 2 milliards de francs par an.

M. Chandernagor, notamment, l'a clairement énoncé devant le rapporteur : dans un régime ouvert, la protection du patrimoine coûte cher ; il faut donc s'en donner les moyens ".

C'est ce que propose le rapporteur en reprenant notamment certaines des propositions de M. Aicardi, qui sont toujours aussi actuelles, anticipant sur le projet de loi envisagé par le les gouvernements successifs mais qui n'en finit pas de rester dans les cartons.

Ces propositions devraient s'inscrire dans le cadre d'une évolution plus générale de la politique d'enrichissement du patrimoine national faisant plus de place au temps et moins à l'urgence, plus aux collectionneurs privés et moins à l'Etat.

a) Un principe pour l'État : faire acheter plutôt qu'acheter

La défense du patrimoine suscite naturellement dans les pays latins des attitudes protectionnistes. Il faut empêcher les oeuvres de sortir, tel a été longtemps le leitmotiv de tous ceux qui se voulaient les défenseurs des arts.

Hier, il suffisait d'interdire, aujourd'hui, il faut acheter et c'est beaucoup plus difficile voire impossible, vu l'ampleur de l'hémorragie . D'où le cri d'alarme des conservateurs qui assistent, impuissants, au vidage de la France de son patrimoine, dont on retrouve l'écho dans un éditorial non signé de la Revue de l'art qui, témoigne de ce que la France alimente les ventes d'art ancien à Londres comme à New-York.

" Les deux ventes de tableaux anciens de New York du mois de janvier, chez Christie's (29 janvier 1998) et chez Sotheby's (30 janvier), ont fait sensation. Les prix atteints ont confirmé la vigueur du marché. On a pu lire que de nombreux acquéreurs estimaient que les tableaux anciens demeuraient bon marché, à qualité égale (l'expression mériterait un commentaire), par comparaison avec la peinture postérieure à 1800, à plus forte raison avec les Impressionnistes. D'où provenaient ces tableaux ?

Christie's, n° 118 : une Nature morte de Juan van der Hamen y Leon (1596-1631), se vendit pour 662 500 dollars (environ 4 millions de francs). Le 16 juin 1997, à Lille, le même tableau avait été adjugé pour 600 000 francs (hors catalogue dans cette vente).

Sotheby's, n° 43 : L'archange saint Michel était vendu sous le nom de Carlo Dolci (1616-1686) pour 354 500 dollars (environ 2 200 000 francs). A Drouot, le 30 mai 1997, mais sous une attribution à Cesare Dandini (n° 5 du catalogue reproduit), le tableau avait été adjugé au prix de 240 000 francs. Le catalogue de New York précisait que le tableau provenait de France.

Sotheby's, n° 54 : un Joueur de luth chantant de Hendrick Ter Brugghen (1588-1629) se vendit pour 321 500 dollars (2 millions de francs environ). Le commissaire-priseur en avait obtenu à Rouen, moins d'un an auparavant, le 9 février, 810 000 francs (n° 51, reproduit en couleurs).

Autre cas bien plus modeste, mais exemplaire. Il s'agit, cette fois-ci, d'un dessin : vendue chez Christie's le 30 janvier 1998 (n° 59, reproduit) comme de Turchi (1578-1649) pour 6 900 dollars, cette Vierge à l'Enfant accompagnée d'une sainte avait été adjugée à Drouot, le 14-16 mars 1994 (n° 298, reproduit au catalogue), pour 3 800 francs.

Dernier exemple, particulièrement frappant : Sotheby's, n° 137, Rubens : la Tête de saint Jean-Baptiste présentée à Salomé. Ce chef-d'oeuvre de la jeunesse du grand maître flamand se vendit pour 5 500 000 dollars (environ 33 millions de francs). En vente publique à Fontainebleau le 14 juin 1987, le même tableau avait été adjugé pour 1 558 000 francs avec les frais.

Et pour faire bonne mesure, interrogeons-nous sur le prix que le musée de Kansas City aux Etats-Unis a pu offrir pour un Saint Jérôme du rare Tanzio da Varallo (1575/80-vers 1635 ; l'artiste semble absent des collections publiques françaises). L'oeuvre, reproduite au catalogue (n° 20) s'était vendue à Drouot le 11 décembre 1996 pour 1 100 000 francs (hors frais) comme " Ecole flamande du XVII e siècle ".

Il serait fastidieux de multiplier les exemples. Contentons-nous de quelques remarques, brutales dans leur sécheresse.

Ces cas sont contrôlables. Nous ignorerons toujours le nombre exact de tableaux des ventes de Sotheby's et de Christie's qui provenaient de France, qu'ils aient été exportés légalement ou frauduleusement, qu'ils soient passés en vente publique ou qu'ils proviennent du commerce, de foires de toutes natures ou de collections particulières. D'après les rumeurs du commerce parisien, ce serait près de la moitié des 550 lots des deux ventes de New York qui auraient une provenance française récente.

Nous avons insisté sur les ventes publiques car elles étaient " vérifiables ". Mal attribués, mal catalogués (ou non catalogués), vendus sans publicité, ces tableaux se sont, en France, mal vendus. Au détriment de leurs propriétaires. Comment, dès lors, s'étonner, que ceux-ci se tournent, de plus en plus nombreux, vers les salles de ventes anglaises ?"


Face à cette situation critique, le rapporteur voudrait faire évoluer les esprits en développant l'idée selon laquelle, non seulement l'État ne peut mais surtout il ne doit pas tout acheter.

Il faut, en effet, faire plus de place aux collectionneurs privés et à l'initiative privée, en général, dans la protection et l'enrichissement et la protection du patrimoine mobilier de la France.

(1) L'État ne peut et ne doit pas tout acheter

L'État ne peut pas tout acheter pour des raisons financières évidentes. Les crédits d'acquisitions des musées, tous secteurs confondus, atteignent à peine 130 millions de francs en 1997 ; si l'on ajoute, la dépense fiscale correspondant à la valeur des dations acceptées, la somme totale atteint une somme de 300 millions de francs la même année, qui est manifestement, une des années les plus fastes de la décennie. L'année précédente, en 1997, le montant des oeuvres acceptées en dation ne se montaient qu'à 28 millions contre 163 millions de francs en 1997, ce qui témoigne on peut le noter au passage le bon fonctionnement de la dation qui consiste pas à dépenser une somme déterminée mais à tenir compte des opportunités. C'est ce non plafonnement de la dépenses fiscale sur laquelle a insisté M. Jean-Pierre Changeux, lors de son audition et qui fait toute la force et l'intelligence de la procédure.

Or, si l'on additionne les valeurs de toutes les oeuvres dont le certificat a été refusé par la commission des "trésors nationaux" et qui vont très certainement être représentées et qui vont donc sortir avec les conséquences que l'on sait pour les finances publiques - cf. encadré ci-contre sur l'affaire Walter - on aboutit à un montant total d'oeuvres en attente de l'ordre d'un milliard de francs .

Au surplus, dans le régime actuel, l'État ne peut pas acheter l'oeuvre si son propriétaire refuse de la lui vendre en spéculant sur le fait qu'on n'engagera pas de procédure de classement pour éviter que l'État soit amené à payer des sommes importantes pour une oeuvre dont il n'est même pas propriétaire. Le projet de loi en cours d'élaboration devrait mettre un terme à cette anomalie en mettant en place un système inspiré de la législation britannique.

Mais surtout l'État ne doit pas tout acheter :

il ne faut pas d'abord négliger l'impact sur le rayonnement culturel de la France des oeuvres prestigieuses qui partent à l'étranger : il est particulièrement souhaitable que le musée Getty expose et achète des oeuvres françaises, car dans cette région des États-Unis, la France est presque totalement absente sur le plan culturel. La France a perdu des oeuvres, voire des collections entières qu'elle aurait pu acheter ou qui aurait pu lui être données, mais force est bien d'admettre que les grandes baigneuses de Cézanne ou la Madeleine de Georges de La Tour, respectivement à Philadelphie et Washington, font, au-delà de l'émotion initiale, beaucoup pour l'image de la France et le prestige de la culture française ;

•  on ne peut manquer de souligner un biais important dans la politique d'achat des musées qui ont tendance à retenir ce qui est déjà sur le territoire français, alors même qu'il serait parfois plus opportun de rapatrier des oeuvres essentielles ou de faire rentrer des oeuvres qui nous font cruellement défaut si l'on veut que le musée du Louvre notamment puise présenter comme devait le faire le Museum de Napoléon, le plus beau rassemblement de chefs-d'oeuvre du monde entier. A cet égard, il faut sans doute faire preuve d'esprit critique et considérer que certains exemples de mobilisation au niveau national pour empêcher le départ d'une oeuvre, au demeurant austère, d'un peintre dont les musées français sont largement dotés est moins utile à l'enrichissement du patrimoine national que l'achat d'un beau tableau figuratif de tel ou tel peintre de la Sécession viennoise, ou .des beaux paysages de l'école anglaise qui manquent aux collections nationales.

M. Neil Mac Gregor, Directeur de la National Gallery de Londres pose à cet égard une question fondamentale :

" Est-ce qu'on cherche principalement à protéger ou à enrichir le patrimoine ? Le choix anglais reconnaît que fort souvent, les oeuvres d'art qui se trouvent dans les collections privées sont du même type que celles que possèdent déjà les musées nationaux, pour la raison très évidente que ceux-ci ont été en grande mesure formés de celles-là. Si l'on veut que les collections publiques se dotent d'oeuvres jusqu'ici peu appréciées ou peu collectionnées par les amateurs dans notre pays, il faut réserver une partie des fonds disponibles pour acheter au-delà des frontières. C'est ce qu'a fait récemment The Heritage Lottery Fund, permettant à la Tate Gallery d'acheter à l'étranger un beau Mondrian, alors qu'il n'avait pas aidé un peu plus tôt à empêcher le départ d'un portrait britannique, beau, certes, mais infiniment moins rare dans les collections anglaises que Mondrian. C'est-à-dire que le but principal n'est pas de retenir ce qui se trouver, souvent par hasard, sur le sol national, mais de créer, avec le fonds de la loterie, les meilleures collections possibles pour les générations futures ".

De toute façon, pour avoir ce recul et cette sérénité que suppose la stratégie exposée ci-dessus, il convient de mettre en place un système qui permette enfin aux Musées de France de cesser d'intervenir très souvent dans l'urgence et à mener une politique d'achat constamment sous pression.

(2) La collectivité a tout intérêt à inciter les collectionneurs privés à se porter acquéreurs des " trésors nationaux "

Faire faire plutôt que faire, tel est le principe qui devrait guider, chaque fois que cela est possible, la politique de préservation du patrimoine national.

L'intérêt est d'abord financier, puisque l'on soulage d'autant des budgets d'acquisitions, dont on sait qu'ils sont toujours insuffisants.

A cet égard, le rapporteur tient à indiquer que s'il approuve l'idée d'imiter les anglais en prélevant sur les ressources du Loto 81( * ) , à l'instar de ce qui se fait pour le sport les crédits nécessaires aux acquisitions, il reste sceptique sur ses chances d'aboutissement et considère qu'il vaut mieux fonder ses espoirs sur d'autres mécanismes pour protéger le patrimoine national.

En particulier, il semble préférable d'accorder des avantages fiscaux à toutes les personnes qui contribueront au maintien sur notre sol de nos "trésors nationaux". Il y a là un effet de levier d'autant plus important que le niveau d'imposition dans notre pays est - malheureusement - élevé. On pourrait même y voir une tactique consistant à faire d'une faiblesse - notre niveau élevé de taxation - une force au service de l'intérêt national.

Le rapport Aicardi rappelle à cet égard : " c'est une évidence que de la dire mais on peut la rappeler : toute grande oeuvre détenue par un résident français reste dans le patrimoine national et son maintien ne nécessite pas de la part de l'État une intervention toujours onéreuse pour les finances publiques. On peut ajouter que la détention privée d'une oeuvre plutôt que publique, décharge l'État du soin d'assurer son entretien et sa surveillance et la transfère au propriétaire qui participe ainsi à la politique de maintien du patrimoine. "

Et, qui sait, peut-être réussira-t-on par l'octroi de ses avantages fiscaux à créer une dynamique de la collection en France et que les personnes qui rechercheront les oeuvres d'art "trésors nationaux" pour les avantages fiscaux qui leur sont attachés, se prendront au jeu et se transformeront en véritables collectionneurs.

b) Un premier moyen : assortir le classement d'avantages fiscaux

Le classement emporte dans certains cas déjà l'octroi d'avantages fiscaux. Mais on peut aller sensiblement plus loin pour favoriser le maintien des oeuvres classées sur le territoire national.

(1) Les avantages accordés au mobilier de certains monuments historiques en matière de droits de mutation

La loi du 5 janvier 1988 a prévu " l'exonération des droits de mutation pour les immeubles classés ou inscrits ainsi que les meubles, classés ou non, inclus dans le circuit de visite, qui en constituent le complément artistique ou historique, ". Cette mesure a pour but d'éviter que le mobilier et les collections rassemblées ne soient dispersés par les héritiers pour payer les droits de succession.



Pour bénéficier de cette exonération, les héritiers doivent souscrire une convention à durée indéterminée, dans les conditions prévues par un décret du 21 avril 1988, avec le ministre de la Culture et le ministre des Finances qui décrit l'immeuble et énumère les biens meubles et immeubles par destination complémentaire 82( * ) .

Cette convention entraîne des obligations à la charge des héritiers, qui doivent maintenir sur place les décors et objets énumérés et permettre au public d'accéder au moins cent jours par an entre avril et octobre aux biens exonérés faisant l'objet de la convention. Cette durée de visite peut éventuellement être diminuée si les héritiers permettent à des collectivités publiques ou à des associations sans but lucratif de présenter gratuitement au public ces objets mobiliers. Les héritiers doivent également s'engager à entretenir les biens et assurer le contrôle des dispositions de la convention par les services du Ministère de la Culture et du Ministère de l'Économie et des Finances.

Entre 1990 et octobre 1998, 34 conventions ont été conclues au titre de la procédure prévue à l'article 795 A du code général des impôts. 16 d'entre elles comportent une liste d'éléments de décor (meubles et immeubles par destination ).

Il s'agit d'immeubles par destination comme les boiseries, cheminées, vitraux, fresques murales, lambris, dessus de portes ou des meubles se composant de tableaux, de statues, de mobilier (lit, table, ... ), de lustres, de glaces et de vases.

Six conventions sur les seize ne mentionnent pas d'évaluation des éléments de décor (généralement constitués d'immeubles par destination). Sur les dix autres conventions, la valeur des biens mobiliers va de 60 000 F à 2 489 750 F pour un total de 8 Millions de francs environ.

Le rapport Aicardi a considéré, comme ont l'a déjà indiqué succinctement, que le système est très pénalisant pour le propriétaire, lorsqu'il rompt la convention avec l'État

.



" A l'heure actuelle, le système est très pénalisant pour le propriétaire lorsqu'il décide de rompre la convention avec l'État.

Les droits de succession sont alors rappelés après application d'intérêts de retard qui courent à compter du jour de la signature de la convention (et non du jour de sa dénonciation) et sur la base de la valeur actualisée du bien en question (au jour où la convention n'est pas respectée),


" Trois éléments donnent un caractère dissuasif à ce régime :

le prix du temps écoulé est pris en compte deux fois par le biais des intérêts de retard et de la -valeur actualisée. Le montant cumulé des intérêts de retard peut doubler la valeur du bien ;

ce système équivaut à considérer que la convention, en cas d'extinction., n'a jamais été respectée alors que, pourtant, elle l'a été temporairement ;

enfin, les droits sont d'autant plus lourds que la convention a longtemps été respectée. Celui qui a respecté sur une longue période la convention qu'il a signée est moins bien traité que tel qui a renoncé plus rapidement à ses engagements.

Pour "adoucir" la sortie du dispositif, il conviendrait d'abandonner l'actualisation de la base, qui fait double emploi avec le calcul des intérêts de retard. On mettrait ainsi fin à l'anomalie que constitue la double facturation du temps.

Quant au paradoxe qui conduit à d'autant plus taxer le propriétaire qui a longtemps respecté la convention, il pourrait être levé en plafonnant le montant des intérêts de retard. "

(2) L'exonération des biens classés des droits mutations et accessoirement de la taxe forfaitaire

La différence de niveau entre le marché mondial et le marché français est considérable : le prix d'un objet peut varier de 1 à 2 voire de 1 à 5, selon qu'il peut ou non être négocié sur le marché international .

L'affaire du tableau de Van Gogh, le Jardin à Auvers, qui fait l'objet de l'encadré ci-contre - montre que le classement est une mesure coûteuse, puisqu'en l'état actuel du droit, il faut donner au propriétaire de l'oeuvre classée une indemnité représentative de la différence de prix, soit en l'occurrence 140 millions de francs.

Au système actuel, qui place l'Etat dans une situation impossible où il lui faut soit classer l'oeuvre avec toutes les conséquences financières ou de laisser sortir l'oeuvre dans la cas où le propriétaire se refuse.

AFFAIRE WALTER
" LE JARDIN À AUVERS "

L'analyse de la direction des musées de France

M. Jacques Walter a acquis en 1955 un tableau de Vincent Van Gogh intitulé " Jardin à Auvers ". A la suite d'une demande d'autorisation d'exportation en Juin 1982, refusée, le tableau a été classé d'office parmi les monuments historiques confirmé par décret du 28 juillet 1989, décret contre lequel M. Walter a exercé un recours, rejeté par l'arrêt du Conseil d'Etat du 31 juillet 1992.

M. Walter a ensuite demandé à l'Etat l'indemnisation du préjudice qu'il estimait avoir subi du fait de la décision de classement, à hauteur de 250 millions de francs. Il fondait sa demande sur l'article 16 de la loi du 31 décembre 1913 relatif à l'indemnisation du préjudice résultant de l'application de la servitude de classement d'office.

L'Etat fut condamné à payer la somme de 422.187.693 francs (jugement du TGI Paris 22 mars 1994), indemnisation réduite à la somme de 145 millions de francs par arrêt de la cour d'appel de Paris du 6 juillet 1994. La cour de cassation ayant rejeté le pourvoi formé contre cette décision, le ministère de la culture a versé une indemnité de 147.920.657,54 francs. Les frais de procédure ont été pris en charge par l'agent judiciaire du Trésor (ministère de l'économie, des finances et de l'industrie) qui a assuré la défense de l'Etat dans le cadre de son mandat légal.

Par sa jurisprudence, le juge a donné la priorité au respect des droits du propriétaire sur la protection du patrimoine. Pour la première fois le juge se prononce en faveur de l'octroi d'une indemnité du propriétaire en la matière. Cet arrêt revêt une importance tout à fait particulière, à la fois sur le plan juridique et par ses conséquences pratiques.

Sur le plan juridique, la cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence et a confirmé la méthode des juges du fond quant à l'évaluation de l'indemnité résultant d'un classement d'office.

En effet la cour de cassation a rejeté le moyen avancé dans son pourvoi par l'Etat, à savoir que le dommage subi par M. Walter avait un caractère incertain dès lors qu'à défaut du classement d'office, le ministre de la culture aurait pu, de manière discrétionnaire, sur le fondement de la loi du 23 juin 1941 (en vigueur à l'époque des faits), refuser l'autorisation d'exporter, ce qui aurait provoqué un préjudice identique, non indemnisable. Ce moyen rencontrait pleinement la jurisprudence de la cour de cassation qui avant l'affaire en question avait cassé le 28 mai 1991 l'arrêt rendu dans l'affaire Schlumpf, allouant une indemnité pour le classement d'office d'une collection de voitures.

Dans son jugement la cour de cassation a relevé que la cour d'appel a souverainement retenu que le refus d'autorisation d'exportation notifié à M. Walter en octobre 1989 se fondait sur la seule mesure de classement d'office du tableau et qu'elle en a justement déduit que le préjudice avait pour seule origine cette mesure de classement d'office, qui en vertu de l'article 16 de la loi de 1913 ouvrait au propriétaire un droit à indemnisation et que dès lors le préjudice étant né du seul fait que le bien ne peut quitter le territoire national, sa cause n'est rien d'autre que la perte du marché international et il s'évalue en comparant le prix de vente du tableau en France avec ceux d'oeuvres comparables vendues sur le marché international à la date du classement.

On peut regretter que le juge ne se soit pas interrogé plus avant sur l'existence avérée du préjudice et le caractère certain et direct de celui-ci, qui ne pouvait naître qu'avec la volonté d'exporter (affirmée, il est vrai, par M. Walter), et qu'il n'ait pas interprété l'existence de ce préjudice au regard du contexte de l'affaire. En outre, l'appréciation de la servitude due à un classement parmi les monuments historiques doit prendre en considération les autres conséquences de cette mesure. E n présence d'une interdiction d'exportation la décision de classement en elle-même n'ajoutait aucun effet juridique spécifique, hormis les autres conséquences plutôt positives pour le propriétaire.

Sur le montant de l'indemnité, il est intéressant de rappeler enfin que dans l'affaire en question il y a eu une seule expertise, produite par M. Walter. Or, M. Walter avait, en 1981 lors d'une première demande d'autorisation d'exportation, fixé le prix du tableau à 6 millions de francs, et par ailleurs il n'avait pas opposé un quelconque prix de réserve lors de la vente aux enchères de 1992, pratique pourtant très courante.

Enfin, la cour de cassation en 1996 a estimé que le classement créait un préjudice intangible, à l'inverse du refus de certificat d'exportation qui ne créerait qu'un préjudice temporaire, alors que le tableau avait l'objet de refus de certificat et que par ailleurs la loi de 1913 prévoit une procédure de déclassement.

Cette jurisprudence a rendu de fait quasiment impossible la procédure du classement pour protéger le patrimoine mobilier national. Il peut en effet paraître dès lors déraisonnable de faire courir au budget de l'État le risque d'avoir de lourdes indemnités à supporter, alors que le bien demeure entre des mains privées et n'a pas vocation à être exposé publiquement.

Cependant, il y aurait peut-être lieu de s'interroger sur la pérennité de cette jurisprudence, dans la mesure où la loi du 31 décembre 1992 et ses décrets d'application sont venus changer radicalement le régime d'exportation des biens culturels, en prévoyant que le certificat d'exportation ne peut être refusé une seconde fois pour le même bien si l'administration n'a pas procédé à son classement (cf. article 9).

En tout état de cause, le ministère de la culture et de la communication a préparé un projet de loi modifiant les lois du 31 décembre 1992, relative à la circulation des biens culturels, et du 31 décembre 1913 relative aux monuments historiques, qui vise à tirer les conséquences de ce contexte et à rechercher un meilleur équilibre entre protection de droit de propriété et protection du patrimoine national.

Il faut éviter que ce différentiel de prix ne se traduise par un courant de sortie des oeuvres attirées par les " hautes pressions " des marchés extérieurs.

On pourrait ainsi pour retenir les oeuvres :

•  sortir les oeuvres classées de celles ayant fait l'objet d'un refus de certificat dans des conditions à définir par la loi, de l'assiette de l'impôt sur les mutations à titre gratuit : en totalité pour le propriétaire de l'oeuvre au moment du classement, en partie pour les acquéreurs ultérieurs ;

•  alléger les frais de mutation pour ce type d'oeuvres qui pourraient être exonérées de taxe forfaitaire de l'article 150V bis

Il convient en effet de distinguer dans les avantages dont on assortirait les oeuvres classées ou n'ayant pas obtenu de certificat, le propriétaire de l'oeuvre au moment de la mesure des propriétaires ultérieurs : les uns subissent de plein fouet la diminution de la valeur de l'oeuvre ; les autres ont acheté une oeuvre déjà frappée d'une servitude de non exportation ce qui ne justifie pas un régime fiscal aussi avantageux.

On note que favoriser les acquéreurs ultérieurs est une façon d'aider les détenteurs qui subissent le classement de la conséquence du refus de certificat puisque cela crée une demande de nature à faire augmenter le prix de marché et donc diminuer d'autant la pénalisation consécutive à l'interdiction de sortie résultant de la mesure de classement.

Deux points peuvent encore être précisés.

D'une part, il pourrait être opportun comme cela avait été fait pour d'autres actifs en leur temps sortis de l'assiette des droits de mutation, d'exiger un minimum de durée de détention avant la mutation pour éviter un détournement de procédure, bien évidemment contraire aux objectifs recherchés par le rapporteur ;

De même, et sans que cela soit indispensable, il ne serait pas inconcevable d'assortir le bénéfice de l'avantage fiscal d'une obligation de prêt pour des expositions publiques selon un régime allégé qui ne crée pas de gêne pour les propriétaires des oeuvres.





c) Un second moyen : assouplir et étendre le régime de la dation
(1) La procédure actuelle

La loi du 31 décembre 1968 a institué la dation en paiement qui permet à " tout héritier, donataire ou légataire d'acquitter les droits de succession par la remise d'oeuvres d'art, de livres, d'objets de collection, ou de documents de haute valeur artistique ou historique ".

La définition des oeuvres est la même que celle applicable aux donations 83( * ) , mais s'agissant d'un paiement et non d'une libéralité, l'offre de dation doit être pure et simple, et ne peut être assortie d'aucune réserve ni condition.

Le champ d'application de la dation a été étendu par la loi de finances rectificative n° 82-540 du 28 juin 1982 qui accorde désormais le bénéfice des dations au paiement des droits de mutation ou de partage et au paiement de l'impôt de solidarité sur la fortune. Le régime est fixé par l'article 1716 bis du code général des impôts.

Les objets qui peuvent être offerts en dation, sont ceux mentionnés ci- dessus à l'exclusion des oeuvres d'artistes vivants dont la valeur est plus incertaine 84( * ) .

Selon une pratique aujourd'hui établie, l'acceptation d'une dation est soumise à une série de conditions restrictives. L'oeuvre doit présenter un intérêt culturel majeur et venir combler une lacune au sein des collections nationales.

La procédure de dation en paiement précisée à l'article 384 A de l'annexe II du code des impôts, comporte quatre phases principales.

L'initiative d'une proposition de dation en paiement appartient au débiteur des droits qui s'adresse avant le terme des délais de règlement à la recette des impôts ou à la conservation des hypothèques territorialement compétentes, une offre dans laquelle il précise la valeur artistique ou historique de l'objet, la valeur libératoire proposée et justifie de son titre de propriété sur l'objet. La proposition a pour effet de reporter le paiement jusqu'à une réponse de l'administration, mais en l'absence de décision notifiée dans le délai d'un an, l'offre est réputée avoir été refusée.

L'offre de dation est ensuite transmise par l'intermédiaire du Ministère des Finances à la Commission interministérielle d'agrément 85( * ) pour la conservation du patrimoine artistique, appelée couramment " Commission des dations " qui comprend un représentant du Premier ministre, assisté de deux représentants du ministre de la Culture ainsi que de deux représentants du ministre des Finances.

La Commission vérifie la régularité formelle de l'offre - et notamment l'origine de propriété - ; elle prend l'attache pour les dations importantes le Comité consultatif des musées nationaux et le Conseil artistique des musées nationaux.

La décision finale qui fixe la valeur libératoire de l'oeuvre proposée en dation relève du ministre des Finances. Celui-ci a toujours suivi dans les faits l'avis de la Commission. Cette décision précise toujours l'affectataire des oeuvres acceptées en dation - ce qui ne permet pas toujours de préciser la localisation effective de l'oeuvre. Dans la réponse écrite fournie au rapporteur par le ministère de l'Économie et des Finances, il est précisé :

" La dation est la remise à l'État d'un bien pour une valeur libératoire de l'impôt. La valeur libératoire n'est pas une valeur marchande. C'est l'estimation de la valeur objective d'une oeuvre qui tient certes compte de la valeur de marché mais aussi d'autres éléments comme :

l'appréciation du complément que le bien constituerait pour les collections nationales;

• la commodité pour les héritiers demandeurs de ne pas organiser une vente qui demande du temps et induit des frais supplémentaires;

• l'intention libérale des offreurs de voir une oeuvre entrer dans les collections nationales.

La référence à la valeur libératoire et non à un prix de marché évite d'ailleurs que la valeur fixée ne serve de référence ou de cote sur le marché de l'art, l'État n'étant pas en l'espèce un simple acheteur participant au mouvement spéculatif de ce marché
".

La Commission des dations qui donne son avis sur la valeur libératoire des oeuvres offertes en dation, s'entoure de plusieurs experts, généralement des conservateurs de musées spécialisés en fonction de la nature de l'oeuvre offerte.

Ces experts publics rédigent une fiche d'appréciation comportant notamment les prix obtenus en ventes publiques. Ils portent cette appréciation sur la valeur libératoire compte tenu notamment de l'état de l'oeuvre, de son importance pour les collections nationales et de son intérêt artistique.

La décision d'acceptation ou de refus d'agrément de l'offre de dation est notifiée au demandeur. Lors de son audition par le rapporteur M. Jean-Pierre Changeux, Président de la Commission des dations, " a souligné le caractère fondamentalement volontaire de la procédure, dans la mesure où l'offre initiale, qui est assortie d'une évaluation chiffrée de l'oeuvre et d'une expertise, peut toujours être retirée, même après l'acceptation du ministre . "

La Cour des comptes avait formulé les observations suivantes sur le fonctionnement de la procédure de dation :

• l'acceptation de la procédure de dation pour les donations-partages en l'absence de disposition législative l'autorisant ;

•  l'inobservation de certaines dispositions réglementaires, telles que l'acceptation d'offres de dation déposées plus de 6 mois après le décès du " de cujus ", l'absence d'octroi d'un délai de 30 jours à l'offreur pour qu'il accepte définitivement la décision ou le dépassement d'un délai d'un an à compter du dépôt de l'offre pour la notification de la décision définitive;

•  l'imprécision des décisions d'agrément sur des points comme la désignation des oeuvres ou documents objets de la dation, l'origine de propriétés des biens offerts ou la preuve du transfert de propriété à l'État des oeuvres ou documents acceptés en dation ;

•  les modalités de détermination de la valeur libératoire, trop souvent égale au montant des droits dus.

Après les observations de la Cour des comptes, la procédure a fait l'objet d'une série d'aménagements :

•  l'application des majorations de retard, lorsque l'offre est déposée après le délai de 6 mois à compter du décès, sur la période courant de la fin du délai de 6 mois jusqu'au dépôt de l'offre ;



•  l'intégration d'un délai de 30 jours d'acceptation de la décision d'agrément par l'offreur de la dation ;

•  la mention dans les décisions d'agrément de la consistance de la dation en joignant une liste annexe si besoin est ;

•  la recherche de l'origine de propriété des biens offerts en dation ;

•  la délivrance d'une décision d'agrément seulement après prise en charge des oeuvres par leur établissement affectataire ;

En ce qui concerne la valeur d'agrément, la commission prend bien garde de distinguer, valeur libératoire et prix du marché, même si en pratique, comme l'a indiqué M. Jean-Pierre Changeux devant le rapporteur, la commission " prenait toujours comme référence le prix du marché international. La commission a d'ailleurs constitué une banque de données lui permettant de juger des propositions faites à la commission. Il a rappelé que l'oeuvre faisait l'objet d'un double examen portant d'abord sur la valeur artistique et, ensuite, sur la valeur de marché. Globalement, il a indiqué que le bilan de la commission faisait apparaître que les valeurs libératrices préparées par les offreurs étaient, en général, raisonnables mais parfois révisées à la baisse et que dans certains cas, même révisées à la hausse par souci d'équité et de façon à éviter toute contestation .

Lorsque la valeur libératoire est inférieure à la dette exigible, le débiteur s'engage à verser un complément de droits mais dans le cas contraire l'État ne verse pas de soulte au débiteur.

(2) Les propositions du rapporteur

On trouve dans le rapport de la commission Aicardi exprimée l'idée que le régime de la dation pourrait être assoupli et en quelque sorte généralisé: les personnes privées seraient incitées à acheter des trésors nationaux en vue de les donner à une collectivité publique. Dans ce cas, l'acquéreur devrait bénéficier d'un crédit d'impôt (sur le revenu, sur le fortune, sur les sociétés, droits de mutation) égal selon les cas à la totalité, si la donation est pure et simple, ou à une fraction du prix d'acquisition, s'il se réserve un usufruit limité dans le temps.

Si le crédit ne peut être épuisé dés la première année, ce qui n'est pas improbable, ce surplus serait reportable dans une limite à déterminer cinq à dix ans, cette période coïncidant éventuellement avec celle de l'usufruit). Si le crédit n'a pas été utilisé par le donateur pour cause de décès, il serait donc transmissible aux héritiers et dans ce cas pourrait, une fois actualisé, servir à régler en tout ou en partie les droits de mutation.

L'idée avancée par le rapporteur est assez voisine dans son principe mais moins ambitieuse dans la mesure où elle constitue non une généralisation la dation à tous les impôts mais une simple extension de la dation aux cas où la valeur des biens offerts et acceptés en dation excéderaient - dans une proportion raisonnable, fixée à 30 % - les droits dus.

Le régime prévoit également que pour une période de temps limitée - fixée à 10 ans, le contribuable puisse conserver l' usufruit de l'oeuvre acceptée pour laquelle il n'a pas épuisé son crédit d'impôt.

Enfin, on pourrait songer, toujours en suivant la voie ouverte par le rapport Aicardi à permettre à un contribuable qui ferait don à une institution publique d'une oeuvre classée ou n'ayant pas obtenu le certificat, de bénéficier d'un crédit d'impôt sur les droits de mutation ou l'ISF - calculé par rapport à la valeur de son usufruit. Une idée de ce type viendrait utilement compenser le maigre bilan de l'exonération de l'article 1131 86( * )

d) Un problème grave: les mécanismes de la TVA interne jouent contre le patrimoine

La TVA est un mécanisme qui, traditionnellement, taxe les importations et subventionne les exportations ; en matière d'oeuvres d'art, cette logique aboutit à des résultats particulièrement désastreux du point de vue du patrimoine national : elle freine l'entrée sur le territoire d'oeuvres, qui pourraient venir enrichir le patrimoine national ; elle incite aussi les marchands à exporter.

Avant 1991, les antiquaires qui faisaient vendre aux enchères, en France, des objets leur appartenant, ne devaient pas acquitter la TVA sur ces ventes. Mais la loi du 26 juillet 1991 a supprimé cette exonération. Les antiquaires doivent acquitter la taxe sur lesdites ventes sauf si les objets en question sont exportés par les adjudicataires.

Dans une profession où les consommations intermédiaires sont faibles et où les possibilités de se faire rembourser la TVA sont limitées, l'exportation présente, indépendamment des questions de clientèle, un avantage décisif : on ne paie pas de TVA (à 20,6 %) sur la marge.

Le tableau de Poussin vendu pour quelques centaines de milliers de francs à l'Hôtel Drouot dans une vente sans catalogue ne sera jamais remis en vente en France par le marchand qui l'a acheté en faisant le pari de son authenticité ; son intérêt commercial de marchand talentueux est bien de le remettre - directement ou indirectement - en vente à New-York.

A supposer même que la personne qui l'a acquis, l'aurait fait au même prix à Paris, le marchand, lui, aurait, pour un prix de vente de près de 40 millions de francs dû payer plus de 6 millions de francs de TVA !

Or c'est le vendeur qui, on le répète, décide de la localisation des ventes. Même intégré dans le bénéfice imposable, le gain est trop substantiel pour qu'un professionnel y renonce.. Ceci pourrait même être un des facteurs accessoires du déclin de la Grande-Bretagne par rapport aux États-Unis dans les exportations françaises puisque depuis que le premier pays applique la TVA quel qu'en soit le taux, les ventes à Londres ne sont plus considérées comme des exportations.

A l'attraction naturelle du marché américain due au dynamisme de la demande, s'ajoute une incitation fiscale. La TVA fonctionne donc, dans le cas particulier des oeuvres de prix élevé mises en vente par les marchands, et surtout s'il s'agit une oeuvre redécouverte, comme une pompe qui viderait la France de son patrimoine.

Le rapporteur n'a pas de solution pour pallier les effets pervers inhérents au mécanisme de bas de la TVA, mais il convenait d'attirer l'attention sur un phénomène particulièrement grave.

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