2. La nouvelle donne mondiale

A l'heure actuelle, on pense d'abord ventes publiques quand on parle de marché de l'art. Cela est tout à fait significatif d'un renversement du rapport de force entre les marchands et les vendeurs aux enchères, qui intervient dans un contexte d'internationalisation et, aujourd'hui, de globalisation du marché de l'art .

Sotheby's et Christie's ont compris le processus en cours de globalisation du marché de l'art. Ils n'ont eu de cesse que de l'accélérer pour leur plus grand profit.

Comme dans beaucoup de domaines, nos compatriotes ont exercé le métier de la vente aux enchères, les uns comme un artisanat, les autres comme une profession libérale, en tout cas, ni comme un commerce et ni comme une activité de services.

a) L'irrésistible ascension des maisons de vente anglo-saxonnes

A l'origine de la conquête du marché de l'art mondial par les deux majors britanniques, il y a une révolution dans l'organisation des ventes publiques . Et cette mutation, on la doit essentiellement à un homme Peter Cecil Wilson , dont l'histoire mérite d'être brièvement racontée car, même si elle ne concerne que Sotheby's, elle est significative des raisons pour lesquelles les maisons anglo-saxonnes dominent aujourd'hui le marché de l'art mondial.

Né en 1913, cet Anglais, fils d'un aristocrate désargenté, fut le premier à comprendre que l'on pouvait faire concurrence aux grands marchands en organisant les ventes à l'échelle mondiale.

Des années passées à Washington au service du contre-espionnage britannique 17( * ) , il avait retenu l'ambition de faire de Sotheby's plus qu'une affaire purement britannique pour lui donner une dimension internationale.

C'est lui semble-t-il qui eut l'idée, en 1956, à l'occasion de la vente d'un tableau de Poussin, l'Adoration des bergers , d'attirer les vendeurs par des conditions commerciales attractives : garantie de prix, aménagement de la commission payée par le vendeur . En dépit de l'échec commercial - le prix de garantie ne fut pas atteint et Sotheby's dut payer la différence -, l'objectif publicitaire avait été réalisé : une maison de vente avait montré qu'elle était en mesure de proposer et de garantir aux particuliers un prix supérieur à l'offre des marchands.

C'est lui aussi qui encouragea le développement du recours à des historiens d'art comme experts : Hans Gronau, émigré venu d'Allemagne poursuivit, après la guerre, le travail compétent et méticuleux, fondé sur de rigoureuses recherches documentaires, de Tancred Borenius. Et c'est à ce niveau que, pendant longtemps, les maisons de vente britanniques s'assurèrent un avantage sérieux sur les commissaires-priseurs français, qui ne purent que récemment s'assurer la collaboration d'experts de qualité équivalente.

L'autre révolution dans les pratiques commerciales de Sotheby's semble due au hasard des circonstances, lorsque l'exécuteur testamentaire d'un collectionneur américain de peinture impressionniste imposa par contrat à Sotheby's de faire appel aux services d'une agence de publicité et de relations publiques . La vente fut un succès et l'affluence fut telle qu'on vit, pour la première fois, apparaître une télévision en circuit fermé.

Lors de la grande vente suivante de peinture impressionniste, en 1958, le système se sophistiqua : il fut convenu que les commissions, minimales, jusqu'aux prix de réserve, augmenteraient par la suite dans certains cas 100 % au dessus d'un certain niveau de prix ; par ailleurs, une fois encore, le vendeur avait imposé un gros budget de marketing , la vente en soirée , ce qui était une première à Londres, et la tenue de soirée obligatoire pour tous les participants. La vente devenait un événement mondain où il fallait voir et être vu.

L'installation aux États-Unis est un autre coup de génie de Peter Wilson
, dont l'histoire est significative.

Au départ, il y avait à New-York, une firme Parke-Bernet, qui n'a pas pu profiter de la proximité de la demande des collectionneurs américains pour se développer. Cette entreprise avait deux handicaps majeurs, indépendamment de son infériorité en matière d'expertise ou de relations publiques : elle prenait des commissions élevées pouvant aller jusqu'à 25 % et ne pouvait pratiquer des prix de réserve, car compte tenu de la mentalité américaine, le concept de minima secrets présentait un caractère quasi frauduleux. Conséquence : " Grâce aux prix de réserve pratiqués en Angleterre, il était devenu avantageux pour Sotheby's et dans une moindre mesure pour Christie's, à la fin des années cinquante d'expédier à Londres des peintures d'outre-Atlantique et, comble de l'absurdité, pour les vendre à des acheteurs américains, qui avaient fait exprès le voyage à Londres et feraient expédier leurs achats aux États-Unis " 18( * ) .

Au début des années soixante, la concurrence était rude entre les représentants aux États-Unis de Sotheby's - qui en tirait déjà un cinquième de son chiffre d'affaires -, ceux de Christie's et la maison Parke-Bernet, qui avait fini par adapter ses méthodes aux besoins du marché.

Mais, il semble qu'en dépit du suicide de son président et de difficultés financières certaines, les actionnaires de la maison de vente américaine souhaitaient conserver leur indépendance comme le note Robert Lacey dans le livre qu'il a consacré à l'histoire de Sotheby's : " Parke-Bernet n'entendaient pas être absorbés par les Anglais, dont la piraterie sur le marché américain semblait avoir causé tant de dégâts ". Mais, en 1964, les actionnaires durent se faire une raison . " un déluge de manchettes de la presse américaine annonçait l'invasion des Anglais appuyés par leur puissance de feu financière, et les espérances d'un investisseur secourable nourries par Parke-Bernet s'écroulèrent...les porteurs de78 % des parts avaient consenti à céder ces parts à Sotheby's pour un total de 1,5 25 millions de francs ", ce qui converti en francs en 1998, correspond à un peu plus d'une centaine de millions de francs.

La somme n'était pas si considérable. Les commissaires-priseurs français, un moment intéressés par l'opération, et qui étaient passés par l'intermédiaire du banquier André Meyer, en avaient-ils les moyens techniques et financiers ? Certains y voient l'occasion manquée de s'adapter à la nouvelle donne du marché de l'art ; d'autres plus sceptiques, peuvent faire remarquer que pour réussir l'opération, il fallait disposer non seulement de capitaux mais aussi d'un réseau local ainsi que de personnels parlant l'anglais....

D'autres innovations apparurent pour répondre aux besoins des clients comme la publication d'estimation dans les catalogues au début des années 70 ou l'organisation de cours. Ceux-ci avaient l'avantage de permettre aussi bien la formation de futurs clients que le recrutement de futurs employés alliant compétence personnelle et relations dans les milieux où la firme cherchait vendeurs ou acheteurs.

Mais, du moins si l'on en croit Robert Lacey et son ouvrage déjà cité, c'est aussi à Peter Wilson que Sotheby's doit d'avoir comme son concurrent - mais aussi comme dans beaucoup d'autres secteurs - décidé de faire preuve d'une discrétion professionnelle à toute épreuve : " Aux yeux de Wilson, une bonne maison de vente était pareille à une bonne banque suisse. Elle arrangeait les choses. C'était au client qu'elle était d'abord redevable, et si elle pouvait aider ce client à contourner certaines lois et impôts fâcheux, cela faisait partie de ses attributions.... Londres représentait le terminus du blanchiment. Le nom ancien et respecté de Sotheby's assurait la couverture idéale pour les acheteurs notamment les musées, qui exigeaient une provenance respectable. La complaisance de Peter Wilson à faciliter des exportations d'art compliquées contribua sans aucun doute à la remarquable expansion de sa maison de vente dans les années 1960 . "

Maintenant, si ce genre de pratique doit être mentionné, il ne peut pas être considéré comme monnaie courante. Le fait pour Sotheby's de s'être fait piéger pour la sortie illégale d'Italie d'un tableau vénitien du XVIII ème a dû rendre les maisons de vente britanniques encore plus prudentes. Il reste, cependant, significatif du pragmatisme anglo-saxon. On est loin de l'environnement français, a priori plutôt rigide, où la multiplicité des réglementations en tous genres rend, semble-t-il, plus nette la frontière entre ce qui est légal et ce qui ne l'est pas.

Pour conclure, on doit admettre que ces développements sur les raisons de l'irréversible ascension des maisons de vente publiques anglo-saxonnes ne semblent concerner que Sotheby's et donc ne traiter que la moitié du sujet ; mais c'est méconnaître le fait que toutes ces innovations commerciales qui ont fait la fortune cette maison de vente se sont très rapidement étendues à sa concurrente.

Et c'est là, l'occasion d'insister sur la supériorité structurelle des opérateurs anglo-saxons, l'existence d'un duopole qui a fonctionné en général dans le sens d'une concurrence accrue, mais aussi, parfois en période de crise, dans le sens d'une collusion au moins objective .

Plusieurs fois, les deux maisons ont eu des projets de fusion, en 1933 puis au début de la Guerre, sans que les pourparlers aboutissent. Les deux firmes sont restées concurrentes et c'est cette compétition acharnée qui est sans doute à l'origine de leur domination conjointe sur le monde de l'art .

b) La fin de l'ère des grands marchands et l'avènement du règne des " auctioneers "

En principe les ventes aux enchères ne constituent qu'une fraction du marché de l'art à côté du négoce, lui-même composé d'une variété d'agents allant du consultant, au marchand avec ou sans galerie. Mais il en est devenu la partie la plus visible sous l'effet d'une tendance lourde au déclin des grands marchands, surtout si on la compare à l'état du marché avant la seconde guerre mondiale.

Ce n'est qu'assez récemment, au cours des cinquante dernières années, que les maisons de vente se sont imposées pour le négoce des oeuvres de qualité internationale.

(1) Un espace de plus en plus restreint pour les marchands

Jusqu'à la seconde guerre mondiale , les oeuvres les plus importantes étaient presque toujours vendues par les marchands. En Angleterre, du moins, les maisons de vente ne dispersaient que des tableaux moyens.

Les seigneurs du monde de l'art étaient les marchands , les Duveen, Knoedler ou Wildenstein, par lesquels il fallait passer pour constituer une collection digne de ce nom : ainsi en 1929, Duveen paya-t-il 620 000 livres pour la collection de chefs-d'oeuvre de la Renaissance de Robert Benson, soit à peu de chose près le chiffre d'affaires de Sotheby's pour l'ensemble de l'année.

Longtemps ces marchands ont régné sur la marché. Leur flair artistique, leur sens commercial, leur capacité à s'attacher les services des grands historiens d'art - et notamment d'un des plus célèbres d'entre eux Bernard Berenson (1865 -1959), leur discrétion enfin, en faisaient les fournisseurs incontournables des grands collectionneurs. Dans son histoire de Sotheby's, Robert Lacey décrit ainsi la situation : " la discrétion participait à la séduction du marchand. Les gens riches visitaient ses caves pour y voir des splendeurs dont le monde n'imaginait même pas qu'elles fussent à vendre, et dont les vendeurs ne souhaitaient pas faire savoir qu'ils avaient été contraints ou tentés de les vendre. Le marchand savait où trouver un chef d'oeuvre particulier et il savait où le placer. Il se servait des maisons de vente que pour faire une affaire ou se débarrasser de ses erreurs . "

De ce point vue, les propos de John Walsh, directeur du Musée Getty, tenus lors d'un colloque de 1989, juste avant l'effondrement du marché mettent bien en évidence les changements. " Le rapport des forces a changé : aujourd'hui les maisons de vente sont en position dominante, alors qu'il y a 20 ans une part beaucoup plus importante des oeuvres les plus importantes du marché étaient possédées par les marchands ou détenues par eux en dépôt. ". Il poursuit en indiquant que surtout si la marchandise de qualité est mise aux enchères, il faut que les marchands trouvent des capitaux accrus : " des prix de plus en plus élevés signifient des investissements de plus en plus importants pour les marchands qui achètent, ce qui veut dire qu'il faut une syndication plus vaste pour partager les risques et que le rôle des financiers et de leurs comptables s'accroît. " 19( * )

Mais le vrai paradoxe souligné par John Walsh est que " souvent les marchands se trouvent en train de mettre des enchères contre le collectionneur qu'ils auraient aimé avoir comme client ". L'exemple pris par le directeur du Getty illustre la nouvelle logique telle qu'elle résulte des comportements des collectionneurs induits par les stratégies des grandes maisons de vente anglo-saxonnes. " Prenons un collectionneur, appelé Mme Haveamanet [ jeu de mot signifiant " Jai-un-manet " à rapprocher du nom de celui de Havemayer, couple de collectionneurs, qui figurent parmi les grands mécènes du Metropolitan Museum de New-York ], qui possède un tableau de Manet qu'elle a acheté du marchand Sam Pfeffer pour 200 000 dollars en 1955. Elle se sent âgée, le Manet est sale, elle veut de l'argent pour le donner à ses enfants, et c'est la raison pour laquelle elle retourne à la maison Pfeffer. Celle-ci lui indique qu'elle rachèterait bien le Manet pour 3,3 millions de dollars, estimant qu'elle pourrait bien, après l'avoir fait nettoyer et réencadrer, le revendre pour 4 millions de dollars. Christie's lui annonce que la tableau pourrait bien atteindre 3,5 à 4 millions de dollars et peut-être plus aux enchères et lui offre de lui garantir un prix de 3 millions de dollars pour le jour de la vente. Mme Havemanet aurait sans doute bien voulu éviter toute publicité et procédera une discrète transaction privée, mais pourquoi se priver ? Toutes ses amies font de cette façon et donc le tableau est mis en vente. Le Manet fait 3,8 millions de dollars. Le sous-enchérisseur était la maison Pfeffer, qui s'est arrêtée parce que l'écart lui a paru insuffisant entre le prix à payer et celui auquel il est susceptible de le vendre. L'adjudicataire est un client de la maison Pfeffer, un jeune goldenboy de 36 ans, qui a été dans la galerie plusieurs fois et a déjà acheté un Renoir mineur. Ainsi est évincé l'intermédiaire. "

Et John Walsh de conclure : " Les maisons de vente ont habilement réussi à transformer les salles des ventes en théâtre pour une large audience, prompte à vibrer par procuration. Elles ont réussi à gagner la confiance des collectionneurs sans expérience, qui ont peur de se faire rouler par les marchands et qui croient que les ventes aux enchères reflètent le juste prix d'une oeuvre d'art, et c'est ainsi que l'on a toute une population de collectionneurs, banquiers et juristes, qui ne s'y connaissent pas beaucoup en art mais qui lisent les journaux... "

Cet exemple pédagogique, et sans doute un peu caricatural, met l'accent sur deux phénomènes qui expliquent l'irrésistible ascension des maisons de vente aux enchères au détriment des marchands traditionnels :

•  La diffusion, auprès d'une élite, de plus en plus engagée directement dans les affaires, de l'idée selon laquelle les prix de vente publique sont les vrais prix de marché ;

• Le développement d'une activité de consultant en achats auprès de cette même clientèle de collectionneurs , qui sont donc en mesure de se passer des conseils des marchands - et ce d'autant plus facilement qu'ils bénéficient, surtout aux États-Unis, de ceux de conservateurs, qui espèrent une donation pour leur musée.

Les grandes maisons de vente ont su imposer une image d'objectivité et de professionnalisme, à laquelle sont sensibles une nouvelle race de collectionneurs, plus proches des milieux des affaires, animés par des objectifs moins philanthropiques que leurs grands prédécesseurs, et donc plus sensibles à des préoccupations de liquidité et de rentabilité au moins à moyen terme.

Entre les maisons de vente et les marchands la lutte était trop inégale, pour que ces derniers ne finissent pas, pour beaucoup d'entre eux, par faire allégeance aux premières. Ces " grands féodaux " sont aujourd'hui pour beaucoup d'entre eux, des grandes maisons de vente plus ou moins obligés d'appartenir à leur " clientèle ".

Face à ces nouveaux collectionneurs, aux préoccupations axées sur le court terme et soucieux de mobilité, les maisons de vente offrent des conseils gratuits à l'achat, des possibilités, au moins dans un marché porteur, de réaliser son bien dans de bonnes conditions rapidement.

Les marchands n'ont plus guère d'atouts structurels : leur compétence est battue en brèche par celle des experts salariés, dont la qualité est notoire, le paiement comptant par le système d'avance et de prix garanti, le paiement à tempérament par les avances des maisons de vente. Reste la discrétion, qui en dépit des efforts des maisons de vente, reste le point fort des marchands.

(2) Encore quelques atouts pour le négoce

Les marchands ne sont pas pour autant exclus du marché pour un certain nombre de raisons.

D'abord, parce que dans des domaines très spécialisés, pour lesquels les niveaux de prix ne sont pas très élevés, certains marchands peuvent conserver des sources d'approvisionnement propres et une clientèle qui ne peut suivre les ventes publiques et qui, par ailleurs, est en mesure de constater que les prix de ventes publiques ne sont pas forcement plus élevés que ceux de galeries.

Ensuite, parce qu'en période de crise comme celle qu'on a connu depuis le début des années 90 , le collectionneur redécouvre les charmes discrets du négoce , qui paie immédiatement ou du moins qui a l'avantage, même s'il ne prend l'oeuvre qu'en dépôt, de ne pas faire perdre à l'oeuvre trop de sa " fraîcheur ".

Mettre en vente publique, c'est risquer de " griller " une oeuvre, si elle est ravalée . En général, il faudra attendre plusieurs mois, changer de lieu, voire de maison de vente, pour remettre sur le marché une oeuvre invendue, avec le risque que, les catalogues et les annuaires des ventes aidant, les collectionneurs potentiels s'en rendent compte et que l'oeuvre fasse encore moins cher à la seconde mise aux enchères qu'à la première.

Enfin, il convient de noter que les modes d'intervention des marchands évoluent sous l'effet de la crise mais aussi pour des raisons structurelles : de plus en plus de marchands, à Londres comme à Paris, ont tendance à restreindre leurs surfaces d'exposition sur rue pour se concentrer sur leur clientèle privée - ils travaillent alors en appartement.

Grâce à la logique de l'événement qui les anime, grâce à la concentration de marchandise qu'ils suscitent, les foires et salons constituent les seules structures de ventes de nature à faire concurrence aux maisons de vente aux enchères.

Ainsi, apparaissent, de nouveaux marchands, souvent d'anciens experts salariés des grandes maisons de vente anglo-saxonnes, qui trouvent dans le négoce une façon plus lucrative d'exercer leurs talents et de valoriser un carnet d'adresses, qu'ils procèdent à des opérations d'achat et de vente ou qu'ils se contentent de jouer les intermédiaires s'ils ne peuvent ou ne veulent pas investir trop de capitaux.

(3) Les marchands comme agents de régulation nécessaires des ventes publiques

Même si les marchands vont continuer à jouer un rôle important, nul doute que leur métier se définit désormais par rapport aux ventes publiques et plus précisément en fonction de la stratégie des grandes maisons de vente.

Le développement du marché de l'art repose sur une relation de dépendance réciproque entre marchands et maisons de vente aux enchères, qui si elle n'est pas nouvelle - les marchands ont toujours acheté et vendu aux enchères - prend une nouvelle dimension dans la mesure où elle devient fondamentalement inégalitaire.

Le marché mondial de l'art forme une sorte d'écosystème au centre duquel se trouvent Sotheby's et Christie's et qui fait intervenir un ensemble de marchands qui assurent les fonctions de régulations nécessaires au système , dans le cadre de stratégies de plus en plus définies par les grandes maisons de vente.

Il n'est d'ailleurs pas étonnant de constater, à un autre niveau moins structurel mais non moins significatif, (les marchands les plus liés aux ventes aux enchères n'ayant pas forcément pignon sur rue), que la perspective de l'installation des deux majors dans le quartier du faubourg Saint-Honoré ait entraîné une modification de la géographie du commerce d'art et d'antiquité à Paris 20( * ) .

Pour des raisons de confidentialité évidentes, aucun chiffre n'a été publié ni par les maisons de vente anglo-saxonnes, ni par les commissaires-priseurs parisiens, mais il est généralement estimé que le négoce constitue à la vente comme à l'achat une part importante de la clientèle, généralement estimée selon les périodes et les spécialités à entre 30 et 50 % du volume des achats et des ventes aux enchères.

Indépendamment du fonctionnement pervers des relations entre marchands et maisons de vente aux enchères pendant les folles années de la deuxième partie des années 80, sur lesquelles on reviendra, il faut noter que surtout ces dernières années le dynamisme des ventes publiques notamment à Paris faisait contraste avec le peu d'empressement des acheteurs dans les galeries . Ainsi non seulement les ventes publiques permettent aux marchands de mobiliser leurs stocks mais encore, il est maints exemples d'objets qui sont vendus beaucoup plus cher en vente publique qu'il n'étaient proposés - sans succès - dans les galeries.

Aussi, certains marchands vendent-ils moins dans leur magasin - lorsqu'ils en ont -, qui n'est là, pour ainsi dire, que pour la galerie, et ont-ils pris l'habitude de mettre leur trouvailles aux enchères , pour profiter soit du goût du jeu des acheteurs que cela amuse plus d'acheter aux enchères que de marchander dans une galerie, soit lorsque l'oeuvre est dirigée sur l'étranger, du différentiel de niveau de prix entre la France et l'étranger.

Indépendamment des phénomènes d'arbitrage entre les marchés qui donnent des possibilités de gains parfois considérables pour les marchands, le négoce part donc avec un handicap face aux maisons de vente, qui conservent leur image d'arbitre, alors qu'elle sont de plus en plus de parties prenantes .

Celles-ci ont réussi, on l'a vu, à faire accepter comme une évidence que le prix de vente publique est un prix de concurrence, reflétant la libre confrontation de l'offre et de la demande dans un marché transparent. A cela s'ajoute la conviction chez un certain nombre d'amateurs, certes non dépourvue de fondement mais certainement à nuancer, que le marché des ventes publiques est un marché de gros où s'approvisionnent les marchands et où les particuliers - pour peu qu'ils soient bien conseillés - peuvent acheter à des prix de marchands.

Or, si le développement des ventes publiques a certainement contribué à l'unification du marché de l'art et à la constitution de prix plus objectifs, il ne faut pas en déduire que tous les prix enregistrés reflètent une réalité durable.

c) Les deux lectures d'un décrochage annoncé

La France, dont la position était sinon dominante du moins éminente au début des années cinquante, se trouve aujourd'hui largement distancée .

Le décrochage est d'autant plus déconcertant qu'il était annoncé
, de nombreux observateurs ont très tôt pressenti une telle évolution.

(1) Un recul perceptible dès le milieu des années 1960

Dans un ouvrage publié en 1964, " Les 400 coups du marteau d'ivoire " 21( * ) M. François DURET-ROBERT, spécialiste du marché de l'art, pouvait déjà en conclusion, constater que " Paris a perdu sa place de leader ". Il poursuivait : " Dans la course au chiffre d'affaires, c'est Londres qui a endossé le maillot jaune ; il existe dans cette ville plusieurs maisons spécialisées dans les ventes aux enchères. Les deux plus importantes, Sotheby et Christie, réalisent respectivement 148 et 52 millions de francs de chiffre d'affaires annuel (chiffres de la saison octobre 1962-juillet 1963).

" Celui de l'ensemble des ventes parisiennes n'atteint que 110 millions de francs (chiffres de la saison octobre 1962-juillet 1963). "

" Dès maintenant, Parke-Bernet, la principale galerie de New-York, s'inscrit comme un concurrent dangereux avec 59 millions de francs (chiffres de la saison octobre 1962-juillet 1963)...

" Si nous jetons maintenant un coup d'oeil sur le classement des concurrents, il y a dix ans, nous constatons que Paris était alors le leader indiscuté avec un chiffre d'affaires de 3 milliards de francs (légers) (chiffres de la saison 1952-1953) "

" Très loin derrière lui, arrivait le peloton, qui groupait Sotheby, Christie et Parke-Bernet - chacune de ces maisons réalisant un chiffre d'affaires d'environ 1,5 milliard de francs (chiffres de la saison 1952-1953) ".

L'auteur posait alors la question : " Pourquoi le marché parisien est-il, depuis 10 ans en perte de vitesse ? ", en faisant les deux réponses suivantes : " Première raison : dans notre pays, les frais de vente sont trop élevés ; " ; " Seconde raison : l'organisation française des ventes aux enchères est beaucoup plus rigide que celle des pays anglo-saxons ".

La comparaison des chiffres que l'on peut tirer du graphique de la page 168 du tome 2 du présent rapport montre que c'est de 1958 à 1967 que les deux firmes britanniques commencent à se détacher nettement ; le chiffre d'affaires passe, pour Chrsitie's, d'un niveau de d'un peu moins de 30 millions de francs à 150 millions de francs de chiffre d'affaires, tandis que Sotheby's passait de 60 millions de francs à 300 millions de francs de chiffres d'affaires. De leur côté les commissaires-priseurs de Paris passaient en nouveaux francs de 72 à 155 millions de francs de chiffre d'affaires. Ainsi déjà une fois et demie plus gros que les commissaires-priseurs parisiens en 1958, les " auctioneers " britanniques le sont trois fois plus en 1967.


Un autre observateur, M. Laurent de GOUVION SAINT-CYR, portait un diagnostic semblable, dans un ouvrage publié en 1969 aux éditions de La Pensée moderne, " Le marché des antiquités en Europe " :

" Si la France fut la terre d'élection du plus beau mobilier du monde, les États-Unis, le plus important acheteur d'oeuvres d'art, c'est à Londres que se négociaient ces dernières années les pièces les plus rares et les plus chères. "

" Premier marché international d'objets anciens, Londres avait quelques raisons d'accéder à cette place : sa position géographique, son influence, mais surtout, la souplesse et le libéralisme de son régime en matière de commerce d'art. Les ventes anglaises sont parfaitement organisées et servies par une information efficace ; les frais y sont réduits, les facilités d'importation et d'exportation réelles. Quant aux garanties réservées aux objets mis en vente, elles peuvent paraître assez imprécises : elles reposent, en fait, sur le standing des maisons et le soin qu'elles apportent à entretenir leur réputation ".


On ne pouvait mieux exprimer les raisons de la supériorité des maisons de vente anglo-saxonnes. Alors pourquoi n'a-t-on pas réagi et a-t-on attendu que Bruxelles nous contraigne à nous aligner sur la loi commune et encore, à chaque fois, en essayant de gagner du temps, ce qui fut fait mais au détriment du marché de l'art français dans son ensemble.

(2) Le combat d'arrière-garde

Par l'effet d'un paradoxe classique, les commissaires-priseurs et, en définitive, le marché de l'art français dans son ensemble furent d'une certaine façon victimes du monopole et donc de la protection qui leur était conférée .

A l'exception d'une poignée d'entre eux, ils avaient, individuellement, intérêt au maintien du statu quo.

Collectivement, s'ils étaient assez largement conscients des limites résultant de leur statut d'officiers ministériels, la plupart d'entre eux considéraient qu'ils pouvaient avoir les coudées plus franches sans les risques d'une concurrence accrue ; qu'il suffisait donc du cadre juridique pour leur permettre de trouver des capitaux, mais sans ouverture réelle de la profession ; qu'ils pourraient continuer à exercer le même métier, comme une profession libérale, avec des facilités supplémentaires en matière de mobilisation de capitaux et de la publicité, tout en faisant l'économie d'une réforme radicale transformant les offices en véritable entreprise.

Or, la compétition n'est pas équilibrée entre des professions exerçant longtemps leur activité dans un esprit libéral, presque comme des dilettantes, et le professionnalisme anglo-saxon.

328 offices, dont 68 à Paris, ces seuls chiffres sont significatifs de la dispersion de la profession.

Il faut souligner que les deux " petites " maisons de vente anglaises Phillips (1200 millions de CA en 1998) et Bonhams (450 millions de francs) font plus que jeu égal avec l'étude Tajan : 361 millions de francs en 1998

Le tableau ci-après montre que les résultats de l'étude Tajan ont sensiblement fluctué avec la crise du début de la décennie, puisque le chiffre d'affaires a presque été divisé par trois depuis le sommet historique de 1990, année au cours de laquelle il avait atteint près de 1,15 milliards de francs.

Il est néanmoins remarquable, qu'en dépit de cet effondrement du chiffre d'affaires l'étude ait pu redresser ses recettes nettes.

Le déséquilibre des forces est évident. Qu'une bonne partie des membres de la profession aient cherché à retarder l'échéance de l'alignement sur le droit commun européen, ne l'est pas moins. Dans l'ensemble, la profession ne souhaitait pas accélérer la mise en oeuvre de la réforme ; mais la question reste entière de savoir si les commissaires-priseurs avaient les moyens et la capacité de faire concurrence aux anglo-saxons, s'ils avaient pu être soustraits aux contraintes de leur statut d'officier ministériel.

(3) Les deux interprétations

A cet égard, l'irrésistible ascension des deux majors anglo-saxonnes et le décrochage des commissaires-priseurs français peuvent faire l'objet de deux interprétations.

Il y a ceux qui en font la conséquence du statut d'officier ministériel sclérosant à force d'être protecteur : interdiction de la publicité ; impossibilité de lever les capitaux nécessaires... La dégressivité (jusqu'en 1993) des frais acheteur, enfin, étant venue priver les commissaires-priseurs des marges nécessaires à leur développement et les empêcher de faire porter leurs efforts commerciaux sur le vendeur aujourd'hui, maître de la localisation des ventes.

Et puis, il y a une autre lecture plus structurelle : certains atouts des firmes anglo-saxonnes : professionnalisme des catalogues (publication d'estimations, sérieux des études documentaires sur les oeuvres, en dépit de l'absence de toute garantie d'authenticité.....) Relations publiques sur tous les continents, médiatisation, saisonnalisation des ventes - janvier et mai à New-York, décembre et juin à Londres -, toutes innovations qu'on doit largement à Peter Wilson de Sotheby's, étaient accessibles aux commissaires-priseurs, qui pourtant ne l'ont pas fait ou qui n'y sont venus que très tardivement : longtemps, ils en sont restés aux temps des mondanités, alors que l'on était entré dans celui des relations publiques.

Inversement, d'autres atouts comme l'ouverture sur l'extérieur et l'immersion dans le milieu des riches américains susceptibles de devenir sinon des collectionneurs du moins des acheteurs, restaient largement hors d'atteinte des commissaires-priseurs parisiens : à supposer qu'ils aient pu racheter Parke-Bernet, ils auraient sans doute bien du mal à le gérer. L'expérience des années 70, a montré, en d'autres domaines, que l'aventure américaine n'était pas sans risques pour les entreprises françaises.

Le choix entre ces deux interprétations peut varier selon l'expérience de chacun. Une chose est sûre, cependant : c'est ce que, si sur leur propre sol des individus peuvent utiliser leur connaissance du terrain pour résister, si, ponctuellement, des individus peuvent réussir des " opérations commandos ", comme ce fut le cas avec les Noces de Pierrette de Picasso, des individus, quels que soient leurs talents, ne résistent pas durablement à des organisations, lorsqu'il s'agit de la conquête des marchés extérieurs.

d) Les causes structurelles de la migration vers les États-Unis

La vitalité du marché de l'art aux États-Unis a des causes structurelles qui tiennent sans doute au nombre de ses collectionneurs mais aussi et surtout au dynamisme de son économie : une croissance exceptionnelle depuis 10 ans , plus de richesse accumulée (l'aspect conjoncturel est très important dans l'envol du marché américain), plus de fortunes en cours de constitution qu'ailleurs, crée les conditions d'une demande forte pour les objets d'art, indépendamment de tout système fiscal favorable.

Les facteurs économiques généraux sont importants soit directement en favorisant l'envol des cours de bourse dont il a été démontré que leur évolution était assez bien corrélée à celle des prix des oeuvres d'art, soit indirectement en favorisant le développement des collections.

A la question posée à un jeune marchand parisien d'art ancien qui avait une importante clientèle américaine, de savoir pourquoi il y avait beaucoup plus de collectionneurs aux États-Unis qu'en Europe et notamment en France, la réponse fut nette : ce n'est pas tellement qu'il y a plus de collectionneurs, il y a tout simplement plus d'acheteurs qui paient sans marchander et sans demander d'interminables délais de paiement....

Mais l'atout majeur, qui concerne essentiellement l'art contemporain, mais qui se répercute également sur l'art ancien est le fait que les États-Unis sont aujourd'hui le lieu naturel des avant-garde , ce qui est important pour toute une certaine élite .

La France des années 50, c'était encore un pôle d'attraction culturel majeur, notamment pour les Américains, intellectuels ou milliardaires. C'était le temps où les riches du monde entier - et notamment les Grecs - avaient un pied-à-terre dans la capitale. Paris était comme le New-York d'aujourd'hui, décrit dans le texte précité de Paul Ardenne : aucun effort n'était nécessaire puisque le monde était à ses pieds.

A partir des années 60/70, il est clair que c'est de l'autre côté de l'Atlantique que se trouve concentrées richesse matérielle et créativité artistique. Il n'en faut pas plus pour que, sous l'effet de facteurs macro-économiques, cet avantage structurel des États-Unis ne se renforce au détriment de l'Europe.

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