Jeudi 18 janvier 2018

- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 40.

Audition de M. Pierre-Noël Giraud, professeur d'économie à l'école des Mines Paris-Tech et à l'université Paris-Dauphine

M. Pascal Allizard, président. - Tout d'abord, je vous prie d'excuser l'absence de notre président, Alain Chatillon, malheureusement empêché et que je supplée aujourd'hui.

Nous reprenons nos travaux d'audition en accueillant M. Pierre-Noël Giraud, universitaire spécialiste de l'économie industrielle.

Monsieur le Professeur, au-delà de l'examen de l'évolution récente du groupe Alstom, l'objectif de notre mission d'information est d'examiner plus largement la stratégie industrielle de la France. Aussi nous a-t-il semblé particulièrement souhaitable de disposer d'un panorama de l'industrie en France et des grands défis actuels et futurs qui se présentent à elle.

Et, assurément, vous êtes l'homme de la situation : je rappellerai simplement que, professeur à l'école Paris Mines-Tech et à Paris-Dauphine, vous avez une longue expérience de la recherche dans le domaine de l'économie et de l'industrie, et que vous avez récemment reçu le prix Turgot du livre financier pour l'ensemble de votre oeuvre universitaire.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Je vous remercie de nous consacrer du temps pour nous livrer vos analyses, dont nous attendons qu'elles nous aident à y voir plus clair dans la stratégie industrielle française. Depuis les années 1990, nous avons perdu des emplois par millions. Nous avons surtout, dans certaines filières industrielles, perdu un leadership. Nous avons besoin de vos lumières non seulement sur le cas Alstom, mais aussi et surtout de vos analyses sur la stratégie industrielle française et européenne, l'une et l'autre étant indissolublement liées. Nous souhaiterions que vous dressiez un panorama de l'état de l'industrie en France, et évoquiez les enjeux des prochaines années - je pense, à l'industrie du futur, à la digitalisation, avec l'évolution des compétences que cela implique, ainsi qu'aux risques pour l'emploi et les opportunités de la mondialisation.

Ensuite, d'un point de vue théorique et pratique, pourriez-vous évoquer les stratégies industrielles susceptibles d'être mises en place - spécialisation, rôle de l'État et des pouvoirs publics, rôle de l'investissement étranger - et nous indiquer si, à votre avis, la France doit mener une stratégie nouvelle en la matière, et laquelle. L'initiative « Industrie du futur » a été engagée par les pouvoirs publics en partenariat avec les acteurs de l'industrie. Que pensez-vous de cette action ?

Puis, à la lumière de vos analyses globales, pourriez-vous nous livrer une réflexion personnelle sur les recompositions industrielles en cours ? Évidemment, sur Alstom : l'Etat doit-il être acteur ou spectateur ? Dans l'aérospatiale, EADS, dont sont parties prenantes Etats et entreprises, est un exemple de réussite européenne. Ne doit-on pas s'en inspirer pour aller vers un EADS du ferroviaire ? Mais peut-être pourrez-vous aborder également d'autres recompositions en cours.

La question du rôle des pouvoirs publics est essentielle. Dans le cadre d'autres structures sénatoriales, nous nous sommes rendus plusieurs fois en Allemagne, où nous avons pu constater que l'Etat a, avec ses länder, une stratégie concertée, cohérente. Peut-on en dire de même de la France ?

Nous attendons vos lumières sur toutes ces questions brûlantes d'actualité.

M. Pierre-Noël Giraud, professeur d'économie à l'école des Mines Paris-Tech et à l'université Paris-Dauphine.  - Vous permettrez au chercheur que je suis de faire d'abord un petit détour. Je veux vous montrer que l'on manque peut-être des bons concepts et des bons chiffres pour analyser ce qui se passe, et indiquer les efforts conceptuels et statistiques qu'il faudrait engager pour disposer de meilleurs instruments pour analyser les évolutions en cours. Cela me paraît un préalable nécessaire pour répondre à votre question sur ce que devrait être une politique industrielle : à quel niveau ? Selon quels enjeux ? Dans quel rapport public-privé ?

L'intitulé de votre mission d'information en témoigne, on continue à faire la distinction entre industrie et services, qui vient de la distinction entre secteurs secondaire et tertiaire. Quand on parle de désindustrialisation, on ne sait pas s'il faut s'en réjouir parce que ce ne serait qu'une tertiarisation, ou s'il faut s'en inquiéter parce qu'elle résulterait plutôt de la globalisation et des délocalisations. Engager le débat sur le fondement de ce cadre analytique distinguant industrie et services ne me paraît pas pertinent, car ce cadre est à mon avis dépassé. Il faut raisonner en un seul mot : industrie-services. Les exportations industrielles, insuffisantes en ce moment, contiennent beaucoup d'importations, et dans la valeur ajoutée, beaucoup de services - près de la moitié. Ce qui est vendu aujourd'hui, c'est toujours l'association entre un objet et un service. De mouvement puissant, Michelin a été l'un des pionniers, en vendant non plus de seuls pneus mais aussi leur montage.

Alors que cette distinction entre industrie et services n'a plus lieu d'être, toutes nos statistiques se fondent pourtant dessus. Je propose, à la place, une autre distinction. Ce qu'il convient de distinguer, sur un territoire donné, ce sont les emplois et activités nomades, d'une part, et les emplois et activités sédentaires, d'autre part. Les activités nomades sont en compétition avec ces mêmes activités dans d'autres territoires, et leur localisation dépend des choix des firmes. De fait, avec la révolution numérique, la chaîne de valeurs est éclatée, et un opérateur global peut choisir de localiser sa recherche-développement en Californie, le financement et le marketing à Londres, les composants de haute technologie en Corée ou en Allemagne, l'assemblage final en Chine, avant l'étape finale de la distribution. Dans ces activités nomades, il y a des emplois industriels, au sens ancien, mais aussi, et de plus en plus, des emplois de service. Je vous donnerais des chiffres pour la France, car il importe de savoir quelle est la part d'emplois nomades sur un territoire.

Les activités sédentaires contiennent elles aussi de l'industrie, comme la fourniture d'eau, d'électricité ou les processus industrialisés comme le bâtiment et les travaux publics, mais aussi des services à la personne, des services administratifs, du commerce de détail, etc. Dans ces activités, les emplois sont protégés de la compétition internationale. Ils peuvent en revanche être, entre eux, en vive compétition, ou ronronner, au contraire, dans des niches réglementaires. Mais en tant qu'ils fournissent des biens et services aux activités nomades, ils entrent indirectement dans la compétitivité des activités nomades implantées sur le territoire. Il se crée ainsi une dynamique d'interdépendance. Si dans un territoire comme la France, le nombre des emplois nomades diminue - et c'est le cas -, il se produit un déversement vers le secteur sédentaire, qui se fait plus nombreux...pour répondre à une demande nomade qui diminue. Qu'en résulte-t-il ? Soit une augmentation des inégalités entre les revenus des emplois nomades et ceux des emplois sédentaires, soit la chute d'une partie du secteur sédentaire dans le non emploi, ce que j'appelle les « hommes inutiles » - parce que devenus inutiles. Plus les sédentaires sont pauvres, plus ils fournissent des biens et services bon marché aux nomades, et plus les nomades sont compétitifs. Songez à l'Allemagne, qui accroit la compétitivité de ses nomades en créant dans le secteur sédentaire quantité de petits boulots très mal payés. On est donc dans une dynamique complexe, où l'on voit se dessiner ce que pourraient être les orientations d'une politique publique qui viserait à accroître le nombre des nomades et à « dynamiser » le secteur sédentaire pour qu'il accroisse la qualité des biens et services qu'il fournit aux nomades. Vous voyez que raisonner en termes de front arrière et d'articulation entre les deux est tout autre chose que se fonder sur la distinction entre industrie et services.

Avec l'un de mes étudiants, Philippe Focrain, nous avons fait une étude, sur la base des données de l'Insee. Une analyse économétrique précise nous a permis de distinguer entre emplois nomades et emplois sédentaires. Sur le fondement de l'idée très simple qui veut que les emplois nomades, servant une demande qui peut être éloignée, ont tendance à se regrouper dans des clusters pour bénéficier d'économies d'échelle - alors que les emplois sédentaires sont proches de leurs clients, donc beaucoup plus dispersés - on peut établir un coefficient de Gini de concentration géographique des emplois par rapport à leurs clients. C'est ainsi que l'on trouve, en France, 27 % d'emplois nomades, en diminution de 15 % sur trois ans, et 73 % d'emplois sédentaires. Parmi ces emplois nomades, la moitié sont d'ores et déjà des emplois de services : services aux entreprises, services financiers, call centers, et tourisme - car le tourisme est un service nomade, puisqu'un touriste peut choisir sa destination.

Quelle peut être, cela étant posé, une politique publique ? Quand on parle de soutien à l'industrie, on parle de soutien à l'emploi nomade. C'est là un pan des politiques publiques que l'on connaît bien ; on sait ce qu'il faut faire. Il faut que le territoire français et européen soit attirant pour les emplois nomades. Il faut, pour cela, créer des clusters, autour des grandes universités. Autrement dit, la vraie compétition se joue moins entre General Electric et Alstom qu'entre le Massachussetts Institute of Technology (MIT) et Orsay. Et pour l'instant, il n'y a pas photo : la pente va être difficile à remonter. Il faut faire d'Orsay un plateau attirant pour les doctorants - les PhD - du monde entier, sans se lamenter bêtement sur la fuite des cerveaux - un pays comme l'Inde ne se serait jamais développé si ses cerveaux n'avaient pas commencé par fuir en Californie avant de revenir au bercail. Pour que se créent sur le territoire européen des clusters d'innovation à la pointe de la révolution numérique, il faut attirer des cerveaux. Sinon, cela sera réservé aux Etats-Unis, où est née la révolution numérique, et à la Chine, qui mène une politique mercantiliste de fermeture de son marché et de développement de champions nationaux, seuls concurrents, aujourd'hui, des GAFA. Si l'on n'y prend garde, on prendra le chemin de l'éviction.

Il y a, bien sûr, d'autres exigences, parmi lesquelles la formation. On dit beaucoup que les offres d'emploi de l'industrie-services ne sont plus satisfaites par manque de formation. Il y a aussi, soit dit en passant, un énorme effort de formation à mener dans la fonction publique et le secteur sédentaire, sur les technologies numériques, pour que tout ce qui peut être automatisé le soit. Oui, cela créera des chômeurs, et c'est bien pourquoi il faut organiser la mobilité, avec son filet de sécurité et son accompagnement social. Nous verrons si Emmanuel Macron s'y attelle, après avoir déployé le volet libéral de sa politique.

Dans le secteur nomade, ne sommes-nous pas un peu naïfs ? C'est l'antienne sur l'Europe, « ventre mou de la globalisation » ? Là dessus, ma position est très claire : oui, nous sommes naïfs ! Les Chinois ont une politique clairement mercantiliste, qui vise à attirer chez eux les emplois nomades par les investissements direct étrangers et les joint-ventures pour maximiser les transferts. La Chine a déjà pris de l'avance dans certains domaines. Ses excédents commerciaux ayant été transformés en fonds souverains, les Chinois sont prêts à acheter n'importe quoi, ce qui peut être une menace ou une opportunité - j'y reviendrai. Mais leur politique reste mercantiliste. En face, on trouve le modèle américain des grandes firmes globales, qui mettent en compétition tous les territoires, dont l'Europe.

En Europe, nous pourrions être un peu plus mercantilistes - je laisse à part la question de la répartition des emplois nomades en son sein. Quand Airbus ou Boeing veut vendre un avion en Chine, il faut que 40 % de sa valeur ajoutée soit produite en Chine - le choix étant laissé de la nature de ces 40 %. Nous pourrions agir de même pour les marchés européens qui représentent encore le premier marché mondial, dans l'automobile ou l'aéronautique, en prévenant les firmes du monde entier que pour accéder au marché européen, qui représente 30 % du marché mondial, il faudra produire 30 % de la valeur ajoutée sur place. Mais sans en imposer la nature, à la différence des droits de douane, car il faut prendre en compte l'éclatement de la chaîne de valeur : décider, comme l'a fait M. Trump, de taxer les voitures finies pour localiser l'assemblage aux Etats-Unis n'a pas de sens. Car si l'assemblage se fait aux Etats-Unis mais que toutes les pièces viennent du Mexique, c'est un coup d'épée dans l'eau. Peut-être le contraire vaudrait-il mieux. Et ce n'est pas M. Trump, mais bien l'industrie automobile qui est le mieux à même de le savoir.

C'est pourquoi il est préférable de demander aux entreprises, en échange de l'accès à un marché qui représente 30 % du marché mondial, de produire 30 % de la valeur sur le territoire. Ce qui s'entend d'autant mieux si nos clusters sont là pour les accueillir. Si la Comac, l'entreprise aéronautique chinoise qui est en train de fabriquer un clone de l'A320 veut voir voler son avion en Europe, qu'elle vienne produire 30 % de la valeur à Toulouse ou à Hambourg. Ce n'est pas du protectionnisme, dont l'objectif est d'entraver les mouvements de biens et services, mais du mercantilisme, qui vise à attirer les investissements en disant : « venez investir près de votre marché final ». A condition, bien sûr, que l'on soit attrayants. Il ne s'agit pas de demander d'aller investir en Sicile, mais en Bavière. Au reste, par parenthèse, sur cette question interne, je ne vois pas trente-six solutions, sinon que les siciliens aillent travailler en Bavière et que les Bavarois achètent leur maison de vacance en Sicile. C'est comme cela que cela finira, il ne faut pas rêver, tant les différences de développement, en Europe, sont gigantesques - songez aux différences entre les Pays-Bas et la Bulgarie ! Cela se règlera par des mouvements internes de population, comme cela s'est fait aux Etats-Unis. Je referme la parenthèse...

Une politique européenne industrielle pourrait donc jouer de l'avantage que représente encore le marché intérieur européen, pour inciter les investissements étrangers à se localiser en Europe, en les accueillant comme ils s'attendent à l'être - nous avons, au reste, de bons atouts : l'Europe est attirante pour les cadres, et la localisation de ce genre d'emplois ne compte pas pour rien.

Cela passe par des négociations avec la Chine, car les firmes chinoises ne sont pas indépendantes du gouvernement chinois, et avec les Etats-Unis.

Telle est ma position, qui implique, évidemment, d'être sans états d'âme sur la robotisation. Plus il y en a, mieux cela vaut ! L'autre jour, sur France Culture, Benoît Hamon disait qu'il fallait taxer les robots parce qu'ils ne payent pas de charges sociales. Je n'ai rien entendu de plus idiot que cette proposition. On a deux fois moins de robots qu'en Allemagne, on en a moins qu'en Italie, et bientôt on en aura moins qu'en Chine !

Et je suis à fond pour la numérisation. J'ai vu, à la télévision, que dans une république Balte, tout ce qui est sécurité sociale, état civil a été informatisé : cela a diminué par deux le nombre de fonctionnaires et les gens sont contents. Si une ex-république soviétique peut le faire, pourquoi ne le pourrait-on pas ?

J'insiste aussi sur le fait qu'il faut raisonner en ayant à l'esprit les deux secteurs que j'évoquais. Prenons la question de la baisse des charges. En baissant, comme on le fait, les charges sur les bas salaires, on crée des emplois dans le secteur sédentaire. C'est mieux que rien, certes, mais si l'on baissait les charges sur les salaires intermédiaires, on créerait des emplois dans le secteur nomade. Or, dans un territoire, quand cent emplois nomades sont créés, plus de soixante emplois sédentaires suivent. Il faut, pour chaque politique horizontale, se poser la question en ces termes. Par exemple, diminuer autoritairement le temps de travail chez les nomades est d'une absurdité totale, car cela revient à diminuer leur nombre. Mais chez les sédentaires, une réduction du temps de travail, s'accompagnant d'une réduction des salaires pour de pas augmenter le coût des produits, est indifférente, voire bénéfique pour ceux qui sont dans les soutes du non emploi : on gagnera moins dans ces emplois, mais un plus grand nombre travaillera. Et cela n'a aucun impact sur la compétitivité des nomades. Raisonner avec ces concepts change un peu, comme vous le constatez, la façon de voir les choses.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Merci pour cette présentation un peu iconoclaste qui va, sans nul doute, susciter des réactions.

J'aimerais avoir votre sentiment sur ce que l'on a appelé le « marché du siècle », DCNS ayant été lauréat pour la construction de sous-marins en Australie. Or, cette construction se fera sur place, avec transfert de savoir-faire, comme cela s'est passé pour Thalès et pour d'autres. J'aimerais connaître votre point de vue sur le sujet.

Comment analysez-vous, par ailleurs, la logique des routes de la soie, aboutissement d'une politique extrêmement dynamique, pour ne pas dire agressive des Chinois, à laquelle vous avez fait allusion ? Comment cette émergence des routes de la soie doit-elle être prise en compte dans notre réflexion sur une stratégie industrielle ?

M. Pierre-Noël Giraud. - On ne peut pas tout à la fois demander à Bombardier, s'il remporte un appel d'offre de la SNCF, de venir fabriquer ses rames en France et refuser que DCNS, remportant un appel d'offre australien, aille construire ses sous-marins en Australie. Quand l'Inde demande à Dassault de fabriquer ses Rafale sur place, c'est évidemment, comme le font les Chinois, pour pomper le maximum de technologie. Ils vont donc nous rattraper, et demain, ils feront eux-mêmes leurs sous-marins et leurs Rafale. Mais d'une part, demain, nous ferons encore quelque chose de mieux, car on ne lèvera pas le pied, et d'autre part, c'est bien pourquoi nous devons imposer la réciprocité, que j'évoquais tout à l'heure, dans la localisation de la valeur ajoutée.

Quant aux routes de la soie, elles sont l'expression manifeste et magnifique du mercantilisme chinois. Dans mon livre L'homme inutile, qui vient de paraître en poche, je cite un texte de Colbert adressé à Louis XIV, auquel il entreprend d'expliquer la politique mercantiliste. Il s'agit d'attirer l'or dans le royaume, écrit-il. Remplacez ce mot d'or par celui d'emploi nomade, et vous aurez la politique de la Chine qui, à présent, entreprend de se projeter à l'extérieur. Je me demande si les grandes firmes chinoises vont se globaliser et se fondre dans le moule du capitalisme à l'anglo-saxonne, ou si la compétition aura lieu entre deux modèles, à l'instar de la compétition avec ce que l'on appelait le modèle japonais dans les années 80. Il y a un retour de l'idée qu'il existe des capitalismes, au pluriel. Le modèle de capitalisme chinois est, de fait, très spécifique. La route de la soie est vraiment une idée chinoise, qui a pour effet d'arrimer des territoires entiers dans les chaînes de valeur chinoises. Voyez ce qu'il se passe au Laos, c'est stupéfiant. Les Chinois y construisent même un TGV.

M. Jean-François Longeot. - Merci pour votre exposé qui m'a donné un éclairage nouveau. Ce que vous évoquez semble non seulement d'une logique implacable, mais assez facile à mettre en oeuvre. Pourquoi n'y arrive-t-on pas ? Pourquoi ne parvient-on pas à cette réciprocité dans l'exigence de localisation d'une part de la valeur ajoutée ? Vous avez également évoqué la question des cadres, qui me paraît importante. Certes, on sait que l'on a mené des politiques qui n'étaient pas des plus judicieuses, mais pourquoi n'arrive-t-on pas, aujourd'hui, à redresser la barre ?

Mme Michèle Vullien. - Qu'en est-il de la qualité ? On voit certaines entreprises ayant délocalisé des productions en Chine revenir travailler en France...

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Pouvez-vous aborder la question des filières industrielles, en partant de votre postulat, qui consiste à s'intéresser à la valeur ajoutée que les industriels peuvent créer sur le territoire européen ? Vous avez évoqué les clusters et la robotisation. Dans le secteur de la robotique, le retard que nous avons accumulé - par rapport à l'Allemagne ou à l'Italie - nous pose énormément de problèmes de compétitivité. Quelle politique mener en la matière ?

M. Pierre-Noël Giraud- Avant de répondre à ces questions, je voudrais corriger un oubli. Il existe un deuxième volet des politiques : il concerne, non pas les nomades, mais les sédentaires, c'est-à-dire les trois quarts de la population.

Ne pouvant contrôler les déplacements des nomades, vous devez faire en sorte de rendre le territoire attrayant à leurs yeux. Mais vous pouvez aller plus loin avec les sédentaires, notamment parce qu'ils n'iront pas ailleurs s'ils sont insatisfaits de ce que vous leur faites faire. La relocalisation consiste donc à rendre les biens et services sédentaires plus attrayants pour les nomades.

Si votre besoin final consiste à passer une bonne soirée avec quelques amis, vous pouvez les inviter chez vous pour manger une pizza surgelée en regardant une série Netflix ou les inviter au bar à vin de pays d'à côté, avant d'aller assister à un spectacle vivant. Dans un cas, vous avez satisfait votre besoin avec des biens essentiellement nomades, dont certains pourraient d'ailleurs être produits sur place ; dans l'autre, avec des biens sédentaires. Les deux peuvent se substituer si le besoin à satisfaire est suffisamment large. C'est le cas, par exemple, du besoin de mobilité urbaine.

Beaucoup est à faire dans ce domaine car cette dimension des politiques est clairement oubliée. Certes, il faut soutenir l'industrie et la science, comme tout le monde s'accorde à le dire, mais il faut aussi rendre les biens sédentaires plus attrayants ou moins chers. Ce sont 73 % des emplois qui en dépendent !

Pourquoi ne le fait-on pas ?

D'une part, l'idée d'un raisonnement en termes de « nomade » et « sédentaire » n'est pas si répandue que cela. On ne trouve pas de statistiques tenant compte de ces notions, alors même que nous avons montré que les nomades gagnent de plus en plus d'argent, l'écart entre leurs salaires bruts et ceux des sédentaires ne cessant de s'accroître, sans lien avec la qualification. Un important travail doit être mené pour trouver et mettre en valeur les bons indicateurs.

D'autre part, nous rencontrons un grave problème en Europe. Qui sortira gagnant dans la politique européenne ? L'Allemagne, bien sûr ! Quand les Chinois investissent dans le secteur de la robotique en Europe, ils vont en Bavière, pas dans le Massif central ! C'est là un aspect d'un problème plus large. Ainsi, pour traiter les très grandes inégalités de développement internes à l'Europe, l'alternative est la suivante : soit on déplace les emplois là où se trouvent les habitants, soit on déplace les habitants là où se trouvent les emplois. Je crains que la deuxième solution ne l'emporte, au détriment du capital humain européen.

L'Allemagne - 80 millions d'habitants, aujourd'hui, et un taux de fécondité de 1,4 enfant par femme - pourrait devenir dans un siècle une sorte de grand parc naturel, avec une population de 20 millions d'habitants, très écolo, alors même que l'Afrique comptera 4,5 milliards d'habitants. Tel est le monde vers lequel nous nous dirigeons en l'absence d'immigration !

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Le Japon, malgré un taux de natalité également faible, a choisi de stopper l'immigration et mise sur une robotisation maximale...

M. Pierre-Noël Giraud. - ... et l'allongement de la durée de vie.

Qu'en est-il des problématiques de qualité et de relocalisation ? Les globalisations sont une structure, non un phénomène. Désormais, nous avons dans le monde une économie globale, avec des emplois nomades circulant entre les territoires, et autant d'économies sédentaires qu'il y a de pays indépendants. À l'intérieur de cette structure, différentes phases se succèdent. Après une phase de globalisation libre-échangiste, nous nous situons aujourd'hui dans une phase plus mercantiliste, qui peut donner lieu à un ralentissement du commerce mondial ou à certaines relocalisations, liées à la robotisation. Mais cela ne change en rien la structure d'ensemble, c'est-à-dire le principe d'une compétition des territoires entre eux.

Oui, nous devons numériser autant que nous pouvons et, en la matière, nous ne devons pas nous contenter de nous comparer aux Allemands. La ligne de mire doit être dirigée sur les Chinois, les Coréens et, peut-être, les Japonais, pour les raisons que nous avons évoquées. À nouveau, le problème de la répartition des emplois de ce secteur en Europe est considérable et insuffisamment mis en avant. C'est précisément là où le raisonnement en termes de cluster est fondamental.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Avez-vous des contacts avec le Cercle de l'industrie ? Nous avons réellement besoin d'une pensée revigorée !

M. Pierre-Noël Giraud- J'entretiens d'excellents contacts avec la Fabrique de l'industrie, dirigée par Thierry Weil et Vincent Charlet. Par ailleurs, je vous suggère d'entendre Pierre Veltz, qui vient de publier La société hyper-industrielle.

M. Pascal Allizard, président. - Votre raisonnement reposant sur la valeur ajoutée me convient assez bien ; il ressemble étrangement aux accords de compensation que nous passions dans l'industrie, voilà une trentaine d'années.

M. Pierre-Noël Giraud- Ces accords constituaient une sorte de troc, alors qu'il est question, ici, de choisir les segments de valeur ajoutée que vous situez sur le territoire. De même, ma proposition n'a rien à voir avec un protectionnisme classique par les droits de douane. Il s'agit, non pas d'imposer aux firmes globales des lieux de production pour telle ou telle partie d'une chaîne qu'elles ont déjà optimisée, mais de les laisser optimiser cette chaîne, tout en travaillant à les attirer sur votre territoire pour qu'elles y développent les activités qui vous intéressent.

Je m'attendais à ce que l'on m'oppose l'argument de la complexité : ce serait une usine à gaz ! Mais cet argument ne tient pas. En plaçant une puce RFID sur chaque composant d'un bien manufacturé, on peut savoir où il a été fabriqué et la valeur ajoutée correspondante. Nous devons avoir un commerce en valeur ajoutée - dans un smartphone, la valeur ajoutée chinoise ne dépasse pas 3 % - et il est techniquement possible d'effectuer un contrôle du contenu en valeur ajoutée.

Cela nous renvoie à la question : pourquoi ne le fait-on pas ? C'est là une affaire d'hommes et de femmes politiques !

Mme Michèle Vullien. - Au-delà de la valeur ajoutée, ne faut-il pas aussi tenir compte du bilan carbone ?

M. Pierre-Noël Giraud- Je suis favorable à une politique européenne rigoureuse en termes de lutte contre les effets de serre et à la mise en place d'une taxe carbone aux frontières de l'Europe. De nouveau, les émissions de gaz, comme d'autres informations, d'ailleurs, peuvent fait l'objet d'un traçage par puce RFID.

La réunion est close à 11 h 35.