AVANT-PROPOS

Cette étude concerne le régime applicable à la répression du blasphème dans cinq États : l'Iran, l'Irlande, l'Italie, le Portugal et la Turquie, auxquels sont consacrées les monographies qui figurent ci-après.

Elle comprend également, outre une note de synthèse et une note sur le régime applicable en France, deux annexes : la première consacrée aux sources, et la seconde présentant une réflexion méthodologique sur les difficultés d'une approche comparative du régime applicable au blasphème.

Chacune des monographies figurant infra consacrées aux cinq États précités examine tout d'abord, pour le blasphème proprement dit :

- le contenu de l'infraction (objet de l'incrimination, existence de conditions spécifiques pour la caractériser) ;

- les modalités d'expression prohibées (supports, notamment nouveaux moyens d'information et de télécommunication) ;

- les religions et personnes protégées ;

- les moyens de défense ;

- et la portée de la répression des infractions (peines encourues, poursuites et peines prononcées).

S'agissant des infractions protégeant les croyants , ces monographies précisent si le législateur national a ajouté ou substitué d'autres formes de protection à celles concernant le blasphème (répression des injures, des insultes, de l'incitation à la haine ou à la violence, des discriminations et des atteintes illégales au libre exercice d'un culte) en signalant les éventuelles relations entre les premières et les secondes.

NOTE DE SYNTHÈSE : OBSERVATIONS TIRÉES DES LÉGISLATIONS ÉTRANGÈRES

L'analyse comparée conduit tout d'abord à une constatation d'ensemble : il existe un écart entre les textes en vigueur et la pratique ayant cours dans au moins trois des cinq pays considérés. En effet, sur les cinq législations observées :

- l'une contient des dispositions pénales qui criminalisent le blasphème et sont toujours applicables, sans que la recherche ait permis de connaître les modalités selon lesquelles elles sont concrètement mises en oeuvre (Iran) ;

- une autre contient des dispositions qui, sans plus condamner le blasphème en tant que tel, permettent d'incriminer « l'humiliation publique des valeurs religieuses » dès lors que celle-ci revêt un caractère intentionnel et s'avère susceptible de troubler la paix publique (Turquie) ;

- une troisième fait encore référence à une définition du blasphème et prévoit une amende administrative à l'encore de ses auteurs, cette disposition étant cependant tombée en désuétude (Italie) ;

- tel est également le cas des dispositions d'une quatrième loi qui sanctionne en principe le blasphème - comme le prévoit explicitement la Constitution -, mais que le juge refuse d'appliquer parce que le législateur n'a pas donné de définition de cette infraction (Irlande) ;

- enfin, si la dernière de ces législations, tout en ne faisant pas référence au blasphème, sanctionne l'« outrage public » fait à une personne « à raison d'une croyance religieuse », elle n'est, en pratique, pas appliquée au Portugal.

A. LA RÉPRESSION DU BLASPHÈME : PERMANENCE, TRANSFORMATION ET DÉSUÉTUDE

Le blasphème étant entendu comme « une atteinte commise à l'égard de croyances religieuses, des divinités ou des symboles religieux qui se matérialise par des paroles, des écrits ou toute autre forme d'expression, réprimée par un dispositif juridique (loi, règlement, jurisprudence) qui les assortit de sanctions » 1 ( * ) , on s'intéressera ici aux dispositions qui pénalisent les atteintes aux croyances religieuses, à l'exclusion de celles commises à l'égard des seuls croyants (injures, incitations à la haine, discriminations...) qui seront envisagées dans un second temps).

On examinera ici :

- le contenu de l'infraction ;

- les modalités d'expression prohibées ;

- les religions et personnes protégées ;

- les moyens de défense ;

- la portée de la répression ;

- et les éventuelles réformes intervenues.

1. Le contenu de l'infraction

On s'intéressera, d'une part, à l'objectif poursuivi par l'incrimination et, d'autre part, aux conditions posées pour que cette infraction soit caractérisée.

a) Quel est l'objectif poursuivi par l'incrimination ?

L'objectif poursuivi par les cinq législations est spécifique à chacun des pays considérés.

En Iran, la loi sanctionne le blasphème consistant en un : « [...] outrage envers les objets sacrés ou envers les prophètes ou envers les Imâms ou la fille du Prophète de l'Islam [...] », il s'ensuit que sont protégés : les vérités sacrées (dogmes, énoncés religieux, vérités absolues de la religion), les objets du culte et les symboles religieux.

La Constitution irlandaise de 1937 modifiée dispose que « [ l ] a publication ou l'expression de contenus blasphématoires, séditieux ou indécents constitue une infraction punie conformément à la loi ». Cependant, la Cour Suprême a refusé de faire droit à une demande de poursuite, considérant que le législateur, seul compétent pour définir les crimes, n'avait pas donné de définition de l'infraction de blasphème.

L'article 724 du Code pénal italien contient un article punissant « quiconque blasphème publiquement, par des invectives ou des paroles outrageantes contre la divinité ».

Enfin, deux législations rapprochent de l'incrimination de blasphème des dispositions qui pénalisent l'offense faite à une personne (et non pas, à strictement parler, à la divinité), parce que cette offense est susceptible de « troubler l'ordre public ». Il s'agit :

- du Portugal, d'une part, dont le code pénal punit « celui qui, publiquement, offense une autre personne ou se moque d'elle en raison de sa croyance ou de sa fonction religieuse, d'une manière susceptible de perturber la paix publique [...] » , disposition - non appliquée - qui figure parmi les « crimes contre la vie en société » dans le code pénal ;

- et de la Turquie, où le code pénal sanctionne : « [...] quiconque humilie publiquement les valeurs religieuses dont une partie de la population se revendique, à condition que cet acte soit susceptible de troubler la paix publique » , disposition - appliquée en diverses occasions - relevant des « crimes contre la paix publique » définis par le code pénal afin de protéger les prophètes, les lieux de culte, les jours et les objets sacrés des religions ainsi que les règles qu'elles imposent.

b) Le texte précise-t-il des conditions spécifiques pour caractériser l'infraction ?

Quatre conditions spécifiques rapprochent, à des degrés divers, certaines de ces cinq législations : la gravité, l'intentionnalité, la publicité et la menace pour la paix publique.

S'agissant de la gravité, on observe qu'en Italie, jusqu'aux années 1980, la jurisprudence avait retenu la nécessité de prononcer des invectives ou des paroles outrageantes d'une certaine gravité pour qualifier un acte de blasphématoire.

Le caractère intentionnel constitue une nécessité pour qu'un acte puisse être sanctionné :

- en Iran, puisque « Lorsque l'auteur présumé de l'outrage [...] prétend que ses propos étaient prononcés par violence, par négligence, par erreur, en état d'ivresse, en colère ou sans avoir porté attention à la portée de ses propos ou que les propos sont rapportés par une autre personne, cette incrimination ne peut plus lui être imputée » ;

- en Irlande, où la loi le prévoit expressément ;

- et en Turquie, où la condition relative au caractère intentionnel de l'acte a pour effet de faire sortir les travaux scientifiques du champ d'application des sanctions afférentes à « l'humiliation publique des valeurs religieuses ».

Des conditions tenant au caractère public de l'outrage et à la menace pour la paix publique existent aussi bien au Portugal qu'en Turquie.

2. Les modalités d'expression prohibées

Les supports visés par la législation, les nouveaux moyens d'information et de communication ainsi que le régime applicable aux propos oraux retiendront ici l'attention.

a) Quels sont les supports visés par la législation ?

Aucune des législations étudiées ne fait référence à un support plutôt qu'à un autre.

b) Les nouveaux moyens d'information et de communication sont-ils visés ?

Il s'avère que, selon la doctrine, les nouveaux moyens d'information et de communication sont concernés dans au moins quatre des cinq pays considérés puisqu'en Italie, aucune interprétation jurisprudentielle n'a « actualisé » le régime en précisant la situation des nouveaux moyens d'information et de communication.

c) Les propos (oraux) sont-ils réprimés ?

Supposent un caractère public des propos oraux : les législations d'Iran, d'Irlande et du Portugal (pour l'offense à une personne dans ce dernier cas).

En Italie, la jurisprudence ne réprimait pas, par le passé, les comportements « non verbaux (dessins...) » qui n'étaient pas accompagnés de jurons ou de propos outrageants.

Au Portugal, la législation ne précise pas les modalités d'expression de l'outrage.

En Turquie, les propos tenus oralement sont réprimés comme ceux tenus par d'autres moyens.

3. Les religions et personnes protégées

Les cinq exemples étudiés correspondent à deux cas de figure.

Le premier concerne l'Iran où, outre la religion d'État, quatre minorités religieuses sont reconnues dont les prophètes et les saints sont aussi protégés, si et seulement s'ils sont aussi considérés comme saints par la religion d'État, les personnes non-croyantes n'étant pas protégées.

Le second cas - protection applicable à toutes les religions sans distinction - concerne :

- l'Irlande, où il ne s'applique cependant pas aux sectes ;

- l'Italie, où la Cour constitutionnelle a jugé que les sanctions prévues par le code pénal - qui ne sont plus appliquées - avaient vocation à protéger toutes les religions ;

- la Turquie ;

- et le Portugal, où certains auteurs estiment, de surcroît, que l'athéisme pourrait être protégé au même titre que les autres croyances.

4. Moyens de défense

Les lois irlandaise et italienne ne mentionnent pas de moyens de défense particuliers.

Le droit iranien fait référence à plusieurs moyens de défense qui ont pour effet de diminuer le quantum de la peine applicable si l'intéressé prouve que « ses propos étaient prononcés par violence, par négligence, par erreur, en état d'ivresse, en colère ou sans avoir porté attention à la portée de ses propos ou que les propos sont rapportés par une autre personne ».

Au Portugal, la loi ne prévoit pas de moyens de défense, mais la Constitution permet d'invoquer tant la liberté religieuse que la liberté de création culturelle.

La loi turque permet d'invoquer :

- d'une part, le fait que « toute personne raisonnable trouverait une réelle valeur littéraire, artistique, politique, scientifique ou académique dans l'objet auquel l'infraction se rapporte ».

- d'autre part, les libertés protégées par la Constitution (notamment les libertés de communication, de religion et de conscience, de penser et d'opinion, d'expression et de propagation de la pensée, de presse et de publication) et les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme ;

- et enfin le fait que « l'expression de la pensée pour but de critique et qui ne dépasse pas les limites d'informer ne constitue pas une infraction », la Cour de Cassation turque ayant jugé que l'exercice du droit d'informer, de critiquer et de commenter peut être invoqué lorque l'information présente un caractère réel et actuel, qu'il existe un intérêt du public à sa diffusion, qu'un lien intellectuel est établi entre le sujet et les modalités de diffusion en l'absence d'expressions humiliantes.

5. Répression des infractions

On considèrera les peines encourues, les poursuites mises en oeuvre et enfin les peines prononcées.

a) Les peines encourues

En Iran, la peine encourue est :

- en cas d'outrage entraînant l'apostasie : la peine de mort ;

- en cas d'outrage n'entraînant pas l'apostasie : de un à cinq ans d'emprisonnement ;

- en cas d'outrage n'entraînant pas l'apostasie et si les propos ont prononcés « par violence, par négligence, par erreur, en état d'ivresse, en colère ou sans avoir porté attention à la portée de ses propos ou que les propos sont rapportés par une autre personne » : au plus 74 coups de fouet.

En Irlande, la peine encourue serait une amende d'au plus 25 000 euros si les dispositions étaient appliquées.

En Italie, le blasphème constitue une infraction administrative qui pourrait être punie d'une amende d'un montant compris entre 51 et 309 euros, mais n'est pas davantage appliquée.

Le blasphème en tant que tel n'étant pas puni au Portugal, l'infraction qui s'en rapprocherait le plus, à savoir « l'outrage à raison d'une croyance religieuse » pourrait être sanctionnée d'un an d'emprisonnement ou de 120 jours-amende, la valeur de ceux-ci se situant dans une fourchette de 5 à 500 euros par jour.

En Turquie, l'« humiliation publique des valeurs religieuses » est passible :

- d'une amende ;

- du remboursement total du dommage subi par la victime ou par le public ;

- de l'obligation, pour une durée de deux ans au minimum, de fréquenter un centre d'éducation destiné à l'apprentissage d'un métier ou d'un art ;

- de l'interdiction, pour une durée allant de la moitié au double de la peine encourue, de voyager ou d'exercer certaines activités ;

- du retrait des permis, y compris le permis de conduire, et de l'interdiction d'exercer une profession ou un art, pour une durée allant de la moitié au double de la peine encourue, dans le cas où l'acte a été commis dans le cadre d'un abus de pouvoir ou de droit ou par manque de diligence et de précautions nécessaires ;

- et enfin de l'emploi volontaire, pour une durée allant de la moitié au double de la peine encourue, dans un travail d'intérêt général.

b) Les poursuites

En Iran, l'absence de publication des décisions n'a pas permis de connaître la pratique en vigueur.

En Italie, le blasphème ne fait l'objet ni de poursuites pénales, ni de sanctions administratives.

Au Portugal, l'« outrage à raison d'une croyance religieuse » ne fait, en pratique, par l'objet de poursuites.

En Turquie, l'enquête sur les faits d'« humiliation publique des valeurs religieuses » est à la discrétion du parquet qui a diligenté diverses procédures encore en cours.

c) Les peines prononcées

Faute de données, on ne peut préciser ni le nombre ni l'ampleur des sanctions prononcées en Iran.

L'incrimination du blasphème est tombée en désuétude en Irlande et en Italie.

Au Portugal, l'« outrage à raison d'une croyance religieuse » est aussi inappliqué.

En Turquie, plusieurs poursuites ont été engagées à l'encontre d'un écrivain, d'un musicien, d'un linguiste et de deux chroniqueurs suscitant un débat sur l'interprétation des dispositions du code pénal relatives à l'« humiliation publique des valeurs religieuses ».

6. Réformes

En ce qui concerne les réformes intervenues récemment, il s'avère :

- qu'en Iran, aux termes d'une loi adoptée en 2013, une double extension a été opérée concernant :

- d'une part la notion d'« outrage », ce qui a pour effet d'accroître le nombre des faits potentiellement passibles de la peine de mort ;

- et, d'autre part, la portée de l'excuse résultant des moyens de défense précités (violence, négligence, erreur, état d'ivresse, colère, défaut d'attention à la portée des propos, propos rapportés par une autre personne) ;

- qu'en Irlande, plusieurs campagnes ont été lancées depuis 2009 pour l'abrogation de la disposition de la Constitution irlandaise sur le blasphème, une commission ayant recommandé cette abrogation qui suppose l'organisation d'un référendum.

B. LES INFRACTIONS DESTINÉES À PROTÉGER LES INFRACTIONS DESTINÉES À PROTÉGER LES CROYANTS

On distinguera :

- les injures et les insultes ;

- les discriminations ;

- et les atteintes illégales au libre exercice d'un culte.

1. Injures et insultes

En Iran, il n'existe pas de texte spécial prévoyant la sanction d'actes commis à l'égard des croyants (injures, insultes), les dispositions pénales de droit commun s'appliquant dans ces divers cas.

Des dispositions spécifiques sont en vigueur, en revanche :

- en Irlande, où l'incitation à la haine à l'encontre d'une religion est punie d'une peine d'emprisonnement d'au plus deux ans, cette disposition n'ayant pas été appliquée ;

- en Italie, où les injures prononcées à l'encontre de quiconque professe une confession religieuse sont sanctionnées d'une amende d'au plus 6 000 euros.

- au Portugal, où le code pénal réprime d'une peine de six mois à cinq ans d'emprisonnement quiconque provoque des actes de violence contre des personnes ou des groupes de personnes en raison de leur religion, les peines applicables aux actes de diffamation étant, de surcroît, aggravées lorsque ceux-ci sont commis à l'encontre du ministre d'un culte religieux dans l'exercice ou à raison de ses fonctions.

En Turquie :

- l'incitation publique à la haine à l'encontre d'une partie de la population du fait de ses caractéristiques religieuses est punie d'une peine d'emprisonnement de un à trois ans si l'acte en question « crée un danger clair et proche pour la sûreté publique » ;

- la diffamation d'une personne, soit à raison de ses convictions - qu'elles soient religieuses ou non -, soit parce qu'elle suit les prescriptions et les interdits de sa religion, est punie d'un an d'emprisonnement au minimum.

2. Discriminations

En Iran, les dispositions pénales de droit commun s'appliquent au cas de discrimination des croyants.

Le code pénal portugais punit de un à huit ans d'emprisonnement quiconque crée, participe ou prête son concours à une organisation qui incite à la discrimination ou à la violence contre une personne à raison de sa religion.

Le code pénal turc sanctionne :

- de six mois à un an de prison quiconque s'en prend, pour l'humilier publiquement, à une partie de la population à raison de sa religion ;

- de un à trois ans d'emprisonnement la discrimination résultant de la haine fondée sur la différence de religion, de confession, ou de conviction philosophique.

3. Atteintes illégales au libre exercice d'un culte

En Iran, si la Constitution prévoit la liberté de culte pour les religions reconnues, la loi ne réprime pas les atteintes illégales au libre exercice de ces religions.

En Italie, le trouble à l'exercice d'un culte d'une confession religieuse est puni d'une peine d'emprisonnement d'au plus trois ans.

La législation du Portugal sanctionne, dès lors qu'elles sont « susceptible[s] de perturber la paix publique » :

- la profanation d'un lieu de culte par un an d'emprisonnement ou au plus 120 jours-amende ;

- la destruction d'un lieu de culte par au plus cinq ans d'emprisonnement et au plus 600 jours-amende.

La législation portugaise sanctionne également d'au plus un an d'emprisonnement ou de 120 jours-amende quiconque :

- « au moyen de violence ou de menace grave, empêche ou perturbe l'exercice légitime du culte religieux » ;

- vilipende publiquement un acte de culte religieux ou s'en moque.

Le code pénal turc punit quant à lui de un à quatre ans d'emprisonnement la dégradation ou la destruction de lieux de culte, et de un à trois ans le fait d'empêcher l'exercice des libertés de croyance, de pensée et de conviction.


* 1 Sur l'origine de cette définition on renvoie le lecteur aux développements figurant p. 20 infra .

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