2. La difficile traduction dans la nomenclature budgétaire du positionnement des juridictions judiciaires au sein des institutions

La question du positionnement institutionnel de la justice judiciaire dont l'indépendance est consacrée par l'article 64 de la Constitution mérite également d'être prise en compte.

La nouvelle maquette budgétaire n'a pas laissé les acteurs de l'institution judiciaire indifférents et des positions divergentes au sein de la magistrature se sont exprimées.

Certains magistrats ont en effet estimé que l'architecture budgétaire était susceptible d' affaiblir l'autorité judiciaire . L'Union syndicale des magistrats (USM), en particulier, a demandé un rattachement du programme justice judiciaire à la mission « Conseil et contrôle de l'Etat », estimant que « l'indépendance de la justice passe par son indépendance financière » 11 ( * ) .

M. Christian Rudloff, membre de Force ouvrière magistrat, a fait valoir à votre rapporteur pour avis que le rattachement des juridictions judiciaires à une mission relevant d'un ministre du gouvernement n'était pas compatible avec l'autonomie dont doit disposer la justice. Il a cité à l'appui de sa position les travaux du Conseil consultatif des juges européens qui suggère notamment de donner à « l'organe indépendant préconisé pour la gestion du corps ou à la Cour suprême de l'Etat un rôle de coordination dans la préparation des demandes financières des tribunaux et d'en faire l'interlocuteur direct du Parlement » 12 ( * ) .

La Conférence nationale des premiers présidents de cours d'appel, dans une délibération du 2 juin 2005, a jugé la nomenclature budgétaire inadaptée à la justice judiciaire, estimant que le regroupement au sein du même programme justice judiciaire des activités des magistrats du siège et des magistrats du parquet n'apportait pas une garantie suffisante à « l'indépendance constitutionnellement affirmée de l'autorité judiciaire ».

Les représentants des premiers présidents entendus par votre rapporteur pour avis le 3 novembre dernier ont en particulier fait valoir les inconvénients soulevés par le co-ordonnancement au sein des cours d'appel qui oblige les chefs de cour d'appel à s'entendre sur la base du « plus petit dénominateur commun ». D'une part, ils considèrent que la dyarchie au sein des cours d'appel est contraire à la liberté de décision de chaque chef de cour et fragilise son indépendance. D'autre part, ils estiment que celle-ci ne permet pas d'identifier précisément les responsabilités de chaque gestionnaire.

Telle sont les raisons pour lesquelles, les premiers présidents de cours d'appel ainsi que le premier président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet, souhaiteraient un dédoublement du programme justice judiciaire en deux programmes distincts, l'un dédié aux moyens du siège dont le responsable serait le premier président de la Cour de cassation, l'autre consacré aux moyens du parquet dont le responsable serait le directeur des services judiciaires.

La Conférence nationale des procureurs généraux a formulé l'opinion contraire dans une délibération du 8 juin 2005, considérant que « l'autorité judiciaire participe en effet toute entière à la mission qui lui est dévolue, celle de garantir la liberté individuelle et de rendre la justice dans le domaine de compétence qui est le sien, quel que soit le stade du processus où l'un de ses membres, magistrats du parquet ou magistrats du siège, intervient ».

La gestion commune des frais de justice au sein du même programme,
un point de crispation entre le siège et le parquet

Le point de vue de la Conférence nationale des premiers présidents

L'ordonnancement conjoint des dépenses du programme justice judiciaire par le premier président et le procureur général de chaque cour d'appel est de nature à remettre en cause l'indépendance des juges. « Ainsi, du fait de la gestion des frais de justice placée sous la double responsabilité du siège et du parquet, les juges pourront voir leurs capacités d'investigation conditionnées par les décisions du parquet, autorité de poursuite . » ( extrait de la délibération du 2 juin 2005 )

Le point de vue de la Conférence nationale des procureurs généraux

« Le premier président, ordonnateur, par hypothèse, des dépenses relatives à l'activité de jugement, ne saurait en aucune manière intervenir dans la décision juridictionnelle d'un magistrat du siège qui serait source de dépenses en matière de frais de justice, pas plus d'ailleurs que ne pourrait évidemment le faire le procureur général. » 13 ( * ) ( extrait de la délibération du 8 juin 2005)

Le garde des sceaux a pour sa part indiqué devant votre commission le 20 juin dernier que l'ensemble des juridictions judiciaires avait vocation à demeurer rattachées au budget du ministère de la justice, une autre solution risquant de provoquer un démembrement de la justice 14 ( * ) .

Le ministère de la justice a également indiqué dans ses réponses au questionnaire budgétaire que « le regroupement des moyens des juridictions dans un programme au sein de la mission « Justice » n'est pas de nature à remettre en cause leur indépendance d'esprit, de parole ou d'action ».

Les juridictions judiciaires n'ont pas à craindre d'être placées sous l'égide du ministère de la justice. Il n'en demeure pas moins que les préoccupations des magistrats de l'ordre judiciaire sont compréhensibles. La garantie de l'indépendance de l'autorité judiciaire ne saurait en effet être fragilisée.

Certes, la co-gestion des cours d'appel par le premier président et le procureur général est source de lourdeurs et de complexité et impose des compromis permanents entre le siège et le parquet.

Toutefois, un dédoublement du programme justice judiciaire pour isoler l'activité purement juridictionnelle de l'activité relevant du parquet ne semble pas pouvoir être mis en oeuvre .

En effet, la justice est une co-production entre le siège et le parquet et doit le demeurer . Une bonne allocation des moyens entre le siège et le parquet au sein d'un même programme semble possible, à condition que les chefs de cours dialoguent suffisamment . Il paraît difficilement concevable de morceler l'activité des juridictions judiciaires qui résulte d'un ensemble cohérent d'actions étroitement imbriquées.

De plus, le projet de loi de finances pour 2006 ne saurait être le bon support pour trancher les principes essentiels de l'organisation judiciaire et plus particulièrement la question des relations siège-parquet qui relève de la loi en vertu des articles 34 et 64 de la Constitution. Il n'appartient pas à la nomenclature budgétaire de préjuger de l'issue d'un débat institutionnel de nature législative .

Enfin, une autonomisation des enveloppes allouées au siège et au parquet pourrait se révéler contraire aux principes essentiels de la modernisation de la gestion des finances publiques définis par la LOLF. D'une part, elle est susceptible d'engendrer d'inextricables difficultés peu propices à une saine gestion des deniers publics s'agissant de la gestion des nombreux services communs au siège et au parquet. D'autre part, comme l'a fait valoir le garde des sceaux au cours du débat de contrôle budgétaire organisé au Sénat le 10 novembre dernier sur le rapport d'information sur la mise en oeuvre de la LOLF dans la justice judiciaire de notre collègue Roland du Luart 15 ( * ) , la réduction de la taille des budgets opérationnels de programme constitués notamment dans le ressort des cours d'appel limiterait les possibilités de fongibilité des crédits 16 ( * ) .

* 11 Communiqué de presse diffusé le 17 mai 2005.

* 12 Les travaux du Conseil consultatif des juges européens sont synthétisés dans le bulletin d'information de la Cour de cassation - n° 628 - 1 er novembre 2005 - pages 19 et suivantes.

* 13 Délibération précitée.

* 14 Voir le bulletin des commissions n° 30 (Sénat, session 2004-2005), page 5767 - Audition du garde des sceaux devant votre commission des lois.

* 15 « La LOLF dans la justice : indépendance de l'autorité judiciaire et culture de gestion » - Rapport d'information au nom de la commission des finances n° 478 (Sénat, 2004-2005).

* 16 Compte rendu intégral - Sénat - Séance du 10 novembre 2005, page 7020.

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