II. LA NÉCESSAIRE REFONDATION DE LA POLITIQUE DE LA VILLE

Depuis trente ans, la politique de la ville a changé plusieurs fois de méthodes, d'outils, et son bilan est, au mieux, en « demi-teinte » : des situations locales se sont améliorées, des personnes ont été aidées, mais les problèmes demeurent et, pire, la tendance n'a pas été inversée et il n'y a pas eu de rattrapage. Le rapport de l'Onzus démontre que les territoires identifiés il y a dix, vingt ou trente ans concentrent encore les problèmes sociaux et que les différents territoires de la ville se spécialisent et se distinguent, en s'écartant toujours davantage pour ce qui est de la richesse de leurs habitants 104 ( * ) .

Or, entre la mobilisation « pour en finir avec les grands ensembles » 105 ( * ) et les annonces répétées d'un « plan Marshall pour les banlieues », l'État et les collectivités territoriales ont investi des sommes importantes pour désenclaver les quartiers difficiles, les rénover, y implanter de l'activité, y maintenir des services publics de qualité - et les gouvernements ont communiqué sur les « dépenses massives » réalisées dans les quartiers difficiles. Dans ces conditions, la politique de la ville est souvent perçue comme un échec : elle a beaucoup promis et peu tenu.

Si la politique de la ville a joué un rôle utile de « filet social » indispensable, elle n'a pas suffisamment mobilisé le droit commun des politiques publiques et elle a multiplié les dispositifs au point d'apparaître aujourd'hui comme un agrégat incohérent d'interventions .

Il est grand temps de redéfinir les politiques publiques en direction des territoires urbains « en crise » . Cette redéfinition exige une mobilisation politique de premier ordre et un débat national d'importance. Dans cette perspective, l'expérience acquise depuis trente ans indique quelles sont les grandes questions auxquelles le débat devra répondre, mais aussi dans quelle direction poursuivre l'action dès 2012 pour que cette année décisive pour notre pays ne soit pas perdue pour les quartiers populaires.

A. L'EXPÉRIENCE ACQUISE DEPUIS 30 ANS DANS LA GESTION DES TERRITOIRES URBAINS EN CRISE INDIQUE LES GRANDES PISTES POUR REFONDER LA POLITIQUE DE LA VILLE

A la lumière des trois décennies de politiques publiques spécifiques aux « banlieues difficiles », votre rapporteur pour avis estime que le temps est venu d'affirmer que ces politiques publiques doivent être pérennes plutôt que relever de « plans » successifs et jamais achevés, mais que l'heure est aussi à des choix courageux sur la définition et l'articulation des principaux outils de ces politiques publiques : la géographie prioritaire, la péréquation, le contrat et la gouvernance.

1. Affirmer que les problèmes posés par les territoires pauvres appellent une politique publique pérenne, plutôt que des « plans banlieues » toujours recommencés

Votre rapporteur pour avis croit le moment venu pour les pouvoirs publics d'affirmer clairement que la concentration des problèmes sociaux dans des espaces urbains résulte d'un mécanisme pérenne, qui appelle une mobilisation elle aussi pérenne plutôt qu'un énième plan qui prétendrait « casser le ghetto » 106 ( * ) . La politique de la ville a trop souvent été présentée comme une politique « à durée déterminée 107 ( * ) », comme si elle devait s'éteindre une fois le plan de rénovation (ou le contrat urbain de cohésion sociale) achevé . Or, non seulement ses moyens ne sont pas à hauteur de ses ambitions, mais, surtout, la tâche est sans cesse à recommencer dès lors que d'autres territoires « en crise » apparaissent, et qu'à l'intérieur même des quartiers prioritaires, la mobilité des populations est élevée, et le renouvellement se fait souvent par l'accueil de populations toujours aussi pauvres, voire davantage.

En fait, de même que les pouvoirs publics conduisent une politique publique en direction de la jeunesse, il est temps de définir une politique publique pérenne en direction des territoires de la ville en difficulté . Les « problèmes de banlieue » ne tiennent pas aux territoires sur lesquels ils se manifestent - ils sont pour beaucoup le signe et la conséquence de mécanismes liés au travail, au logement, à la sociabilité, à la citoyenneté, qui se concentrent de manière aiguë sur certains territoires. Cette prise de conscience ne signifie pas que les politiques publiques doivent renoncer à toute focalisation sur les quartiers, mais plutôt que le « rattrapage » et les actions correctrices concernent surtout les politiques ordinaires (du logement, de la jeunesse, de l'emploi...) et que la permanence de « problèmes de banlieue » est plutôt le signe de l'échec des politiques publiques ordinaires que celui de l'intervention spécifique au titre de la « politique de la ville ». Ce changement de perspective est essentiel, parce qu'il sort la politique de la ville de sa mission impossible consistant à réparer sans moyens adéquats (matériels mais aussi organisationnels) les dégâts de politiques publiques bien plus puissantes, au prix d'un découragement palpable de professionnels et d'une forme de disqualification supplémentaire des territoires concernés (ces quartiers qui continuent de dériver alors que l'État y investit massivement).

2. Articuler plus courageusement la géographie prioritaire, la péréquation et les projets de développement territorial

Depuis ses origines, la politique de la ville assemble, non sans contradictions, des interventions répondant à une logique de « discrimination positive territoriale » consistant à « donner plus à ceux qui ont moins » 108 ( * ) et une logique de projet, consistant à mobiliser les institutions sur des objectifs explicites et partagés, pour qu'elles entendent les habitants et coordonnent leurs interventions sur les territoires concernés.

Le registre de la « discrimination positive territoriale » a donné lieu à la définition d'une géographie prioritaire , pour délimiter les territoires « qui ont moins » et identifier les territoires de la politique de la ville. Définissant les territoires de la péréquation 109 ( * ) et apparue, pour les mécanismes spécifiques à la politique de la ville avec le Pacte de relance pour la ville (1996), cette logique de zonage paraît incontournable mais également très insuffisante . D'abord, l'État s'est épuisé à définir « la bonne géographie » à partir d'indicateurs incontestables et à la négocier localement , avec pour résultat une dilution évidente de l'intervention réputée focalisée . Ensuite, il est évident qu'il faut tenir compte de la diversité des situations : une commune qui compte un dixième de son territoire en zone urbaine sensible, n'est pas dans la situation de celle qui est en ZUS pour la majeure partie , de la même manière que la situation d'une ville pauvre au sein d'une intercommunalité riche et bénéficiant d'une péréquation horizontale n'est pas la même que celle d'une ville pauvre isolée, ou au sein d'une intercommunalité au sein de laquelle la solidarité intercommunale n'est pas mise en oeuvre.

Le registre du projet , quant à lui, fait du contrat l'outil naturel de la politique de la ville , depuis ses origines. Le contrat ouvre un espace de négociation, d'action et d'évaluation, dans un cadre temporel et géographique défini. Les acteurs y dressent un diagnostic commun, y définissent des objectifs et des moyens qu'ils s'engagent à mettre en oeuvre. Le contrat a le grand avantage de s'adapter au contexte local, pour définir le territoire de l'intervention, ses priorités et ses méthodes, mais aussi pour mobiliser un grand nombre d'opérateurs et les inciter à adapter leur intervention, dans un cadre au moins coordonné. Cependant, cette méthode est vite apparue comme illusoire et les contrats de la politique de la ville ont été rattrapés par la dure réalité des faits : faute de contenir de réelles obligations pour les cocontractants et, surtout, faute de prise sur les politiques publiques ordinaires, ils ont vite été marginalisés et regardés comme de simples catalogues d'intentions.

L'État, du reste, a montré l'exemple du discrédit contractuel, en privilégiant avec constance d'autres méthodes d'intervention : le zonage, d'abord, et plus récemment l'appel à projet.

Votre rapporteur pour avis tient à apporter les éléments suivants au débat qui devra avoir lieu pour redéfinir les politiques publiques dans les territoires urbains en crise :


• La réforme de la géographie prioritaire, longtemps annoncée et toujours repoussée, est indissociable d'une réforme de la politique de la ville dans son ensemble visant à impliquer les politiques « ordinaires » plutôt qu'à spécialiser toujours plus une intervention dénuée de moyens. L'État, qui dispose des instruments de l'observation nationale, est le seul à pouvoir proposer un classement des territoires sur la base d'indicateurs statistiques. Parmi les nombreux critères qui peuvent être retenus dans l'indicateur synthétique des difficultés, cinq paraissent déterminants : le taux d'emploi de la population en âge de travailler ; le retard scolaire en classe de sixième ; la part des 16/25 ans non actifs et non scolarisés ; la part des logements sociaux dans les résidences principales ; la proportion de la population vivant dans un ménage à bas revenu. Ce classement paraît indispensable pour identifier les territoires les plus en difficultés 110 ( * ) , même si une marge d'appréciation doit être laissée pour y inscrire certains quartiers en difficulté qui n'y apparaitraient pas. Ensuite, cette géographie prioritaire doit servir aux politiques de droit commun autant sinon davantage qu'à la politique de la ville elle-même : l'objectif est moins de définir des actions spécifiques aux territoires, que d'aider à leur gestion par des moyens ordinaires supplémentaires, par un effort de péréquation.


La refonte des politiques publiques vis-à-vis des territoires pauvres passe par la redéfinition de l'outil contractuel. Les contrats actuels ne mobilisent pas suffisamment les politiques de droit commun, qui sont les vrais leviers de la requalification des territoires , ni les acteurs locaux, pas plus qu'ils ne constituent de cadre d'action clair pour les associations qui reçoivent des financements au titre de la politique de la ville. L'essentiel de l'action se déroule « sous couvert » du contrat mais celui-ci a si peu de prise sur l'action, qu'il est plus juste de dire que l'action se déroule « à côté » du contrat. Qui plus est, les formules contractuelles se sont démultipliées, ce qui ruine tout espoir de convergence de l'action et d'efficacité. Dans ces conditions, un consensus paraît se faire jour pour un contrat unique, d'échelle communale ou intercommunale, puisque le maire est le pilote naturel de la politique de la ville . Mais ce contrat unique doit d'abord servir à mobiliser les politiques publiques ordinaires, pour qu'elles atteignent leurs objectifs dans les territoires en difficulté -par plus de moyens, ou encore par des méthodes adaptées.

3. Redéfinir la gouvernance des politiques publiques en direction des territoires « en crise »

L'expérience de trois décennies de politique de la ville enseigne enfin que, si la requalification de territoires urbains demande des moyens supplémentaires, l'exercice partenarial des politiques publiques améliore leur efficacité et fait trouver des solutions novatrices à certains des problèmes sur les territoires visés. C'est la fonction de « laboratoire » longtemps reconnue à l'intervention dans les quartiers prioritaires, qui est à l'origine de nombreuses innovations méthodologiques.

Cette fonction requiert que le partenariat soit organisé localement, à travers la contractualisation, mais également à travers la mobilisation des services de l'État - agences comprises -  autour du préfet, véritable ensemblier du partenariat avec le maire. Cependant, ici encore, l'exercice transversal des politiques publiques ne doit pas se limiter à l'échelle du quartier en difficulté : les expériences réalisées dans le « laboratoire » sont d'autant plus utiles qu'elles comportent des enseignements pour l'ensemble de l'intervention publique. A l'échelon central, l'attache du ministère de la ville au Premier ministre est propice à la transversalité et à la prise en compte, par chaque politique sectorielle, de la nécessité d'adapter son intervention dans les territoires pauvres. Ne faut-il pas aller plus loin, en rapprochant davantage en particulier les trois agences concernées, à savoir l'ANRU, l'ACSé, et l'ANAH ? N'y a-t-il pas, en particulier pour certains quartiers où la situation est très difficile, un risque de « déresponsabilisation » de l'État ?


* 104 De même que l'écart de richesse se creuse au sein de la population, les territoires de la ville deviennent plus hétérogènes : entre 1984 et 2002, par exemple, le revenu des ménages a progressé de 36 % à Paris, de 32 % dans les Hauts-de-Seine, mais il a reculé de 2 % en Seine-Saint-Denis (et de 15 % à Aubervilliers).

* 105 Discours prononcé à Bron par François Mitterrand, le 4 décembre 1990, dans lequel il annonce la création d'un ministère de la ville.

* 106 Expression utilisée par le Premier ministre et par M. Borloo en 2003 lors du lancement du PNRU.

* 107 Daniel Béhar dans « Questions à la politique de la ville », Urbanisme, n°380, octobre 2011.

* 108 Pour compliquer un peu l'équation, une certaine confusion est entretenue entre « donner plus aux territoires qui ont moins » et « donner plus aux personnes qui ont moins ».

* 109 En particulier la dotation de solidarité urbaine (DSU) et la dotation de développement urbain (DDU).

* 110 Votre rapporteur pour avis ne partage pas l'idée que ce classement stigmatiserait les territoires visés : la catégorisation ne crée pas le stigmate, qui lui préexiste dans le champ économique et social et dans les représentations.

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