D. LEVER L'OMERTA SUR LA TOXICOMANIE EN MILIEU CARCÉRAL ET SES CONSÉQUENCES SANITAIRES DÉSASTREUSES

L'an dernier, votre rapporteure avait déjà dénoncé, dans son rapport, la situation sanitaire critique, en matière d'usage de drogues et de traitement des addictions, qui existe actuellement au sein des prisons françaises. En l'absence, durant les douze mois qui viennent de s'écouler, d'une reconnaissance officielle de cet état de fait par le Gouvernement et de l'annonce de mesures adaptées pour y remédier, il n'y a d'autre solution que de réitérer ce constat et demander que toute la lumière soit faite sur ce phénomène largement occulté.

Les principes sont pourtant clairs : l'équité d'accès avec l'extérieur, pour les détenus, aux mesures de prévention, de réduction des risques et de traitement doit être la norme, ainsi que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) le prône depuis 1993. Ce n'est malheureusement pas le cas.

Les personnes incarcérées sont confrontées à un risque infectieux très élevé : comme les résultats de la récente étude Prévacar, conduite en 2010 par l'Institut de veille sanitaire (InVS) et la direction générale de la santé (DGS) le montrent, 2 % de la population carcérale est contaminée par le VIH, soit environ 1 200 personnes. 4,8 % l'est par le virus de l'hépatite C (VHC), soit près de 3 000 personnes ; l'usage de drogues est, dans 70 % des cas, le mode de contamination. Selon des données plus anciennes, 3 % des détenus sont infectés par le virus de l'hépatite B (VHB). Le risque d'infection est multiplié, en prison, par dix pour le VHC et par quatre pour le VHB 3 ( * ) . Le partage de matériels de consommation ou d'injection, pailles ou seringues, en est l'une des principales causes. S'il est tout à fait compréhensible qu'il soit difficile d'admettre, pour les pouvoirs publics, que des pratiques illégales se poursuivent derrière les murs des prisons, il est impératif de mener une politique de santé publique comprenant une action résolue en faveur de la réduction des risques en milieu carcéral.

Les TSO, que ce soit la méthadone ou la buprénorphine à haut dosage (BHD, connue sous son nom commercial de Subutex), sont désormais assez largement disponibles en prison. Selon l'étude Prévacar, environ 8 % des détenus en bénéficieraient, soit 5 000 personnes, dont 68,5 % à base de BHD et 31,5 % à base de méthadone. Un tiers de ces TSO ont été initiés pendant l'incarcération. C'est un progrès à saluer, mais il faut aller plus loin en garantissant la continuité de ces traitements à l'entrée, durant et surtout à la sortie de la détention. En effet, l'usage de drogues constitue l'un des principaux facteurs de la surmortalité constatée à la sortie de prison : pour les 15-34 ans, le risque de décès par overdose est multiplié par 120 par rapport au reste de la population 4 ( * ) . Ces traitements sont également parfois détournés de leur but initial et font l'objet d'un trafic au sein des établissements pénitentiaires ; les comprimés sont alors réduits en poudre et sniffés tandis que la réutilisation des pailles, principal outil de consommation, favorise la transmission d'infections virales.

D'une manière générale, des travaux récents soulignent les insuffisances de la politique de réduction des risques infectieux en prison. Il y a ainsi un double décalage : le premier entre les mesures préconisées et le cadre réglementaire, et le second entre ce cadre et sa mise en oeuvre souvent inégale selon les établissements pénitentiaires et les unités de consultation et de soins ambulatoires (Ucsa) en leur sein. L'étude ANRS-PRI²DE de 2009 5 ( * ) a ainsi mis en lumière ce que ses auteurs qualifient de « déficit majeur dans l'application des mesures de prévention en prison » , que ce soit à cause du manque d'information des détenus sur l'usage de produits, comme l'eau de javel, qui sont mis à leur disposition ou bien à cause des disparités dans le déploiement des mesures existantes.

Le plan d'actions stratégiques 2010-2014 intitulé « Politique de santé pour les personnes placées sous main de justice », élaboré par le ministère de la justice, prévoit simplement, par son action 4.1, de caractériser les difficultés d'application de la politique de réduction des risques pour en optimiser la mise en oeuvre. Rien n'est envisagé au-delà de cet état des lieux, à part une simple actualisation des recommandations actuelles. C'est bien évidemment insuffisant, surtout que les principales déficiences sont déjà clairement identifiées.

Ainsi, selon les résultats du volet « offre de soins » de l'enquête Prévacar 6 ( * ) , 18 % des équipes des Ucsa déclarent avoir eu connaissance de découvertes de seringues usagées dans l'établissement. Ce chiffre, sans doute inférieur à la réalité, montre qu'il faut cesser de nier l'évidence et s'engager dans une voie responsable de réduction des risques. Votre rapporteure l'an dernier, comme la mission d'information commune au Sénat et à l'Assemblée nationale sur les toxicomanies, dont le rapport a été rendu en juin 2011, recommandait déjà la mise en place d'un programme d'échange de seringues en milieu carcéral ; au vu de ces chiffres, celle-ci doit donc constituer aujourd'hui une priorité.

Ces mesures doivent s'accompagner d'un effort particulier de formation des personnels en contact avec les détenus aux problématiques spécifiques de la prise en charge de la toxicomanie. L'audition de représentants des agents de l'administration pénitentiaire réalisée par votre rapporteure a révélé l'absence totale de formation des surveillants sur ces questions. Durant leur formation initiale, seuls les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation ainsi que les directeurs pénitentiaires et les lieutenants pénitentiaires suivent un module sur les addictions, respectivement de douze et six heures. Les personnels de surveillance de grade inférieur, qui sont au contact permanent des détenus, ne reçoivent pas d'enseignement spécifique sur ce point alors qu'ils sont confrontés au quotidien aux comportements violents que peut susciter un sevrage brusque, sans pouvoir y apporter de réponse adaptée, le tout dans un contexte de surpopulation carcérale.

Il faut aussi sensibiliser les personnels soignants des Ucsa à ces questions, trop souvent mal diagnostiquées. Enfin, il est indispensable de poursuivre les travaux épidémiologiques en milieu pénitentiaire menés depuis deux ans afin d'avoir une idée précise de la réalité des toxicomanies qui y sont présentes.

L'hypocrisie qui règne encore sur la toxicomanie en prison doit être levée. Le fait que ces pratiques se poursuivent dans un environnement où elles ne devraient, en théorie, pas exister n'est pas une raison pour les ignorer. Au contraire, comme il est sans doute impossible de faire disparaître la drogue du milieu carcéral, ce phénomène doit être clairement reconnu afin que les risques anormalement élevés pour la santé des usagers mais également pour celle de tous les personnels soient réduits. La prison n'est pas une zone de non-droit ; elle ne doit pas être une zone de non-prise en charge de ceux qui souffrent d'une addiction ou qui la développent durant leur détention.


* 3 Source : Estimation des taux de prévalence des anticorps anti-VHC et des marqueurs du virus de l'hépatite B chez les assurés sociaux du régime général de France métropolitaine, 2003-2004 ; Institut de veille sanitaire; 2005.

* 4 Source : Réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues ; expertise collective de l'Inserm, 2010, p. 312.

* 5 Laurent Michel et al ; Prévention du risque infectieux dans les prisons françaises. L'inventaire ANRS-PRI²DE, 2009 ; Bulletin épidémiologique hebdomadaire n° 39, Institut de veille sanitaire, 25 octobre 2011.

* 6 Direction générale de la santé, Institut de veille sanitaire, enquête Prévacar, volet offre de soins : VIH, hépatites et traitements de substitution en milieu carcéral, 2011.

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