B. LE STATUT SCOLAIRE SOUS PRESSION

1. La carte régionale des formations professionnelles depuis le vote de la loi de refondation de l'école

Plus encore que les tentatives de régionalisation du service public de l'orientation, c'est la mise en place des cartes régionales des formations professionnelles initiales qui suscite le scepticisme et les interrogations de votre rapporteure pour avis.

Aux termes d'un long débat, grâce auquel votre rapporteure pour avis a obtenu de modestes garanties afin de préserver les prérogatives des recteurs, l'article 29 de la loi pour la refondation de l'école de la République a inséré un nouvel article L. 214-13-1 dans le code de l'éducation. Il prévoit que c haque année, les autorités académiques recensent par ordre de priorité les ouvertures et fermetures qu'elles estiment nécessaires de sections de formation professionnelle initiale. Parallèlement, la région, après concertation avec les branches professionnelles et les organisations syndicales professionnelles des employeurs et des salariés concernés, procède au même classement.

Dans le cadre d'une convention annuelle signée par les autorités académiques et la région, celles-ci procèdent au classement par ordre de priorité des ouvertures et fermetures de sections de formation professionnelle initiale, en fonction des moyens disponibles.

Chaque année, après accord du recteur, la région arrête la carte régionale des formations professionnelles initiales, conformément à la convention et aux décisions d'ouverture et de fermeture de formations par l'apprentissage qu'elle aura prises.

Cette carte sera mise en oeuvre par la région et par l'État dans l'exercice de leurs compétences respectives. Elle devra être communiquée aux organismes et services participant au service public de l'orientation. Les autorités académiques mettront en oeuvre les ouvertures et fermetures de sections de formation professionnelle initiale sous statut scolaire en fonction des moyens disponibles et conformément au classement inscrit dans la convention.

Les dispositions de la loi du 8 juillet 2013 ne permettent cependant pas de répondre aux interrogations essentielles que votre rapporteure pour avis avait formulées les années précédentes. Pour mener à bien l'élaboration des cartes de formation, il faudrait au moins résoudre les trois noeuds de difficulté suivants :

- sur le plan de la méthode, quelle répartition des rôles entre les présidents de conseils régionaux et les recteurs prévaudra-t-elle ?

- sur le plan des principes éducatifs, comment éviter l'aggravation des inégalités sociales et territoriales entre les élèves ?

- sur le plan de la stratégie économique de moyen et de long terme, comment tenir compte des besoins nationaux de développement des qualifications et des métiers ?

Les inspections générales elles-mêmes considèrent que l'analyse des partenariats entre les conseils régionaux et les recteurs révèlent des situations disparates. 6 ( * )

Certaines académies travaillent de façon étroite avec la région. C'est le cas par exemple en Champagne-Ardenne d'après le témoignage du recteur de l'académie de Reims que votre rapporteure pour avis a auditionné : après des tâtonnements et des imprécisions qui avaient conduit tout de même le recteur à différer la signature du contrat de plan régional des formations (CPRDF), un partenariat stable semble s'être noué. Des relations de confiance se sont installées. Les arbitrages après consultation des établissements et des branches professionnelles se sont déroulés dans un climat de dialogue. Le recteur qui garde la maîtrise des affectations d'enseignants a conservé son pouvoir de trancher dans les cas où il considérait que les formations ne comportaient pas assez de débouchés ou ne correspondaient pas suffisamment à la demande des familles.

Cette situation de coopération harmonieuse dans une académie de petite taille ne peut cependant pas être généralisée à l'ensemble du territoire. En l'absence de cadrage national et de procédures formalisées de collaboration, l'élaboration de la carte des formations dépend beaucoup des individus et des relations personnelles qu'elles ont établies. Toutes ces coopérations ne sont donc pas institutionnalisées à proprement parler et peuvent disparaître si l'un des partenaires quitte ses fonctions, soit en raison d'une mutation, soit en raison d'une élection. Les partenariats région-rectorat demeurent donc fragiles.

En outre, dans certaines régions, les relations entre les élus et le recteur sont nettement plus tendues. Le dialogue ne débouche sur aucun consensus. Dans ce cas, chacun reste dans son pré carré et aucune politique cohérente n'est construite. La plupart des académies oscille entre les deux pôles de la collaboration sans nuages au blocage.

La tentation de l'adéquationnisme et l'affaiblissement du cadre national ne sont pas le seul fait des régions, ainsi que l'a fort justement fait remarquer Mme Henriette Zoughebi, vice-présidente de la région Ile-de-France lors de son audition. L'autonomie sans cesse croissante des politiques rectorales est, du côté de l'État, un obstacle à la construction d'une politique cohérente au plan national et porteuse d'orientations partagées. La situation est compliquée dans certaines régions (Ile-de-France, Rhône-Alpes et PACA) confrontées à plusieurs recteurs qui poursuivent parfois des objectifs différents.

De plus, les recteurs ne sont pas les seuls acteurs de la formation. Il faut tenir compte de tous les champs qui relèvent du ministère de l'agriculture, du ministère de la santé, du ministère de la jeunesse et des sports. Il existe au sein des structures de l'État un problème de pilotage des politiques éducatives à l'échelon déconcentré.

Votre rapporteure pour avis considère qu'il faut avant tout écarter la tentation de l'adéquationnisme étroit entre l'emploi et la formation, qui se retrouve bien souvent dépassé par les évolutions du marché du travail, des qualifications et des métiers. Il se révèle vite néfaste aussi bien pour les jeunes cantonnés dans des voies sans issue que pour le tissu économique, qui n'a plus les ressources humaines disponibles pour assumer les mutations d'activités.

En outre, la spécialisation géographique des formations ne doit pas être poussée trop loin, sous peine de restreindre drastiquement l'éventail des formations offertes aux jeunes et de renforcer encore le déterminisme géographique, qui les pousse à entrer dans les formations les plus proches de leur domicile.

Enfin, il faudra veiller à préserver la possibilité pour l'État de prévoir la création de formations à visée nationale afin de soutenir sa stratégie globale de politique industrielle.

Il est essentiel qu'aucun des partenaires ne se retrouve en position d'arbitrer seul. Il faut contraindre chacun à croiser les données et les perspectives pour mener une réflexion collective. La législation issue de la refondation de l'école paraît à cet égard incomplète. Il manque la définition d'un cadre global définissant plus clairement les modalités de construction d'une politique à la fois nationale et territorialisée, partagée entre les services de l'État et les conseils régionaux. Ce sont les acteurs territoriaux eux-mêmes, souvent à la peine pour définir les besoins prévisibles de l'économie à moyen et à long terme, qui ont le plus besoin d'un État régulateur définissant les priorités nationales et structurant les filières d'avenir.

2. La concurrence de l'apprentissage

Les récentes évolutions de la politique éducative ne sont pas particulièrement favorables à l'enseignement professionnel sous statut scolaire dans des établissements dépendant de l'État. Outre la tendance à la régionalisation, votre rapporteure pour avis relève une survalorisation de l'apprentissage par rapport à la voie professionnelle.

Le Gouvernement poursuit la politique de développement tous azimuts de l'apprentissage déjà conduite au cours de la précédente législature. Pourtant le contexte économique restreint drastiquement les possibilités de conclusion de contrats d'apprentissage et il paraîtrait nettement plus approprié de renforcer la voie scolaire.

À long terme, un développement démesuré de l'apprentissage n'apparaît pas plus viable. Une telle politique favorisant une entrée accélérée sur le marché du travail n'apportera aucun profit, ni individuel, ni collectif. Pour la carrière professionnelle du jeune, une insertion rapide, avec les plus bas diplômes possibles, serait synonyme de moindre salaire, de moindre faculté d'adaptation, de moindre capacité à la reconversion et au final de moindre progression de carrière. Parallèlement, pour la compétitivité globale de l'économie, renoncer à l'élévation du niveau de qualification serait prendre le contrepied de tous les objectifs affichés par le Gouvernement. Cela rendrait certainement inopérante toute politique de reconquête industrielle.

Les organisations patronales, à l'instar de la CGPME auditionnée par votre rapporteure pour avis, plaident pour la constitution de parcours mixtes entre l'alternance et la voie scolaire. Elles préconisent concrètement de mettre en place des parcours dits « 1+2 » jusqu'au bac professionnel : un an sous statut scolaire puis un contrat d'apprentissage sur deux ans. Ces parcours existent de fait ici ou là et reflètent à la fois des hésitations d'orientation et la rareté des recrutements dans les entreprises.

Votre rapporteure pour avis avoue être très réticente à la généralisation de parcours mixtes entre le statut scolaire et l'apprentissage.

Il convient de noter que ces appels au mixage des parcours et des voies veulent toujours déboucher sur l'alternance, le passage par la voie scolaire s'apparentant à un sas, en attendant que les entreprises soient prêtes à accueillir des apprentis. C'est d'une certaine façon mettre la voie scolaire au service de l'alternance, alors qu'elles reposent sur deux logiques et deux approches de l'adolescent bien différentes. C'est une façon aussi de donner la main aux entreprises privées dans la construction des parcours de formation.

Il ne faut pas, en effet, négliger le risque d'une déstabilisation des lycées professionnels au profit de l'apprentissage. Il suffirait pour cela que les employeurs recrutent en apprentissage uniquement les « meilleurs » élèves dès la fin de la seconde. Dans ce cas, les « meilleurs » élèves iraient tous vers l'apprentissage, en renonçant ainsi sans le savoir à toute poursuite d'études. Parallèlement, les élèves plus « faibles » resteraient dans l'éducation nationale, qui accumulerait les difficultés sans voir croître parallèlement ses moyens pour les résoudre. Il sera facile ensuite de vanter les mérites de l'alternance, qui aura de fait sélectionné de meilleurs profils. La survalorisation de l'alternance crée ainsi elle-même les conditions de sa justification.

La perspective d'un salaire immédiat pour le jeune est un avantage comparatif extrêmement fort de l'apprentissage, surtout en période de crise. Votre rapporteure pour avis souhaite que soit menée une réflexion approfondie afin de limiter le désavantage financier qui frappe les élèves sous statut scolaire. Il pourrait être envisagé de verser à tous les lycéens professionnels une indemnité au titre de leur période de formation en milieu professionnel (PFMP). Il ne pourrait s'agir d'une rémunération au sens strict puisqu'il n'existerait aucun contrat de travail. Mais, une gratification ou une compensation des frais de stages constituerait une aide précieuse pour les lycéens professionnels, qui rapprocheraient leur situation financière de celle des apprentis.

Votre rapporteure pour avis considère que le niveau de l'indemnisation partielle des stagiaires sous statut scolaire devrait être fixé nationalement dans un souci d'équité. Reste à définir le payeur. Si elles étaient mises à contribution, les entreprises restreindraient certainement leurs offres de stage et se tourneraient encore plus massivement vers l'alternance. Les régions n'ont pas les ressources financières pour assumer cette charge supplémentaire. Il reviendrait donc sans doute à l'État de financer l'indemnisation des stagiaires. Une fraction de la taxe d'apprentissage pourrait aussi y être affectée.

En charge du contrôle de l'ensemble des formations dispensées par la voie de l'apprentissage, l'éducation nationale est elle-même prestataire de formations par apprentissage dans les lycées professionnels. Elle a accueilli 39 371 apprentis en 2011-2012 selon la répartition suivante :

- 14 288 apprentis (soit 37 %) au niveau V (CAP) ;

- 13 345 apprentis (soit 34 %) au niveau IV (BAC) ;

- 10 284 apprentis (soit 26 %) au niveau III (BTS) ;

- 1 454 apprentis (soit 3 %) aux niveaux II (licence pro).

Globalement, l'éducation nationale pèse moins de 10 % des effectifs globaux de l'apprentissage. Votre rapporteure pour avis considère que le développement annoncé de l'apprentissage au sein des lycées professionnels ne constitue pas une bonne piste pour au moins deux raisons :

- d'une part, il participe de la dévalorisation symbolique du statut scolaire au profit de l'alternance, avec en corollaire une dévalorisation de la poursuite d'études au profit de l'employabilité immédiate ;

- d'autre part, il génère des difficultés insolubles au sein des établissements, qui finissent par porter préjudice à la fois aux lycéens et aux apprentis. Les cohabitations entre publics différents et parcours différents posent, en effet, des problèmes pédagogiques et d'organisation très lourds. Le risque du mixage brut des publics, c'est bien la dissolution du groupe classe. Il est à craindre que faire classe pour les enseignants deviennent rapidement impossible face à une telle hétérogénéité.

3. L'assèchement du financement

Le troisième facteur structurel d'affaiblissement de l'enseignement professionnel sous statut scolaire réside dans l'assèchement des financements, qui résulte de la diminution des crédits d'État et de l'affaissement des recettes de la taxe d'apprentissage.

Budget de l'enseignement professionnel 2013-2014

Crédits de paiement - PLF 2014

( en millions d'euros, hors FDC et ADP )

Total

Variation 2013-2014

(1) Programme 141 (second degré public)

30 491,624

+ 89,850

(+ 0,30 %)

Action n° 3 : Enseignement professionnel sous statut scolaire

4 173,349

- 10,243

(- 0,24 %)

Action n° 4 : Apprentissage

7,187

- 0,750

(- 9,45 %)

Action n° 7 : Aide à l'insertion professionnelle

53,980

- 0,072

(- 0,13 %)

Action n° 8 : Information et orientation

303,140

- 0,390

(- 0,13 %)

Action n° 9 : Formation continue et VAE

117,466

- 1,217

(- 1,025 %)

Total public

4 655,122

- 12,662

(- 0,27 %)

(2) Programme 139 (enseignement privé)

7 109,830

+ 28,219

(+ 0,40 %)

Action n° 5 : Enseignement professionnel sous statut scolaire

762,783

+ 4,279

(+ 0,56 %)

TOTAL public - privé

5 417,905

- 8,383

(- 0,15 %)

Source : Commission de la culture à partir du projet annuel de performances
de la mission « Enseignement scolaire »

Votre rapporteure pour avis regrette vivement que les crédits inscrits au PLF 2014 baissent alors que la rénovation de la voie professionnelle pose encore de très nombreuses difficultés.

Ce budget ne permet pas de rattraper les coupes claires opérées au cours de la précédente législature. Il n'est pas non plus à la hauteur d'une politique ambitieuse de revalorisation de la voie professionnelle, alors qu'elle est souvent la seule porte de promotion sociale pour bon nombre d'enfants de milieu populaire.

L'engagement pris au cours de la refondation de lutter contre la reproduction des inégalités n'est pas tenu de ce point de vue. Mais il est vrai que la loi du 8 juillet 2013 est pratiquement muette sur le lycée en général et sur la voie professionnelle en particulier.

En outre, les lycées professionnels pâtissent d'un affaiblissement des recettes tirées de la taxe d'apprentissage due par les entreprises. Selon le dernier chiffrage disponible, le produit global de la taxe représente 1,9 milliard d'euros. Comme le taux d'imposition est proportionnel à la masse salariale, la montée du chômage fait baisser mécaniquement le produit. La crise économique conduit ainsi à une raréfaction des recettes des lycées professionnels, ce qui met en péril l'équilibre de leurs budgets.

La construction de la taxe et l'affectation des fonds par les organismes collecteurs désavantagent très nettement les élèves de l'enseignement professionnel public. Le produit de la taxe est en effet réparti en deux grandes parts :

- l'une appelée « quota » revient obligatoirement à l'apprentissage, via des versements calibrés aux CFA, au fonds national de développement et de modernisation de l'apprentissage (FNDMA) et au Trésor public ;

- l'autre appelée « barème » est en réalité constituée des versements libératoires des entreprises vers les formations technologiques et professionnelles de leur choix.

La révision de la répartition de la taxe d'apprentissage a donné lieu à la publication du décret n° 2011-1936 du 23 décembre 2011. Il est désormais prévu une augmentation progressive du taux du quota de 52 % à 59 % du produit de la taxe d'apprentissage de 2011 à 2015 afin de répondre à l'objectif de développement de l'apprentissage. Ce quota est actuellement porté à 55 % pour la taxe d'apprentissage versée en 2013 au titre des salaires de 2012.

Votre rapporteure pour avis considère que l'extension du quota porte préjudice au financement de l'enseignement professionnel, alors même qu'aucune compensation adéquate n'est perçue. Les filières industrielles, qui sont pourtant plus porteuses que les filières tertiaires, seront les principales touchées. Le tarissement du financement par les entreprises de la voie scolaire est la conséquence de la victoire idéologique du modèle de l'alternance qui s'est imposée dans les esprits, alors même qu'il ne convient pas à tous les jeunes et qu'il ne permet pas d'élever le niveau de qualification de la population.

Par ailleurs, au niveau de l'ensemble du second degré, le public reçoit à peine plus que le privé alors que ce dernier scolarise cinq fois moins d'élèves. Plus finement, au sein du second degré public, les lycées généraux et technologiques reçoivent environ 5 % du produit contre moins de 3 % pour les lycées professionnels. C'est la conséquence de la liberté entière donnée aux entreprises de choisir les formations qui bénéficient du barème de la taxe d'apprentissage.

Une réforme de la collecte et de la répartition de la taxe est donc nécessaire pour garantir un équilibre stable entre l'apprentissage et la voie scolaire d'une part, entre les établissements publics et privés d'autre part. Il serait sans doute moins onéreux et plus équitable de transférer la collecte au Trésor public qui ferait ensuite une répartition en fonction d'un taux moyen par élève ou apprenti.

Pour résumer, l'enseignement professionnel sous statut scolaire souffre d'un désengagement de l'État vers les collectivités territoriales et vers les employeurs privés. Tout laisse présager la montée des inégalités sociales et territoriales qui pourrait aller jusqu'à la constitution de voies de relégation et à l'hyperspécialisation de bassins de formation sur une activité donnée.


* 6 IGEN-IGAENR, Évolution des cartes de formations professionnelles et technologiques à al rentrée 2013, Rapport n° 2013-088, août 2013.

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