II. UN BILAN DÉCEVANT POUR L'ENTREPRENEUR INDIVIDUEL À RESPONSABILITÉ LIMITÉE APRÈS TROIS ANNÉES D'EXISTENCE

À l'occasion de l'examen de son avis sur le projet de loi de finances pour 2013, votre commission avait demandé à son rapporteur de procéder à un bilan approfondi du statut d'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL), institué par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 et en application effective à compter du début de l'année 2011.

A. LA PRÉSENTATION DU STATUT D'ENTREPRENEUR INDIVIDUEL À RESPONSABILITÉ LIMITÉE

Institué par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, dont notre collègue Jean-Jacques Hyest était le rapporteur pour le Sénat 26 ( * ) , le régime juridique de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL) a été codifié au sein des articles L. 526-6 à L. 526-21 du code de commerce.

Répondant aux voeux répétés des représentants de l'artisanat, l'EIRL permet de scinder le patrimoine de l'entrepreneur individuel entre, d'une part, un patrimoine personnel et, d'autre part, un patrimoine dédié à son activité professionnelle, sans constituer de société, c'est-à-dire sans création d'une personne morale distincte de l'entrepreneur, grâce au mécanisme du patrimoine d'affectation.

La notion de patrimoine d'affectation a longtemps été écartée au motif qu'elle remettait en cause le principe civil de l'unicité du patrimoine de toute personne. Cette réticence a d'ailleurs conduit, au terme de débats sur ce sujet au début des années 1980, à la création par le législateur en 1985 de la formule - juridiquement curieuse au regard du droit des sociétés - de la société à responsabilité limitée (SARL) à associé unique, également appelée entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) 27 ( * ) .

La scission du patrimoine de l'entrepreneur permet ensuite, en droit, d'organiser la protection de son patrimoine personnel et familial à l'égard des aléas économiques éventuels affectant son activité professionnelle. En effet, dérogeant aux articles 2284 et 2285 du code civil 28 ( * ) , le gage des créanciers professionnels est constitué par le seul le patrimoine professionnel. Ainsi, le patrimoine personnel et familial n'a pas à couvrir les dettes contractées pour l'activité professionnelle. Il est soustrait à toutes les procédures de poursuite de la part des créanciers professionnels. La protection des biens familiaux en cas de difficulté économique de l'affaire était une revendication récurrente des représentants des artisans, en particulier des chambres de métiers et de l'artisanat. L'EIRL a ainsi été fortement soutenu par l'assemblée permanente des chambres de métiers et de l'artisanat (APCMA).

À cet égard, l'APCMA a indiqué à votre rapporteur que son objectif était de faire de l'EIRL le régime de référence pour les artisans.

Pour bénéficier du régime de l'EIRL, l'entrepreneur individuel doit déposer une déclaration d'affectation au registre de publicité légale auquel il est immatriculé, selon son activité 29 ( * ) et, s'il ne dépend d'aucun registre, à un registre spécial tenu à cet effet par les greffes des tribunaux de commerce 30 ( * ) . La déclaration doit comporter un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l'activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur, ainsi que la mention de l'objet de l'activité professionnelle à laquelle le patrimoine est affecté. L'affectation de tout ou partie d'un bien immobilier doit intervenir par acte notarié publié au bureau des hypothèques, sous peine d'inopposabilité. Pour éviter les déclarations surévaluées, l'affectation d'un bien d'une valeur déclarée supérieure à 30 000 euros doit faire l'objet d'une évaluation par un expert (expert-comptable, commissaire aux comptes, notaire), annexée à la déclaration. L'affectation de biens communs ou indivis doit être accompagnée de l'accord exprès des personnes concernées, sous peine d'inopposabilité.

Les biens nécessaires à l'activité professionnelle doivent être affectés et les biens qui, sans être nécessaires, sont cependant utilisés pour l'activité professionnelle peuvent également être affectés.

L'affectation est opposable aux créanciers professionnels dont les créances sont nées postérieurement au dépôt de la déclaration. Elle peut être rendue opposable aux créanciers professionnels antérieurs à condition de les avoir informés préalablement, afin de leur permettre d'exercer leur éventuel droit d'opposition dans un délai d'un mois 31 ( * ) auprès du juge, qui statue. En cas de manquement grave aux obligations ou de fraude, l'étanchéité entre les deux patrimoines est levée et l'entrepreneur est responsable sur l'ensemble de ses biens. La sanction de confusion des patrimoines est ainsi encourue en cas de méconnaissances des principales obligations comptables (tenue d'une comptabilité autonome...), de nature à faire connaître aux tiers la consistance du patrimoine affecté. La même sanction est encourue en cas de fraude ou de méconnaissance grave des obligations fiscales par l'EIRL.

Les comptes annuels ou, le cas échéant, les documents comptables simplifiés doivent être déposés au registre de la déclaration d'affectation, de façon à actualiser la composition et la valeur du patrimoine affecté. Ainsi, en dehors de l'affectation de biens d'importance qui doivent faire l'objet d'une formalité spécifique d'affectation, les tiers, notamment les créanciers, sont en mesure de connaître l'évolution de la composition du patrimoine en prenant connaissance des comptes annuels.

Comme les parts d'une société, un patrimoine professionnel affecté peut faire l'objet d'une cession, d'une transmission ou d'une donation. Il est possible pour un même entrepreneur de constituer plusieurs patrimoines d'affectation, comme il est possible de créer plusieurs sociétés.

Le coût des différentes formalités est encadré par décret.

D'un point de vue fiscal, comme tous les entrepreneurs individuels l'EIRL peut rester assujetti pour ses revenus professionnels à l'impôt sur le revenu (régime des bénéfices industriels et commerciaux ou des bénéfices non commerciaux selon les cas). Il peut également opter pour l'impôt sur les sociétés. Avec la protection juridique du patrimoine personnel, l'option pour l'impôt sur les sociétés constitue en principe un second facteur d'attractivité du statut d'EIRL.

La loi du 15 juin 2010 a été complétée par d'autres textes, notamment l'ordonnance n° 2010-1512 du 9 décembre 2010 portant adaptation du droit des entreprises en difficulté et des procédures de traitement des situations de surendettement à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, ainsi que par un premier décret d'application n° 2010-1706 du 29 décembre 2010, selon l'objectif gouvernemental de rendre le dispositif opérationnel 32 ( * ) dès le début de l'année 2011. Une importante campagne d'information a alors été lancée, avec la participation des organisations professionnelles concernées, en particulier l'APCMA et les experts-comptables.

Cependant, en l'état, le dispositif recelait certaines incertitudes tant juridiques que fiscales, qui ont freiné son démarrage. Aussi, la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011, complétée par les deux décrets n° 2012-122 du 30 janvier 2012 et n° 2012-398 du 22 mars 2012, a-t-elle clarifié le régime fiscal de l'EIRL, en assurant notamment la neutralité fiscale du passage d'un entrepreneur individuel au statut d'EIRL. Ces textes ont aussi précisé la notion de biens nécessaires à l'activité 33 ( * ) et la valeur à déclarer des biens affectés et ont déterminé, tardivement, les modalités d'option pour l'impôt sur les sociétés. Comme l'ont observé les représentants des chambres de métiers comme des chambres de commerce et d'industrie, la clarification tardive du régime fiscal a ralenti le démarrage de l'EIRL. Les représentants des experts-comptables ont même évoqué un « faux-départ dont on souffre encore aujourd'hui ».

De ce fait, malgré son « lancement officiel » par le Gouvernement au début de l'année 2011, le dispositif de l'EIRL n'a été pleinement opérationnel dans tous ses aspects qu'au début de l'année 2012. Les incertitudes initiales qu'il comportait aux yeux des entrepreneurs comme des professionnels qui ont pour mission de les conseiller, selon les personnes entendues par votre rapporteur, ont nettement contribué à freiner le développement de l'EIRL.


* 26 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l09-362/l09-362.html

* 27 La société à associé unique était ainsi jugée comme une notion moins douteuse d'un point de vue juridique que le patrimoine d'affectation.

* 28 Article 2284 : « Quiconque s'est obligé personnellement, est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir. »

Article 2285 : « Les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers ; et le prix s'en distribue entre eux par contribution, à moins qu'il n'y ait entre les créanciers des causes légitimes de préférence. »

* 29 Registre du commerce et des sociétés (RCS) pour les commerçants, répertoire des métiers (RM) pour les artisans, registre spécial des agents commerciaux (RSAC) pour les agents commerciaux et registre de l'agriculture pour les exploitants agricoles.

* 30 Sont concernés les professionnels libéraux et les auto-entrepreneurs dispensés d'immatriculation à un registre de publicité légale.

* 31 Le professeur Françoise Pérochon a considéré que le délai d'un mois était trop court, notamment en période estivale, et pouvait susciter un risque de fraude aux droits des créanciers.

* 32 Un modèle de déclaration d'affectation a également été établi par un arrêté du 29 décembre 2010.

* 33 Les biens nécessaires à l'exercice de l'activité professionnelle « s'entendent de ceux qui, par nature, ne peuvent être utilisés que dans le cadre de cette activité » (article R. 526-3-1 du code de commerce).

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