EXAMEN EN COMMISSION

(MERCREDI 19 NOVEMBRE 2014)

M. Thani Mohamed Soilihi , rapporteur pour avis . - Il me revient, pour la première fois, de vous présenter l'avis budgétaire sur les crédits de la mission « outre-mer », succédant ainsi à notre collègue Félix Desplan, à qui je tiens à rendre hommage, et à notre ancien collègue Christian Cointat qui a mené cet exercice pendant une décennie au nom de notre commission. C'est l'occasion pour moi, comme la ministre des outre-mer lors de son audition, de saluer son engagement pour les outre-mer, nourri d'une passion et d'une expérience précieuses pour le Sénat.

Sans revenir sur les éléments budgétaires que la ministre des outre-mer a présentés en commission mercredi dernier et qui seront approfondis lors de la discussion en séance publique, j'insisterai sur deux points.

D'une part, la mission « outre-mer » ne regroupe pas l'ensemble des crédits de l'État qui sont affectés en faveur des populations ultramarines puisque ces crédits sont ventilés au sein des autres missions budgétaires : le « document de politique transversale » permet d'avoir une vision consolidée ;

D'autre part, conformément à l'orientation du Président de la République, la mission « outre-mer » connaît une hausse de ses crédits : à périmètre constant, l'augmentation est de 2,7 % pour 2015 et 8,3 % pour le budget triennal. L'équilibre retenu est simple : faire participer à l'effort financier les collectivités ultramarines en prenant en compte leur situation actuelle pour calculer leur part de l'effort. Cette différence est justifiée par la situation socio-économique difficile dans laquelle se trouvent les territoires ultramarins.

Ces éléments me conduiront à vous proposer un avis favorable à l'adoption de ces crédits.

Au-delà de ce cadrage budgétaire, compte-tenu des délais contraints, j'ai souhaité m'intéresser à un sujet particulier : les difficultés d'application de la législation outre-mer. Sujet récurrent pour notre commission, cette question a d'ailleurs été évoquée par notre collègue Alain Richard lors de la réunion du Bureau de notre commission.

Ce sujet n'est pas sans incidence budgétaire. En effet, le droit ultramarin - le statut de ces collectivités mais aussi les règles de fond qui s'y appliquent - est foisonnant. Il correspond à du « sur-mesure » pour reprendre l'expression de la ministre des outre-mer. On peut a priori se féliciter que dans une logique de subsidiarité le droit soit adapté au fait.

Cependant, manier des règles différentes d'une collectivité à l'autre, jongler avec les régimes d'entrée en vigueur des lois et règlements variant d'une collectivité à l'autre, suppose d'avoir une expertise interne suffisante. Or les effectifs du ministère des outre-mer à la suite de la réforme de 2007 à 2009 de son administration centrale ont drastiquement diminué. De même, les collectivités territoriales disposent-elles des moyens pour exercer leur compétence normative ?

Je vous propose de parcourir les quelques particularités ultramarines en matière d'application de la loi, sans épuiser la réflexion que notre commission pourrait poursuivre.

Tout d'abord, les collectivités situées outre-mer ont davantage de compétences que leurs homologues métropolitaines, ce qui est particulièrement vrai pour les collectivités d'outre-mer et la Nouvelle-Calédonie dont le statut et les compétences sont fixées par une loi organique.

Si le législateur empiète sur cette compétence, le Conseil constitutionnel le censure, au besoin d'office. Cependant, les lois relatives à l'outre-mer font rarement l'objet d'une saisine du Conseil et échappe donc à son contrôle. C'est pourquoi en 2003 le constituant a prévu une procédure inédite : la demande de « déclassement » au Conseil constitutionnel des dispositions législatives qui seraient intervenues dans le domaine de compétence d'une collectivité d'outre-mer. Cette procédure s'applique pour la Polynésie française, Saint-Martin et Saint-Barthélemy.

Longtemps, elle fut une « belle endormie » : on comptait une seule décision - en 2007 - qui plus est de rejet. En 2014, la Polynésie française a décidé de saisir le Conseil constitutionnel de 7 requêtes. 5 décisions ont été rendues et 4 d'entre elles ont constaté, en tout ou partie, que l'État avait excédé sa compétence. C'est ainsi que le Conseil a admis la compétence de la Polynésie française pour fixer elle-même les règles en matière d'accès et de motivation des actes administratifs. Il nous faudra, en tant que législateur, en tirer toutes les conséquences.

Je souligne que dans les quatre cas où le Conseil a « déclassé » des dispositions législatives, trois étaient issues, dans leur dernière rédaction, d'ordonnances, ce qui démontre que le recours aux ordonnances, même pour des sujets prétendument techniques, n'est pas un gage absolu d'infaillibilité.

J'en viens à une seconde particularité qui concerne, cette fois, les régions d'outre-mer. L'article 73 de la Constitution leur permet de disposer d'un pouvoir législatif délégué. L'assemblée délibérante, dans le cadre de l'habilitation consentie par le Parlement, peut être habilitée à adapter sur leur territoire les lois et règlements dans les matières où s'exercent leurs compétences. Elle doit formuler une demande à l'État qui peut accorder ou non une habilitation qui ne vaut que pour la durée du mandat en cours. L'assemblée délibérante peut alors adapter les règles de droit commun par délibération. Ces délibérations obéissent à un régime particulier : elles ne peuvent être adoptées qu'à la majorité absolue des élus, elles sont publiées au Journal officiel et peuvent être déférées au Conseil d'État.

Ce mécanisme a été sollicité depuis 2007 à plusieurs reprises, le législateur y ayant donné suite dans au moins six cas, à chaque fois, en faveur de la Martinique et de la Guadeloupe qui semblent demanderesses de ce mécanisme.

Aucun bilan n'a été dressé de l'usage que ces collectivités ont fait de ces habilitations : ont-elles été complètement utilisées ? Des délibérations ont-elles déjà été déférées au juge ? Comment faire pour que le droit applicable localement reste lisible ? Nous n'avons pas de retour réel, ce qui pourrait pourtant nous éclairer lorsque ces collectivités territoriales saisissent le Parlement de nouvelles demandes d'habilitation.

Sur la lisibilité du droit en particulier, il faudrait sans doute mieux préciser la coordination de l'intervention du législateur et de l'assemblée délibérante. Actuellement, de manière concrète, il y a la loi ou le code national et, à côté, une délibération qui vient y déroger. Il n'est pas sûr que cette manière de « légiférer » assure un droit facilement lisible et accessible.

Après avoir évoqué les pouvoirs normatifs des collectivités territoriales, je voudrais présenter les difficultés d'application du droit édicté par l'État dans ces collectivités.

Se pose la question délicate du principe de spécialité législative auquel nous sommes confrontés avec l'article final de la plupart des lois qui prévoit, comme une ritournelle, que les articles sont applicables « en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et aux îles Wallis et Futuna ».

Cette précision est nécessaire puisque la loi n'y est applicable que sur mention expresse. Le législateur doit donc prévoir d'étendre l'application d'un article lorsqu'il le crée mais aussi chaque fois qu'il le modifie. À défaut, on peut aboutir à une « fossilisation » du droit : le droit se fige et devient en décalage par rapport au droit applicable en métropole.

Je ne présenterai pas l'historique du principe de spécialité législative qui remonte, au moins, aux lettres royales de 1744 et 1746. Il était à l'origine une manière de s'assurer que le droit applicable outre-mer était adapté ou devait l'être avant d'y être étendu. Il a progressivement décliné.

D'une part, il a été abandonné pour une large partie des outre-mer : les départements d'outre-mer puis - ce qui est plus notable - certaines collectivités d'outre-mer sont régies par le principe d'identité législative.

D'autre part, dans les collectivités où il s'applique réellement
- Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et Terres australes et antarctiques françaises -, le législateur organique a prévu des dérogations en permettant que certaines dispositions s'y appliquaient sans nécessiter de mention expresse.

Enfin, le juge constitutionnel lui-même a forgé la notion de « loi de souveraineté » qui implique que les lois appartenant à cette catégorie sont directement applicables.

La question se pose : faut-il maintenir le principe de spécialité ? En effet, il crée une complexité particulièrement forte dans le droit applicable localement. Nos collègues qui se sont rendus en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna ont été alertés par les magistrats de cette difficulté. Les juridictions doivent parfois, avant tout examen au fond, se demander quelle est la rédaction applicable de la disposition en cause.

L'utilité de ce principe de spécialité n'est plus évidente. En effet, l'État n'est compétent dans ces collectivités que pour des matières essentiellement régaliennes : le besoin d'adaptation ne s'impose pas a priori dans ces matières. En outre, même dans le cadre du principe d'identité législative, les adaptations restent possibles. Dès lors, on pourrait sérieusement s'interroger sur la possibilité de renverser le principe de spécialité et de prévoir l'application directe de la loi, sauf dans certaines matières qui appellent par principe des adaptations.

Je conclurai mon propos avec le recours massif aux ordonnances pour l'application et l'adaptation de la loi outre-mer. Il est quasiment devenu traditionnel qu'une habilitation accompagne chaque projet de loi pour prévoir le « volet outre-mer » de la loi. Le constituant lui-même a, d'une certaine manière, reconnu cet état de fait avec l'article 74-1 de la Constitution qui habilite de manière permanente le Gouvernement à étendre et adapter, par ordonnance, le droit dans les collectivités d'outre-mer et en Nouvelle-Calédonie. Je rappelle que c'est à l'initiative de notre commission qu'en 2003, il a été prévu que ces ordonnances devraient être ratifiées de manière expresse, ce qui fut fait seulement en 2008 pour les ordonnances de l'article 38.

Le Gouvernement utilise indistinctement l'article 38 et l'article 74-1 pour adopter des ordonnances spécifiques aux outre-mer ou comportant une adaptation outre-mer.

Depuis 2009, sur le fondement de l'article 38 - et pour ne retenir que les projets de lois que notre commission a examinés au fond ou pour avis -, 87 habilitations ont été accordées au Gouvernement. 25 n'ont pas été utilisées avant leur terme, ce qui pose tout de même question sur l'inertie de l'action gouvernementale. Sur les 50 habilitations qui ont donné lieu à ordonnances, 12 d'entre-elles sont en attente de ratification.

Je préciserai que 31 habilitations accordées depuis 2009 ont eu pour objet exclusif Mayotte, notamment du fait de sa départementalisation, ce qui représente plus d'un tiers des habilitations concernées sur la période examinée.

Depuis 2007, sur le fondement de l'article 74-1, les 20 ordonnances
- à l'exception d'une - ont été ratifiées car c'est une condition pour les faire échapper à la caducité.

Ce recours aux ordonnances donne parfois un sentiment de relégation des outre-mer qui font l'objet d'un traitement à part. Pourtant, le recours quasi-systématique aux ordonnances pourrait être évité si le ministère des outre-mer était davantage associé en amont à la rédaction des projets de loi, ce que la ministre a admis lors de son audition. Ce serait surtout un moyen pour le Parlement de se prononcer sur les adaptations qui sont prévues pour chaque projet de loi. Je crois que le Gouvernement devrait se tenir à cette discipline dans le dépôt de ses projets de loi.

M. Philippe Bas , président . - Puisque nous sommes à la commission des lois, il est utile que l'on soulève des questions juridiques lors de l'examen des avis budgétaires. Notre rapporteur l'a fait sur un certain nombre de procédures qui apparaissent davantage formalistes que substantielles et qui, pour certaines, finissent par devenir des procédures parasitaires.

M. Jean-Pierre Sueur . - D'abord, il faut saluer l'effort de notre rapporteur d'aborder ces questions. Il est très utile que nous puissions ratifier effectivement et que nous soyons associés en amont à l'élaboration de ces ordonnances qui sont fréquentes pour les outre-mer.

Ensuite, il faut souligner que le budget des outre-mer est en hausse, ce qui est remarquable compte tenu du contexte.

Enfin, qu'en est-il de l'immigration très importante à Mayotte en provenance des Comores ? La situation a -t-elle évolué ? Cette question ne se résoudra pas seule.

M. Alain Richard . - Notre rapporteur a souligné, de manière argumentée la dysfonctionnalité de notre système Le principe de spécialité législative trouve ses sources dans l'histoire de la colonisation française, et plus spécifiquement dans l'histoire de la République colonisatrice qui a voulu, en permanence, adapter les principes républicains à des réalités sociales et des modes de pensée radicalement opposés. Si l'on retrace l'histoire institutionnelle de la colonisation française, ce que l'on ne fait pas suffisamment, on constate que le législateur républicain a fait le choix, par exemple en 1905, de ne pas appliquer partout dans l'empire colonial le principe de séparation de l'Église et de l'État. On a appliqué le protectorat pour protéger des institutions non républicaines, à la fois une royauté et une théocratie au Maroc, par exemple. Nous avons une responsabilité d'État qui fait que l'on ne peut pas balayer cela d'un geste de la main. Nous avons des intérêts nationaux et une volonté de la population de ces territoires d'être dans un ensemble français. Nous rencontrons trois obstacles.

D'abord, nous demandons à ces territoires de construire un système de droit complet à partir de rien. Cela pose un problème de disproportion écrasante des moyens entre l'État central et ces collectivités. Qui, dans les administrations locales de territoires aussi petits, peut participer à la construction d'un système aussi abouti ? Comment demander à ces territoires de construire aussi rapidement un système de droit que nous avons mis deux cents ans à construire.

Ensuite, se posent des problèmes conceptuels. Ces systèmes de représentation de la société sont radicalement opposés au système français traditionnel. En même temps, il me semble que la piste de la révision constitutionnelle n'est pas à ouvrir. En revanche, il faudrait appliquer le principe de spécialité avec moins de dommages. Je me demande s'il ne faut pas chercher du côté des modalités de décision des assemblées délibérantes de ces collectivités. J'avance une piste. Si, dans un délai donné, l'assemblée délibérante ne s'est pas prononcée sur un texte législatif national qui vient d'être adopté, alors seulement le législateur national se substituerait à elle. On demanderait en fait à la collectivité éventuellement de renoncer à adapter plutôt que de demander au législateur national de tout régler.

Enfin, les territoires de la collectivité concernée ne parviennent pas à construire le droit qui serait nécessaire. Quand le droit n'est plus repérable, c'est la voie de fait, donc la raison du plus fort, qui l'emporte. Si on laisse ce « droit à trous » se développer, on créera de la conflictualité.

M. Félix Desplan . - Notre rapporteur a parfaitement compris sous quel angle orienter sa mission, en tant que bon juriste. Il a souligné certaines incohérences législatives. Il a également souligné l'augmentation des crédits alloués aux outre-mer, c'est le cas depuis deux ou trois ans, ce sera également le cas dans les deux ou trois années à venir. Cela ne doit pas masquer qu'il existe une légère diminution, si l'on tient compte de la répartition territoriale, des crédits affectés aux départements d'outre-mer. Il ne faudrait pas que cette diminution des crédits gêne la continuité territoriale, en particulier en raison de l'impact sur les politiques publiques à destination des jeunes et des étudiants. D'ici à 2017, on attend jusqu'à 6 000 stagiaires du service militaire adapté. Beaucoup d'entre eux, selon la spécialité choisie, viennent en métropole se former. Il ne faudrait pas que la diminution de ces crédits contrarie ce plan de formation pour les jeunes.

Il faut aussi aborder la situation carcérale. J'ai visité en 2013 le centre pénitentiaire de Baie-Mahault, qui est une prison relativement récente par rapport à d'autres mais victime de la surpopulation : il faut mettre deux à trois matelas supplémentaires par cellule pour y faire face. J'ai également visité la maison d'arrêt de Basse-Terre, qu'un ministre avait qualifié il y a quelques années de « honte de la République ». Aucune amélioration n'a été apportée et ce n'est pas possible au regard de sa situation initiale. Je sais que les prisons de Guadeloupe n'ont pas été retenues parmi les établissements concernés par les trois premières années du plan d'amélioration et de construction de prisons. Souhaitons qu'elles le soient par la suite, car cette situation est inhumaine.

M. Thani Mohamed Soilihi , rapporteur pour avis . - Sur la politique carcérale outre-mer, je partage votre analyse, Monsieur Desplan. Rien de nouveau n'est intervenu depuis ce rapport. Un groupe de travail a été mis en place au ministère de la Justice sur les prisons outre-mer. Ces travaux seront, je l'espère, suivis d'effets.

S'agissant de la spécialité législative, la question est posée. Faut-il maintenir ou aménager ce principe ? Il y a en tout cas unanimité sur la nécessité d'améliorer son application.

Enfin, sur l'immigration clandestine à Mayotte, rien ne semble avoir évolué. J'insiste sur le fait que ce n'est pas un problème qui concerne seulement Mayotte, car Mayotte est en fait une porte d'entrée ponctuelle vers le reste de la France.

Parmi les menaces à l'humanité, il y a le virus Ébola et la radicalisation religieuse. Si on ne contrôle pas davantage les entrées sur le territoire, cela posera des problèmes. Le virus Ébola pourrait entrer par ce territoire. Nous avons recensé des immigrés clandestins venant du Bhoutan, via l'Afrique puis Mayotte ! C'est une menace réelle et non virtuelle.

Pour ce qui concerne la radicalisation religieuse, en particulier musulmane, il faut souligner que c'est récent et intense à Mayotte où 95 % de la population est musulmane. Il existe une longue tradition musulmane, pour des raisons historiques. Des signes de radicalisation apparaissent pour la première fois. La problématique de l'immigration concerne donc tout le territoire français.

La commission a émis un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Outre-Mer » inscrits au projet de loi de finances pour 2015 .

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