B. DES MENACES SUR L'INDÉPENDANCE ET LA DIVERSITÉ ARTISTIQUES

1. La montée en puissance d'un phénomène de concentration

Face à la baisse des recettes tirées de la musique enregistrée, la concentration du secteur du spectacle vivant a connu une forte accélération ces dernières années , plusieurs groupes cherchant à maximiser leurs recettes et à profiter du nouvel eldorado des concerts. Ce mouvement s'observe à la fois à un niveau horizontal , avec le développement de groupes spécialisés dans l'exploitation de salles, mais aussi à un niveau vertical , avec l'apparition de stratégies dites « à 360° » , intégrant l'ensemble des fonctions permettant, soit de développer le travail d'un artiste depuis la production jusqu'à la distribution, soit d'exploiter tous les marchés liés au déplacement d'un spectateur à un concert, ce qui implique le contrôle de la billetterie. Notre collègue, Françoise Laborde, évoquait en juillet dernier, dans un rapport consacré à la situation des festivals, « l'irruption de grands groupes privés dans le paysage des festivals français, avec le rachat et la création de plusieurs festivals ».

La synthèse réalisée par le CNV des statistiques relatives à la diffusion des spectacles de variétés et de musiques actuelles en 2016 fait clairement apparaître ce phénomène de concentration, comme l'illustre le graphique ci-dessous.

Source : Centre national de la chanson, des variétés et du jazz

Cette tendance, jusqu'ici observée dans le secteur de la musique, prendrait peu à peu de l'ampleur et commencerait à toucher d'autres disciplines , au premier rang desquelles le théâtre.

Cependant, les données précises sur le phénomène manquent encore , ce qui rend difficiles à ce stade son évaluation et la construction de réponses adaptées. Il sera souhaitable que l'observatoire de l'économie de la filière musicale , une fois mis en place, s'y penche. Créé par la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, il n'a pas encore entamé ses travaux, faute de la publication de l'arrêté de nomination de son conseil. D'après les informations communiquées à votre rapporteure pour avis, la direction générale de la création artistique du ministère de la culture aurait demandé la mise à jour d'une étude réalisée sur le sujet il y a quelques années pour mieux l'ampleur de la concentration en termes d'exploitation, de billetterie et de programmation.

Quoi qu'il en soit, le phénomène ne doit pas être pris à la légère , au risque de laisser progressivement se développer une situation oligopolistique. Les effets économiques seraient dévastateurs pour le reste de la filière, comme pour le consommateur - le prix moyen du billet est déjà de 63 € dans les grandes enceintes. Surtout, la diversité de la création pourrait se retrouver sérieusement menacée.

Le développement de la concentration comporte un r isque d'appauvrissement de l'offre artistique . Les logiques de rentabilité sur lesquelles elle se fonde sont susceptibles de conduire à une uniformisation de l'offre autour des artistes considérés comme « mainstream » et à la disparition des écritures audacieuses et des esthétiques les plus fragiles . Elles pourraient pénaliser l'émergence de nouveaux artistes, mais surtout, les artistes intermédiaires, qui ne sont ni des têtes d'affiche ni ne sortent leur premier album. Elle menace l'indépendance artistique, comme semblent l'indiquer d'ores et déjà les difficultés croissantes rencontrées par de nombreux festivals gérés par des associations pour accéder aux artistes produits par ces grands groupes, dont les cachets s'envolent.

Il s'agit d'un enjeu majeur aux lendemains de la consécration de la liberté de création et de la liberté de diffusion par la loi du 7 juillet 2016. Il ne faudrait pas que le soutien renforcé aux canaux de diffusion ne se traduise par des atteintes à la diversité artistique : le soutien public devrait être conditionné au respect de chartes de bonnes pratiques qui pourraient être rédigées à cet effet. Une vigilance accrue des collectivités territoriales est également nécessaire pour qu'elles ne contribuent pas à aggraver le phénomène en renforçant le poids de ces grands groupes à travers les délégations de service public .

2. Le poids des contraintes de sécurité

Malgré une reprise de la fréquentation dans les salles de spectacles dès 2016, le secteur du spectacle vivant conserve les stigmates des attentats qui ont endeuillé la France depuis 2015. Les mesures de sûreté progressivement mises en place ont bouleversé l'environnement dans lequel opèrent les structures artistiques et culturelles et considérablement accru leurs coûts de fonctionnement .

La sécurité des lieux et manifestations culturelles constitue un axe important de la politique du ministère depuis deux ans à l'égard des opérateurs et des acteurs du secteur, pour contribuer à restaurer la confiance du public dans la fréquentation des salles de spectacles et des festivals.

S'agissant des lieux subventionnés , une enveloppe globalisée de 2,2 millions d'euros en AE et de 2,33 millions d'euros en CP (contre 2,31 millions d'euros en 2017) est prévue pour soutenir les besoins d'équipement les plus urgents, en particulier la mise en sécurité, mais aussi l'accessibilité, le renouvellement et la remise à niveau des équipements.

Comme en 2017, les principaux opérateurs culturels - ce qui couvre aussi les opérateurs du programme 175 « Patrimoines » - devraient également bénéficier du concours du Fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (FIPDR) , géré par le ministère de l'intérieur. Lors de son audition devant votre commission le 22 novembre dernier, la ministre de la culture, Françoise Nyssen, a indiqué qu'un travail était engagé pour obtenir la reconduction de l'enveloppe en 2018. Elle était de 4,5 millions d'euros l'an dernier. Une partie des dépenses d'investissement en matière de sécurité pourrait être prise en charge par ce biais.

Les entreprises privées du spectacle sont soutenues par le biais du fonds d'urgence pour le spectacle vivant , créé par la loi de finances rectificative pour 2015 1 ( * ) , avec 15,5 millions d'euros d'aides attribuées depuis sa création. Ce fonds finance les surcoûts liés au renforcement des mesures de sécurité , les frais supplémentaires liés à des reports de dates, les pertes de recettes ou frais déjà engagés sur des spectacles annulés ou reportés ou des besoins de soutien temporaire en prévision d'une indemnisation, jouant un grand rôle dans le maintien dans l'emploi et le soutien à l'emploi artistique. En revanche, il ne peut pas soutenir des projets d'investissement destinés à améliorer les conditions de sécurité des salles de spectacles, dont le financement relève d'autres dispositifs.

Quelques éléments sur la situation financière des festivals

Les crédits consacrés par l'État aux festivals ont connu, au cours de cette dernière décennie, un recentrage en nombre de festivals subventionnés , passant de 297 en 2007 à 157 en 2016. En contrepartie, la subvention allouée à chacun des festivals soutenus a été accrue de manière significative, passant dans le même intervalle de 66 000 € à 115 000 €.

Le financement des festivals par le ministère de la culture devrait s'élever en 2018 à 1,7 million d'euros pour les arts plastiques , stable par rapport à 2017. Il devrait s'élever à 17,54 millions d'euros pour le spectacle vivant (contre 17,63 en 2017), dont 10,47 millions d'euros (en hausse de 70 000 euros par rapport à 2017) pour financer les huit festivals d'envergure nationale ou internationale suivis par l'administration centrale, parmi lesquels le festival d'Avignon, le festival d'Aix-en-Provence, les festivals d'Automne à Paris, le Printemps de Bourges ou Musica, et à 7,07 millions d'euros pour les autres festivals du spectacle vivant (en baisse de 2,3 % par rapport à 2017 avec une diminution de 33 du nombre de festivals bénéficiaires, qui passe de 182 à 149).

Les crédits de l'État représentent une part minoritaire (26,5 %) du soutien public aux festivals , qui repose aussi sur les villes (22 %), les établissements publics de coopération intercommunale (15 %), les régions (17,5 %) et les départements (19 %). Le soutien des collectivités territoriales aurait également tendance à décliner . Les subventions des communes et de leurs regroupements, qui avaient jusqu'ici permis de compenser les baisses de financements des régions et des départements, auraient reculé en 2016.

Concernant spécifiquement les festivals de musiques actuelles, environ 15 % de leurs crédits proviendraient de financements privés (mécènes et sponsors), un taux en hausse de trois points en l'espace de quatre ans. 41 % de leurs ressources proviendraient de la billetterie, dont l'apport est devenu indispensable, ce qui explique la régression du nombre de festivals gratuits.

L'étude statistique du CNV sur les festivals de musiques actuelles en 2016 met en évidence une augmentation de 10 % des charges artistiques au cours des deux dernières années, dont l'une des causes provient de l'envolée des cachets des têtes d'affiche, et une augmentation de 11 % des charges techniques , de logistique et de sécurité sur la même période. Cette hausse est largement le fait des surcoûts de sécurité .

Selon des chiffres du CNV, le renforcement de la sécurité des sites a entrainé 43 000 euros de dépenses supplémentaires par jour pour les organisateurs de festivals de musiques actuelles, soit une hausse de 2,7 % de leur budget total . Ces surcoûts sont difficiles à assumer pour une grande majorité de festivals, dont les budgets sont généralement tout juste à l'équilibre. Les petits festivals, dont les budgets sont inférieurs à 500 000 euros ont été les plus impactés par les surcoûts de sécurité car il n'y avait auparavant que peu de sécurité mise en place sur ce type d'événements.

Source : Commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat

Créé pour une période limitée , le fonds devrait disparaître à la fin de l'année 2018. Le montant des aides attribuées en 2017 a d'ores et déjà été moindre qu'en 2016, faute d'un nouvel abondement par plusieurs partenaires. Un versement supplémentaire de l'État de 4 millions d'euros devrait intervenir d'ici la fin de l'année, selon une annonce faite par la ministre de la culture, Françoise Nyssen, devant votre commission lors de son audition le 22 novembre dernier. Il porterait la dotation du fonds depuis sa création à 19 millions d'euros, dont plus de 18 millions d'euros pouvant être versés sous forme d'aides, le reste couvrant les frais de gestion, de l'ordre de 3,8 %. Dans la perspective de sa prochaine disparition, les entreprises du spectacle sont encouragées à internaliser leurs coûts de sécurité.

État des contributions au fonds d'urgence

2015

2016

2017

TOTAL

AIDES NON REMBOURSABLES

CNV

2 000 000 €

500 000 €

2 500 000 €

MCC

1 000 000 €

6 139 977 €

1 674 000 €

8 813 977 €

SACEM

500 000 €

500 000 €

1 000 000 €

ADAMI

870 900 €

870 900 €

SACD

150 000 €

150 000 €

300 000 €

SPPF

60 000 €

60 000 €

SCPP

500 000 €

500 000 €

ADAGP

30 000 €

30 000 €

SCAM

75 000 €

75 000 €

VILLE DE PARIS

690 000 €

690 000 €

TOTAL

4 315 000 €

8 200 877 €

2 324 000 €

14 839 877 €

AIDES REMBOURSABLES

CNV

500 000 €

500 000 €

500 000 €

1 500 000 €

VILLE DE PARIS

60 000 €

60 000 €

TOTAL

500 000 €

560 000 €

500 000 €

1 560 000 €

TOTAL DES CONTRIBUTIONS

4 815 000 €

8 760 877 €

2 824 000 €

16 399 877 €

Source : Ministère de la culture

La question de savoir s'il faut poursuivre l'accompagnement des établissements du spectacle vivant face aux contraintes de sécurité au-delà de 2018 reste posée , pour au moins deux raisons.

D'une part, les surcoûts de sécurité supportés par les structures restent importants et leur montant ne devrait pas se réduire au cours des années à venir, compte tenu de la tendance au renforcement des mesures de sûreté pour garantir la sécurité des lieux de spectacle et des manifestations culturelles. Au-delà des coûts financiers qu'elles génèrent et qui, pour de nombreux établissements ou manifestations, sont difficiles à assumer, ces mesures de sûreté font peser des contraintes de plus en plus fortes sur la programmation susceptibles de porter atteinte à la liberté de création. Des commissions de sécurité ont exigé des changements de programmation.

Dans son rapport sur la situation des festivals, notre collègue, Françoise Laborde, s'inquiétait d'ailleurs que certains artistes finissent par refuser de créer des spectacles à la demande de festivals français, face au risque grandissant d'une annulation à la dernière minute.

D'autre part, le dispositif mis en place très rapidement après l'attentat du Bataclan s'est révélé efficace en contribuant à rétablir la confiance du public à l'égard de sa sécurité.

Pérennisation du soutien ou simple atterrissage en douceur, la ministre de la culture, Françoise Nyssen, a annoncé, à l'occasion d'une communication devant le Conseil des ministres sur la situation des festivals le 9 août dernier, que le FIPDR aurait vocation à prendre le relais du fonds d'urgence , sans toutefois préciser, ni le montant de l'enveloppe qui serait allouée, ni le type de bénéficiaires, ni la nature des actions prises en charge, ni les modalités de son fonctionnement. La création d'une cellule interministérielle entre les ministères chargés de la culture et de l'intérieur a été décidée pour favoriser le partage de toute information relative à la sécurité des lieux culturels, assurer la continuité économique du secteur et suivre les dossiers pris en charge au titre du FIPDR. Elle se serait réunie pour la première fois le 28 septembre dernier. Si ces évolutions sont confirmées, il conviendra d'observer si le recours à un instrument unique permettra de résoudre les problèmes d'éligibilité aux dispositifs de soutien identifiés : plusieurs festivals gérés par des associations soutenues uniquement par des collectivités territoriales n'ont pas réussi à obtenir jusqu'ici de l'aide, ni de la part de l'État, ni au titre du fonds d'urgence.

Une réflexion restera nécessaire pour harmoniser davantage le niveau des mesures de sûreté demandé par les préfets à l'occasion de l'organisation de manifestations culturelles, tant leur degré a pu varier sur le territoire sans motif clair. Cette inégalité est particulièrement criante quand il s'agit de refacturer la présence des forces de l'ordre , le champ de ce qui relève de l'ordre public et de ce qui relève du soutien à la manifestation étant apprécié de manière très disparate. La prise en charge systématique de ces coûts par le ministère de l'intérieur figure d'ailleurs parmi les demandes les plus fréquemment formulées par les organisateurs de manifestations culturelles.

Un autre défi de taille reste celui de l'investissement dans la sécurité . Face à l'urgence de la situation, la réponse s'est jusqu'ici principalement focalisée autour du recrutement d'agents de sécurité, ce qui a considérablement accru les coûts de fonctionnement des structures. La question de l'équipement des lieux et de la formation des personnels devrait désormais constituer une nouvelle étape.


* 1 Article 119 de la loi n° 2015-1786 du 29 décembre 2015 de finances rectificative pour 2015

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