II. UNE RÉFORME DE LA FISCALITE AGRICOLE AMBIGUË

Le Gouvernement s'était engagé à proposer une réforme de la fiscalité agricole applicable en 2019.

L'objectif était d'assurer une baisse de charges pérennes pour les agriculteurs. Or plusieurs mesures vont dans le sens inverse.

Si elle promeut par exemple le recours à l'épargne de précaution en réformant la déduction pour aléas, ce qu'il convient de saluer, la réforme fiscale accroît considérablement les charges des agriculteurs en supprimant les exonérations spécifiques applicables pour l'emploi des travailleurs occasionnels et de demandeurs d'emploi (TO-DE) et en augmentant la redevance pour pollutions diffuses (RPD).

A. TO-DE : UN DISPOSITIF À CONSERVER POUR BAISSER LE COÛT DU TRAVAIL DES EMPLOYEURS SAISONNIERS

1. Le Gouvernement proposait, en PLFSS, de supprimer le dispositif

Depuis 1985, les employeurs de travailleurs saisonniers bénéficient d'une réduction de cotisations patronales sur ces contrats par le biais d'un dispositif spécifique pour l'emploi des travailleurs occasionnels et de demandeurs d'emplois en agriculture (dit « TO-DE ») 6 ( * ) .

Les employeurs relevant du régime de protection sociale agricole qui embauchent en CDD des travailleurs saisonniers, ou en CDI des demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi depuis au moins quatre mois ou un mois après un licenciement, bénéficient d'une exonération totale de cotisations patronales dues au titre des assurances sociales (prestations familiales et assurances sociales agricoles), à l'exception de la cotisation « accidents du travail », ainsi que d'une exonération de certaines cotisations patronales conventionnelles pour les rémunérations égales ou inférieures à 1,25 fois le montant mensuel du SMIC. Cette exonération devient ensuite linéairement dégressive au-delà de 1,25 SMIC jusqu'à s'annuler pour les rémunérations égales ou supérieures à 1,5 SMIC.

L'exonération est limitée par décret 7 ( * ) à une période maximum d'emplois de 119 jours ouvrés, consécutifs ou non par salarié.

Presque toutes les activités saisonnières agricoles sont concernées à l'exception de celles réalisées dans des entreprises de travaux agricoles, ruraux et forestiers ainsi que celles relevant de salariés mis à la disposition par les coopératives d'utilisation du matériel agricole à leurs adhérents.

Il en résulte que le dispositif est très répandu, notamment dans certaines filières fortement consommatrices de main d'oeuvre saisonnière. C'est le cas notamment dans la viticulture, le maraîchage ainsi que la production fruitière.

Au total, il couvre environ un quart du travail agricole salarié (142 millions d'heures de travail par an), pour environ 927 000 contrats. 73 000 entreprises agricoles en sont bénéficiaires.

Ce dispositif spécifique n'est toutefois pas cumulable avec l'allègement général de cotisations sociales sur les bas salaires . L'employeur doit concrètement aujourd'hui choisir l'exonération qui lui convient le mieux et peut refuser cet allègement spécifique au profit des allègements généraux.

Mais dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale présenté par le Gouvernement, les agriculteurs n'auront plus ce choix dans le contexte de la suppression du CICE.

Comme pour d'autres secteurs, les chefs d'exploitations agricoles bénéficieront des allègements généraux de cotisations sociales prévus à l'article 9 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 en contrepartie de la suppression du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE).

Ces allègements représentent une diminution de 6 points de la cotisation maladie, maternité, invalidité, décès pour les rémunérations inférieures à 2,5 SMIC.

Ils seront renforcés pour les rémunérations les plus basses à compter d'octobre 2019. La réduction des cotisations sociales serait alors d'environ 10 points avec une exonération maximale au niveau du SMIC puis linéairement dégressive jusqu'à s'annuler pour les rémunérations égales ou supérieures à 1,6 SMIC. Le périmètre des exonérations serait alors étendu aux cotisations patronales chômage et retraite complémentaire.

Toutefois, pour les agriculteurs, ces allègements renforcés sur les plus bas salaires seront avancés au 1 er janvier 2019.

Estimant que ce renforcement des allègements généraux à compter de 2019 bénéficierait au secteur agricole dans son ensemble, le projet de loi de financement de la sécurité sociale propose, en son article 8, de supprimer les exonérations spécifiques applicables pour l'emploi des travailleurs occasionnels et de demandeurs d'emploi (TO-DE).

Les exploitants agricoles concernés n'auraient donc plus le choix entre les deux dispositifs.

2. Les allègements généraux, même renforcés, sont moins favorables que le dispositif TODE cumulé avec le CICE

Or les allègements généraux même renforcés seront moins avantageux que le dispositif actuel du TO-DE.

Deux éléments expliquent cette différence :

1) L'assiette des cotisations patronales concernées par les allègements généraux renforcés est moins favorable que celle du dispositif TO-DE cumulé avec le CICE dont bénéficient à ce stade les exploitants agricoles concernés ;

2) Surtout, la dégressivité du dispositif TO-DE en fonction des montants des rémunérations concernées est plus adaptée à la réalité des contrats saisonniers que la dégressivité retenue pour les allègements généraux renforcés.

Les saisonniers travaillent souvent davantage que 35 heures par semaine compte tenu de la nécessité de récolter parfois en des laps de temps très courts déterminés par des conditions météorologiques, par nature aléatoires. Les saisonniers sont d'ailleurs le plus souvent proactifs et souhaitent réaliser un maximum d'heures pour gagner un maximum d'argent au cours de leur contrat.

En outre, les saisonniers ne consomment dans les faits que très peu les congés payés prévus dans leurs contrats et préfèrent les liquider, ce qui augmente mécaniquement leur rémunération mensuelle.

Dès lors, les salaires des saisonniers sont le plus souvent supérieurs à 1,15 SMIC.

C'est pourquoi les exonérations étaient maximales jusqu'à 1,25 SMIC avec le dispositif TODE puis devenaient dégressives jusqu'à 1,5 SMIC où elles s'annulaient.

Le fait de déclencher avec les allègements généraux renforcés la dégressivité dès 1 SMIC induit donc une perte massive pour les exploitants agricoles qui vont voir le taux de leurs exonérations être considérablement réduit pour toutes les rémunérations qu'ils versent aux saisonniers.

Source : données transmises par l'Association nationale Pommes Poires

Ces deux éléments induisent une perte estimée par les organisations professionnelles à 140 M€ pour les filières employant de la main d'oeuvre saisonnière .

Certes, les allègements généraux bénéficieront aux agriculteurs pour leurs autres contrats, notamment la coopération. Toutefois, l'argument revenant à dire que la réforme de la fiscalité agricole prise dans son ensemble bénéficiera à la Ferme France n'enlève rien à la réalité du terrain : des filières fortement consommatrices d'une main d'oeuvre saisonnière sont condamnées par la perte du TODE. Le fait de prendre aux uns pour donner aux autres n'est pas une solution pérenne pour promouvoir une agriculture forte, compétitive et durable.

3. La suppression du TO-DE est un drame pour les filières ayant recours à de la main d'oeuvre saisonnière, c'est-à-dire les filières les plus en pointe de l'agriculture durable

Dans ces conditions, la suppression de ce dispositif TO-DE sur les travailleurs saisonniers est un drame pour certaines filières fortement dépendantes des coûts de main d'oeuvre . C'est le cas de la filière fruits et légumes, de l'horticulture ou de la filière viticole par exemple compte tenu de la consommation de main d'oeuvre saisonnière au moment des récoltes. La main d'oeuvre représente près de 60 % du coût de revient d'une pomme par exemple.

Or ces filières font l'objet d'une concurrence féroce de la part de nos voisins européens compte tenu de coûts de main d'oeuvre largement inférieurs.

À titre d'exemple, les coûts du travail saisonnier en France sont 27 % plus élevés qu'en Allemagne, 37 % plus élevés qu'en Italie et 75 % plus élevés qu'en Pologne.

En conséquence, la pomme française, vendue en moyenne 2,5 € le kilo, se retrouve concurrencée directement par une pomme polonaise vendue 0,9 € le kilo.

Cette concurrence menace directement l'avenir de certaines de ces filières.

D'une part, les produits des filières concernés, par exemple les fruits et légumes, sont massivement importés en France à des prix défiant toute concurrence alors même qu'ils ne respectent pas l'ensemble des contraintes environnementales imposées aux producteurs français.

Ainsi, la part des fruits et légumes produits en France dans la consommation des ménages français est passée de 66 % en 2000 à 51 % en 2016 selon FranceAgriMer. C'est une baisse de près de 30 % en 16 ans, qui devrait inéluctablement se poursuivre si rien n'est fait.

D'autre part, ces produits ne peuvent être exportés faute d'une compétitivité suffisante, entraînant un surcroît d'offre en France pesant sur les prix nationaux donc sur les revenus des agriculteurs concernés.

Le renchérissement des coûts du travail saisonniers renforcera encore les très grandes difficultés rencontrées actuellement dans les territoires ruraux pour trouver suffisamment de saisonniers au moment des récoltes. Pis : il ne serait surprenant qu'il soit constaté une accélération massive du recours à de la main d'oeuvre étrangère saisonnière.

La proposition du Gouvernement pénalisera paradoxalement les filières les plus investies dans les solutions agroenvironnementales en ayant recours à de la main d'oeuvre saisonnière puisque les modes de production qui font appel à plus d'agro-écologie nécessitent plus de main d'oeuvre.

Elle revient donc à accroître les charges pour les producteurs les plus investis dans des agricultures respectueuses de l'environnement : c'est un très mauvais signal pour les filières. Plus grave encore : c'est une trahison des promesses des États généraux de l'alimentation.

4. À l'Assemblée nationale, un dispositif transitoire qui va dans le bon sens mais qui ne règle pas le problème de fond

Prenant en compte ces éléments, le Gouvernement a proposé une rédaction de compromis en séance publique à l'Assemblée nationale.

Le dispositif TO-DE serait maintenu sur 2 ans tout en réduisant les effets bénéfiques de la dégressivité du dispositif : l'exonération serait pleine non plus jusqu'à 1,25 SMIC mais jusqu'à 1,15 SMIC en 2019 puis 1,10 SMIC en 2020.

Toutefois, cette position ne règle rien :

- cela se traduit par une hausse des charges pour les agriculteurs des filières concernée s. Compte tenu de la réalité de la rémunération mensuelle des saisonniers, la dégressivité à 1,15 SMIC est loin de régler tous les cas puisque les salaires concernés sont supérieurs à ce seuil !

C'est notamment le cas pour les groupements d'employeurs agricoles qui ont pourtant employé en CDI des travailleurs saisonniers grâce au dispositif « TODE ».

- La rédaction retenue entraîne la suppression pure et simple du dispositif en 2020 , ce qui augmenterait encore le surcoût pour les agriculteurs.

- Enfin, la compensation de la perte du CICE n'est pas intégrale pour les agriculteurs concernés .

En résumé, le Gouvernement repousse le problème à deux ans sans proposer la moindre solution pérenne aux agriculteurs concernés.

Alors que l'objectif qu'il poursuit est de baisser les charges pesant sur le travail, il augmente sciemment le coût du travail des employés agricoles saisonniers . Ce n'est pas le moindre des paradoxes.

5. Le Sénat, sur proposition de vos rapporteurs, propose de maintenir le dispositif actuel

Formellement, les modifications proposées par le Gouvernement sur le dispositif TO-DE figurent en PLFSS.

Vos rapporteurs ont, en leur nom, déposé des amendements identiques lors du débat sur le PLFSS au Sénat afin de rétablir le dispositif TO-DE dans sa forme actuelle.

L'amendement a fait l'objet d'un très large accord transpartisan puisque les amendements identiques ont été votés par 320 voix pour contre 19 contre.

À ce stade de la navette parlementaire, le PLFSS prévoit donc que :

- le TO-DE est pérennisé au-delà de 2021 ;

- le profil de dégressivité actuel est conservé , à savoir des exonérations totales jusqu'à 1,25 SMIC puis dégressives jusqu'à s'annuler à 1,5 SMIC ;

- la perte du CICE est presque intégralement compensée pour les exploitants par une baisse de cotisations accrue .

6. Le maintien du TO-DE : une condition non négociable au soutien du budget de l'agriculture

Le Sénat a ainsi exprimé une position forte, rassemblant des membres de tous les groupes politiques autour d'une conviction : la pérennisation du dispositif TO-DE est une absolue nécessité pour nos territoires et la compétitivité de notre agriculture.

Le surcoût pour le budget de l'État de ce maintien voulu par le Sénat est, en 2019, au maximum, de 40 M€.

Votre commission conditionne l'approbation des crédits de la MAAFAR au maintien du dispositif TO-DE. En conséquence, elle sera attentive, en séance publique, à ce que le Gouvernement abonde le budget du P149 à hauteur de 40 M€ pour acter définitivement la pérennisation du dispositif.


* 6 Articles L.741-16 et L.741-16-1 du code rural et de la pêche maritime

* 7 Article D741-58 du code rural et de la pêche maritime

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