EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 13 novembre 2019 matin, la commission a examiné le rapport pour avis sur le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » du projet de loi de finances pour 2020.

M. Alain Chatillon . - L'avis sur le compte d'affectation spéciale (CAS) « Participations financières de l'État » est l'occasion de se pencher sur la situation de l'État actionnaire. Ce sujet a été au coeur de nombreux débats en 2019 lors de l'examen de la loi « Pacte », et il me semble donc nécessaire de faire un point sur son état.

L'an dernier, dans l'attente des débats sur cette loi, notre commission avait donné un avis de sagesse. Aujourd'hui, maintenant que les débats sont terminés mais que de nombreuses interrogations, voire des incohérences, persistent, j'en arrive à un même avis de sagesse. Il nous manque plusieurs éléments d'importance. Je rappelle tout d'abord que le contenu de ce compte doit être à l'équilibre.

Le CAS affiche des crédits en hausse de plus de 20 % par rapport à 2019, soit 12,2 milliards d'euros contre 10 milliards d'euros l'an dernier. En recettes, 11 milliards proviennent des cessions de participations par l'État, et 1,2 milliard d'euros correspondent à un versement depuis le budget général afin de financer le programme d'investissement d'avenir n° 3, ce qui ne manque pas de surprendre. En dépenses, 10,2 milliards d'euros seront alloués à des opérations en capital, essentiellement des augmentations de capital, des avances d'actionnaire et des dotations en fonds propres. Deux milliards d'euros sont supposés participer au désendettement de l'État et de ses établissements publics. Ces chiffres sont loin de refléter la réalité.

Je souhaite vous présenter les raisons qui me conduisent à vous proposer de ne pas approuver les crédits de ce compte mais de donner un avis de sagesse. Tout d'abord, ce compte d'affectation spéciale est un outil bien trop faible d'information du Parlement pour que ce dernier puisse se prononcer sur l'avenir de l'État actionnaire.

Premièrement, l'action de l'État actionnaire n'est en réalité que partiellement retracée par ce document budgétaire. Le périmètre du compte n'est pas celui de l'Agence des participations de l'État (APE), alors que cette dernière est le bras armé du Gouvernement en la matière. Par exemple, les 1,7 milliard d'euros de dividendes que touche l'État en 2019 ne figurent pas dans ce compte, mais dans le budget général, en recettes non fiscales.
S'il y a bien une masse financière qui concerne directement l'État actionnaire, ce sont bien les dividendes. De plus, les moyens de fonctionnement de l'APE ne sont pas indiqués dans ce compte, mais dans un autre programme budgétaire. Enfin, d'importantes masses financières sans lien avec l'action de l'APE, transitent par ce compte, comme les 1,2 milliard d'euros de PIA 3, ou les 100 millions d'euros prévus pour la recapitalisation des banques multilatérales de développement. La création d'un compte d'affectation spéciale vise à retracer les recettes en relation directe avec les dépenses. Inscrire les PIA sur ce compte éloigne donc le CAS de son objectif initial et brouille sa lisibilité et bonne compréhension. Est-ce la vocation de l'État actionnaire et de l'APE de participer au désendettement de l'État ?

Deuxièmement, les crédits qui y figurent sont présentés de façon « notionnelle », autrement dit fictive, pour des raisons de confidentialité, afin de ne pas informer les marchés financiers des intentions de l'État
- en particulier les informations concernant des sociétés cotées. Le compte n'affiche pas les montants réels de recettes ou dépenses engagées. Il me semble que nous pourrions trouver des solutions plus appropriées pour l'information du Parlement. Si l'on comprend la nécessité que les marchés ne puissent pas avoir accès à ces informations, il en va différemment du Parlement. Il nous est demandé de nous prononcer à partir de prévisions majoritairement non-étayées, voire infondées. Nous sommes informés de manière précise sur 1,4 milliard d'euros seulement, concernant des opérations effectivement envisagées pour 2020, comme l'augmentation de capital de France Télévisions. Mais les 10,5 milliards restants sont un rideau de fumée. Preuve en est : le décalage entre la prévision et l'exécution était de 3 milliards d'euros en 2017 et de 2,4 milliards d'euros en 2018.

Troisièmement, comme les crédits du compte n'ont pas été justifiés, le Gouvernement peut les utiliser à des fins d'affichage politique, puisqu'il est libre d'y intégrer ce qu'il souhaite, sans aucune vertu informative. Les produits de cession pour 2019 étaient annoncés à près de 10 milliards d'euros, puisque l'État envisageait de privatiser Aéroports de Paris (ADP) et la Française des Jeux (FDJ). L'opération concernant la FDJ devrait être achevée en 2019 et ne devrait donc pas, par définition, procurer des recettes en 2020. L'opération concernant ADP, quant à elle, n'aura très probablement pas lieu en 2020, tant pour des raisons de calendrier électoral que pour des raisons techniques. Or, les produits de cession en 2020 sont annoncés à 11 milliard d'euros, soit 1 milliard de plus qu'en 2019. Tout se passe donc comme si le Gouvernement envisageait de privatiser encore plus en 2020 qu'en 2019, puisqu'il annonce des crédits encore plus élevés que ceux de l'année précédente, pourtant année charnière pour l'État actionnaire. Il persiste certes une incertitude sur les montants encaissés, mais nous devons être prudents et a minima informés. C'est là moins un programme caché de privatisation qu'un simple affichage politique.

Ces trois constats portent donc sur la faible information dont dispose le Parlement à la lecture de ce compte. Comme l'an dernier, des solutions existent, qui respectent la confidentialité des informations et la bonne information du Parlement : des échanges en commission restreinte ou à huis-clos, avec un engagement à respecter le caractère confidentiel des données transmises, permettraient d'associer le Parlement à la stratégie de cession ou d'acquisition d'actifs menée par le Gouvernement.

J'en viens aux deux privatisations prévues pour 2019 et sur l'usage plus que contestable qui est fait en général du produit des cessions. La privatisation d'ADP est suspendue jusqu'en mars 2020 au moins, en raison du référendum d'initiative partagée, s'il devait avoir lieu. 4,7 millions de signatures doivent être recueillies, au 6 novembre, un peu moins d'un million de signatures avaient été recueillies. Je regrette que le Gouvernement ne nous ait pas communiqué de calendrier indicatif de la privatisation, dans le cas où il souhaiterait poursuivre dans cette voie.

La privatisation de la FDJ est en cours. Le prix de vente de l'action a été fixé entre 16,50 et 19,90 euros, avec un seuil minimum de 200 euros. Une décote de 2 % sur le prix de l'action est appliquée pour les particuliers. Le prix qui sera in fine retenu dépendra du nombre d'ordres passés par les investisseurs, qui semble déjà élevé. Environ 17 % du capital de la FDJ devrait être réservé aux particuliers. Sur les 600 millions d'euros réservés aux salariés, 500 millions ont déjà été souscrits.

Je souhaite aussi attirer votre attention sur les conséquences d'une atrophie du portefeuille de l'APE. L'État opère actuellement un recentrage de son portefeuille sur un nombre réduit d'actifs. Or, l'intérêt d'avoir un portefeuille diversifié est double : cela permet de mieux répartir le risque et donc de le diminuer, et cela donne à l'État des marges de manoeuvre dans le cas d'un besoin urgent de liquidités pour protéger une entreprise fragile ou menacée. Pourtant, le Gouvernement a fait le choix de concentrer son portefeuille sur quelques secteurs : EDF représente par exemple 50 % de la valeur de son portefeuille.

Enfin, le Gouvernement fait le choix contestable de consacrer le produit de ces cessions - environ 10 milliards d'euros, selon son objectif - à financer l'innovation de rupture, à partir d'un Fonds supposé générer un rendement de 250 millions d'euros par an, à 2,5 %. En réalité, ces 10 milliards d'euros seront placés en bons du Trésor : les 250 millions d'euros seront en fait versés par l'État lui-même ! Le budget général continue donc bel et bien d'être sollicité à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros par an pour financer l'innovation. Un tel financement est nécessaire, et même salutaire ; mais alors, pourquoi abandonner le soutien via une subvention budgétaire pour préférer la création d'un Fonds qui échappe au contrôle du Parlement ? Jean-Pierre Moga, rapporteur pour avis sur les programmes liés à la recherche, et moi-même avons décidé de poser la question cet après-midi au ministre de l'économie Bruno Le Maire. Auparavant, en contrôlant les subventions à l'innovation, nous pouvions orienter les choix stratégiques, les montants, définir de nouvelles priorités. Désormais, en raison de cette débudgétisation qui ne dit pas son nom, nous sommes dépossédés de ce pouvoir.

Au terme de cet examen, je vous propose donc, compte tenu du manque structurel d'information lié à la présentation du CAS et des choix contestés du Gouvernement, de donner un avis de sagesse à l'adoption des crédits qui y figurent. L'APE représentait il y a quatre ans 90 milliards d'investissement dans 78 sociétés. Aujourd'hui, une seule société représente 50 % du portefeuille. Où va le reste ? Pourquoi faire transiter l'argent du PIA par ce compte ? Ces choix sont difficiles à comprendre.

M. Marc Daunis . - Le constat d'Alain Chatillon est éclairant. Il s'agit là, comme le rapporteur l'a noté, du bras armé d'intervention de l'État stratège, des moyens qu'il se donne pour pouvoir orienter la politique industrielle, la politique d'équipement, dans tous les secteurs. Une telle opacité sur cette stratégie n'est pas admissible. Le rapport souligne aussi une atrophie de l'État actionnaire, une perte de capacité d'intervention, que nous ne pouvons pas cautionner. Au vu de l'orientation stratégique qui n'est pas partagée, y compris dans les rangs libéraux, et de la perte de capacité de contrôle du Parlement, il me paraît difficile que nous en restions à un avis de sagesse. Les arguments en sa défaveur sont d'un tel poids que cela me paraît difficile.

M. Alain Chatillon . - Je vous propose de reporter le vote sur ce compte d'affectation spéciale à la prochaine réunion de la commission, en l'attente des réponses du ministre aux questions que nous allons lui poser.

Mme Sophie Primas . - Ce qui n'empêche bien sûr pas que nous débattions de ces sujets ce matin.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Nous sommes au coeur des missions de l'État stratège, dont le pays a besoin. Le Parlement est systématiquement contourné : même au-delà du seul vote budgétaire, il faut réfléchir à la manière dont le Parlement peut être associé et peut contrôler l'actionnariat de l'État. On le fait bien dans le cas des services de renseignement, cela doit aussi être le cas pour le capital public. Ce qui est envisagé est ici de réduire la capacité d'intervention de l'État par les participations. Je ne plaide pas pour un État qui intervienne partout, mais il faut une stratégie mobile et intelligente d'utilisation du capital. Nous vivons une guerre économique. Nombre de nos adversaires économiques n'hésitent pas à entrer au capital, afin de nous priver de capacités de production ou de s'approprier certains brevets ou certaines compétences. L'État actionnaire doit être capable d'agir pour pallier cette vulnérabilité, éviter un tel pillage et une désindustrialisation massive. On organise des salons pour l'innovation : je tiens à le dire, avec de simples aides fiscales, sans capital d'État, il n'y aura pas de miracle de réindustrialisation de la France. Sur le Fonds d'innovation, on se moque du monde ! Historiquement, la question de Bpifrance s'était posée. La réflexion n'avait pas abouti et il avait été décidé de donner à Bpifrance la capacité de soutenir les banques. Dans certains secteurs, que l'on parle de création d'entreprise ou de redressement, les banques ne s'engagent pas. La puissance publique doit alors assumer ce risque - sauf bien entendu dans le cas de « canards boiteux » pour lesquels il est évident que la stratégie ne fonctionnera pas. Il faut mener autour du capital public une réflexion avec les filières industrielles, le patronat, les syndicats : c'est le travail du gouvernement. Il existe des réserves d'argent dans les banques : le maintien du taux du livret A au-dessus de la rémunération leur apporte chaque année plus de 500 millions d'euros : ne pourrait-on pas le dédier à l'innovation ? Ce n'est pas en privatisant qu'il faut financer l'innovation. En l'état des choses, c'est du vol !

M. Fabien Gay . - Je partage ces constats. Il s'agit d'un affaiblissement considérable du portefeuille, de la stratégie et de la capacité de rebond de l'État actionnaire. Le Gouvernement nous dit que tout va bien dans le pays, que l'on réindustrialise et que l'on crée des milliers d'emplois. On ne doit pas vivre dans le même pays : je vois de plus en plus de plans sociaux lourds dans l'industrie, et une perte de capacités productives dans de nombreux secteurs, comme nous en avons débattu sur l'acier.

Le fonds d'innovation dont il est question a été créé par anticipation en 2018. Pour le doter, on lui a affecté des actions de Thalès et d'EDF. On nous vend désormais une petite musique, mais le montant total de 10 milliards d'euros ne sera jamais atteint. L'opération concernant ADP étant reportée à 2020, quel impact cela aura-t-il sur le budget pour 2019 ? Va-t-on laisser les actions de Thalès et d'EDF affectées au fonds ? Même dans ce cas, les 10 milliards d'euros ne seront pas atteints : il faudra notamment indemniser les actionnaires minoritaires. On se rapprochera plutôt de 5 à 6,5 milliards d'euros espérés. C'est un problème. D'ailleurs, c'est l'État qui va rémunérer ce fonds via les bons du Trésor. On marche sur la tête ! Face à tous les défis d'avenir, comme la robotique, la 5G ou l'innovation, et face à nos compétiteurs mondiaux, 250 millions d'euros, ça n'est rien !

M. Daniel Laurent . - C'est accablant. Il y a là une forme d'irrespect des parlementaires, un enfumage certain, une incompétence de l'État dévoilée, et une nouvelle preuve de mauvaise gestion de l'État. L'État, qui doit être le bras armé du développement économique, n'est pas au rendez-vous. Je ne suis donc pas d'accord pour donner un avis de sagesse sur ce compte. Cela serait un blanc-seing donné à l'État pour continuer. Je suis en désapprobation totale.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Je voudrais revenir sur la méthode de l'exercice que nous menons en période budgétaire. Il manque de nombreuses informations, certaines sont masquées. Des sommes budgétées pour 2020 ne sont pas expliquées par les choix actuels. C'est un appauvrissement de l'État : il est de notre responsabilité d'y voir plus clair. C'est d'ailleurs également ce que nous constatons en ce moment sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, ou sur les enjeux énergétiques. Le Sénat doit taper du poing sur la table, pour affirmer sa vigilance et son rôle de veille.

Mme Sophie Primas . - Effectivement, cela commence à bien faire... Nous poserons nos questions cet après-midi au ministre de l'économie et des finances Bruno Le Maire lors de son audition. Le vote de la commission sur ce compte d'affectation spéciale est reporté à la fin de cette audition.

Réunie le mercredi 13 novembre 2019 à l'issue de l'audition du Ministre de l'économie et des finances, la commission a procédé au vote :

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons examiné ce matin le rapport pour avis de notre collègue Alain Chatillon sur les crédits du compte d'affectation spéciale (CAS) « Participations financières de l'État » dans le cadre du projet de loi de finances pour 2020. Nous avions réservé notre décision dans l'attente des réponses du ministre. Permettez-moi de vous rappeler les trois points principaux mis en exergue par notre rapporteur pour avis.

Tout d'abord, l'information au Parlement sur le sujet de l'État actionnaire est insuffisante. Certes, des raisons de confidentialité peuvent expliquer certains choix du Gouvernement, mais il n'est pas normal que nous ne soyons informés qu'a posteriori de ses choix stratégiques, via des documents budgétaires très vagues. Ensuite, le portefeuille de l'État actionnaire s'atrophie et se concentre désormais sur les entreprises les plus stratégiques ; cela diminue le montant de dividendes reçus et surtout cela obère sa capacité à faire face à l'urgence dans le cas d'entreprises menacées. Enfin, les privatisations vont abonder un fonds dont le rendement sera en fait payé par l'État lui-même ; nous perdons donc notre capacité de contrôle sur le financement de l'innovation de rupture, qui était auparavant inscrite dans le budget général.

Selon moi, les réponses du ministre à nos différentes questions n'ont pas été tout à fait satisfaisantes : nous ne savons toujours pas quelle orientation stratégique le Gouvernement souhaite donner à l'État actionnaire ; nous ne savons toujours pas quelle politique industrielle il envisage pour ces entreprises ; et il n'a pas souhaité revenir en arrière sur le fonds que je viens d'évoquer.

Ce matin, notre rapporteur pour avis a souhaité s'en remettre à la sagesse de notre commission. Avant que nous ne passions à l'adoption de notre avis, je me permets de vous rappeler que la commission des finances, saisie au fond, a donné un avis favorable à l'adoption des crédits du CAS après avoir exprimé à peu près les mêmes critiques.

M. Serge Babary, rapporteur pour avis - Ce matin, nous étions stupéfaits des conclusions de notre collègue Alain Chatillon. Tout ce qu'il a énoncé nous conduit à nous opposer ; nous n'avons pas plus d'informations que ce matin. Ce qu'il nous a dit sur le fonds pour l'innovation est inimaginable : l'État se défait d'actifs qui lui rapportaient des dividendes pour verser le produit de la cession dans un fonds dont il va payer lui-même le rendement... Tout cela n'est pas sérieux !

M. Martial Bourquin, rapporteur pour avis. - Je partage l'avis de mon collègue Serge Babary. L'an dernier, les trois sociétés privatisées ont rapporté 800 millions d'euros à l'État et ADP pourrait continuer à rapporter, avec le développement du fret et du transport de voyageurs... Nous devons nous opposer, car nous ne disposons pas de tous les éléments. Tout semble préparé très vite, sans associer le Parlement. Je suis défavorable à l'adoption de ces crédits.

Mme Sophie Primas, présidente. - La non-transparence de ces crédits est, malheureusement, une constante et ne peut fonder notre opposition à leur adoption cette année. En revanche, notre opposition à la privatisation d'ADP et de la Française des jeux peut justifier un vote défavorable.

M. Alain Duran. - Nous sommes dans la cohérence.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits du CAS « Participations financières de l'État ».

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