AUDITION DE M. DALIL BOUBAKEUR,
RECTEUR DE LA MOSQUÉE DE PARIS,
M. JOSEPH SITRUK, GRAND RABBIN DE FRANCE,
M. JEAN-ARNOLD DE CLERMONT,
PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION PROTESTANTE DE FRANCE,
ET MGR JEAN VERNETTE, REPRÉSENTANT
DE LA CONFÉRENCE DES EVÊQUES DE FRANCE

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M. Dalil Boubakeur a tout d'abord estimé que, dans le système de liberté de conscience existant en France, la création d'un délit de manipulation mentale ferait courir des risques graves en ce qui concerne l'évolution des relations entre la société et les religions. Il a rappelé que la religion impliquait transcendance et mystère et que l'être humain n'était qu'un " facilitateur " des voies conduisant à Dieu. Il s'est demandé s'il n'était pas dangereux de porter un jugement, par l'intermédiaire du délit de manipulation mentale, sur les voies et pratiques prônées par les religions pour accéder à Dieu. Il a exprimé la crainte que la disposition proposée par l'Assemblée nationale ne conduise à des dérives susceptibles de porter atteinte à la liberté d'expression.

M. Dalil Boubakeur a rappelé que la Constitution française reconnaissait le principe de la liberté de conscience. Il a estimé que l'arsenal législatif destiné à lutter contre les sectes pouvait être amélioré, mais qu'il était suffisant pour faire face aux dérives les plus graves. Il a observé que la création du délit de manipulation mentale était susceptible de porter atteinte au principe de la présomption d'innocence.

M. Joseph Sitruk a tout d'abord souligné que la proposition de loi évoquait un domaine difficile à cerner, celui des croyances et de la définition même de l'homme. Il a estimé que la création d'un délit de manipulation mentale pourrait avoir de graves conséquences. Il a ainsi noté que tout orateur ayant un ascendant naturel sur son auditoire pourrait être accusé de manipulation mentale. Il a observé que tout discours religieux tendait à convaincre ceux auxquels il s'adressait.

M. Joseph Sitruk, réfutant le caractère absolu du discours, a considéré que son impact pouvait dépendre de l'orateur et de l'auditeur. Il a rappelé que l'ancien Premier ministre israélien Izthak Rabin avait été assassiné par un individu prétendant agir au nom de Dieu et ayant probablement mal compris un discours d'ordre religieux.

Le grand rabbin a souligné que toute société devait protéger les plus faibles, en particulier les enfants, et que des progrès étaient sans doute possibles dans ce domaine. Il a estimé nécessaire d'exiger de l'ensemble des associations une très grande transparence. Après avoir estimé légitime la préoccupation des pouvoirs publics et précisé qu'il ne déniait pas au législateur le droit d'intervenir sur ces questions, il a indiqué que la République se devait de protéger de manière égale tous les citoyens dans le respect de la liberté religieuse.

M. Jean-Arnold de Clermont s'est tout d'abord félicité que les représentants des grandes confessions religieuses soient invités à participer activement à la réflexion des pouvoirs publics sur les sectes. Il a indiqué que la Fédération protestante de France avait toujours défendu, depuis la publication du premier rapport de M. Alain Vivien sur les sectes, l'idée que l'arsenal juridique permettant de lutter contre les sectes était suffisant, pour peu qu'il soit utilisé. Il a indiqué que cette thèse avait été défendue par la commission d'enquête créée à l'Assemblée nationale en 1995, cette commission ayant dressé une liste des délits existants susceptibles de concerner les mouvements sectaires.

M. Jean-Arnold de Clermont a observé que, pendant longtemps, le nombre de poursuites à l'encontre de mouvements sectaires avait été très réduit, mais que cette situation était en train d'évoluer. Il a fait valoir que le débat sur la lutte contre les sectes était vicié par l'impossibilité de définir juridiquement une secte. Il a rappelé que les termes de secte, de schisme ou d'hérésie étaient employés par référence à une norme et s'est demandé par qui cette norme pourrait être fixée dans une société marquée par la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Il a indiqué que la lutte contre les sectes avait été marquée par des comportements extrêmement critiquables, en particulier par l'assimilation à des sectes de tous les groupements dont l'intitulé comportait le terme " évangélique ".

M. Jean-Arnold de Clermont a alors formulé plusieurs propositions. Il a estimé nécessaire que l'opinion et, en particulier, les associations se portant au secours des victimes de sectes, soit mieux informée sur la législation et sur la nature de mouvements associatifs et religieux susceptibles d'être qualifiés de sectes. Il a souligné qu'un observatoire des sectes serait préférable à une mission de lutte contre les sectes.

Le président de la Fédération protestante de France s'est prononcé contre la création d'un délit de manipulation mentale. Il a observé que la création de cette infraction contribuerait à la judiciarisation croissante de la société et que les critères permettant de caractériser ce délit étaient beaucoup trop flous. Il a estimé préférable de tenter de définir les modalités qui conduisent à la manipulation mentale et d'étudier la manière dont se constitue un lien de dépendance.

A propos de la dissolution des mouvements sectaires, M. Jean-Arnold de Clermont a indiqué qu'une dissolution par le Président de la République, sous le contrôle du Conseil d'Etat, lui paraissait à la réflexion acceptable. Il a observé qu'un juge ne pourrait dissoudre que la partie d'un mouvement sectaire installé dans le ressort de sa juridiction. Il a estimé souhaitable que la dissolution puisse être applicable à toute personne morale, et pas simplement aux mouvements sectaires.

Mgr Jean Vernette a tout d'abord souligné que la Conférence des évêques de France considérait que la préoccupation des pouvoirs publics à l'égard des mouvements sectaires était légitime. Il a salué la volonté du Sénat de ne pas mettre en place une législation d'exception et s'est déclaré d'accord avec les dispositions de la proposition de loi relative à la possibilité de dissoudre certains mouvements dangereux et à l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales.

Mgr Jean Vernette a ensuite estimé que l'idée de créer un délit de manipulation mentale était à la fois séduisante et redoutable. Il a estimé que les intentions du législateur étaient claires pour le présent, mais qu'il était impossible de présager de l'avenir. Il s'est demandé si un tel délit serait conforme à l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Il a noté que le délit de manipulation mentale pourrait s'appliquer à tout groupe. Il a alors noté que les règles respectées par certaines congrégations religieuses, qu'il s'agisse de la clôture, du jeûne, des voeux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté, n'étaient pas aujourd'hui assimilées à des manipulations, mais que le sentiment à ce sujet pouvait changer. Il a fait valoir qu'il n'existait aucune garantie que la nouvelle disposition ne serait pas appliquée à des religions ou à des mouvements de pensée. Il s'est demandé si l'adoption d'un tel délit ne finirait pas par donner à penser que toute conviction religieuse serait la manifestation d'une déficience de l'individu concerné.

Mgr Jean Vernette a estimé contestable de vouloir protéger les victimes contre elles-mêmes, observant qu'une telle évolution pourrait conduire à la mise en place d'une police de la pensée. Il a souligné que les textes en vigueur invitaient les juridictions à consulter les grandes associations de lutte contre les sectes, notamment en ce qui concerne les mouvements susceptibles d'être qualifiés de sectes. Il a alors rappelé qu'un ouvrage publié par l'une des associations de lutte contre les sectes avait assimilé à des sectes certaines communautés telles que les Béatitudes ou le Chemin neuf. Il a exprimé la crainte que le délit de manipulation mentale conduise le juge à définir le " religieusement correct ".

Mgr Jean Vernette a alors formulé quelques propositions. Il a souhaité que les dispositions existantes, en particulier l'article 313-4 du code pénal relatif à l'abus frauduleux de l'état de faiblesse, soient pleinement appliquées. Il a observé qu'il existait parfois des dérives sectaires au sein même de l'Eglise catholique et que celle-ci avait pris des dispositions au sein du code de droit canonique pour contenir de telles évolutions. Il a fait valoir que tout groupe humain connaissait des dérives sectaires et que l'Eglise catholique avait acquis une expérience dans la prévention de ce type d'évolution qui pourrait être utile dans le cadre des débats actuels. Il s'est prononcé en faveur de la création d'un observatoire indépendant, pluridisciplinaire et objectif, qui pourrait formuler des avis sur certains groupements ou associations. Il a indiqué que le Conseil de l'Europe s'était prononcé en faveur de la création d'organes susceptibles de fournir une information fiable sur ces groupements ne provenant ni des sectes ni des mouvements de défense des victimes des sectes.

M. Nicolas About, rapporteur, a alors rappelé que l'objectif du Sénat n'avait en aucun cas été de s'attaquer à des mouvements religieux quels qu'ils soient, mais à des groupements dangereux pour l'ordre public ou la personne humaine.

M. Daniel Hoeffel a souhaité savoir quelles pourraient être les missions précises d'un éventuel observatoire objectif et pluridisciplinaire.

Mgr Jean Vernette a estimé que cet observatoire pourrait faire appel à toutes les compétences permettant de déterminer la nature exacte de certains groupements. Il a en outre noté qu'il pourrait être saisi par les pouvoirs publics et donner un avis d'expert aux juridictions administratives ou judiciaires.

M. Jean-Arnold de Clermont a observé que cet observatoire pourrait jouer un rôle comparable à celui de la commission nationale d'éthique.

M. Dalil Boubakeur s'est également prononcé en faveur d'un observatoire, soulignant que la religion était une expression de la liberté de pensée protégée par la Constitution. Il a observé que l'Islam comportait de nombreuses sectes en son sein. Il a enfin évoqué la conversion, se demandant si elle ne risquait pas d'être assimilée à des manipulations mentales.

M. Joseph Sitruk a approuvé l'idée de la création d'un observatoire. Il a jugé souhaitable que les représentants des religions puissent intervenir dans les débats comme celui sur les sectes, observant qu'elles pouvaient apporter à la réflexion leur expérience propre. Il a observé que l'époque actuelle était marquée par une très grande quête spirituelle et qu'un prosélytisme excessif pouvait être à surveiller. Il s'est enfin prononcé pour un renforcement du contrôle du fonctionnement de certaines associations, observant que les dispositions actuelles en ce domaine étaient très insuffisantes.

M. Christian Bonnet s'est déclaré perplexe à l'issue de ces auditions. Il s'est dit sensible au risque de voir émerger une police de la pensée, mais a toutefois noté que, par définition, l'adepte d'une secte n'admettait jamais qu'il était manipulé et qu'il convenait donc de trouver les moyens de le protéger malgré cela. Il s'est demandé si la création d'un observatoire pouvait suffire à résoudre les difficultés actuelles, observant qu'il existait déjà un grand nombre d'organes de ce type.

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