AUDITION DE M. MICHEL TORT,
PSYCHANALYSTE, PROFESSEUR AU LABORATOIRE
DE PSYCHOLOGIE FONDAMENTALE
DE L'UNIVERSITÉ DENIS DIDEROT (PARIS VII)
ET M. SERGE TISSERON, PSYCHIATRE

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Constatant que certains opposaient l'égalité politique entre les sexes et la liberté de choix des sujets à la transmission du nom du père, posée comme une donnée supérieure de la subjectivation de l'individu, M. Michel Tort, psychanalyste, a souhaité aborder la question du changement de système de transmission du nom de famille sans opposer les exigences politiques aux exigences psychiques des sujets.

Il a indiqué que les systèmes d'attribution du nom étaient des systèmes historiques, liés à l'histoire de l'institution matrimoniale et aux autres liens institutionnalisés existant entre les hommes et les femmes. A titre d'exemple, il a noté que la légitimité de l'enfant était une forme historique de hiérarchisation de la filiation dont nous commencions difficilement à sortir.

M. Michel Tort, psychanalyste, a expliqué que le système historique privilégiant la transmission du seul nom du père, solidaire à l'origine de la féodalité et de l'aristocratie, datait d'une dizaine de siècles et avait été généralisé à l'ensemble de la population. Il a souligné qu'aucune fonction de structuration psychique n'avait été assignée à ce système de dévolution du nom avant les vingt dernières années. Il a ainsi établi que l'argumentaire psychologique et anthropologique faisant de la transmission du nom du père un élément fondamental de la structuration de l'enfant était récent, avait été développé précisément pour résister à la transmission du nom de la mère, et faisait un usage problématique de la psychanalyse. Il a cité en exemple les arguments développés par Mme Dekeuwer-Défossez, selon lesquels la transmission du nom de la mère serait funeste à la figure paternelle. Il a jugé étrange d'invoquer la menace d'un déséquilibre au détriment du père, alors que le système existant depuis dix siècles constituait une inégalité manifeste en sa faveur. Il a ajouté que cette argumentation s'appuyait sur l'idée d'une inégalité de départ fondée sur la domination féminine sur la procréation, « heureusement » compensée par la transmission du nom du père. Cette conception lui a paru élaborée au mépris de l'histoire. Il lui a semblé qu'elle permettait de rejeter dans le champ du symbolique les aspects de l'égalité hommes-femmes que l'on souhaitait exclure du champ politique et de la délibération.

M. Michel Tort, psychanalyste, a noté la difficulté, pour la psychanalyse, de définir la fonction du nom du père, celle-ci résultant des interactions entre la fonction symbolique du père, supposée universelle, et le pouvoir social du père, historique. Il a établi que si la fonction du père dérivait du pouvoir du père, et si tout ce qui restait du pouvoir traditionnel du père était le nom, alors il ne pouvait s'agir d'une fonction universelle.

En conclusion, il lui a semblé injustifié de prétendre tirer de la psychanalyse un argumentaire favorable à la seule transmission du nom du père.

M. Serge Tisseron, psychiatre, a estimé que, sans contester le droit des hommes et des femmes à transmettre leur nom à leurs enfants, le législateur ne devait pas accorder une trop grande liberté de choix en ce domaine.

M. Serge Tisseron, psychiatre, a fait part des dangers du système espagnol évoqués par le rapporteur de l'Assemblée nationale. Il a estimé que la question de la deuxième génération se posait dans des termes très différents de celle de la première génération. En effet, il a remarqué que l'opposition éventuelle dans le couple était alors aggravée par le jeu des loyautés envers les familles respectives.

Il a mis en garde contre l'argument selon lequel le choix laissé éviterait les rapports de force et a au contraire indiqué que le choix des patronymes provoquerait des conflits importants, encore plus graves que ceux existant actuellement pour le choix des prénoms, puisqu'ils ne déchireraient plus le seul couple, mais aussi les familles respectives.

M. Serge Tisseron, psychiatre, a souligné que le double nom avait le mérite de renvoyer l'enfant aux deux branches de sa famille, de concilier l'axe horizontal de la famille, constitué des membres de la famille ayant un contact concret entre eux, et l'axe vertical, à savoir l'alliance de deux familles à un moment donné.

De façon plus générale, il lui a semblé nécessaire de tenir compte des nouveaux modes de filiation dans la mesure où, au schéma traditionnel selon lequel le père géniteur donnait son nom et avait une relation éducative privilégiée avec ses enfants, se substituaient aujourd'hui des cas dans lesquels l'enfant était conçu par un père, reconnu par un autre homme et élevé par un troisième. Il a regretté que la filiation éducative ne donne actuellement aucun droit.

Interrogé par M. Jacques Larché, président, qui estimait que le système espagnol pouvait donner lieu à de nombreux contentieux, M. Serge Tisseron, psychiatre, a répondu que laisser le choix aux parents entre le nom de la mère, le nom du père ou le double nom allait décupler les conflits, la dénomination pouvant se révéler un noeud de rancoeur et d'amertume considérable, à cause de l'allégeance de chacun des membres du couple à sa propre famille. En conséquence, il s'est prononcé en faveur de la transmission du double nom.

M. Henri de Richemont, rapporteur, a mis en évidence le poids des traditions, citant l'exemple britannique dans lequel, malgré le choix laissé par le législateur, la quasi-totalité des enfants portaient le nom de leur père. Il s'est demandé s'il était possible d'imposer le système espagnol dans un pays où 95 % des femmes choisissaient de porter le nom de leur mari.

M. Michel Tort, psychanalyste, a répondu que les femmes n'avaient pas l'obligation de porter le nom de leur mari et que, si le système devait changer à un moment donné, des ajustements seraient nécessaires.

M. Jacques Larché, président, s'étant demandé si changer le système actuel, qui satisfaisait l'immense majorité des Français, aboutirait à une situation plus satisfaisante, M. Michel Tort, psychanalyste, a estimé que le législateur ne serait pas saisi de cette proposition de loi si certaines personnes, notamment des femmes, ne pensaient pas que le système actuel était injuste.

M. Henri de Richemont, rapporteur, ayant souligné que la loi Badinter de décembre 1985 n'était pas utilisée, bien qu'elle autorise une ouverture importante, M. Michel Tort, psychanalyste, a estimé que cette loi constituait une première étape vers le changement aujourd'hui proposé.

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