II. LE CADRE JURIDIQUE ACTUEL NE RÉSISTE PAS À LA MONTÉE DES PRESSIONS COMMUNAUTAIRES A L'ÉCOLE

A. INSUFFISANCES ET LIMITES DE LA JURISPRUDENCE

1. Le cadre général : l'avis du Conseil d'Etat de 1989

L'avis sollicité par le ministre de l'éducation nationale en 1989 auprès du Conseil d'Etat, dans le climat passionnel de l' « affaire des jeunes filles voilées de Creil », constitue, aujourd'hui encore, le socle et la référence de la jurisprudence en matière d'application du principe de laïcité dans les établissements scolaires. Il portait à titre principal sur la question de la compatibilité, ou non, avec le principe de laïcité, du port de signes d'appartenance à une communauté religieuse, et les conditions susceptibles de justifier, le cas échéant, une décision d'exclusion définitive.

L' avis rendu le 27 novembre 1989 opère une conciliation délicate, mais juridiquement incontestable, entre deux principes potentiellement contradictoires :

- d'un côté, « le principe de la laïcité de l'enseignement public, qui est l'un des éléments de la laïcité de l'Etat et de la neutralité de l'ensemble des services publics ». Ce principe de valeur constitutionnelle a été consacré par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui fait de « l'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés un devoir de l'Etat », et l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, qui proclame que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » et qu' « elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » ;

- de l'autre, la liberté de conscience des élèves, qui résulte du principe du respect égal de toutes les croyances, garanti par l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, et reconnue par les textes législatifs et les engagements internationaux de la France. L'article 10 de la loi d'orientation sur l'éducation de 1989 9 ( * ) reconnaît explicitement la liberté d'expression religieuse des élèves : « Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression ». Il ajoute néanmoins que « l'exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d'enseignement ».

Il résulte de cette synthèse juridique une distinction entre :

- d'une part, une stricte obligation de neutralité qui s'impose aux programmes et aux enseignants. S'agissant de ces derniers, s'applique sans ambiguïté la tradition législative et jurisprudentielle de stricte neutralité des agents publics, déjà posée par le Conseil d'Etat dans l'arrêt Abbé Bouteyre de 1912 10 ( * ) , et confirmée par l'avis contentieux du 3 mai 2000, Mademoiselle Marteaux , dans lequel le Conseil d'Etat a considéré que le fait, pour un agent de l'éducation nationale, de manifester ses croyances religieuses, en arborant notamment un signe d'appartenance religieuse, constituait un manquement à ses obligations.

- d'autre part, le respect de la liberté de conscience des élèves, dans la limite des obligations scolaires qui leur incombent et du bon fonctionnement du service public d'enseignement : « La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, et sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité ».

Dès lors, « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels il entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité , dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses ».

2. Les limites de la solution jurisprudentielle

Comme nous l'a indiqué Mme Hanifa Chérifi, médiatrice de l'éducation nationale pour les questions liées au port du voile, la position de principe du Conseil d'Etat, laquelle, proscrivant toute interdiction générale et absolue du foulard, en autorise implicitement le port, a eu pour effet d'augmenter le nombre de jeunes filles voilées dans les établissements.

Même si le juge administratif a ouvert des possibilités de restriction de la liberté d'expression des élèves, ces dispositions sont demeurées difficiles à apprécier et appliquer.

Ainsi, le Conseil d'Etat a sanctionné d'illégalité, dans l'arrêt Kherouaa du 2 novembre 1992 ou l'arrêt Yilmaz du 14 mars 1994, l'exclusion d'élèves voilées sur la base d'une disposition d'un règlement intérieur d'établissement prévoyant l'interdiction générale et permanente du port de tout signe d'appartenance religieuse par les élèves.

Il s'agit d'une décision classique au regard du droit administratif. Il n'est pas possible d'interdire, par principe, le port de tout signe religieux, dans la mesure où les autorités administratives ont l'obligation, avant toute décision administrative de portée individuelle (le cas d'une décision d'exclusion), de procéder à un examen particulier des faits dans leur contexte de temps et de lieu. De plus, cette décision est conforme à la tradition juridique issue de l'arrêt Benjamin 11 ( * ) , comme le rappelle le commissaire du gouvernement David Kessler dans les conclusions à l'arrêt Kherouaa : « La laïcité n'apparaît plus comme un principe qui justifie l'interdiction de toute manifestation religieuse. L'enseignement est laïque, non parce qu'il interdit l'expression des différentes fois, mais au contraire parce qu'il les tolère toutes. ».

Toutefois, le Conseil d'Etat a retenu, dans l'avis de 1989, une série de critères limitant la liberté d'expression religieuse reconnue aux élèves . Il a dressé une longue liste d'exigences qui désigne autant de cas où l'interdiction peut légalement intervenir, dès lors que les signes arborés par les élèves, « par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif :

- constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande,

- porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative,

- compromettraient leur santé ou leur sécurité,

- perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants,

- enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public . »

Ainsi, le juge a validé des décisions d'exclusion, dès lors qu'elles étaient justifiées par un tel faisceau d'incidents ou de comportements :

- au motif que « le port de ce foulard est incompatible avec le bon fonctionnement des cours », notamment d'éducation physique et sportive 12 ( * ) , ou de technologie 13 ( * ) ; dans la décision du 20 octobre 1999, Epoux Aït Ahmed , le juge a considéré pour la première fois que « l'exercice de la liberté et de manifestation de croyances religieuses ne fait pas obstacle à la faculté pour les chefs d'établissement et, le cas échéant, les enseignants, d'exiger des élèves le port de tenues compatibles avec le bon déroulement des cours » : de fait, l'administration peut sanctionner l'élève, sans qu'il y ait lieu de justifier au cas par cas l'existence d'un danger, pour celui-ci ou pour les autres usagers ;

- en raison des troubles entraînés à l'ordre public et au « fonctionnement normal de l'établissement » ; dans la décision Ligue islamique du Nord du 27 novembre 1996, le Conseil d'Etat a validé l'exclusion, en décembre 1994, de 17 élèves du lycée Faidherbe de Lille, au motif qu'en participant à des mouvements de protestation, « au surplus soutenus par des éléments extérieurs », les élèves avaient ainsi « excédé les limites du droit des élèves d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires » ; dans l'affaire Aoukili , le comportement prosélyte du père des élèves exclues, distribuant des tracts à l'entrée du collège, a contribué, de même, à justifier la décision d'exclusion ;

- en raison du manquement des élèves à leur obligation d'assiduité , fixée par la loi d'orientation de 1989 14 ( * ) : l'exclusion est validée du fait d'absences répétées à des cours, sans motif valable 15 ( * ) , ou en cas de refus d'assister à des cours un jour donné de la semaine 16 ( * ) .

Incontestable en droit, la jurisprudence du juge administratif s'est heurtée à plusieurs difficultés :

- limite inhérente à l'intervention du juge, celui-ci n'est pas entré dans l'interprétation du sens des signes religieux ; ainsi il n'a pu appréhender les discriminations entre les hommes et les femmes, pourtant en contradiction avec les principes que l'école a pour mission de protéger et favoriser ;

- alors que la « circulaire Bayrou » du 20 septembre 1994 se réfère explicitement à des « signes religieux ostentatoires », c'est à dire par eux-mêmes, et non du fait d'un comportement, la jurisprudence a écarté, par la suite, ce glissement de la notion de « port ostentatoire » à celle de « signe ostentatoire ». Si le Conseil d'Etat n'a pas annulé cette circulaire, c'est qu'il l'a considérée comme purement interprétative, et non-créatrice de droit . Par la suite, le juge a rappelé que le foulard « ne saurait être regardé comme un signe présentant par nature un caractère ostentatoire ou revendicatif ou constituant, par son seul port, un acte de prosélytisme ou de pression » 17 ( * ) .

De fait, cette circulaire, adressée aux chefs d'établissement dans un contexte de recrudescence du nombre de jeunes filles voilées dans les établissements, n'a servi qu'à attiser les tensions et à faire émerger un important contentieux , en se mettant en porte-à-faux de la position de principe du Conseil d'Etat. En effet, elle a ouvert, pour les jeunes filles et ceux qui les entourent, des espoirs de gagner devant les tribunaux, ce qui est, de fait, selon Mme Hanifa Chérifi, le cas le plus fréquent. Si le nombre de jeunes filles voilées dans les établissements scolaires était estimé à 2.000 en septembre 1994, la médiatrice a eu à connaître plus de 300 cas pour le seul mois de novembre-décembre 1994, au début de sa mission.

- enfin, elle repose sur une démarche au cas par cas , rendue délicate pour les chefs d'établissement et les équipes éducatives, isolés dans un environnement difficile.

LE PORT DE SIGNES RELIGIEUX À L'ÉCOLE :
L'ÉTAT DU DROIT EN EUROPE

Du fait de notre histoire, de notre conception de la cohésion nationale, le débat français sur le port des signes religieux à l'école a un relief particulier, et tend parfois à avoir valeur de référence. Comme l'a montré l'étude du Sénat consacrée au « Port du foulard islamique à l'école » 18 ( * ) , ce débat trouve également une résonance dans d'autres pays européens :

- C'est dans la communauté française de Belgique que les cas de litiges relatifs au port du foulard islamique par des élèves sont proportionnellement les plus nombreux, parmi les pays faisant l'objet de l'étude.

Deux décrets servent de cadre juridique : celui du 31 mars 1994, qui énonce l'obligation de neutralité de l'enseignement, et celui du 24 juillet 1997, qui consacre le principe d'égalité. Par ailleurs, les établissements scolaires, même publics, sont libres d'édicter des prescriptions vestimentaires dans leur règlement intérieur (80 % d'entre eux interdisent ainsi le port de couvre-chefs). Les conflits relatifs au port du foulard islamique sont généralement réglés localement, à l'amiable. Toutefois, plusieurs affaires ont été portées devant les tribunaux depuis la fin des années 1980, les décisions prises ayant jusqu'à maintenant toutes été défavorables aux plaignantes et à leur famille.

Face au développement du port de « tenues complètes » par certaines élèves de confession musulmane, le ministre de l'éducation s'est exprimé en janvier 2002 pour l'interdiction du port du foulard. Toutefois, une position favorable au port de signes religieux a été adoptée en mai 2002, à l'initiative du Ministre-Président : « Il est important que, dans une démocratie pluraliste, toutes les religions et signes religieux distinctifs soient traités sur un même plan au sein de l'école. Des manifestations de tels signes doivent donc être acceptées tant qu'elles ne sont pas assimilables à du prosélytisme, ne résultent pas du fruit d'une pression subie en ce sens par les intéressées et ne se heurtent pas à des principes essentiels tels que la mixité des cours. » Le même texte précisait que le port du foulard devait être interdit pendant les cours d'éducation physique et sur les photographies des documents d'identité scolaires.

A la suite de cette polémique, la Ministre-président a sollicité l'avis du Conseil d'Etat et du Centre pour l'égalité des chances. Le premier a décliné sa compétence, au motif, d'une part, que la question était « potentiellement religieuse » et, d'autre part, que la section de législation pouvait être amenée à se prononcer sur la question ; le second ne s'est pas montré favorable à une interdiction de principe, estimant que chaque cas doit être examiné séparément.

- Aux Pays-Bas , le port de signes religieux est admis dans les établissements scolaires. Cependant, devant la multiplication des incidents liés au port de voiles masquant le visage, le ministre de l'éducation a rappelé en juin 2003 aux établissements scolaires les principes applicables en matière de tenue vestimentaire. Ils sont libres d'édicter des prescriptions vestimentaires auxquelles les élèves sont tenus de se conformer, pour autant :

- que ces prescriptions ne soient pas discriminatoires ; toutefois, le caractère discriminatoire d'une prescription peut avoir une « justification objective » si trois critères sont remplis : légitimité du but recherché par la prescription ; adéquation de la prescription à ce but ; nécessité de la prescription, faute d'autre solution (en l'occurrence, le besoin de communication réciproque, la nécessité d'identifier les élèves et la plus grande facilité à suivre les stages, nécessaires à l'obtention du diplôme final)

- qu'elles ne portent pas atteinte à la liberté d'expression ;

- qu'elles soient explicitement exposées dans le règlement de l'établissement ;

- que les sanctions prévues ne soient pas disproportionnées.

- En Allemagne , considéré comme une manifestation de la liberté de croyance, garantie par la Loi Fondamentale, le port des signes religieux est admis.

Le débat s'est néanmoins focalisé sur le port du foulard par les enseignantes. Dans un conflit opposant Mme Ludin, enseignante d'origine afghane, au Land de Bade-Wurtemberg, le Tribunal administratif fédéral avait confirmé son exclusion, au nom du principe de neutralité de l'école publique. Dans la décision rendue le 24 septembre 2003, la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que seul le législateur pouvait interdire le port du foulard, en tenant compte des facteurs locaux (composition de la population, traditions religieuses...). Les ministres de l'éducation des Länder se sont réunis les 10 et 11 octobre 2003. Sept d'entre eux (Bade-Wurtemberg, Basse-Saxe, Bavière, Berlin, Brandebourg, Hesse et Sarre) ont annoncé leur intention de légiférer pour interdire le port du foulard aux enseignantes.

- Au Danemark , le port de signes religieux est admis, mais très peu pratiqué ;

- En Espagne , l'enseignement relève de la compétence des communautés autonomes, et, dans la plupart d'entre elles, le port de signes religieux dans les établissements s'est développé sans qu'aucun débat ait lieu ;

- En Grande-Bretagne , chaque chef d'établissement est libre d'adapter son propre règlement intérieur en matière d'uniforme scolaire. Généralement, le port du foulard, de la kippa, du turban, est autorisé. En 1983, dans l'affaire Mandla c. Dowell Lee, la Chambre des Lords a donné raison à la famille d'un enfant sikh qui refusait de porter la casquette de l'uniforme de l'établissement pour porter le turban, assimilant de fait l'interdiction de porter le turban à une discrimination raciale.

Ajoutons que le port du foulard dans les établissements scolaires, y compris les universités, et les bâtiments publics, n'est interdit qu'en Turquie . Dans ce pays où, selon un sondage d'opinion récent, six femmes sur dix portent le foulard, les autorités estiment que les revendications sur le port du voile s'apparentent à un soutien actif à l'islam politique et doivent, pour cette raison, être combattues.

* 9 devenu l'article L. 511-2 du code de l'éducation.

* 10 Conseil d'Etat, 10 mai 1912, Abbé Bouteyre : s'appuyant sur la solution du législateur pour le primaire, le juge a validé qu'un prêtre ne pouvait pas passer l'agrégation d'histoire au motif qu'il était religieux.

* 11 Conseil d'Etat, 19 mai 1933, Benjamin  ( à propos de la liberté de réunion) : le commissaire du gouvernement indique, par une formule souvent reprise, que : « la liberté est la règle, la restriction de police l'exception ».

* 12 Conseil d'Etat, 10 mars 1995, Epoux Aoukili

* 13 Conseil d'Etat, 20 octobre 1999, Ministère de l'éducation nationale c/ époux Aït Ahmed

* 14 Article L. 511-1 du code de l'éducation : « Les obligations des élèves consistent dans l'accomplissement des tâches inhérentes à leurs études ; elles incluent l'assiduité et le respect des règles de fonctionnement et de la vie collective des établissements »

* 15 Conseil d'Etat, 27 novembre 1996, Epoux Wissaadane (en l'occurrence pour absences répétées en cours d'éducation physique et sportive)

* 16 Conseil d'Etat, 14 avril 1995, Cohen et Consistoire central des israélites de France (en l'occurrence pour la pratique de shabbat le samedi)

* 17 Conseil d'Etat, 20 mai 1996, Melle Mabchour .

* 18 « Le port du foulard islamique à l'école », Document de travail du Sénat, Série Législation comparée, n°LC 128, Novembre 2003

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