EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le présent projet de loi transmis au Sénat après examen en première lecture par l'Assemblée nationale a pour objet de proroger au-delà de douze jours l'état d'urgence déclaré par le décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 en application de la loi du 3 avril 1955 instituant l'état d'urgence.

Le recours à l'état d'urgence aux fins de rétablir l'ordre et la sécurité publique est une des réponses aux violences urbaines d'une intensité sans précédent qui ont débuté le 27 octobre dernier. Après vingt jours d'affrontements entre force de l'ordre et émeutiers, il a été procédé à près de 2800 interpellations et 93 fonctionnaires ont été blessés, dont une dizaine par des tirs d'armes à feu.

Dans ses « Considérations sur l'Etat de Pologne », Jean-Jacques Rousseau explique que « tout Etat libre où les grandes crises n'ont pas été prévues est à chaque orage en danger de péril ».

Notre droit public prévoit d'attribuer au pouvoir exécutif des pouvoirs renforcés pour faire face à des situations exceptionnelles. Le constituant, le législateur et le juge ont chacun défini des réponses graduées en fonction de la gravité et de la nature de ces situations. Le principe de légalité y est adapté de diverses manières en fonction des circonstances.

Dans l'ordre croissant des restrictions apportées aux libertés publiques et de l'extension des pouvoirs des autorités administratives, il faut évoquer la théorie des circonstances exceptionnelles développée par le juge administratif, l'état d'urgence, l'état de siège et les pouvoirs de crise du président de la République résultant de l'article 16 de la Constitution.

Les dispositions relatives à l'état de siège ont inspiré celles relatives à l'état d'urgence.

La législation sur l'état de siège est la plus ancienne puisqu'elle remonte aux lois du 9 août 1849 et du 3 avril 1878. Ce régime d'exception se caractérise par :

- la substitution de l'autorité militaire à l'autorité civile dans l'exercice du pouvoir de police ;

- l'extension des pouvoirs de police puisque l'autorité militaire a le droit de perquisitionner de jour et de nuit, d'éloigner les repris de justice et les non domiciliés dans les lieux soumis à l'état de siège, d'ordonner la remise des armes et des munitions et d'interdire les publications et les réunions susceptibles d'entretenir le désordre ;

- la compétence des tribunaux militaires pour les civils inculpés de crimes et délits contre la sécurité de l'Etat, les institutions ou l'ordre public.

Le constituant avait tenu à introduire une référence à l'état de siège dans le texte même de la constitution du 27 octobre 1946 : tel fut l'objet de l'article premier de la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 qui complète l'article 7 de la Constitution de 1946 par la phrase suivante : « L'état de siège est déclaré dans les conditions prévues par la loi. » La référence constitutionnelle à l'état de siège a subsisté dans la Constitution du 4 octobre 1958. Son article 36 dispose en effet : « L'état de siège est décrété en conseil des ministres, sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement. » Cet article n'a pas reçu d'application depuis le début de la Ve République.

A l'occasion des événements d'Algérie, un nouveau régime d'exception, dénommé état d'urgence, a été institué. C'est à l'initiative du Gouvernement, présidé par M. Edgar Faure, qu'a été votée la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant l'état d'urgence. Par la suite, plusieurs textes de valeur législative ont décidé l'application de ce nouveau régime.

A l'exception de la loi n° 85-96 du 25 janvier 1985 relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, toutes ces applications ont eu pour objet le maintien de l'ordre en Algérie de 1955 à 1962 1 ( * ) .

I. LE RÉGIME JURIDIQUE DE L'ETAT D'URGENCE

Ce nouveau régime se différencie principalement de l'état de siège par le fait que les compétences exceptionnelles sont concentrées entre les mains des pouvoirs civils et non des autorités militaires.

Aux termes de la loi du 3 avril 1955, modifiée par celle du 7 août 1955 et par l'ordonnance du 15 avril 1960, l'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ou des départements d'outre-mer, dans deux hypothèses :

- soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ;

- soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamités publiques.

L'état d'urgence est déclaré par décret en conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de 12 jours ne peut être autorisée que par une loi 2 ( * ) . Cette loi fixe la durée définitive d'application de l'état d'urgence.

Par ailleurs, il convient de rappeler que le texte portant prorogation de l'état d'urgence est caduc à l'issue d'un délai de 15 jours francs suivant la date de démission du gouvernement ou de dissolution de l'Assemblée nationale.

A. LES EFFETS DU RÉGIME DE L'ÉTAT D'URGENCE

En matière de libertés publiques, la proclamation de l'état d'urgence entraîne une extension considérable des pouvoirs de police. Une analyse de cet accroissement des compétences du pouvoir exécutif conduit à distinguer le régime de base, des mesures renforcées de l'état d'urgence.

1. Le régime de base

La déclaration de l'état d'urgence donne la faculté au ministre de l'intérieur ou au représentant de l'Etat dans le département :

- d'interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et à l'heure fixés par arrêté ;

- d'instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ;

- d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics.

Ces mesures (article 5) ne peuvent être prises que dans les circonscriptions territoriales déterminées par le décret en Conseil des ministres déclarant l'état d'urgence précité.

Par ailleurs, la loi du 3 avril 1955 dispose que dans la limite de ces circonscriptions un décret simple fixe les zones dans lesquelles des mesures complémentaires peuvent être mises en oeuvre.

Ainsi, le ministre de l'intérieur ou le représentant de l'Etat dans le département peut dans ces zones ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature. Il peut également interdire, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre (article 8) .

Par ailleurs, le ministre de l'intérieur peut y ordonner la remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories et des munitions correspondantes (article 9) .

Il peut également prononcer les assignations à résidence prévues par les articles 6 et 7 de la loi du 3 avril 1955. Des garanties entourent leur mise en oeuvre. Tout d'abord, l'assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l'objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération.

Par ailleurs, l'assignation à résidence ne peut avoir pour effet la création de camps d'internement administratif. En outre, l'autorité administrative doit prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.

En outre, les personnes ayant fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence ou d'interdiction de séjour peuvent demander le retrait de cette mesure. La demande est soumise à une commission consultative qui comprend notamment des délégués du conseil général.

Enfin, ces personnes peuvent former un recours pour excès de pouvoir contre la décision qui les a frappés. Dans ce cas, le tribunal administratif compétent devra statuer dans un délai d'un mois. En cas d'appel, la décision du Conseil d'Etat doit intervenir dans les trois mois de la saisine.

Les infractions aux dispositions précédentes sont punies de deux mois d'emprisonnement et d'une amende de 3 750 euros.

2. Les mesures renforcées

Au-delà de ce régime de base, la loi du 3 avril 1955 ouvre des mesures supplémentaires qui doivent faire l'objet d'une disposition expresse dans le texte instituant ou prorogeant l'état d'urgence ou qui nécessitent l'intervention d'un décret spécifique.

Aux termes de l' article 11 de la loi du 3 avril 1955, une disposition, incluse dans le décret instituant l'état d'urgence ou dans la loi le prorogeant peut :

- conférer aux autorités administratives le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile, de jour et de nuit ;

- habiliter ces autorités à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales.

Enfin, l'article 12 de la loi du 3 avril 1955 dispose que lorsque l'état d'urgence est institué dans tout ou partie d'un département, un décret, pris sur le rapport du ministre de la justice et du ministre de la défense nationale, peut autoriser la juridiction militaire à se saisir des crimes, ainsi que des délits qui leur sont connexes relevant de la cour d'assises de ce département. La juridiction de droit commun reste saisie tant que l'autorité militaire ne revendique pas la poursuite.

La suppression des tribunaux militaires en temps de paix, opérée par la loi n° 82-621 du 21 juillet 1982 laisse subsister les dispositions de l'article 12 de la loi du 3 avril 1955. En effet, l'article 700 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 1982, dispose qu'« en cas d'état de siège ou d'état d'urgence déclaré, un décret en conseil des ministres, pris sur le rapport du garde des sceaux, ministre de la justice, et du ministre chargé de la défense, peut établir des tribunaux territoriaux des forces armées dans les conditions prévues par le code de justice militaire ». La compétence de ces tribunaux résulte des dispositions du code de justice militaire pour le temps de guerre et des dispositions particulières des lois sur l'état de siège ou l'état d'urgence.

Telles sont, brièvement résumées, les principales caractéristiques du régime d'exception qu'autorise la déclaration de l'état d'urgence.

* 1 Pour être complet, il faut signaler que l'état d'urgence a été proclamé le 29 octobre 1986 sur l'ensemble du territoire des Iles Wallis et Futuna et le 24 octobre 1987 dans les communes de la subdivision des Iles du Vent en Polynésie française. Toutefois, en l'occurrence, l'état d'urgence n'a pas été prorogé par la loi.

* 2 Avant l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960, l'état d'urgence ne pouvait être déclaré que par la loi.

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